OPINIONS La société du risque et la guerre Paul-Marie VILBÉ Le chef d’escadron Paul-Marie Vilbé, diplômé du mastère en gestion des risques de l’École nationale d’administration, est actuellement stagiaire au Collège interamées de défense, promotion 2009-2010, Maréchal Lyautey. L es débats autour de la vaccination face à la grippe A-H1N1 sont révélateurs des rapports ambigus que notre société entretient avec les risques qui l’entourent. Malgré la réalité du risque sanitaire, certains citoyens ont fait le choix de ne pas se faire vacciner car leur inquiétude se focalisait surtout sur la probabilité que le vaccin ne soit pas fiable à 100 %. On revendique souvent le fait que la société militaire serait « l’émanation de la nation ». Ainsi, le général Cuche, ancien chef d’état-major de l’Armée de terre, déclara à l’occasion du 64e anniversaire des combats des Glières, le 30 mars 2008 : « Les soldats, les sous-officiers, les officiers de l’Armée de terre d’aujourd’hui et leurs familles demeurent l’émanation de la Nation ». Les militaires ne peuvent donc demeurer indifférents aux évolutions sociétales. L’omniprésence de la notion de risque et les phénomènes comportementaux qui l’accompagnent auraient donc une influence sur les affaires militaires qui reste à évaluer. Cependant, cette tendance ne va pas de soi et se révèle même paradoxale, puisque le métier militaire exige de prendre des risques, alors que le phénomène sociologique qui nous intéresse, concerne un ressenti anxiogène face aux risques, dont la simple existence devient intolérable. La judiciarisation de l’embuscade d’Uzbeen renvoie directement à ce refus des risques par notre société post-moderne. Cette expression forgée par Lyotard dans les années 60 est employée par le sociologue Ulrich Beck, tout en reconnaissant qu’elle ne désigne qu’imparfaitement notre société contemporaine ; son usage lui permet, néanmoins, de souligner que nous sommes définitivement rentrés dans une nouvelle étape sociétale, qui rompt avec la précédente. Ne pas accepter que des hommes, dont c’est pourtant le métier, prennent des risques révèle un changement profond de notre société, qui entretient désormais à l’égard des risques une aversion maladive. Cette nouvelle donne sociétale influe sur la manière dont nos sociétés occidentales mènent leurs guerres, à la fois bridées par l’aversion des risques et inspirées par les théories issues du risk-management. 89 Nous vivons dans une « société de risques » Dans La société du risque, Ulrich Beck démontre que nous avons vécu une évolution sociétale majeure. Selon ses théories et celles de nombreux sociologues, notre époque se caractérise, en effet, par une omniprésence des risques, qui deviennent ainsi un schéma de pensée dominant. On parle, par exemple, de « civilisation du risque », « société du risque », « société vulnérable », voire de « culture de la peur ». Olivier Borraz, dans une récente étude, constate ainsi que « la notion de risque a « colonisé » le langage des institutions, [qu’]elle est devenue une référence récurrente pour caractériser toute une gamme de problèmes publics ; bref [qu’]elle offre un moyen commode pour affronter la complexité qui nous entoure. En ce sens, elle s’apparente à une boussole improbable avec laquelle on peut s’aventurer dans un espace peuplé d’incertitudes ». L’inscription, en 2003, du principe de précaution dans notre constitution est un exemple emblématique de ce processus sociologique. Ainsi, nous sommes passés d’une culture visant à dominer les risques à une culture de soumission aux risques qui influencent nos comportements et modes de pensée. Cette société du risque produit des sentiments et attitudes parfois irrationnels. En témoigne la manière dont le vocabulaire issu des risques se retrouve abusivement employé. On parle ainsi de « tsunami urbain » (titre d’un ouvrage récent) pour qualifier l’explosion d’AZF, de « séisme » (Ignacio Ramonet et Pascal Lamy) ou encore de « tsunami » (Jacques Attali) pour se référer à la crise économique. Les termes de catastrophe et de crise, issus du monde des risques, ont été à ce point banalisés qu’ils ont perdu tout effet. Il faut donc soit recourir à la métaphore, soit à l’emphase en rajoutant systématiquement le préfixe hyper — comme dans l’expression d’« hyperterrorisme » — pour espérer atteindre l’écoute de la société du risque. L’omniprésence du mot résilience participe de la même logique. Pour expliquer la judiciarisation d’Uzbeen, Isabelle Lasserre dans Le Figaro du 10 novembre 2009 note que « la France a un problème de résilience ». L’hyperbole laisse croire que cet événement représenterait un traumatisme profond pour la société française. En l’espèce, malgré l’ampleur dramatique de cet événement et l’empathie qu’il a générée, on ne peut pas véritablement parler de crise nationale ni, donc, de la capacité du pays à les surmonter. Ce qui est en jeu dans cette judiciarisation, c’est bien plutôt notre rapport aux risques et les comportements irrationnels ainsi induits. Cette irrationalité s’illustre dans notre rapport au risque terroriste. Les sommes engagées, les débats et la résonance médiatique peuvent sembler disproportionnés en regard de ce risque. Pourtant, c’est justement pour lutter contre le terrorisme que nos troupes sont engagées en Afghanistan dans une stratégie de réduction du risque. 90 OPINIONS Pour Clausewitz, si la guerre est un « caméléon », c’est que chaque société la mène selon des modes propres aux caractéristiques de son époque (Zeitgeist). Nous avons montré que les risques occupent désormais une place centrale dans nos perceptions et notre manière d’appréhender le monde. Il s’agit maintenant de voir comment cette caractéristique sociétale peut modifier la manière de faire la guerre. Les pratiques militaires reproduisent les modes de pensée de la société du risque : transfert et évitement des risques, notions d’effet boomerang, de prévention et de « risque zéro » « Les guerres d’aujourd’hui possèdent des caractères inédits qui nous offrent l’opportunité de les assimiler aux autres risques de la modernité ». La littérature associant la sociologie du risque aux sphères stratégicomilitaires est florissante chez les Anglo-Saxons. Poursuivant les théories d’Ulrich Beck et d’Anthony Giddens, certains auteurs les adaptent au monde de la stratégie, afin de redéfinir une pratique de la guerre en phase avec notre époque. Un des premiers auteurs à avoir — dès 1993 — véritablement théorisé ce rapprochement est le sociologue britannique Martin Shaw. Dans un livre paru en 2005, il montre que le modèle actuel consiste à s’assurer que les combats génèrent le moins de nuisances possible pour la puissance occidentale impliquée, en adaptant ainsi à la guerre la technique dite de « transfert de risques ». La soumission au risque est ainsi déplacée sur les forces ennemies et surtout sur les populations civiles. C’est notamment le cas, selon lui, lors des bombardements aériens. Cette démarche décryptant les guerres actuelles au prisme de la sociologie des risques est poursuivie par quatre auteurs issus de la London School of Economics. Selon eux, la guerre industrielle totale a laissé place à une guerre « post-industrielle » minimaliste, qui se caractérise par une aversion proactive des risques. Elle repose sur une stratégie de l’évitement : « Éviter les risques : décider de ne pas prendre un risque, c’est-à-dire de choisir une autre voie qui ne fait pas intervenir ce risque ». Il s’agit d’éviter la concrétisation de scénarios reconnus comme probables. Dans la conception traditionnelle de la guerre, en réponse à une menace réelle et imminente, on cherche à obtenir la victoire par la bataille décisive. Dans le modèle postmoderne, on définit des risques probables et on cherche soit à les éviter, soit à les réduire. Face au risque terroriste, il ne s’agit plus de maximiser les moyens pour vaincre définitivement un ennemi, mais de faire en sorte, par une stratégie préventive, que ce risque demeure dans des limites acceptables. Il s’agit alors de gérer et de mitiger les risques. Si ces théories reçoivent peu d’écho en France, force est de constater leur prégnance au sein de l’armée américaine, même si, contrairement à la GrandeBretagne, peu d’études sociologiques les y accompagnent. Ce thème du risk management apparaît omniprésent dans leurs études en relations internationales et dans les discours politiques. Sans pouvoir être exhaustif, il est intéressant de noter que 91 les théories du risque influencent la stratégie à travers les notions d’effets boomerang, de « préemption » et de refus des pertes. Les théories présentées par Ulrich Beck relatives aux effets pervers de la science et du progrès se retrouvent dans la disqualification des thèses présentées par la Revolution in Military Affairs (RMA). Présentée comme une panacée permettant d’économiser le sang des troupes et d’obtenir une victoire facile et propre, la RMA a été sanctionnée par des réalités moins triomphantes, et qui ressortissent de ce que Beck nomme l’« effet boomerang ». Selon lui, les progrès scientifiques comportent des effets induits, parfois contre-productifs. Ainsi, le nucléaire, s’il permet de bénéficier d’une énergie « propre », est également générateur de risques majeurs, dont Tchernobyl est une des malheureuses concrétisations. Ainsi, les progrès technologiques vantés par les experts n’ont pas permis la victoire sans risques, mais, au contraire, se sont accompagnés d’une multitude d’effets induits parmi lesquels le retour de l’asymétrie et la dé-légitimation de la force. Si Colin Gray note que la RMA était la théorie à la mode dans les années 90, il relève que le concept de guerre préemptive, théorisé par l’Administration Bush en 2002 face au risque irakien, lui a désormais ravi la vedette. Il précise, par ailleurs, que l’usage du terme preemption est impropre et qu’il faut lui préférer celui de prevention. Cette doctrine américaine de la guerre préventive, dont les origines remontent au XIXe siècle (développée notamment par le Secrétaire d’État Daniel Webster en 1842, puis par le Secrétaire d’État Elihu Root en 1914), stipule qu’il est légitime pour un État d’anticiper une menace par une action préventive, afin d’éliminer un risque dont la concrétisation entraînerait un dommage tel que toute riposte ultérieure serait trop tardive. Gray, en fonction du degré d’incertitude du risque, classifie la guerre préventive en preemption (l’attaque ennemie est en cours ou imminente), prevention (l’attaque est probable) et precaution (un ennemi probable pourrait recourir à certaines capacités). Ce concept basé sur la spéculation de risques futurs renvoie directement au principe de précaution. De fait, les personnalités de Bush et Rumsfeld sont représentatives de la société du risque. La définition, par ce dernier, des fameux unknown unknowns est symptomatique de notre époque, qui redécouvre les incertitudes et ne les supporte pas. Enfin, la société du risque s’installe dans les débats stratégiques en imposant le refus des pertes (casualty aversion). Cette attitude, souvent résumée à un simple syndrome vietnamien est beaucoup plus complexe. De même que les comportements des individus de la société du risque décrits par Ulrich Beck peuvent paraître exagérément angoissés, de même, le refus des pertes se révèle ambigu. Dans une étude sur ce phénomène, le colonel américain Lacquement montre que la crainte des décideurs politiques et militaires de ne pas être suivis par la population en cas de pertes massives, est souvent injustifiée et conduit, inconsidérément, à anticiper une possible baisse de popularité. Une fois encore, la logique de précaution est à l’œuvre, mais recèle ses « effets boomerang ». 92 OPINIONS Loin d’être synonyme d’efficacité, cette prise en compte des risques réduit l’efficacité opérationnelle. En prenant l’exemple des combats de Tora Bora en décembre 2001, le colonel Lacquement montre l’improductivité à laquelle réduit une prudence inspirée par l’aversion pour les pertes. De fait, si les Américains avaient osé engager des moyens terrestres massifs dès le début de cette opération, ils auraient vraisemblablement pu porter un coup fatal à Al-Qaïda voire capturer Ben Laden. Le refus des pertes, en réduisant le nombre de forces engagées a permis aux terroristes de se réorganiser au Pakistan et a entraîné, de manière contreproductive, un enlisement du conflit. Repenser la place du risque dans la société militaire Si la sociologie s’intéressait jusqu’alors peu à la guerre, la société du risque pourrait permettre d’y remédier et d’apporter aux études stratégiques une nouvelle approche conforme à l’esprit de notre époque. Selon Rémi Baudouï, « si la guerre a longtemps relevé d’un épiphénomène pour la sociologie, les évolutions récentes des conflits armés renvoient précisément à la production d’effets induits tels que définis par la sociologie du risque. La guerre ne peut désormais plus être analysée comme la seule relation entre des objectifs recherchés et des résultats acquis. Elle est plus que jamais un rapport entre des objectifs et une somme d’effets induits ». Alors que les effets contre-productifs d’une culture excessivement « risquophobe » ont été relevés, il apparaît nécessaire de redéfinir les rapports que le stratège doit entretenir avec les risques : comment les percevoir, comment s’en prémunir, mais aussi comment les accepter pour remporter la décision ? Dans ce cadre, les théories, concepts et méthodes issus de la gestion des risques pourraient éclairer utilement le stratège. Les grilles d’analyse cindyniques (« sciences du danger », discipline scientifique créée en France en 1987 sous l’impulsion de Georges-Yves Kervern) pourraient, par exemple, aider à renouveler les méthodes de décision opérationnelle, qui semblent désormais insuffisantes pour appréhender la complexité des théâtres d’engagements actuels. Les matrices cindyniques permettent, entre autres, de déceler les dissonances existant entre acteurs au sein d’organisations complexes. Elles semblent donc particulièrement adaptées pour améliorer les structures des coalitions internationales engagées avec des acteurs civils dans des opérations de maintien de la paix. L’approche réaliste de Nathan Freier sur la politique à suivre en Afghanistan est une autre manière de repenser la guerre à l’aune de la gestion des risques. Dans un article intitulé « A risk management approach to Afghanistan », il démontre que la stratégie qui y est appliquée doit revenir aux fondamentaux de la gestion du risque en comparant les coûts et bénéfices et donc en acceptant de ne pas y éliminer le risque, mais seulement de le réduire : Afghan failure merits some continued but limited commitment focused mostly on risk mitigation, not risk elimination. 93 Dans Tactique théorique, le général Yakovleff explique que le risque doit faire partie des raisonnements opérationnels et que, pour parvenir à la victoire, le chef doit connaître et dominer les risques afin de savoir opportunément en prendre. Les débats actuels sur la posture que doit employer la force en Afghanistan montrent bien qu’il faut retrouver une culture qui sait apprivoiser les risques : pour aller au contact de la population afin de « gagner les cœurs », il faut accepter de patrouiller à pied et d’alléger sa cuirasse. Pourtant, dans le même temps, certains soldats se plaignent de ne pas disposer des matériels offrant la meilleure protection. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les commentaires diffusés sur le blog « Secret défense ». À l’instar de la société, la plupart des soldats seraient ainsi majoritairement « risquophobes ». Comprendre la sociologie du risque doit permettre au stratège de réaccoutumer ses troupes au monde des risques. Conscient de l’influence de la société du risque, il s’agit alors d’en limiter les effets en retrouvant, face à eux, de la rationalité. Cela revient en somme à créer une culture positive du risque. Cette culture peut se développer en devenant conscient que des méthodes existent pour réduire les risques, sans, pour autant, parvenir à les éliminer définitivement. Ces méthodes, qui ne se limitent pas à placer un risque en face du coût qu’il implique, peuvent même apporter un surcroît d’efficacité opérationnelle. Les Américains l’ont bien compris et se réapproprient une culture positive du risque. Dans une récente publication de Défense, on peut ainsi lire la nécessité d’un nouveau calcul des risques face à la prééminence de situations complexes. Les Américains reconnaissent, par ailleurs, qu’ils avaient tendance à vouloir minimiser les risques mais que les engagements actuels obligent à les accepter de nouveau. Ce changement d’attitude face aux risques est révélateur de l’incompatibilité d’une mentalité « risquophobe » dans la pratique de la guerre. Compte tenu de la richesse des réflexions françaises consacrées aux risques et à leur sociologie — notamment celles de François Ewald, Patrick Lagadec, Georges-Yves Kervern ou de Jean-Luc Lemoigne — l’absence de connexions entre elles et les analyses stratégiques est une anomalie singulière. Force est de constater, par ailleurs, que les approches de ces auteurs français suscitent moins d’intérêt en France que dans le monde anglo-saxon, où les notions de risk management sont omniprésentes. Il faut également rappeler, pour souligner ce particularisme français face aux risques, que « La société du risque » n’a bénéficié d’une traduction française qu’au bout de quinze ans. On peut objecter, que cette spécificité française la met à l’abri d’une attitude « risquophobe ». Les données sociologiques montrent cependant que l’influence de la société du risque ne s’arrête pas aux frontières. De fait, les débats stratégiques français ne peuvent ignorer plus longtemps la portée des théories issues de la société du risque, pour, à la fois, en mesurer les influences, en importer les analyses pertinentes, et pour comprendre les schémas de pensée de leurs alliés anglo-saxons. 94 OPINIONS ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE Ulrich Beck : La société du risque ; Paris, Flammarion, 2001 (paru en allemand dès 1986, quinze ans avant sa traduction en français). Patrick Lagadec : La civilisation du risque – Catastrophes technologiques et responsabilité sociale ; Paris, Le Seuil, 1981. Patrick Peretti-Watel : La société du risque ; Éditions La Découverte, 2001. Collectif : La Société vulnérable, évaluer et maîtriser les risques ; Presses de l’École normale supérieure, Paris, 1987. Frank Furedi : Culture of fear ; Londres, Cassell, 1997. Olivier Borraz : Les politiques du risque ; Paris, Presses de Sciences-Po, juin 2008. p. 12. Rémi Baudouï : « Guerre et sociologie du risque », Cahiers internationaux de sociologie, 2003/1 - n° 114. Anthony Giddens : Les conséquences de la modernité ; Paris, L’Harmattan, 1994 (version anglaise : 1990). Martin Shaw : The New Western Way of War: Risk-Transfer War and Its Crisis in Iraq ; Cambridge, Polity, 2005. Christopher Coker : War in an age of risk ; Londres, Polity Press, 2009. Yee Kuang Heng : War as Risk Management: Strategy and Conflict in an age of Globalised Risks, Oxford, Routledge, 2006. Mikkel Vedby Rasmussen : The Risk Society at War, Danish Institute for Military Studies, 2007. Michael William : NATO, Security, and Risk Management: From Kosovo to Kandahar ; London, Taylor & Francis, 2008. Olivier Hassid : La gestion des risques ; Dunod, 2005. Colin Gray : The implications of preemptive and preventive war doctrines: a reconsideration, Strategic Studies Institute, 2007. Richard Lacquement : « The Casualty-Aversion Myth », Naval War College Review, hiver 2004. Nathan Freier : A risk management approach to Afghanistan, CSIS, 2009. 95