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les théories du risque influencent la stratégie à travers les notions d’effets boome-
rang, de « préemption » et de refus des pertes.
Les théories présentées par Ulrich Beck relatives aux effets pervers de la
science et du progrès se retrouvent dans la disqualification des thèses présentées par
la Revolution in Military Affairs (RMA). Présentée comme une panacée permettant
d’économiser le sang des troupes et d’obtenir une victoire facile et propre, la RMA
a été sanctionnée par des réalités moins triomphantes, et qui ressortissent de ce que
Beck nomme l’« effet boomerang ». Selon lui, les progrès scientifiques comportent
des effets induits, parfois contre-productifs. Ainsi, le nucléaire, s’il permet de béné-
ficier d’une énergie « propre », est également générateur de risques majeurs, dont
Tchernobyl est une des malheureuses concrétisations. Ainsi, les progrès technolo-
giques vantés par les experts n’ont pas permis la victoire sans risques, mais, au
contraire, se sont accompagnés d’une multitude d’effets induits parmi lesquels le
retour de l’asymétrie et la dé-légitimation de la force.
Si Colin Gray note que la RMA était la théorie à la mode dans les années
90, il relève que le concept de guerre préemptive, théorisé par l’Administration
Bush en 2002 face au risque irakien, lui a désormais ravi la vedette. Il précise, par
ailleurs, que l’usage du terme
preemption
est impropre et qu’il faut lui préférer celui
de prevention. Cette doctrine américaine de la guerre préventive, dont les origines
remontent au XIXesiècle (développée notamment par le Secrétaire d’État Daniel
Webster en 1842, puis par le Secrétaire d’État Elihu Root en 1914), stipule qu’il
est légitime pour un État d’anticiper une menace par une action préventive, afin
d’éliminer un risque dont la concrétisation entraînerait un dommage tel que toute
riposte ultérieure serait trop tardive. Gray, en fonction du degré d’incertitude du
risque, classifie la guerre préventive en preemption (l’attaque ennemie est en cours
ou imminente), prevention (l’attaque est probable) et precaution (un ennemi pro-
bable pourrait recourir à certaines capacités). Ce concept basé sur la spéculation de
risques futurs renvoie directement au principe de précaution. De fait, les person-
nalités de Bush et Rumsfeld sont représentatives de la société du risque. La défini-
tion, par ce dernier, des fameux unknown unknowns est symptomatique de notre
époque, qui redécouvre les incertitudes et ne les supporte pas.
Enfin, la société du risque s’installe dans les débats stratégiques en impo-
sant le refus des pertes (casualty aversion). Cette attitude, souvent résumée à un
simple syndrome vietnamien est beaucoup plus complexe. De même que les
comportements des individus de la société du risque décrits par Ulrich Beck peu-
vent paraître exagérément angoissés, de même, le refus des pertes se révèle ambigu.
Dans une étude sur ce phénomène, le colonel américain Lacquement montre que
la crainte des décideurs politiques et militaires de ne pas être suivis par la popula-
tion en cas de pertes massives, est souvent injustifiée et conduit, inconsidérément,
à anticiper une possible baisse de popularité. Une fois encore, la logique de pré-
caution est à l’œuvre, mais recèle ses « effets boomerang ».