Donovan Bogoni À l’intérieur d’un ventre Sur l’expérience négative du théâtre 2 2 À celui qui m’aida chaque mercredi matin 2 3 42 « Nous autres hommes dépourvus de talents devrions avoir la vanité de nous taire » Nicolas Gomez Davila, Carnet d’un vaincu « Nous nous contentons du « donné » dans la quête des sensations. Nous avons été métamorphosés d’un corps fou dansant sur les collines en une paire d’yeux fixant le noir » James Douglas Morrison, Les Seigneurs 2 5 62 L’expérience théâtrale d’un spectateur possède, comme tout, son envers. Elle peut donner lieu à divers désagréments dont nous tenterons d’esquisser une sorte de typologie. Elle peut générer du malaise et devenir ainsi une expérience éminemment négative. Comme « la sensation d’excitation collective – extase ou frénésie – et le sentiment de métamorphose individuelle […], impressions qui sont difficiles à saisir et à exprimer car elles sont internes au corps du spectateur et ne sont pas séparables de ce corps singulier »1, le malaise est une sensation très étrange qui se joue dans nos corps, mais qu’on ne sait identifier concrètement et précisément. Il y a bien quelques définitions médicinales plutôt vagues, mais cette notion reste un champ inexploré, notamment dans le champ spécifique des études esthétiques. * * * Le plaisir du spectateur est devenu un enjeu majeur LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, La Dispute, 2006, p.74. 1 2 7 des réflexions sur l’art et la culture2, et cette entité de spectateur elle-même un objet de questionnements féconds. Mais son envers, abordé fugacement, ne se trouve jamais au centre des réflexions et c’est justement les contours de cet envers que nous tenterons de définir à travers une approche phénoménologique non-exhaustive, nous le reconnaissons. C’est le déplaisir du spectateur qui sera « mis à l’honneur », disséqué et discuté. * * * Sans aller jusqu’au traumatisme, quoique certaines pièces le convoitent ou l’enfantent malgré elles, l’expérience théâtrale peut facilement se transmuer en « cadre » négatif, pour prendre la terminologie de Ervin Goffman3. Nous n’avons pas la prétention d’offrir une quelconque forme de solution aux divers troubles que nous aborderons, (bien qu’il y en ait en filigrane) mais seulement d’énumérer différentes modalités de malaises, et composantes des malaises qui peuvent éclore lors d’une expérience théâtrale négative, une représentation pénible. * * * Il y a des malaises qui sont suscités délibérément par la mise en scène de tabous, de sujets brûlants, d’actes Voir à ce propos les études de Marie-Madeleine Mervant-Roux, JeanMarc Leveratto, Florence Naugrette 3 GOFFMAN Erving, Les cadres de l’expérience, Les Editions de Minuit, 1991. 2 82 « subversifs » et provocateurs, il y en a d’autres qui naissent d’accidents ou d’une influence sous-jacente et néfaste de la société. L’ennui, par exemple, qu’on peut ressentir et attribuer d’instinct à l’inintérêt de la pièce, nous pouvons, par extension, l’attribuer à cette société qui, selon nous, empire inlassablement et qui, sous l’emprise du média-roi, bombarde en permanence nos hypophyses d’informations en tout genre, de la plus banale à la plus indécente, ce qui a pour effet malheureux de rendre bien pâle, à côté d’un cinéma jubilatoire et rocambolesque, le théâtre, statique, intellectuel, fatiguant. * * * À l’aide d’un outil conceptuel que nous expliciterons plus loin, nous tenterons de dessiner une sorte de carte du malaise, pris dans son acception la plus large (trouble, dérangement, désagrément), en cogitant sur ce qui, endehors du théâtre, influence le spectateur et le pousse à ressentir un dérangement dans telle ou telle situation spectaculaire. Puis viendra la typologie énoncée plus haut, c’est-à-dire le recensement de ce qui, accidentel ou volontaire (de la part des metteurs en scène), nuit à l’expérience théâtrale du spectateur. * * * Notre démarche n’englobe pas les formes de théâtre de rue, théâtre-forum ou encore les formes contemporaines qui intègrent le spectateur, à l’image d’« Orlando Furioso » de 2 9 Ronconi, « 1789 » de Mnouchkine ou encore du « Faust » de Klaus Michael Grüber, mais se focalise sur la forme la plus répandue, le dispositif frontal, où le spectateur est immobile et silencieux. Le corps est « en même temps qu’un organe de plaisir, un lieu d’observation, pour le spectateur, de ce qui se passe au contact avec l’œuvre »4. C’est le processus d’observation que nous avons adopté, l’exploration de notre propre corps de spectateur, de nos propres expériences théâtrales, couplée à des éléments glanés d’autres expériences et points de vue. De la notion de malaise : Interzone cénesthésique Quand on est amoureux, on dit qu’on a des « papillons dans le ventre ». Une sorte de gêne agréable, de malaise voluptueux. Mais le malaise qui ronge le ventre du spectateur cloué au siège de la salle de théâtre se composerait plutôt de « papillons d’obsidienne », attribut des divinités chtoniennes dans la mystique mexicaine. Des papillons dont les battements d’ailes écorchent de l’intérieur. Dans un article, Georges bataille écrivait : « En rien, le théâtre n’appartient au monde ouranien de la tête et du ciel : il appartient au monde du ventre »5. Le malaise en est la plus éclatante preuve. Tout se passe dans le ventre du spectateur, et le spectateur lui-même, comme une fractale, est à l’image de la salle de théâtre : elle aussi s’assimile à un ventre, et les spectateurs se métamorphosent en enzymes qui absorbent, comme des nutriments, chaque mot, chaque geste, chaque regard émanant de la scène. Andrée Pascaud, responsable des relations public du théâtre National de 4 5 LEVERATTO Jean-Marc, op. cit., p. 23. BATAILLE Georges, Œuvres complètes Tome I, Gallimard, 1970, p. 493. 10 2 Strasbourg, a dit dans un entretien avec le chercheur Yannick Bressan : « Lors d’un autre spectacle de Régy, « La mort de Tintagiles », j’ai eu l’impression de voir l’intérieur de ma tête, très concrètement »6. En ce qui nous concerne, nous avons la tenace impression, au théâtre, d’être à l’intérieur d’un ventre où l’émotion circule de spectateur en spectateur comme circulent des éléments organiques, et chacun d’entre nous est lui-même une échelle réduite de ce système. « Le théâtral est […] un véritable tube à essais, in vivo, pour les neurosciences cognitives »7, et la salle de théâtre un véritable tube digestif pour l’observateur que nous sommes. Nous nous souvenons de cette belle phrase de Henri Gouhier qui disait que l’âme du théâtre, c’est d’avoir un corps. Il est plus que çà : une matrice chaleureuse qui nous enveloppe comme celle, regrettée, de nos mères, quand nous nous y sentons bien ; affreuse quand on y étouffe de malaise, comme dans la panse d’un taureau de Phalaris. « Marcel Mauss signale, pour démontrer qu’il n’y a pas de beau sans plaisir sensoriel qu’« un grand corrobore australien », un rite collectif particulièrement spectaculaire, s’appelle « celui qui dénoue le ventre »«8. Nous verrons plus tard des « contre-corrobores », des spectacles qui offrent un déplaisir sensoriel et « nouent le ventre ». * * * Mais, au fait, qu’est-ce que le malaise ? On en parle à BRESSAN Yannick, Le théâtral comme lieu d’expérience des neurosciences cognitives, L’Harmattan, 2013, p. 12. 7 Ibid., p. 13. 8 LEVERATTO Jean-Marc, op. cit., p 74-75. 6 2 11