À l`intérieur d`un ventre

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Donovan Bogoni
À l’intérieur d’un ventre
Sur l’expérience négative du théâtre
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À celui qui m’aida chaque mercredi matin
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« Nous autres hommes dépourvus de talents
devrions avoir la vanité de nous taire »
Nicolas Gomez Davila,
Carnet d’un vaincu
« Nous nous contentons du « donné » dans la
quête des sensations. Nous avons été métamorphosés d’un corps fou dansant sur les collines en
une paire d’yeux fixant le noir »
James Douglas Morrison,
Les Seigneurs
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L’expérience théâtrale d’un spectateur possède,
comme tout, son envers. Elle peut donner lieu à divers
désagréments dont nous tenterons d’esquisser une sorte de
typologie. Elle peut générer du malaise et devenir ainsi une
expérience éminemment négative. Comme « la sensation
d’excitation collective – extase ou frénésie – et le sentiment
de métamorphose individuelle […], impressions qui sont
difficiles à saisir et à exprimer car elles sont internes au
corps du spectateur et ne sont pas séparables de ce corps
singulier »1, le malaise est une sensation très étrange qui se
joue dans nos corps, mais qu’on ne sait identifier
concrètement et précisément. Il y a bien quelques
définitions médicinales plutôt vagues, mais cette notion
reste un champ inexploré, notamment dans le champ
spécifique des études esthétiques.
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Le plaisir du spectateur est devenu un enjeu majeur
LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle,
La Dispute, 2006, p.74.
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des réflexions sur l’art et la culture2, et cette entité de
spectateur elle-même un objet de questionnements
féconds. Mais son envers, abordé fugacement, ne se trouve
jamais au centre des réflexions et c’est justement les
contours de cet envers que nous tenterons de définir à
travers une approche phénoménologique non-exhaustive,
nous le reconnaissons. C’est le déplaisir du spectateur qui
sera « mis à l’honneur », disséqué et discuté.
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Sans aller jusqu’au traumatisme, quoique certaines
pièces le convoitent ou l’enfantent malgré elles,
l’expérience théâtrale peut facilement se transmuer en
« cadre » négatif, pour prendre la terminologie de Ervin
Goffman3. Nous n’avons pas la prétention d’offrir une
quelconque forme de solution aux divers troubles que nous
aborderons, (bien qu’il y en ait en filigrane) mais
seulement d’énumérer différentes modalités de malaises, et
composantes des malaises qui peuvent éclore lors d’une
expérience théâtrale négative, une représentation pénible.
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Il y a des malaises qui sont suscités délibérément par la
mise en scène de tabous, de sujets brûlants, d’actes
Voir à ce propos les études de Marie-Madeleine Mervant-Roux, JeanMarc Leveratto, Florence Naugrette
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GOFFMAN Erving, Les cadres de l’expérience, Les Editions de Minuit,
1991.
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« subversifs » et provocateurs, il y en a d’autres qui naissent
d’accidents ou d’une influence sous-jacente et néfaste de la
société. L’ennui, par exemple, qu’on peut ressentir et
attribuer d’instinct à l’inintérêt de la pièce, nous pouvons,
par extension, l’attribuer à cette société qui, selon nous,
empire inlassablement et qui, sous l’emprise du média-roi,
bombarde en permanence nos hypophyses d’informations
en tout genre, de la plus banale à la plus indécente, ce qui a
pour effet malheureux de rendre bien pâle, à côté d’un
cinéma jubilatoire et rocambolesque, le théâtre, statique,
intellectuel, fatiguant.
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À l’aide d’un outil conceptuel que nous expliciterons
plus loin, nous tenterons de dessiner une sorte de carte du
malaise, pris dans son acception la plus large (trouble,
dérangement, désagrément), en cogitant sur ce qui, endehors du théâtre, influence le spectateur et le pousse à
ressentir un dérangement dans telle ou telle situation
spectaculaire. Puis viendra la typologie énoncée plus haut,
c’est-à-dire le recensement de ce qui, accidentel ou
volontaire (de la part des metteurs en scène), nuit à
l’expérience théâtrale du spectateur.
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Notre démarche n’englobe pas les formes de théâtre de
rue, théâtre-forum ou encore les formes contemporaines qui
intègrent le spectateur, à l’image d’« Orlando Furioso » de
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Ronconi, « 1789 » de Mnouchkine ou encore du « Faust » de
Klaus Michael Grüber, mais se focalise sur la forme la plus
répandue, le dispositif frontal, où le spectateur est immobile
et silencieux. Le corps est « en même temps qu’un organe de
plaisir, un lieu d’observation, pour le spectateur, de ce qui se
passe au contact avec l’œuvre »4. C’est le processus
d’observation que nous avons adopté, l’exploration de notre
propre corps de spectateur, de nos propres expériences
théâtrales, couplée à des éléments glanés d’autres
expériences et points de vue.
De la notion de malaise : Interzone cénesthésique
Quand on est amoureux, on dit qu’on a des « papillons
dans le ventre ». Une sorte de gêne agréable, de malaise
voluptueux. Mais le malaise qui ronge le ventre du
spectateur cloué au siège de la salle de théâtre se
composerait plutôt de « papillons d’obsidienne », attribut
des divinités chtoniennes dans la mystique mexicaine. Des
papillons dont les battements d’ailes écorchent de
l’intérieur. Dans un article, Georges bataille écrivait : « En
rien, le théâtre n’appartient au monde ouranien de la tête et
du ciel : il appartient au monde du ventre »5. Le malaise en
est la plus éclatante preuve. Tout se passe dans le ventre du
spectateur, et le spectateur lui-même, comme une fractale,
est à l’image de la salle de théâtre : elle aussi s’assimile à un
ventre, et les spectateurs se métamorphosent en enzymes
qui absorbent, comme des nutriments, chaque mot, chaque
geste, chaque regard émanant de la scène. Andrée Pascaud,
responsable des relations public du théâtre National de
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5
LEVERATTO Jean-Marc, op. cit., p. 23.
BATAILLE Georges, Œuvres complètes Tome I, Gallimard, 1970, p. 493.
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Strasbourg, a dit dans un entretien avec le chercheur
Yannick Bressan : « Lors d’un autre spectacle de Régy, « La
mort de Tintagiles », j’ai eu l’impression de voir l’intérieur
de ma tête, très concrètement »6. En ce qui nous concerne,
nous avons la tenace impression, au théâtre, d’être à
l’intérieur d’un ventre où l’émotion circule de spectateur en
spectateur comme circulent des éléments organiques, et
chacun d’entre nous est lui-même une échelle réduite de ce
système. « Le théâtral est […] un véritable tube à essais, in
vivo, pour les neurosciences cognitives »7, et la salle de
théâtre un véritable tube digestif pour l’observateur que
nous sommes. Nous nous souvenons de cette belle phrase de
Henri Gouhier qui disait que l’âme du théâtre, c’est d’avoir
un corps. Il est plus que çà : une matrice chaleureuse qui
nous enveloppe comme celle, regrettée, de nos mères, quand
nous nous y sentons bien ; affreuse quand on y étouffe de
malaise, comme dans la panse d’un taureau de Phalaris.
« Marcel Mauss signale, pour démontrer qu’il n’y a pas de
beau sans plaisir sensoriel qu’« un grand corrobore
australien », un rite collectif particulièrement spectaculaire,
s’appelle « celui qui dénoue le ventre »«8. Nous verrons plus
tard des « contre-corrobores », des spectacles qui offrent un
déplaisir sensoriel et « nouent le ventre ».
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Mais, au fait, qu’est-ce que le malaise ? On en parle à
BRESSAN Yannick, Le théâtral comme lieu d’expérience des
neurosciences cognitives, L’Harmattan, 2013, p. 12.
7
Ibid., p. 13.
8
LEVERATTO Jean-Marc, op. cit., p 74-75.
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