60 ans du Traite de Rome

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LA SEMAINE DU DROIT
INTERNATIONAL ET EUROPÉEN
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Actualités
COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE
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60 ans du Traité de Rome
Claude Blumann, professeur à l’université Panthéon-Assas (Paris II), Chaire Jean Monnet de droit européen
Traité de Rome
L
e 25 mars 1957, ce n’est pas un, mais deux traités de
Rome qui ont été signés le même jour. Cependant,
il ne s’agit pas de deux jumeaux, mais de deux nouveau-nés très différents dont la paternité n’est pas
tout à fait identique, car s’il faut voir dans le Traité
Euratom la marque de l’influence française, le Traité CEE lui traduit plutôt une influence grandissante de l’Allemagne, pays plus traditionnellement ouvert au libre-échange
et au commerce international. Leur destin sera d’ailleurs très
différent. Alors que le Traité Euratom tombera rapidement dans
l’oubli, celui déjà qualifié très tôt de marché commun connaîtra
un succès croissant et quasiment inespéré.
En effet, le contexte de sa création n’est
guère favorable. La France, minée par le
conflit algérien dans une quatrième République finissante, peine encore à choisir
entre l’empire et l’Europe. Certes, elle a pris
l’initiative de la construction européenne et
a réussi à imposer le Traité CECA en 1951,
mais les années suivantes sont très sombres
pour le projet européen.
L’échec de la Communauté européenne de
défense (CED) en 1954, marque la première
grande fracture dans la toute jeune histoire
de l’Europe. Néanmoins, une volonté de
relance se manifeste très tôt et les six se
réunissent à Messine en 1955. Par la suite, la
négociation menée bon train débouchera sur le Traité du 25
mars 1957. Ces nouveaux traités mettent leurs pas dans ceux de
leur prédécesseur. L’inspiration supranationale continue à animer ces nouvelles communautés, même si le terme, fortement
décrié, n’y figure plus.
Les deux nouveaux traités reprennent les principes d’effet d’entraînement et de marche en avant initiés par les pères fondateurs. L’idée reste la même : créer des solidarités de fait dans
des domaines concrets, économiques et techniques qui permettront aux hommes et aux idées de mieux se connaître et s’accepter mutuellement de façon à rendre impossible toute guerre
européenne. Au terme d’un processus dont le terme demeure
incertain, une véritable union politique doit émerger, car s’il est
vrai que la Communauté économique européenne constitue
avant tout un projet économique, l’économique ne doit être
que l’antichambre d’une union politique.
En termes strictement juridiques, le Traité CEE est un texte
relativement long (240 articles), bien que se limitant à l’énoncé
d’objectifs et de principes (d’où d’ailleurs la qualification de traité-cadre qui lui sera donnée ultérieurement). En cette qualité, la
CEE ne peut se développer que moyennant une législation dérivée mais qui, compte tenu de l’équilibre des pouvoirs instauré
par le traité, relève essentiellement du Conseil des ministres.
Celui-ci, s’il doit en principe statuer à la majorité qualifiée, se
verra rapidement bloqué par le retour du veto faisant suite à la
crise dite de la « chaise vide » de 1965. Dénouée par le célèbre
compromis de Luxembourg de 1966, la crise pérennise la pratique du veto pendant plus de vingt ans. Cette carence du législateur va expliquer la montée en puissance
du juge. En présence de normes plus programmatiques que contraignantes et du fait
de la désunion des États membres, la Cour
va saisir sa chance et développer une jurisprudence très audacieuse qui permettra de
forger l’ossature juridique des traités autour
des deux notions fondamentales de l’effet
direct et la primauté.
Même si dans les traités de Rome, les institutions n’occupent plus la première place
comme dans le Traité CECA, l’inspiration
demeure identique. Celles-ci ne constituent
pas de simples rouages administratifs destinés à faire fonctionner la machinerie communautaire, elles jouent aussi un rôle en tant que tel dans le processus intégrationniste. Elles ont en effet pour première fonction
de faire travailler en commun des responsables politiques ou
administratifs de façon à penser les problèmes, comme les
solutions, en termes européens. Intégration et supranationalité
vont de pair. Le modèle de quadripartisme, selon l’expression
du juge Pescatore, se retrouve dans les deux nouvelles communautés. Mais dans le détail, on note un net recul de la supranationalité dû non seulement à l’échec de la CED qui a refroidi les
enthousiasmes, mais aussi au large transfert de compétences
opéré par le Traité CEE, ce qui explique que les États membres
n’aient pas entendu se dépouiller du pouvoir de décision au
profit de l’organe indépendant. Celui-ci perd ce pouvoir qu’il
possédait dans le Traité CECA au profit d’un simple pouvoir de
proposition dont il possède le monopole. Quant au Conseil, il
récupère le pouvoir de décision qu’il doit en principe exercer à
« Les deux nouveaux traités
reprennent les
principes d’effet
d’entraînement et
de marche en avant
initiés par les pères
fondateurs. »
LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 12 - 20 MARS 2017
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la majorité qualifiée et qui devient ainsi le critère majeur de la
supranationalité.
Sur le fond, le Traité CEE reprend aussi l’inspiration de la CECA :
ouverture des frontières, libéralisation de l’économie avec un
encadrement relatif de celle-ci dans lequel plus d’uns reconnaîtront le modèle allemand de l’économie sociale de marché ou de
l’ordo-libéralisme. Le cœur du système se trouve en effet dans
la proclamation des libertés de circulation, auxquelles, plus tard,
la Cour de justice reconnaîtra la qualité de libertés fondamentales. Ces quatre libertés ont pour objet de déverrouiller une
économie encore très tributaire des contraintes héritées de la
Seconde Guerre mondiale. C’est la liberté de
circulation des marchandises, d’ailleurs citée
en premier par le Traité qui paraît fondamentale. À cet égard, la CEE institue une union
douanière qui se caractérise par l’élimination
des droits de douane et restrictions quantitatives entre les États membres mais aussi par
l’instauration d’un tarif extérieur commun.
De plus, avec un grand sens de l’anticipation,
le Traité prohibe les taxes d’effet équivalant
à des droits de douane ainsi que les mesures
d’effet équivalant à des restrictions quantitatives, notions en réalité très vagues mais
qui ont permis à la Cour de justice de développer une jurisprudence très hardie visant à
condamner toutes les formes de néoprotectionnisme imaginées par les États.
Si l’on a pu estimer que l’union douanière
avait été réalisée dans sa quasi-totalité dès la fin de la période
dite de transition (1970), il en va tout autrement de la libre circulation des capitaux qui ne prendra son véritable essor qu’au moment de la mise en place de l’Union économique et monétaire.
Quant à la libre circulation des personnes, elle enregistrera aussi
de nombreux retards. Celle-ci recouvre en réalité trois volets :
la libre circulation des travailleurs, la liberté d’établissement et
la liberté de circulation des services. Ces libertés bénéficient
essentiellement à des agents économiques : une vision mercantile régulièrement reprochée à la CEE, et il faudra attendre la
citoyenneté européenne, autrement dit le Traité de Maastricht
(1992), pour assister à un début de déconnexion avec l’exercice d’une activité économique. Ces libertés impliquent aussi un
droit de circulation et de séjour, difficile à réaliser rapidement
car supposant l’adoption de mesures en matière de contrôle
des frontières ou de condition des étrangers, domaines non
transférés initialement aux Communautés. Là encore, il faudra
attendre l’espace de liberté de sécurité et de justice, l’espace
Schengen, en simplifiant beaucoup pour que des progrès en la
matière puissent se concrétiser.
Ces quatre libertés, qui forment l’ossature du marché commun
devenu plus tard marché intérieur, s’accompagnent au niveau
économique de règles de concurrence assez strictes, fondées
sur un triptyque ententes, abus de position dominante et
aides d’État, auxquelles viendra se joindre ultérieurement un
régime particulier pour les concentrations. Ces pratiques anticoncurrentielles, prohibées dans leur principe, peuvent cependant faire l’objet de dérogations ou exceptions en fonction du
contexte économique et social, ce qui illustre bien l’idée que
les auteurs des traités ont préféré instaurer une politique de
concurrence qu’un régime rigide et définitivement intangible.
La Commission, en sa qualité de gardienne
des traités, se trouve au centre du dispositif de contrôle, ce qui l’amène parfois à des
situations compliquées compte tenu de ses
autres fonctions qui sont notamment celles
de l’initiative législative et politique.
Libre circulation et libre concurrence ne résument pas la totalité du Traité CEE. Celuici instaure un certain nombre de politiques
communes dans trois domaines, l’agriculture, les transports et le commerce international. La politique agricole mérite une mention spéciale. La France a fortement tenu
à son insertion dans le Traité alors même
que l’agriculture est un domaine souvent
délaissé dans les unions douanières ou les
zones de libre-échange. Dans un contexte
politique très agité, la PAC s’impose comme
la principale réalisation de la CEE durant les années soixante,
voire les deux décennies suivantes. La PAC va marquer de son
empreinte tout le système de l’Union et demeurer sur le plan
budgétaire européen un véritable colosse puisqu’absorbant à
elle seule plus de 40 % des crédits.
La politique commerciale mettra en revanche beaucoup plus
de temps pour décoller. Mais aujourd’hui, en transférant à la
Communauté puis à l’Union la compétence pour conclure des
accords commerciaux avec les pays tiers, elle a largement
contribué à faire de l’Union européenne un « acteur mondial »
qui pèse sur la scène internationale et qui permet aux États
membres, passés en soixante ans de 6 à 28, de peser beaucoup
plus lourd que chacun pris isolément. Et c’est peut-être cela le
véritable acquis de soixante ans de construction européenne :
conjurer les risques de conflits intérieurs grâce à la création des
fameuses « solidarités de fait », selon l’expression de Jean Monnet, et continuer à jouer les premiers rôles sur la scène internationale alors même qu’en 2060, la population européenne ne
représentera plus que 4 % de la population mondiale (contre
6 % aujourd’hui).
« Le véritable
acquis de soixante
ans de construction
européenne : conjurer les risques de
conflits intérieurs
et continuer à jouer
les premiers rôles
sur la scène internationale. »
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