316 LA SEMAINE DU DROIT INTERNATIONAL ET EUROPÉEN ➜ Actualités 316-322 ➜ Note 323 Actualités COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE 316 60 ans du Traité de Rome Claude Blumann, professeur à l’université Panthéon-Assas (Paris II), Chaire Jean Monnet de droit européen Traité de Rome L e 25 mars 1957, ce n’est pas un, mais deux traités de Rome qui ont été signés le même jour. Cependant, il ne s’agit pas de deux jumeaux, mais de deux nouveau-nés très différents dont la paternité n’est pas tout à fait identique, car s’il faut voir dans le Traité Euratom la marque de l’influence française, le Traité CEE lui traduit plutôt une influence grandissante de l’Allemagne, pays plus traditionnellement ouvert au libre-échange et au commerce international. Leur destin sera d’ailleurs très différent. Alors que le Traité Euratom tombera rapidement dans l’oubli, celui déjà qualifié très tôt de marché commun connaîtra un succès croissant et quasiment inespéré. En effet, le contexte de sa création n’est guère favorable. La France, minée par le conflit algérien dans une quatrième République finissante, peine encore à choisir entre l’empire et l’Europe. Certes, elle a pris l’initiative de la construction européenne et a réussi à imposer le Traité CECA en 1951, mais les années suivantes sont très sombres pour le projet européen. L’échec de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, marque la première grande fracture dans la toute jeune histoire de l’Europe. Néanmoins, une volonté de relance se manifeste très tôt et les six se réunissent à Messine en 1955. Par la suite, la négociation menée bon train débouchera sur le Traité du 25 mars 1957. Ces nouveaux traités mettent leurs pas dans ceux de leur prédécesseur. L’inspiration supranationale continue à animer ces nouvelles communautés, même si le terme, fortement décrié, n’y figure plus. Les deux nouveaux traités reprennent les principes d’effet d’entraînement et de marche en avant initiés par les pères fondateurs. L’idée reste la même : créer des solidarités de fait dans des domaines concrets, économiques et techniques qui permettront aux hommes et aux idées de mieux se connaître et s’accepter mutuellement de façon à rendre impossible toute guerre européenne. Au terme d’un processus dont le terme demeure incertain, une véritable union politique doit émerger, car s’il est vrai que la Communauté économique européenne constitue avant tout un projet économique, l’économique ne doit être que l’antichambre d’une union politique. En termes strictement juridiques, le Traité CEE est un texte relativement long (240 articles), bien que se limitant à l’énoncé d’objectifs et de principes (d’où d’ailleurs la qualification de traité-cadre qui lui sera donnée ultérieurement). En cette qualité, la CEE ne peut se développer que moyennant une législation dérivée mais qui, compte tenu de l’équilibre des pouvoirs instauré par le traité, relève essentiellement du Conseil des ministres. Celui-ci, s’il doit en principe statuer à la majorité qualifiée, se verra rapidement bloqué par le retour du veto faisant suite à la crise dite de la « chaise vide » de 1965. Dénouée par le célèbre compromis de Luxembourg de 1966, la crise pérennise la pratique du veto pendant plus de vingt ans. Cette carence du législateur va expliquer la montée en puissance du juge. En présence de normes plus programmatiques que contraignantes et du fait de la désunion des États membres, la Cour va saisir sa chance et développer une jurisprudence très audacieuse qui permettra de forger l’ossature juridique des traités autour des deux notions fondamentales de l’effet direct et la primauté. Même si dans les traités de Rome, les institutions n’occupent plus la première place comme dans le Traité CECA, l’inspiration demeure identique. Celles-ci ne constituent pas de simples rouages administratifs destinés à faire fonctionner la machinerie communautaire, elles jouent aussi un rôle en tant que tel dans le processus intégrationniste. Elles ont en effet pour première fonction de faire travailler en commun des responsables politiques ou administratifs de façon à penser les problèmes, comme les solutions, en termes européens. Intégration et supranationalité vont de pair. Le modèle de quadripartisme, selon l’expression du juge Pescatore, se retrouve dans les deux nouvelles communautés. Mais dans le détail, on note un net recul de la supranationalité dû non seulement à l’échec de la CED qui a refroidi les enthousiasmes, mais aussi au large transfert de compétences opéré par le Traité CEE, ce qui explique que les États membres n’aient pas entendu se dépouiller du pouvoir de décision au profit de l’organe indépendant. Celui-ci perd ce pouvoir qu’il possédait dans le Traité CECA au profit d’un simple pouvoir de proposition dont il possède le monopole. Quant au Conseil, il récupère le pouvoir de décision qu’il doit en principe exercer à « Les deux nouveaux traités reprennent les principes d’effet d’entraînement et de marche en avant initiés par les pères fondateurs. » LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 12 - 20 MARS 2017 Page 561 316 la majorité qualifiée et qui devient ainsi le critère majeur de la supranationalité. Sur le fond, le Traité CEE reprend aussi l’inspiration de la CECA : ouverture des frontières, libéralisation de l’économie avec un encadrement relatif de celle-ci dans lequel plus d’uns reconnaîtront le modèle allemand de l’économie sociale de marché ou de l’ordo-libéralisme. Le cœur du système se trouve en effet dans la proclamation des libertés de circulation, auxquelles, plus tard, la Cour de justice reconnaîtra la qualité de libertés fondamentales. Ces quatre libertés ont pour objet de déverrouiller une économie encore très tributaire des contraintes héritées de la Seconde Guerre mondiale. C’est la liberté de circulation des marchandises, d’ailleurs citée en premier par le Traité qui paraît fondamentale. À cet égard, la CEE institue une union douanière qui se caractérise par l’élimination des droits de douane et restrictions quantitatives entre les États membres mais aussi par l’instauration d’un tarif extérieur commun. De plus, avec un grand sens de l’anticipation, le Traité prohibe les taxes d’effet équivalant à des droits de douane ainsi que les mesures d’effet équivalant à des restrictions quantitatives, notions en réalité très vagues mais qui ont permis à la Cour de justice de développer une jurisprudence très hardie visant à condamner toutes les formes de néoprotectionnisme imaginées par les États. Si l’on a pu estimer que l’union douanière avait été réalisée dans sa quasi-totalité dès la fin de la période dite de transition (1970), il en va tout autrement de la libre circulation des capitaux qui ne prendra son véritable essor qu’au moment de la mise en place de l’Union économique et monétaire. Quant à la libre circulation des personnes, elle enregistrera aussi de nombreux retards. Celle-ci recouvre en réalité trois volets : la libre circulation des travailleurs, la liberté d’établissement et la liberté de circulation des services. Ces libertés bénéficient essentiellement à des agents économiques : une vision mercantile régulièrement reprochée à la CEE, et il faudra attendre la citoyenneté européenne, autrement dit le Traité de Maastricht (1992), pour assister à un début de déconnexion avec l’exercice d’une activité économique. Ces libertés impliquent aussi un droit de circulation et de séjour, difficile à réaliser rapidement car supposant l’adoption de mesures en matière de contrôle des frontières ou de condition des étrangers, domaines non transférés initialement aux Communautés. Là encore, il faudra attendre l’espace de liberté de sécurité et de justice, l’espace Schengen, en simplifiant beaucoup pour que des progrès en la matière puissent se concrétiser. Ces quatre libertés, qui forment l’ossature du marché commun devenu plus tard marché intérieur, s’accompagnent au niveau économique de règles de concurrence assez strictes, fondées sur un triptyque ententes, abus de position dominante et aides d’État, auxquelles viendra se joindre ultérieurement un régime particulier pour les concentrations. Ces pratiques anticoncurrentielles, prohibées dans leur principe, peuvent cependant faire l’objet de dérogations ou exceptions en fonction du contexte économique et social, ce qui illustre bien l’idée que les auteurs des traités ont préféré instaurer une politique de concurrence qu’un régime rigide et définitivement intangible. La Commission, en sa qualité de gardienne des traités, se trouve au centre du dispositif de contrôle, ce qui l’amène parfois à des situations compliquées compte tenu de ses autres fonctions qui sont notamment celles de l’initiative législative et politique. Libre circulation et libre concurrence ne résument pas la totalité du Traité CEE. Celuici instaure un certain nombre de politiques communes dans trois domaines, l’agriculture, les transports et le commerce international. La politique agricole mérite une mention spéciale. La France a fortement tenu à son insertion dans le Traité alors même que l’agriculture est un domaine souvent délaissé dans les unions douanières ou les zones de libre-échange. Dans un contexte politique très agité, la PAC s’impose comme la principale réalisation de la CEE durant les années soixante, voire les deux décennies suivantes. La PAC va marquer de son empreinte tout le système de l’Union et demeurer sur le plan budgétaire européen un véritable colosse puisqu’absorbant à elle seule plus de 40 % des crédits. La politique commerciale mettra en revanche beaucoup plus de temps pour décoller. Mais aujourd’hui, en transférant à la Communauté puis à l’Union la compétence pour conclure des accords commerciaux avec les pays tiers, elle a largement contribué à faire de l’Union européenne un « acteur mondial » qui pèse sur la scène internationale et qui permet aux États membres, passés en soixante ans de 6 à 28, de peser beaucoup plus lourd que chacun pris isolément. Et c’est peut-être cela le véritable acquis de soixante ans de construction européenne : conjurer les risques de conflits intérieurs grâce à la création des fameuses « solidarités de fait », selon l’expression de Jean Monnet, et continuer à jouer les premiers rôles sur la scène internationale alors même qu’en 2060, la population européenne ne représentera plus que 4 % de la population mondiale (contre 6 % aujourd’hui). « Le véritable acquis de soixante ans de construction européenne : conjurer les risques de conflits intérieurs et continuer à jouer les premiers rôles sur la scène internationale. » Page 562 LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 12 - 20 MARS 2017