Nos Maîtres Rav Samson Raphaël Hirsch par Claude Heymann Samson Raphaël Hirsch naît à Hambourg en 1808. Il passera sa jeunesse dans sa ville natale où il étudie avec son premier maître, le 'Hakham Isaac Bernays (1792-1849) . En 1828, ayant achevé ses études secondaires, il part à Mannheim pour suivre les cours de la Yechiva de Rabbi Jacob Etlinger (1798-1871) . Après ce court passage auprès du célèbre maître allemand, il s'inscrit à l'Université de Bonn pour étudier la philosophie, l'histoire et la physique expérimentale. Entre 1830 et 1846, il est successivement rabbin d'Oldenbourg et d'Emden . Il accède alors au grand-rabbinat de Moravie et de Silésie autrichienne et s'établit à Nikolsbourg . II fut à cette époque membre du parlement autrichien. En 1851, Hirsch est appelé à Francfort-sur-le-Main . La réforme opérait d'importants ravages dans les rangs du judaïsme traditionnel, un petit groupe conscient du danger voit en lui un rempart capable de juguler l'hémorragie . Effectivement, sa force et son enthousiasme font de cette poignée de fidèles une communauté-pilote en Allemagne. II y fonde une école primaire et une école secondaire . A partir de 1854, il fait éditer la revue « Jeschurun « qu'il dirige jusqu'en 1870. Il meurt en 1888 . lI aura marqué son siècle, car toujours sur la brèche, il s'est essayé et a réussi à donner une image positive du judaïsme orthodoxe. HIRSCH ET SON TEMPS Le XIXe siècle en Europe est une période d'effervescence intellectuelle . Les repères HAMORÉ N . 118-119- JUILLET 1987/27 spirituels et scientifiques ont été remis en cause au siècle précédent . Le monde subit le contrecoup de toutes ces nouveautés . La siècle des lumières et la Révolution française ont contribué à modifier les structures sociales de l'ancienne Europe . Le Judaïsme est au coeur de ces changements . L'accès des masses juives à la culture européenne et sa confrontation avec l'héritage ancestral ne manqueront pas de provoquer une crise profonde . Une cassure s'opère . La montée du judaïsme réformé en Allemagne s'explique également par la soif qu'ont les Juifs d'être reconnus comme citoyens à part entière de la nouvelle Europe des nationalités. Mendelssohn, brillant commentateur de Kant, n'arrivera pas à proposer une formulation nouvelle aux Juifs désemparés, il ne pourra empêcher les progrès du mouvement réformateur . L'accession des Juifs à la citoyenneté, très lente en Allemagne, s'échelonnera sur une cinquantaine d'années ; les Juifs sont souvent prêts à se convertir pour entrer de plain-pied dans la vie sociale et culturelle du temps . Hirsch réagit en donnant une nouvelle formulation aux concepts du Judaïsme. TORA ET SCIENCE CHEZ HIRSCH Le Maître de Francfort refuse toute opposition entre les sciences pratiques et théoriques d'une part, et la Tora d'autre part . A l'instar de Rabbénou Ba'hia ('Hovot Halevavot, Introduction), il considère que la Tora, révélée, permet à l'homme de comprendre la création en tant que telle . Selon la célèbre formule « Tora im dérekh érets », « Tora avec culture », la Tora reste l'essentiel car, d'essence divine, elle constitue une vérité absolue par rapport aux sciences générales . Les recherches scientifiques évoluent constamment, elles convergent vers un principe unique, c'est pourquoi il ne peut y avoir de contradiction entre Science et Tora. Toute opposition ne peut être que localisée dans le temps et non définitive . Pour Hirsch, « le Judaïsme est une connaissance des vérités divines documentées par une expérience des sens et de l'entendement » . La Tora et la nature sont une même révélation, ont une même origine . Le but des sciences de la nature est de déceler dans la création les pensées divines qui en forment le noyau central. NATURE ET TORA Hirsch conçoit le Judaïsme comme un humanisme . Le Judaïsme propose un modèle de perfection humaine . Toutes les réflexions et les méditations de nos sages sont orientées vers cette finalité . Le modèle humain n'est pas le produit d'une intuition mais le résultat d'une révélation, réalité incontournable et intangible . La Tora écrite ou orale reste la référence, à laquelle on doit mesurer l'évolution du peuple juif . La Tora est en accord avec les aspirations humaines . Bien sûr, il ne s'agit pas de vivre simplement en conformité avec la nature mais de percevoir l'harmonie entre la loi et les exigences humaines . La véritable réforme c'est celle que nous devons opérer en nous, affirme Hirsch, en témoignant de cette unité fondamentale qui mènera le peuple juif, puis l'humanité, vers le bonheur, véritable quête de l'homme. Critiquant souvent Maïmonide, il se réfère le plus souvent à Yehouda Halévy et à Ramban. Comment découvre-t-on cette richesse exceptionnelle ? Dans la Tora. Par quelle méthode ? Grâce à l'étymologie spéculative qui dégage de multiples significations philosophiques, à partir des racines hébraïques . Il ne se réfère jamais à des connaissances étrangères, en ce domaine son interprétation se base uniquement sur la cohérence interne de la langue hébraïque . Sa démarche se heurtera à de nombreuses réserves . Les maîtres du Séminaire orthodoxe Hildesheimer à Berlin rejetteront ses principes exégétiques. Il emploie également l'interprétation symbolique des mitsvot. II expose ses vues à ce sujet dans « La Symbolique des Mitsvot » . Dans ce domaine il puise largement, pour confirmer ses hypothèses, dans le savoir général de son époque. Néanmoins, le mérite essentiel de son oeuvre est d'avoir mis en relief la spiritualité de la Tora et du Talmud . On se rappelle que les Juifs dits « éclairés » considéraient que les mitsvot témoignaient d'un formalisme et d'une rigueur excessifs, tout en occultant les grandes aspirations de l'homme. 28/HAMORÉ N°118-119- JUILLET 1987 SES OEUVRES Hirsch fut un véritable auteur à succès ; jamais il ne délaissera la plume, toujours prêt à la mettre au service du Judaïsme. Son oeuvre maîtresse est le « Commentaire sur la Tora » paru entre 1867 et 1878 . Il est inséparable de deux autres ouvrages : les « XIX Lettres » et « 'Horev » . II fait paraître une exégèse des Psaumes en 1882, et un livre de prières commentées paraît après sa mort en 1895. Le nombre d'articles et de brochures publiés par lui est énorme. Le lecteur français pourra se référer à la prochaine traduction du « 'Horev » et des « XIX Lettres », par M .R . Hayoun aux Editions du Cerf et au livre de P .P . Grunwald, « Pédagogie, Esthétique et Tikoun Olam - Redressement du Monde - Samson R . Hirsch » (P . Lang, Berne 1986) . Le commentaire de la Sidra de M . Breuer et le « Kol Hatorah » du Rabbin Elie Munk, font souvent référence à ses écrits . Isaac Heinemann dans « La Loi dans la Pensée juive » (1) expose très clairement les vues de Hirsch sur ce sujet précis. L'ÉCOLE JUIVE La pensée hirschienne trouve là une des conclusions pratiques auxquelles son auteur tenait le plus . Ce nouveau type d'école aura deux fonctions : d'abord enseigner la Tora et le Talmud, puis enseigner les matières profanes . L'école juive doit se substituer au « cours d'instruction religieuse » car il ne permet pas la transmission de cette double culture . Le peuple juif n'est pas seulement chargé de culte, il transmet tout un héritage historique ainsi que la notion d'entité nationale . Cet état de choses demande un enseignement intensif . Seule une école juive peut faire accéder le jeune Juif à cet « ensemble culturel » (2). L'HÉRITAGE DE R .S .R . HIRSCH Le problème devant lequel le judaïsme orthodoxe reste divisé est celui de l'avenir de l'ceuvre hirschienne. Hirsch a-t-il édifié toute son oeuvre pour offrir un compromis aux masses juives tentées par l'assimilation ou au contraire son système de pensée reste-t-il valable en toutes circonstances ? Le Rabbin Joseph Breuer de New York et son frère Isaac sont intimement convaincus que le Judaïsme, loin d'éviter la confrontation avec la culture des nations, a pour but d'éclairer cette dernière . Le système de Tora im dérekh erets constitue un ensemble de réalités humaines irréductibles, et le Juif se réalise en tant que tel grâce à cette diversité. Mais au fond est-il possible de transmettre une double culture sans qu'il y ait sans arrêt tiraillements et contradictions vécus plus ou moins bien, par une jeunesse aspirant à des valeurs sûres ? Il faut donc bien reconnaître que la réalisation véritable des idées hirschiennes dans le domaine de l'éducation s'avère réservée à une minorité capable de dominer véritablement le problème . Jamais encore les héritiers spirituels du Maître de Francfort n'ont valablement mis en pratique les idées de ce « génie de la Synagogue ». (1) N .D .L .R . Traduit par Ch . Touati .Ed . A . Michel, Présence du Judaïsme. (2) N .D .L .R . Voir Hamoré n° 30, p. 2 : Des écoles, par S.R . Hirsch. HAMORÉ N. 118-119- JUILLET 1987/29 Souvenir de la Choa Holocauste et théologie (1) par Emil L . Fackenheim Le judaïsme galoutique - ou « en Exil » - peut être défini comme suit : 1) un Juif peut apaiser un ennemi ou le soudoyer, se cacher ou s'enfuir, et, ayant réussi, remercier Dieu d'avoir été sauvé ; 2) quand, in extremis, un tel salut est impossible - quand seule l'apostasie offre une alternative à la mort - il peut toujours choisir la mort, et le martyre avec elle ; il est alors conforté dans la conscience que, même si un Juif ne doit pas chercher la mort, le kiddoush hachem (la sanctification du Nom par le sacrifice de sa vie) est ce qu'il peut accomplir de « plus élevé » (Maïmonide) ; 3) l'Exil, quoique douloureux, est supportable parce que chargé de sens - que celui-ci soit la punition des péchés juifs, la souffrance en lieu et place des pécheurs non juifs, ou que ce sens soit insondable, de Dieu seul connu ; 4) la Galout, ou l'Exil, ne durera pas toujours . S'il ne voit pas les Temps Messianiques de son vivant, tout Juif pense néanmoins que les enfants de ses enfants y assisteront, ou en tout cas l'une ou l'autre génération, quelque part dans sa descendance. Telles sont les conditions et les convictions principales du judaïsme galoutique. Vivant dans ces conditions et armé de ces convictions, le Juif des siècles passés a survécu à la misère sciemment entretenue du ghetto est-européen, aux calomnies antisémites, enjolivées ou maquillées par l'idéologie, dans l'Allemagne et la France modernes, aux expulsions du Moyen Age, aux tentatives de l'empereur Adrien d'extirper une fois pour toutes la foi juive, et, bien entendu, à la destructon totale du Temple de Jérusalem en 70, origine du judaïsme galoutique, c'est-à-dire d'une ère et de normes nouvelles . Le judaïsme galoutique a survécu à tout cela . L'Holocauste, cependant, que nous avons qualifié plus haut d'événement historique sans précédent, est également sans précédent en tant que menace pour la foi juive . Et le judaïsme galoutique est incapable d'y faire face. 1) L'Holocauste ne fut pas un gigantesque progrome, auquel on échappait en se cachant jusqu'à ce que les Cosaques enivrés daignent mettre fin à leurs exploits. Cet ennemi-ci était froid et sobre, systématique plutôt que désordonné . Nul ne pouvait se cacher, à l'exception des plus chanceux. 2) L'Holocauste ne fut pas une vaste expulsion, entraînant la nécessité (mais également la possibilité) d'une nouvelle errance, avec la Torah comme « patrie portative » (Heinrich Heine) . Quand le III e Reich se contentait encore d'expulser les Juifs, ceux-ci n'avaient nulle part où aller, sauf les plus chanceux et les plus lucides . Et quand le IIIe Reich ne se satisfit plus d'expulsions, tout refuge, pour autant qu'il y en eût, se trouva hors d'atteinte. L'Holocauste ne fut pas un assaut qu'on déjoue en soudoyant ou en apaisant l'ennemi . Cet ennemi-ci avait un « idéal » ; il demeura incorruptible et inapaisable jusqu'à la mort du dernier Juif. 4) L'Holocauste ne fut pas un défi incitant au martyre juif mais, au contraire, une tentative de destruction définitive . En décrétant la peine de mort pour tout Juif convaincu de pratiquer le judaïsme, Adrien suscita le martyre d'un homme (1) Extrait d'un article publié dans Rencontre Chrétiens et Juifs » n° 82, 1986. 30/HAMORÉ N°118-119- JUILLET 1987