Article K. Darbellay - Université de Genève

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Du voile au sexisme et du sexisme au racisme:
Quels enjeux théoriques pour les féminismes?
Karine Darbellay
Département de sociologie
Université de Genève
Colloque de l'Ecole doctorale lémanique en Etudes Genre sur le
thème "Privé contre public ? Genre et recomposition des espaces
sociaux", le 29 et 30 novembre 2007
Module 1. Changements de registre: Redéfinitions politiques du
« privé » et enjeux de genre
Introduction
Le féminisme c'est "l'histoire de femmes (et de quelques hommes) qui se heurtent sans cesse à
une difficulté insurmontable: résoudre les dilemmes auxquels ils sont confrontés" (Scott,
1998:36). Fort de cette constatation, nous nous sommes demandés quelles controverses
traversent les mouvements féministes à propos du port du voile islamique en contexte
d'immigration.
En partant d'un corpus médiatique restreint, un extrait d'une émission télévisée, nous voulons
montrer comment le discours construit de l'altérité: les critères sur lesquels l'Autre est
identifié et la manière dont s'effectue le processus de discrimination qui consiste à dévaloriser
l'Alter et à valoriser le Soi.
Cette discrimination ethnique – culturelle – religieuse est fortement liée à des processus de
discrimination sexuée (Fassin, 2005). Nous voulons voir dans quelle mesure ces deux
problématiques sont liées dans l'analyse du débat choisi et comment les interlocuteurs et
interlocutrices amènent le thème de l'inégalité entre femmes et hommes. Nous pensons que
cette thématique est marquée également par la gestion des registres religieux et politique et de
la conception de la sphère publique et de la sphère privée.
Nous voulons également voir comment le thème du sexisme, via le foulard, permet de créer
une distance entre un Autre et Soi pour engager un processus de discrimination. Quelles
significations sont données au voile pour permettre la distinction du groupe Alter?
Cette analyse de discours médiatique prend appui sur des concepts théoriques tels que la
"race" et par conséquent le "racisme", l'intersectionnalité ou encore le multiculturalisme que
nous mettrons en perspective avec la notion de sexisme.
Sommes-nous face à du racisme comme le prétendent certaines féministes (Delphy, 2006;
Fassin, 2006; Roux, Gianettoni, Perrin, 2006) ou alors face un processus qui doit encore être
nommé comme insiste Elsa Dorlin (2005)? Cette perspective pensant l'articulation du sexisme
et des discriminations de groupes doit-elle se penser en terme de race ou non? Voilà les
questions qui jalonneront notre analyse du document télévisé choisi sur le thème du port du
foulard islamique.
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Cadre théorique
La résurgence de la notion de race
Colette Guillaumin dans son livre intitulé L’idéologie raciste (2002; 1972:1ère ed.) montre que
les processus de discrimination, qu'elle nomme "racisme," sont les mêmes quels que soit les
différences considérées entre les groupes. En effet, le racisme désigne "toute conduite de mise
à part revêtue du signe de la permanence" (Guillaumin, 2002:110). La race, pour elle, est un
signifiant dans le sens qu'"une différence physique réelle n'existe que pour autant qu'elle est
ainsi désignée, en tant que signifiant, par une culture quelconque" (2002:96).
Les processus de racisme analysés par Guillaumin sont caractérisés par deux éléments. D'une
part, les rapports du groupe majoritaire au groupe minoritaire relèvent de l'oppression du
premier sur le deuxième. D'autre part, au niveau social, le groupe majoritaire se définit
comme la norme tandis qu'il perçoit les groupes minorisés comme marginaux, et au niveau
individuel, il se définit en tant qu'individu alors qu'il perçoit l'autre comme le reflet de son
appartenance de groupe. Ce sont donc ces types de rapports qui définissent la qualification
minoritaire et majoritaire d'un groupe et non la quantification d'individus dans un groupe.
Cette acception large du mot race pour désigner la nature des relations de pouvoir entre
groupes est dénoncée par Elsa Dorlin (2005). Elle remarque cette nouvelle propension dans
les travaux francophones à faire ré-émerger cette notion, comme nous les verrons dans les
travaux récents de Christine Delphy (2006) et Eric Fassin (2006) notamment. Le mot "race"
désigne "le rapport social qui racialise une différence sociale (…) [il] désigne (…) une
catégorie d'analyse d'un rapport de pouvoir" (Dorlin, 2005:96). Alors que les féministes se
sont battues pour déconstruire l'essentialisation du groupe femmes, ces dernières semblent
effectuer le processus inverse pour les autres rapports de domination. En voulant fragmenter
la catégorie femme(s) pour la dénaturaliser, les féministes procéderaient à une renaturalisation des autres catégories en acceptant l'idée qu'il y aurait un rapport de genre et de
"race", un rapport de genre et de classe etc. (Dorlin, 2005:99).
Le concept d'intersection
Pour penser les rapports de domination multiples qui s'exercent sur certains groupes, comme
le racisme, le sexisme et/ou la lesbophobie, le model proposant d'additionner les différentes
formes d'oppression s'est avéré inopérant, car trop simplificateur. Dorlin (2005) cite le cas des
femmes esclaves qui subissent un sexisme différent de celui des femmes qui les emploient et
un racisme dissemblable de celui des hommes esclaves qu'elles côtoient. Pour analyser plus
finement cette articulation des différents systèmes d'oppression, le modèle de
l'intersectionnalité a été créé.
Cette imbrication des problématiques de genre et raciales trouvent leur expression dans de
nombreux domaines: les revendications pour la parité, le pacs ou encore la prostitution, les
viols contre les femmes et le port du voile islamique constituent des cas d'analyse pour
montrer les "destins parallèles" mais également les tensions entre ces questions (Fassin,
2006). Bien que ces exemples présentés ci-dessous se déroulent principalement en France,
l'imbrication des questions sexuées et raciales ne sont pas propres à ce pays. Nous le verrons
dans le cas particulier du débat sur le port du voile islamique en Suisse.
Eric Fassin décrit deux phases dans l'articulation des questions raciales et sexuelles (sexuées).
La première période, à la fin des années nonante, est marquée par des revendications d'ordre
sexuée et sexuelle (parité – pacs) où les questions raciales apparaissent "en creux", en d'autres
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termes "comme l'envers occulté des questions sexuelles" (2006:237). Pour obtenir la parité
dans le monde politique, le groupe "femmes" est dénaturalisé. En d'autres termes, la moindre
représentativité des femmes dans la vie politique n'est pas due au fait qu'elles soient femmes,
contrairement aux autres minorités (comme les Maghrébins ou les Noirs). Cette stratégie de
distanciation entre la situation de ces dernières et des groupes minorisés, leur a permis, selon
Fassin, d'être entendues dans leurs revendications1. Cependant, cette limitation dans l'accès à
la parité a engendré son mouvement contraire et a mis en exergue les disparités à l'encontre
des autres minorités. "En introduisant subrepticement les questions raciales dans le débat
public, les questions sexuelles ont également joué le rôle d'un "cheval de Troie". C'était bien
la porte ouverte, de manière générale, aux questions minoritaires" (2006:239).
Dans les années 2000, les liens entre les questions raciales et sexuées (sexuelles) deviennent
cette fois-ci explicites comme le montre Fassin dans son analyse politique des revendications
autour de la prostitution, des violences contre les femmes (notamment les viols collectifs) et
l'affaire du port du voile islamique. Pour ce dernier exemple, la loi contre les signes religieux
ostensibles à l'école se comprend plus comme une loi visant la communauté musulmane
plutôt que comme un rappel du principe de laïcité s'appliquant à l'ensemble des religions. Ici,
les questions sexuées sont construites en opposition aux questions raciales (Fassin, 2006;
Delphy; 2006; Roux, 2006). Cet argument sera développé ci-après dans l'analyse de notre
corpus.
Ces nombreux exemples tendent à montrer que "la politisation des questions sexuelles est
indissociablement une politisation des questions raciales (…) [et que] parler sexe, c'est parler
race, et inversement" (Fassin, 2006:241)2.
Les féminismes et les tensions entre sexisme et racisme
L'émergence des questions raciales dans les questions de genre provoque des tensions au sein
des mouvements féministes. Faut-il privilégier la lutte "antisexiste" au détriment de la lutte
"antiraciste" ou est-ce un faux dilemme, s'interroge Christine Delphy (2006)?
Ce questionnement s'est posé de manière explicite dans la tradition anglo-saxonne à la fin des
années nonante. Susan Moller Okin dans son ouvrage de 1999 pose la problématique en ces
termes: "Is Multiculturalism Bad for Women?". Pour cette dernière, les revendications des
minorités culturelles concernent un nombre considérable de thématiques liées aux relations
sociales entre les sexes. La majorité traite de l'autorisation du mariage avant la majorité, du
mariage forcé, du divorce favorisant les hommes, de la polygamie ou encore de l'excision
(Okin, 1999:17). Pour elle, ce sont la grande majorité des revendications des minorités
culturelles qui engendrent des tensions entre le droit à la reconnaissance de différences
culturelles spécifiques et le droit à l'égalité entre les hommes et les femmes quelle que soit
leur provenance. "Pour cette féministe, on doit parfois choisir entre les droits du groupe, qui
bénéficient aux hommes minoritaires, et les intérêts des femmes, qu'ils peuvent desservir. Au
contraire, celles-ci pourraient bien "y gagner si leur culture d'origine venait à disparaître", ou
du moins, "de préférence, si elle était encouragée à changer pour renforcer l'égalité" sexuelle"
(Fassin, 2006:244; Okin, 1999:22-23 in Fassin, 2006).
1
Cependant, pour éviter cette extension du domaine démocratique aux autres groupes minorisés, la logique de
naturalisation refait surface et fonde la différence des sexes dans la nature.
2
Fassin utilise la notion de race au sens de Guillaumin plutôt que celle d'ethnie pour mettre en évidence le
traitement discriminatoire des certaines populations qui amène à les constituer en des espèces socialement
différentes. "Seul compte ici la racialisation – qu'elle emprunte au registre culturel ou biologique" (2006:232).
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D'un autre côté, Will Kymlicka (1999) estime que le multiculturalisme et les revendications
d'égalité entre les sexes se rejoignent sur de nombreux points. Par exemple, multiculturalistes
et féministes s'accordent sur le fait que l'acquisition de droits individuels formels est
insuffisante si l'on ne tient pas compte des structures des institutions sociales: la place des
femmes sur le marché du travail ou dans la famille, le statut des langues ou le port
d'uniformes; il faut également considérer les images véhiculées à l'école et dans les médias
qui donnent une vue biaisée des rapports de genre et entre cultures, dans le sens d'une norme
du masculin ou/et d'une norme de la culture majoritaire.
Le cas particulier du foulard
Ce dilemme entre "antiracisme" et "antisexisme" émerge de manière exponentielle dans les
mouvements féministes francophones aujourd'hui suite à l'affaire du port du voile islamique à
l'école en France (France: Delphy, 2006; Suisse: Roux et al., 2006). Affaire qui déboucha sur
la loi contre le port de signes religieux à l’école, au nom du respect de la laïcité3 (Loi Ferry du
15 mars 2004).
Symbole de l'oppression des femmes
Certaines féministes françaises (Fourest & Fiammetta, 2003; Vigerie & Zelensky, 2003)
appuient cette loi au nom de la laïcité. Accepter le voile, c'est soutenir une lecture
particulièrement sexiste et intégriste du Coran car il symbolise la place de la femme dans
l'islam tel que le lit l'islamisme, c'est-à-dire dans la soumission à l'homme. Elles interprètent
les arguments anti-racistes des multiculturalistes comme des arguments racistes envers les
femmes. Pour elles, "les religions doivent être soumises à la loi, donc au principe de l'égalité
des sexes" (Vigerie & Zelensky, 2003:13). Cette position est clairement théorisée chez A.
Guiné, qui estime "qu'il faudrait partir des droits individuels des femmes face à la différence
culturelle, c'est-à-dire s'interroger sur la manière dont cette différence affecte les femmes dans
leur droit à la protection contre la violence" (2005:199).
Un voile polysémique
D'un autre côté, F. Gaspard et F. Khosrokhavar (1995) évitent d'opposer sexisme et racisme et
adopte une démarche qui consiste à interroger les jeunes femmes qui porte le voile pour
comprendre les raisons qui les poussent à se couvrir. Elles montrent notamment que le foulard
des pré-adolescentes et des adolescentes leur permet de vivre dans de bonnes conditions la
transition entre la puberté et la vie adulte. En rassurant leurs parents sur leur "islamité", elles
peuvent investir l'espace public (école, rues, etc.). L'interdiction du port du voile pour les
élèves devient finalement une mesure sexiste car elle s'oppose au principe de la scolarisation
obligatoire pour les deux sexes.
Quant au sens du voile des post-adolescentes, il se révèle en tenant compte du contexte sociopolitico-économique dans lequel il prend place. Le sentiment d'anomie, le manque de sens
pousseraient ces jeunes filles à porter le voile. Elles perçoivent leur constellation identitaire,
provenant des cultures d'accueil et d'origine, comme déstructurée et cherchent à "bricoler" une
troisième voie identitaire. Cette stratégie de type offensive, selon la classification de
Camillieri & Vinsonneau (1996), est caractérisée par la "mise en avant de dénominateurs
communs" des deux systèmes culturels en les réinterprétant. Ici, ces filles reprennent des
"bribes de religion ancestrale" restructurées en fonction des aspirations de la jeunesse
3
Loi Ferry du 15 mars 2004 sur les signes religieux à l’école. L'article 1 déclare que "dans les écoles, les
collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une
appartenance religieuse est interdit".
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féminine. Elles se différencient et de la société française (par le port du voile) et de la
génération des parents (en revendiquant l'émancipation féminine).
Antisexisme – antiracisme: un faux débat
Pour Christine Delphy, la question reste mal posée. Il ne s'agit pas de soupeser quelle valeur,
entre l'anti-sexisme et l'anti-racisme, prime sur l'autre ou si le sexisme est plus fort dans un
groupe que dans un autre. Ces deux processus de discrimination existent bel et bien partout.
Elle refuse de considérer que certaines femmes, par exemple musulmanes, subissent un
sexisme spécifique qui serait absent du groupe qui le dénonce. Nous retrouvons ici le
mécanisme propre du racisme décrit par C. Guillaumin (2002) qui consiste à clore et rendre
irréversible la catégorie dans laquelle elles sont enfermées. Seule leur évasion du groupe
stigmatisé pour celui majoritaire, comme le prône S.M. Okin, leur permettrait d'échapper au
système patriarcal. Or pour Delphy, il faut "décentrer le patriarcat", car en concentrant le
sexisme au sein d'un groupe racialisé et en le niant chez soi, les féministes offrent à leurs
détracteurs les arguments pour casser leur lutte.
"Demain je mets le voile!"
Les propos analysés ci-après proviennent d'une émission télévisée hebdomadaire de débats
politiques produite par la Télévision Suisse Romande (TSR). Intitulée Infrarouge, elle est
produite en directe. Le décor du studio fait référence à un ring de boxe. Au milieu trône une
scène entourée de barrières sur lesquelles s’appuient les intervenant-es extérieurs juchés sur
des estrades. Au milieu, une table ronde accueille le/la journaliste face à la caméra et de
chaque côté les deux protagonistes du débat. Ces derniers sont soutenus chacun par un public
disposé derrière eux représentant leurs « supporters », c’est-à-dire les personnes qui
soutiennent leurs opinions et qui interviendront en leur faveur au cours du débat. Le genre de
l'émission est plus proche du talk-show, "dans lequel les finalités "externes" (gains vs. pertes
symboliques liés à la conflictualité du débat) prédominent", plutôt que du débat (Amey,
Clavien, 2005:223).
L’émission que nous avons choisie pour l'analyse date du mercredi 24 novembre 2004. Le
thème est formulé par une injonction : « Demain je mets le voile ! » et donne le ton du débat.
Les responsables de l’émission justifient leur choix rédactionnel en évoquant, sur le site
d’Infrarouge, les éléments d’actualité suivants : la décision de la Migros4 d’autoriser certaines
de ses employées de confession musulmane à porter le voile au travail, décision appliquée par
la région vaudoise mais refusée par les filiales de Genève et Fribourg-Neuchâtel; l’accord
obtenu par une élève de la région de St-Gall de porter le voile à l’école tout en étant obligée
de suivre les cours de gymnastique dans un cadre mixte avec un enseignant de sexe masculin;
l’initiative populaire cantonale lancée à Bâle pour interdire le port du voile chez les
employées des services publics et enfin, les remous qu’a provoqués la loi française sur
l’interdiction des symboles religieux à l’école.
Pour les responsables de l’émission « le débat sur le voile islamique a désormais atteint la
Suisse » et ils interpellent les internautes en ces termes : « Peut-on autoriser le voile dans les
écoles, dans les services publics, dans les entreprises de notre pays… Donnez votre avis ! ».
Eléments du débat
Le corpus analysé comprend uniquement les interventions des deux protagonistes principaux
(sur les huit discutant-es). Il s'agit de Françoise Gianadda, cheffe du service valaisan du
4
La Migros est le nom donné à une chaîne de magasins suisse.
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contrôle des étrangers et d'Hafid Ouardiri, porte-parole de la mosquée de Genève5. Les propos
de Malik Chebel, anthropologue et "grand spécialiste de l'islam et d'une lecture moderne de
l'islam" seront intégrés en fin d'analyse.
La présentation des interventions du débat exposé ci-après ne respecte pas la chronologie des
tours de parole. Les propos sont rassemblés autour des différentes significations données au
voile afin de pouvoir illustrer la construction argumentative du discours global. Cette
procédure est justifiée par le fait comme nous considérons le voile comme un signifiant, c'està-dire comme un élément qui contient d'autres significations que sa compréhension première.
Nous avons également catégorisé les discours en fonction des questionnements suivants: dans
quelle mesure le voile est placé dans le registre religieux ou politique versus dans la sphère
privée ou publique? En fonction de quels arguments?
Cette catégorisation relève d'une démarche inductive dans le sens qu'elle ne repose pas sur des
critères analytiques, mais provient de l'attribution effectuées par les débattant-es eux-mêmes.
Dans la deuxième partie de l'analyse de l'émission, nous reprendrons la trame dégagée de
notre corpus pour la discuter à l'aune des concepts théoriques présentés précédemment.
Le voile: signe religieux
Les deux intervenant-es s'accordent sur le fait que le port du voile islamique comporte une
dimension religieuse. Pour Hafid Ouardiri,
Le voile n'est pas venu de nul part, il vient donc du Coran, il existe deux versets dans le
Coran qui parlent de cette… injonction.
Alors que pour ce dernier, cette affirmation lui permet de placer le port du voile sous la
protection de la garantie de croyance6, Françoise Gianadda l'utilise pour justifier son
interdiction au nom du respect de la laïcité:
Et c'est dans ce sens-là que je ne souhaite pas que la religion réinvestisse l'espace public.
Le voile: un emblème politique
F. Gianadda construit son argumentation principale autour de la signification politique du
voile pour justifier son exclusion de l'espace public suisse. Elle fait référence à des
événements qui se sont déroulés à l'étranger pour montrer que le "foulard international"
(Delphy, 2006) représente bien plus qu'un signe de la foi intime:
On a vu dans le conflit des Balkans, par exemple, toute une région musulmane, qui, avec de
grandes communautés musulmanes où le port du voile n'était absolument pas une tradition.
Et après la guerre qu'on connaît, les guerres des Balkans récentes, on voit que le port du
5
Aujourd'hui, M. Hafid Ouardiri n'est plus porte-parole de la mosquée de Genève depuis son licenciement en
avril 2007.
6
Art. 15 de la Constitution fédérale suisse: Liberté de conscience et de croyance
liberté de conscience et de croyance est garantie.
2 Toute personne a le droit de choisir librement sa religion ainsi que de se forger ses
convictions philosophiques et de les professer individuellement ou en communauté.
3 Toute personne a le droit d’adhérer à une communauté religieuse ou d’y appartenir
et de suivre un enseignement religieux.
4 Nul ne peut être contraint d’adhérer à une communauté religieuse ou d’y appartenir,
d’accomplir un acte religieux ou de suivre un enseignement religieux.
1 La
- page 6 -
voile revient sur la place publique (…) moi je pense qu'il y a un enjeu politique là-derrière,
très clair, et que les autorités en charge de la politique en Suisse et de l'intégration doivent y
répondre.
H. Ouardiri répond au foulard international en alléguant que cette perception du voile n'est
qu'un prétexte pour justifier son interdiction de l'espace public:
Moi ce que je dirai, utiliser l'argument que le voile est un enjeu politique c'est, c'est
totalement faux, c'est une manière à mon avis de préparer l'interdiction.
Puis le porte-parole de la mosquée de Genève enchaîne sur l'idée d'exclusion, voire de
sexisme en jouant la carte du marché du travail:
Utiliser le problème du voile en le maquillant d'enjeu politique pour écarter une partie de la
population musulmane vivant en Suisse et parfaitement intégrée en leur interdisant l'accès au
…(la journaliste: au monde du travail?) au marché du travail, qui est un marché important
pour l'évolution de ces femmes7.
Le voile: une contrainte
Toujours dans le registre politique, F. Gianadda explique que le voile est une contrainte qui
pèse sur beaucoup de femmes musulman-es immigrés en Suisse. En effet:
Moi j'ai vu des jeunes filles pleurer, Monsieur Ouardiri, vous dites que la prescription ne doit
pas être imposée, dans mon bureau j'ai plus de personnes qui en pleurent et qui en souffrent
que de personnes qui revendiquent le droit.
Il s'agit ici de dénoncer "le foulard: symbole de l'oppression des femmes" (Delphy, 2006) et
de dénoncer l'inégalité des rapports sociaux de sexe dans les pratiques musulmanes. Ces
inégalités vont à l'encontre de l'article 8 de la Constitution fédérale suisse8.
Pour H. Ouardiri, les femmes musulmanes ne sont pas contraintes à porter le voile car le
Coran ne l'exige pas. De même, répondant à F. Gianadda sur la séquestration de femmes dans
l'espace privé du logement, le porte-parole de la mosquée estime que ces pratiques relèvent
d'extrémistes au nom desquels il ne se reconnaît pas:
C'est-à-dire que d'un côté, je ne suis pas du tout d'accord que des musulmans au nom de
l'islam séquestrent leur femme à l'intérieur de la maison (…) Et de l'autre côté, je suis accusé
en tant que musulman, du comportement de ces gens, qui au fond présentent une situation
pathologique, sont des malades (…) on décrit un islam que je ne connais pas (…) et non pas
faire répercuter cette extrémité, cet extrémisme, sur la condition de tous les musulmans en
Suisse
7
Le soulignement indique que les paroles concernées sont prononcées en même temps.
8
Art. 8 de la Constitution fédérale suisse: Egalité
les êtres humains sont égaux devant la loi.
2 Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de
son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses
convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle,
mentale ou psychique.
3 L’homme et la femme sont égaux en droit. La loi pourvoit à l’égalité de droit et de
fait, en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du travail.
L’homme et la femme ont droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale.
1 Tous
- page 7 -
Le voile: iceberg du terrorisme et du fondamentalisme
Le voile n'est pas seulement un symbole religieux, mais un signe de la montée de
l'extrémisme islamique, estime Malek Chebel, anthropologue présenté comme tenant d'une
"lecture moderne de l'islam":
Dans l'état actuel des choses, l'islam pose problème au moins au niveau de sa représentation,
au niveau de ses signes visibles. (…) Je suis surpris par la position de vos invités qui sur un
aspect des lois françaises disent on se démarque évidemment, y' pas besoin de lois etc. (…)
donc je vous dis, vous n'avez pas encore suffisamment de problèmes réels avec la pensée
fondamentaliste ou avec l'activité des fondamentalistes, évidemment vous ne parlez pas de
loi, le jour où vous aurez de vrais problèmes de contradiction, de violence, entre les
communautés, vous réfléchirez par deux fois.
Ici l'interdiction du port de voile est perçue comme un rempart aux mouvements extrémistes
se revendiquant d'un islam radical (dans le sens, d'une lecture littérale du Coran).
La construction sociale EUX-NOUS
La distinction entre EUX, les musulman-es et NOUS les Suisses s'est construite tout au long
du débat par des processus de "désignation" (Guillaumin, 2002) que nous ne développerons
pas ici. Nous garderons seulement deux moments clés qui nous paraissent pertinents pour la
suite de notre discussion.
Les signes religieux devant être bannis de l'espace public suisse, selon les propos de F.
Gianadda, la journaliste l'interroge sur la présence de croix dans le paysage de sa région:
Madame Gianadda, iriez-vous jusqu'à dire, vous la chrétienne, ou au moins la démocrate
chrétienne, qu'il faut enlever toutes les croix qui trônent dans les vallées du Valais?
Cette question enjoint l'interlocutrice à procéder à un retour sur soi (sur sa propre société) en
employant les mêmes critères utilisés pour désigner les pratiques de l'AUTRE. F. Gianadda
sortira du piège de la journaliste en déplaçant la symbolique des croix du registre religieux au
registre de l'histoire:
Mais écoutez, la société suisse est une société qui a existé avant la chrétienté, on est bien
d'accord puisque le développement de tout l'Occident s'est fait déjà dans l'antiquité. La Suisse
est un pays chrétien, d'obédience chrétienne et d'histoire chrétienne, pour moi une croix sur
les montagnes, c'est un signe historique, c'est un signe qui fait partie de notre communauté et
de toute l'évolution de notre communauté, par contre je crois que la société suisse est
démocratique et dans certains espaces elle est laïque.
Tous les signes religieux ne sont donc pas à bannir de l'espace public, il s'agit bien de certains
signes religieux.
Concernant le port du voile en France, M. Chebel montre le même processus en parlant des
conséquences de l'application de la loi française interdisant les signes religieux ostentatoires à
l'école (sans distinction de religion):
Alors il s'est passé une chose, assez paradoxale, c'est que, une fois qu'on a légiféré
finalement, on s'est rendu compte que la loi: 1. était juste orientée vers le voile ou contre le
voile pour interdire le voile à l'école (…)
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Discussion
Les différents signifiants du voile, du religieux à l'emblème politique, du sexisme au
fondamentalisme, nous donnent une trame qu'il s'agit ici de discuter.
M. Chebel estime que "l'islam pose problème au moins au niveau de sa représentation, au
niveau de ses signes visibles". Tout d'abord, nous remarquons que "l'islam pose problème", si
l'on se rapporte à l'ordre des mots dans la phrase. Ensuite, que les problèmes sont de plusieurs
ordres, mais un certain nombre concerne les signes visibles. Et enfin, parmi les signes
dérangeants se trouve le voile. Or le titre de l'émission "Demain, je mets le voile!" suggère
l'inverse, il cristallise le débat autour du vêtement symbolique en passant sous silence de qui
l'on parle et le thème supposé. Le voile devient une thématique "tremplin" qui permet de dire
autre chose. Pour faire émerger ces autres thématiques passées sous silence nous procéderons
à une analyse plus interprétative, moins proche des propos manifestes des débattant-es.
Un sujet de politique d'intégration
Dans l'ensemble du débat, le voile dans son acception religieuse reste en marge des
discussions. Il ne s'agit pas vraiment de comprendre le sens que revêt ce "signe visible" de la
foi porté par les femmes musulmanes. Les discours récoltés dans ce corpus prennent pour
thème les musulman-es dans leur ensemble et ceux qui résident en Suisse en particulier, c'està-dire l'ensemble des personnes qui se voient regroupées derrière l'étendard du foulard, les
hommes comme les femmes. Comme le dit Fassin, "chacun le sait, la controverse sur le voile
ne porte pas seulement sur la religion. Puisqu'il est question d'islam, on parle tout autant des
"immigrés"…" (2006:233). Le prétexte du voile comme accroche à l'émission est également
appuyé par une remarque de F. Gianadda qui rappelle à la journaliste:
J'ai dit à madame Jean [la journaliste] quand elle m'a proposé cette émission que je
souhaitais que le débat soit un débat plus élargi sur l'intégration.
Le voile devient le signe de reconnaissance de l'immigration musulmane, le voile c'est l'islam,
c'est aussi un signe particulier dans le cadre de l'intégration:
C'est un symbole de l'oppression de la femme, (…) Maintenant pour revenir à la question de
la tolérance et de la politique d'intégration, parce que c'est ça qui devrait nous amener à
discuter aujourd'hui, l'intégration.
Le stigmate du voile et l'assignation majoritaire
Le foulard permet de distinguer le Soi de l'Autre en rendant visibles certains musulmans. Si
l'on suit les propos de F. Gianadda, les femmes qui portent le voile sont victimes du sexisme
de leurs hommes et si l'on reprend les allégations de M. Chebel, ces femmes sont les
représentantes des mouvements extrémistes. Ce processus de désignation du groupe
minoritaire par le majoritaire s'inscrit dans l'idéologie raciste telle que l'a défini C.
Guillaumin. Les musulman-es sexistes et fondamentalistes se repèrent à leurs femmes voilées,
ils sont enfermés, clôt dans cette désignation sans possibilité de contester cette assignation. En
effet, aucune femme musulmane voilée représentante de mouvements dit extrémistes ni de
femme qui pourrait se prévaloir d'un père et de frères musulmans qui l'aurait enjoint à porter
le voile, ne sont présentes à l'émission. De plus, la personne qui défend et représente le
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"camp" des avis favorables au port du voile, soit H. Ouardiri, est un homme9. Ce choix nous
amène deux réflexions. D'une part, nous pourrions inférer que les femmes voilées ne désirent
pas s'exprimer sur le sujet ou n'ont pas pu le faire, ou d'autre part nous pourrions alléguer que
le sujet du débat "Demain, je mets le voile!" n'a pas pour objet le voile en lui-même. Cette
deuxième alternative semble plus convaincante.
L'Alter mutique
Les trois débattant-es choisis pour l'analyse proposent chacun une forme d'assignation de
l'Autre et une auto-désignation qu'il s'agit ici de formaliser.
F. Gianadda rappelle à de nombreuses reprises qu'elle s'exprime en tant que femme et en tant
que défenseuse de la laïcité. Elle perçoit l'Autre, les musulmans, comme des personnes
sexistes envers leurs femmes, ce qui n'est pas le cas des hommes (chrétiens) chez NOUS:
Mais nous en Suisse, nous apprécions la Suisse, en parlant de la Suisse puisqu'on est en
Suisse, justement parce que il n'y a pas cette cette prescription qui nous est applicable et nous
ne souhaitons pas qu'elle nous soit applicable.
Elle cherche aussi à montrer que les féministes qui s'opposent à l'interdiction (les Autres) ne
sont pas de vraies féministes, contrairement à elle:
Moi je m'étonne beaucoup d'écouter les propos de madame Sandoz [qui n'est pas contre le
port du voile dans l'espace public] que j'ai connu féministe et se battre pour le droit du nom et
l'égalité de l'homme et de la femme dans le monde de la famille et qui attache aussi peu
d'importance finalement à l'égalité de la femme dans la société d'une manière générale.
Pour H. Ouardiri, la tâche consiste à projeter les reproches sur un ailleurs, un groupe ALTER
qui se différencie du SOI:
(…) Ces gens, qui au fond présentent une situation pathologique, sont des malades (…) on
décrit un islam que je ne connais pas.
M. Chebel participe de la désignation d'H. Ouardiri en distinguant des Alters, les
fondamentalistes, qui se repèrent à leurs femmes voilées, qui posent problème par rapport à
NOUS, cette fois-ci les tenants d'un islam "progressiste".
Mais quand moi je l'écris, en disant que la musulmane n'a pas besoin de voile pour être une
bonne musulmane, tout le monde voit dans quelle intention je le fais, j'essaie de dire à la
musulmane qu'elle peut croire en Dieu, qu'elle peut pratiquer sa religion sans forcément
obéir à des règles qui sont souvent pas très claires, dont ce n'est pas les 5 conditions de
l'islam et ensuite, c'est pas, c'est pas, toutes les écoles ne sont pas aussi rigoristes pour le port
du voile.
Nous voyons que chacun définit un autre qui reste absent du débat. Qui sont ces musulmans
qui séquestrent leurs femmes, qui présentent une pathologie comportementale et qui auraient
des propensions au fondamentalisme? Cet ALTER, construit dans le débat, devient un spectre,
9
Parmi les autres invité-es, seule une femme voilée est présente, il s'agit d'une Suissesse convertie non mariée.
Elle est sollicitée uniquement à la fin de l'émission, en "coup de vent", dans une position excentrée par rapport au
débat qui l'exclut de l'ensemble de la discussion.
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un gouffre qui nourrit la peur. Cette frayeur est d'ailleurs annoncée dès l'introduction de
l'émission:
[Est-ce que] l'Europe et maintenant la Suisse [sont] saisies par une fièvre dont elles se
croyaient débarrassées?
Enfin, le titre de l'émission, "Demain, je mets le voile!" confirme cette hypothèse. Cette
conviction que le "je" du titre exprime dans une dimension temporelle future interpelle les
téléspectateurs et surtout les téléspectatrices. Est-ce que ce "je" parle des musulmanes ET des
Suissesses? Quand est-ce "demain"? Ce point d'exclamation est-il la marque d'une injonction?
De la part de qui?
De l'idéologie raciste
L'analyse de cette émission montre comment s'effectue la construction sociale de groupes
alter autour de la symbolique du voile. Ce signe visible permet de stigmatiser le sexisme dans
la communauté musulmane en annihilant la prédominance généralisée du système patriarcal
(Delphy, 2006). L'autre se voit affublé de valeurs négatives inhérentes à sa constitution
d'Alter. La constellation des débattant-es montre de manière flagrante, par l'absence de
femmes voilées, que les significations du voile, telles que le montrent F. Gaspard et F.
Khosrokhavar (1995), n'est pas à l'ordre du jour. Les musulmans sont essentialisés, le sexisme
leur appartient comme les stéréotypes sur les personnes de couleur. A ce titre, nous nous
trouvons face à un processus racial.
Mais comme l'avance E. Dorlin (2005), pouvons-nous faire ressurgir cette problématique sous
cette forme sans re-naturaliser les rapports sociaux? Parler de racisme dans le cadre des
processus de discrimination à l'encontre des communautés musulmanes immigrées ne nous
focalise-t-il pas justement sur les signes visibles comme le font Fourest & Fiammetta (2003)
ou Vigerie & Zelensky (2003) plutôt que d'en comprendre la construction sociale? Est-ce
vraiment le foulard, comme oppression des femmes, dont il est question ou les tensions
qu'engendrent indéniablement des situations multiculturelles?
En accord avec E. Dorlin, "l'enjeu est donc de penser la domination dans la multiplicité de ses
effectuations historiques, mais aussi les conditions intellectuelles et matérielles d'une telle
pensée" (2005:93). "Il faut élaborer une pensée capable de produire des catégories inédites et
non pas seulement des catégories redéfinies" (2005:98).
Conclusion
Nous nous sommes interrogés, à partir d'un discours médiatique, sur la construction de
catégories discriminantes dans le cadre d'une réflexion entre racisme et sexisme. Pour ce faire,
nous avons analysé l'extrait d'une émission télévisée sur le thème du port du voile islamique
dans l'espace public suisse romand. Le découpage des propos en unités thématiques, nous a
permis de placer le signifiant "voile" au centre de notre analyse pour en relever sa polysémie.
Comme le remarque Fassin en France, le cœur du débat autour du voile prend place dans sa
signification politique et non religieuse: "en fin de compte, si le voile y sera toléré jusqu’aux
années 2000 [en France], c’est pour autant qu’il n’apparaît pas comme le signe d’une
revendication politique, mais seulement comme l’expression d’une foi intime" (2006:233). Le
voile est devenu intéressant parce qu'il représente quelque chose d'autre. Pour F. Gaspard & F.
Khosrokhavar, "le voile se trouve ainsi au confluent de plusieurs séries de faits sociaux et
politiques qui en rendent la compréhension difficile: diabolisation de l'islam, crise de l'Etatnation, anomie de la société urbaine, effritement de la famille, poussée de l'intolérance dans
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certaines région du monde islamique plus ou moins proches, mais aussi, plus globalement, le
chaos planétaire dont les radios et les TV apportent, en direct, le furieux écho", (1995:112b).
L'analyse nous a montré également que le voile constituait un stigmate (Goffman, 1975) utile
pour différencier les autres de soi. Du symbole sexiste en passant par le fondamentalisme, le
voile représente les autres, ceux que l'on désire mettre à distance. Le sexisme apparaît comme
une caractéristique de la sphère culturelle musulmane et fait oublier l'efficacité du système
patriarcal partout dans le monde. C'est pourquoi certain-es auteur-es parle d'imbrication entre
racisme et sexisme (Delphy, 2006), car l'un se construit avec l'autre (Fassin, 2006). Dans notre
analyse, nous avons défini cet Autre comme "l'alter mutique". En effet, la voix des femmes
voilées reste imperceptible au sein de l'émission, celle des groupes désignés comme sexistes
et fondamentalistes également. Cet autre, du moins dans le cadre de la construction
médiatique analysée, est projeté dans un ailleurs, comme une sorte de mythe que personne
n'arrive à saisir.
La catégorisation de cet Autre reste d'autant plus crédible que son identité n'est pas palpable.
Comme le montre C. Guillaumin (2006), le majoritaire perçoit l'individu Autre comme
représentant de son groupe, en-dehors de toute individualité, l'autre c'est le groupe dans lequel
il est catégorisé. De plus, le majoritaire ne se définit pas soi-même car il est la norme. En
effet, les reproches de sexisme imputés aux musulmans sont valables pour autant que l'on
considère que la norme de l'égalité se trouve du côté de l'énonciateur. Si l'on considère qu'en
Suisse l'égalité est un processus abouti dans le contexte historico-politique qui est le sien, les
autres ne peuvent que progresser vers cette norme posée comme l'universel à atteindre. Enfin,
l'égalité entre les sexes est une valeur qui est définie selon les normes de la majorité. Cette
dernière ne s'interroge pas sur la pertinence de mettre en contexte des termes comme
"émancipation" ou "oppression" des femmes par les hommes. A partir de là, il semblerait que
nous pourrions parler de racisme au sens de C. Guillaumin. Un racisme qui "ne dépend à
aucun moment de la "réalité" ou de la non-réalité d'un critère biologique concret, c'est
l'association consciente ou inconsciente de ce critère aux catégories, sous la forme
symbolique et non pas objective, qui fait des groupes concrets des objets de racisme"
(2002:251).
Finalement, nous avons discuté de l'opportunité de désigner les processus de discrimination
présentés ci-dessus comme des phénomènes racistes. En suivant C. Guillaumin (2002), limiter
le racisme à des groupes stigmatisés sur des critères physiques, c'est estimer que le processus
de racisme se limite "à définir une conduite sociale par des critères somatiques. Et nous nous
retrouvons dans une définition raciste du racisme" (2002:92). Cependant, en première
analyse, nous avons plutôt opté pour le raisonnement d'E. Dorlin qui propose de sortir de cette
essentialisation que comporte le mot race, pour "élaborer une pensée capable de produire des
catégories inédites et non pas seulement des catégories redéfinies" (2005:98).
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