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Du voile au sexisme et du sexisme au racisme:
Quels enjeux théoriques pour les féminismes?
Karine Darbellay
Département de sociologie
Université de Genève
Colloque de l'Ecole doctorale lémanique en Etudes Genre sur le
thème "Privé contre public ? Genre et recomposition des espaces
sociaux", le 29 et 30 novembre 2007
Module 1. Changements de registre: Redéfinitions politiques du
« privé » et enjeux de genre
Introduction
Le féminisme c'est "l'histoire de femmes (et de quelques hommes) qui se heurtent sans cesse à
une difficulté insurmontable: résoudre les dilemmes auxquels ils sont confrontés" (Scott,
1998:36). Fort de cette constatation, nous nous sommes demandés quelles controverses
traversent les mouvements féministes à propos du port du voile islamique en contexte
d'immigration.
En partant d'un corpus médiatique restreint, un extrait d'une émission télévisée, nous voulons
montrer comment le discours construit de l'altérité: les critères sur lesquels l'Autre est
identifié et la manière dont s'effectue le processus de discrimination qui consiste à dévaloriser
l'Alter et à valoriser le Soi.
Cette discrimination ethnique culturelle religieuse est fortement liée à des processus de
discrimination sexuée (Fassin, 2005). Nous voulons voir dans quelle mesure ces deux
problématiques sont liées dans l'analyse du débat choisi et comment les interlocuteurs et
interlocutrices amènent le thème de l'inégalité entre femmes et hommes. Nous pensons que
cette thématique est marquée également par la gestion des registres religieux et politique et de
la conception de la sphère publique et de la sphère privée.
Nous voulons également voir comment le thème du sexisme, via le foulard, permet de créer
une distance entre un Autre et Soi pour engager un processus de discrimination. Quelles
significations sont données au voile pour permettre la distinction du groupe Alter?
Cette analyse de discours médiatique prend appui sur des concepts théoriques tels que la
"race" et par conséquent le "racisme", l'intersectionnalité ou encore le multiculturalisme que
nous mettrons en perspective avec la notion de sexisme.
Sommes-nous face à du racisme comme le prétendent certaines féministes (Delphy, 2006;
Fassin, 2006; Roux, Gianettoni, Perrin, 2006) ou alors face un processus qui doit encore être
nommé comme insiste Elsa Dorlin (2005)? Cette perspective pensant l'articulation du sexisme
et des discriminations de groupes doit-elle se penser en terme de race ou non? Voilà les
questions qui jalonneront notre analyse du document télévisé choisi sur le thème du port du
foulard islamique.
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Cadre théorique
La résurgence de la notion de race
Colette Guillaumin dans son livre intitulé L’idéologie raciste (2002; 1972:1
ère
ed.) montre que
les processus de discrimination, qu'elle nomme "racisme," sont les mêmes quels que soit les
différences considérées entre les groupes. En effet, le racisme désigne "toute conduite de mise
à part revêtue du signe de la permanence" (Guillaumin, 2002:110). La race, pour elle, est un
signifiant dans le sens qu'"une différence physique réelle n'existe que pour autant qu'elle est
ainsi désignée, en tant que signifiant, par une culture quelconque" (2002:96).
Les processus de racisme analysés par Guillaumin sont caractérisés par deux éléments. D'une
part, les rapports du groupe majoritaire au groupe minoritaire relèvent de l'oppression du
premier sur le deuxième. D'autre part, au niveau social, le groupe majoritaire se définit
comme la norme tandis qu'il perçoit les groupes minorisés comme marginaux, et au niveau
individuel, il se définit en tant qu'individu alors qu'il perçoit l'autre comme le reflet de son
appartenance de groupe. Ce sont donc ces types de rapports qui définissent la qualification
minoritaire et majoritaire d'un groupe et non la quantification d'individus dans un groupe.
Cette acception large du mot race pour désigner la nature des relations de pouvoir entre
groupes est dénoncée par Elsa Dorlin (2005). Elle remarque cette nouvelle propension dans
les travaux francophones à faire ré-émerger cette notion, comme nous les verrons dans les
travaux récents de Christine Delphy (2006) et Eric Fassin (2006) notamment. Le mot "race"
désigne "le rapport social qui racialise une différence sociale (…) [il] désigne (…) une
catégorie d'analyse d'un rapport de pouvoir" (Dorlin, 2005:96). Alors que les féministes se
sont battues pour déconstruire l'essentialisation du groupe femmes, ces dernières semblent
effectuer le processus inverse pour les autres rapports de domination. En voulant fragmenter
la catégorie femme(s) pour la dénaturaliser, les féministes procéderaient à une re-
naturalisation des autres catégories en acceptant l'idée qu'il y aurait un rapport de genre et de
"race", un rapport de genre et de classe etc. (Dorlin, 2005:99).
Le concept d'intersection
Pour penser les rapports de domination multiples qui s'exercent sur certains groupes, comme
le racisme, le sexisme et/ou la lesbophobie, le model proposant d'additionner les différentes
formes d'oppression s'est avéré inopérant, car trop simplificateur. Dorlin (2005) cite le cas des
femmes esclaves qui subissent un sexisme différent de celui des femmes qui les emploient et
un racisme dissemblable de celui des hommes esclaves qu'elles côtoient. Pour analyser plus
finement cette articulation des différents systèmes d'oppression, le modèle de
l'intersectionnalité a été créé.
Cette imbrication des problématiques de genre et raciales trouvent leur expression dans de
nombreux domaines: les revendications pour la parité, le pacs ou encore la prostitution, les
viols contre les femmes et le port du voile islamique constituent des cas d'analyse pour
montrer les "destins parallèles" mais également les tensions entre ces questions (Fassin,
2006). Bien que ces exemples présentés ci-dessous se déroulent principalement en France,
l'imbrication des questions sexuées et raciales ne sont pas propres à ce pays. Nous le verrons
dans le cas particulier du débat sur le port du voile islamique en Suisse.
Eric Fassin décrit deux phases dans l'articulation des questions raciales et sexuelles (sexuées).
La première période, à la fin des années nonante, est marquée par des revendications d'ordre
sexuée et sexuelle (parité – pacs) les questions raciales apparaissent "en creux", en d'autres
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termes "comme l'envers occulté des questions sexuelles" (2006:237). Pour obtenir la parité
dans le monde politique, le groupe "femmes" est dénaturalisé. En d'autres termes, la moindre
représentativité des femmes dans la vie politique n'est pas due au fait qu'elles soient femmes,
contrairement aux autres minorités (comme les Maghrébins ou les Noirs). Cette stratégie de
distanciation entre la situation de ces dernières et des groupes minorisés, leur a permis, selon
Fassin, d'être entendues dans leurs revendications
1
. Cependant, cette limitation dans l'accès à
la parité a engendré son mouvement contraire et a mis en exergue les disparités à l'encontre
des autres minorités. "En introduisant subrepticement les questions raciales dans le débat
public, les questions sexuelles ont également joué le rôle d'un "cheval de Troie". C'était bien
la porte ouverte, de manière générale, aux questions minoritaires" (2006:239).
Dans les années 2000, les liens entre les questions raciales et sexuées (sexuelles) deviennent
cette fois-ci explicites comme le montre Fassin dans son analyse politique des revendications
autour de la prostitution, des violences contre les femmes (notamment les viols collectifs) et
l'affaire du port du voile islamique. Pour ce dernier exemple, la loi contre les signes religieux
ostensibles à l'école se comprend plus comme une loi visant la communauté musulmane
plutôt que comme un rappel du principe de laïcité s'appliquant à l'ensemble des religions. Ici,
les questions sexuées sont construites en opposition aux questions raciales (Fassin, 2006;
Delphy; 2006; Roux, 2006). Cet argument sera développé ci-après dans l'analyse de notre
corpus.
Ces nombreux exemples tendent à montrer que "la politisation des questions sexuelles est
indissociablement une politisation des questions raciales (…) [et que] parler sexe, c'est parler
race, et inversement" (Fassin, 2006:241)
2
.
Les féminismes et les tensions entre sexisme et racisme
L'émergence des questions raciales dans les questions de genre provoque des tensions au sein
des mouvements féministes. Faut-il privilégier la lutte "antisexiste" au détriment de la lutte
"antiraciste" ou est-ce un faux dilemme, s'interroge Christine Delphy (2006)?
Ce questionnement s'est posé de manière explicite dans la tradition anglo-saxonne à la fin des
années nonante. Susan Moller Okin dans son ouvrage de 1999 pose la problématique en ces
termes: "Is Multiculturalism Bad for Women?". Pour cette dernière, les revendications des
minorités culturelles concernent un nombre considérable de thématiques liées aux relations
sociales entre les sexes. La majorité traite de l'autorisation du mariage avant la majorité, du
mariage forcé, du divorce favorisant les hommes, de la polygamie ou encore de l'excision
(Okin, 1999:17). Pour elle, ce sont la grande majorité des revendications des minorités
culturelles qui engendrent des tensions entre le droit à la reconnaissance de différences
culturelles spécifiques et le droit à l'égalité entre les hommes et les femmes quelle que soit
leur provenance. "Pour cette féministe, on doit parfois choisir entre les droits du groupe, qui
bénéficient aux hommes minoritaires, et les intérêts des femmes, qu'ils peuvent desservir. Au
contraire, celles-ci pourraient bien "y gagner si leur culture d'origine venait à disparaître", ou
du moins, "de préférence, si elle était encouragée à changer pour renforcer l'égalité" sexuelle"
(Fassin, 2006:244; Okin, 1999:22-23 in Fassin, 2006).
1
Cependant, pour éviter cette extension du domaine démocratique aux autres groupes minorisés, la logique de
naturalisation refait surface et fonde la différence des sexes dans la nature.
2
Fassin utilise la notion de race au sens de Guillaumin plutôt que celle d'ethnie pour mettre en évidence le
traitement discriminatoire des certaines populations qui amène à les constituer en des espèces socialement
différentes. "Seul compte ici la racialisation – qu'elle emprunte au registre culturel ou biologique" (2006:232).
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D'un autre côté, Will Kymlicka (1999) estime que le multiculturalisme et les revendications
d'égalité entre les sexes se rejoignent sur de nombreux points. Par exemple, multiculturalistes
et féministes s'accordent sur le fait que l'acquisition de droits individuels formels est
insuffisante si l'on ne tient pas compte des structures des institutions sociales: la place des
femmes sur le marché du travail ou dans la famille, le statut des langues ou le port
d'uniformes; il faut également considérer les images véhiculées à l'école et dans les médias
qui donnent une vue biaisée des rapports de genre et entre cultures, dans le sens d'une norme
du masculin ou/et d'une norme de la culture majoritaire.
Le cas particulier du foulard
Ce dilemme entre "antiracisme" et "antisexisme" émerge de manière exponentielle dans les
mouvements féministes francophones aujourd'hui suite à l'affaire du port du voile islamique à
l'école en France (France: Delphy, 2006; Suisse: Roux et al., 2006). Affaire qui déboucha sur
la loi contre le port de signes religieux à l’école, au nom du respect de la laïcité
3
(Loi Ferry du
15 mars 2004).
Symbole de l'oppression des femmes
Certaines féministes françaises (Fourest & Fiammetta, 2003; Vigerie & Zelensky, 2003)
appuient cette loi au nom de la laïcité. Accepter le voile, c'est soutenir une lecture
particulièrement sexiste et intégriste du Coran car il symbolise la place de la femme dans
l'islam tel que le lit l'islamisme, c'est-à-dire dans la soumission à l'homme. Elles interprètent
les arguments anti-racistes des multiculturalistes comme des arguments racistes envers les
femmes. Pour elles, "les religions doivent être soumises à la loi, donc au principe de l'égalité
des sexes" (Vigerie & Zelensky, 2003:13). Cette position est clairement théorisée chez A.
Guiné, qui estime "qu'il faudrait partir des droits individuels des femmes face à la différence
culturelle, c'est-à-dire s'interroger sur la manière dont cette différence affecte les femmes dans
leur droit à la protection contre la violence" (2005:199).
Un voile polysémique
D'un autre côté, F. Gaspard et F. Khosrokhavar (1995) évitent d'opposer sexisme et racisme et
adopte une démarche qui consiste à interroger les jeunes femmes qui porte le voile pour
comprendre les raisons qui les poussent à se couvrir. Elles montrent notamment que le foulard
des pré-adolescentes et des adolescentes leur permet de vivre dans de bonnes conditions la
transition entre la puberté et la vie adulte. En rassurant leurs parents sur leur "islamité", elles
peuvent investir l'espace public (école, rues, etc.). L'interdiction du port du voile pour les
élèves devient finalement une mesure sexiste car elle s'oppose au principe de la scolarisation
obligatoire pour les deux sexes.
Quant au sens du voile des post-adolescentes, il se révèle en tenant compte du contexte socio-
politico-économique dans lequel il prend place. Le sentiment d'anomie, le manque de sens
pousseraient ces jeunes filles à porter le voile. Elles perçoivent leur constellation identitaire,
provenant des cultures d'accueil et d'origine, comme déstructurée et cherchent à "bricoler" une
troisième voie identitaire. Cette stratégie de type offensive, selon la classification de
Camillieri & Vinsonneau (1996), est caractérisée par la "mise en avant de dénominateurs
communs" des deux systèmes culturels en les réinterprétant. Ici, ces filles reprennent des
"bribes de religion ancestrale" restructurées en fonction des aspirations de la jeunesse
3
Loi Ferry du 15 mars 2004 sur les signes religieux à l’école. L'article 1 déclare que "dans les écoles, les
collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une
appartenance religieuse est interdit".
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féminine. Elles se différencient et de la société française (par le port du voile) et de la
génération des parents (en revendiquant l'émancipation féminine).
Antisexisme – antiracisme: un faux débat
Pour Christine Delphy, la question reste mal posée. Il ne s'agit pas de soupeser quelle valeur,
entre l'anti-sexisme et l'anti-racisme, prime sur l'autre ou si le sexisme est plus fort dans un
groupe que dans un autre. Ces deux processus de discrimination existent bel et bien partout.
Elle refuse de considérer que certaines femmes, par exemple musulmanes, subissent un
sexisme spécifique qui serait absent du groupe qui le dénonce. Nous retrouvons ici le
mécanisme propre du racisme décrit par C. Guillaumin (2002) qui consiste à clore et rendre
irréversible la catégorie dans laquelle elles sont enfermées. Seule leur évasion du groupe
stigmatisé pour celui majoritaire, comme le prône S.M. Okin, leur permettrait d'échapper au
système patriarcal. Or pour Delphy, il faut "décentrer le patriarcat", car en concentrant le
sexisme au sein d'un groupe racialisé et en le niant chez soi, les féministes offrent à leurs
détracteurs les arguments pour casser leur lutte.
"Demain je mets le voile!"
Les propos analysés ci-après proviennent d'une émission télévisée hebdomadaire de débats
politiques produite par la Télévision Suisse Romande (TSR). Intitulée Infrarouge, elle est
produite en directe. Le décor du studio fait référence à un ring de boxe. Au milieu trône une
scène entourée de barrières sur lesquelles s’appuient les intervenant-es extérieurs juchés sur
des estrades. Au milieu, une table ronde accueille le/la journaliste face à la caméra et de
chaque côté les deux protagonistes du débat. Ces derniers sont soutenus chacun par un public
disposé derrière eux représentant leurs « supporters », c’est-à-dire les personnes qui
soutiennent leurs opinions et qui interviendront en leur faveur au cours du débat. Le genre de
l'émission est plus proche du talk-show, "dans lequel les finalités "externes" (gains vs. pertes
symboliques liés à la conflictualité du débat) prédominent", plutôt que du débat (Amey,
Clavien, 2005:223).
L’émission que nous avons choisie pour l'analyse date du mercredi 24 novembre 2004. Le
thème est formulé par une injonction : « Demain je mets le voile ! » et donne le ton du débat.
Les responsables de l’émission justifient leur choix rédactionnel en évoquant, sur le site
d’Infrarouge, les éléments d’actualité suivants : la décision de la Migros
4
d’autoriser certaines
de ses employées de confession musulmane à porter le voile au travail, décision appliquée par
la région vaudoise mais refusée par les filiales de Genève et Fribourg-Neuchâtel; l’accord
obtenu par une élève de la région de St-Gall de porter le voile à l’école tout en étant obligée
de suivre les cours de gymnastique dans un cadre mixte avec un enseignant de sexe masculin;
l’initiative populaire cantonale lancée à Bâle pour interdire le port du voile chez les
employées des services publics et enfin, les remous qu’a provoqués la loi française sur
l’interdiction des symboles religieux à l’école.
Pour les responsables de l’émission « le débat sur le voile islamique a désormais atteint la
Suisse » et ils interpellent les internautes en ces termes : « Peut-on autoriser le voile dans les
écoles, dans les services publics, dans les entreprises de notre pays… Donnez votre avis ! ».
Eléments du débat
Le corpus analysé comprend uniquement les interventions des deux protagonistes principaux
(sur les huit discutant-es). Il s'agit de Françoise Gianadda, cheffe du service valaisan du
4
La Migros est le nom donné à une chaîne de magasins suisse.
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