Détournement de théâtre Sylvain Kodama Mai 2 0 0 7 Cr éé en avril 2 0 0 8 lors de la remise des prix du con c ours Vies en S c è ne . Avec mes chaleureux remercie men t s à l’organisation du con c ours , notamment Thomas Durand, à Michel Colas, metteur en s c è ne et aux talentueux com é dien s Tatiana M â tre, St é phanie Boiry, Suzana Vieira et Romain Zeques. Ce texte est protégé par la législation française en vigueur. Toute reproduction, toute adaptation, toute représentation doit faire l’objet d’une autorisation de l’auteur ou d’une déclaration à la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques). L’auteur accueille avec joie les prises de contact directes : [email protected] Détournement de théâtre Personnages : Colombine, Pierrot, Polichinelle, le spectateur. Les trois premiers sont costumés comme à la Commedia dell’arte. Au moins Polichinelle devrait être masqué ou grimé de sorte que la confusion sur le comédien puisse être crédible. Colombine Ah, Pierrot, te voilà enfin ! Que je suis heureux de te retrouver ! Pierrot Ah, moi aussi, Colombine, moi aussi ! Colombine Ces séparations, ces rendez-vous secrets sans cesse repoussés me sont de plus en plus difficiles à supporter. Pierrot Oui…Pour moi aussi… Colombine Mais que se passe-t-il ? Je te sens emprunté, absent… Pierrot Je suis toujours aussi ému de te retrouver, Colombine, ne te méprend pas. Mais honnêtement combien de temps durera cette vie où il nous faudra nous voir en cachette ? Au fond de moi, il y a toujours l’angoisse que quelqu’un découvre notre secret et, Dieu seul sait ce qu’il arrivera alors ! Colombine Prend patience, Pierrot ! Nos familles finiront bien par s’accommoder, mais (S’interrompant) justement, voilà, ce terrible Polichinelle ! Faisons semblant de rien ! Polichinelle entre, l’air emprunté, sans mot dire. Pierrot (Un blanc) Ah, la la ! Ma pauvre Colombine, voici Polichinelle, en effet ! Colombine (Un autre blanc) Oui, mon Pierrot, et j’ai peur qu’il finisse par comprendre en nous voyant ensemble ! Pierrot, montrant ouvertement un flottement dans sa réplique Oui… il ne nous a pas encore remarqués… C’est une autre chance, mais sans doute ne va-t-il pas tarder à le faire…. Et alors, que va-t-il penser ? Quelques secondes passent, durant lesquelles chacun semble hésiter sur le comportement à adopter. Colombine, sortant un peu de son personnage Hum, hé ho ! Polichinelle ! Bonjour ! Polichinelle, sortant un pistolet et retirant son masque Bon, ça suffit. Je ne suis pas Polichinelle. Reculez tous les deux ! Pierrot Mais… qui êtes-vous ? Où est… ? Polichinelle Votre copain comédien ? Je l’ai ligoté dans les toilettes, mais il va bien. Ne vous inquiétez pas pour lui… mais plutôt pour vous. Que personne ne bouge ! Ni vous deux (puis se tournant vers le public) ni vous tous ! Sinon, je tire dans le tas ! Colombine Mais qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Polichinelle L’auteur qui vous a envoyé un texte il y a trois mois et auquel vous n’avez jamais répondu. Pierrot Mais… on peut discuter après le spectacle. Qu’espérez-vous faire sur scène ? Polichinelle Je détourne ce théâtre. Colombine Quoi ? Polichinelle Vous avez bien compris : je détourne ce théâtre. Pierrot Détourner le théâtre ? Mais de quel droit ? Polichinelle Le droit d’auteur… et aussi (montrant son arme) le droit de ceci ! Vous vous sentiez fort en méprisant ma pièce, en la froissant et la jetant dans la poubelle ? Mais le pouvoir est de mon coté maintenant ! Vous l’avez lu au moins ? Colombine Votre pièce ? Polichinelle Oui, cette pièce que je vous avais envoyée, il y a trois mois. Vous ne l’avez donc pas lu ? Pierrot No…non… Polichinelle Vous jouez une nullité de théâtre costumé, et vous ne lisez pas ce que les auteurs vivants vous envoient ? Comment peut-on vivre, nous ? Colombine Je suis désolé, monsieur. Nous lirons votre pièce, mais laissez-nous reprendre notre spectacle, s’il vous plait… et allez libérer notre pauvre collègue dans les toilettes ! Polichinelle Mais bien sûr que vous allez la lire, ma pièce ! Et maintenant, devant le public ! Pierrot Mais écoutez ! Nous sommes en plein spectacle… Polichinelle Justement ! Il y a un public nombreux, tout ouïe et peut-être plus amateur de textes de qualité que vous me semblez l’être ! Colombine Mais enfin, cela ne rime à rien… Pierrot Colombine… enfin, ma collègue, a raison : cela ne rime vraiment à rien. Même si on vous lit maintenant qu’est-ce que cela va vous apporter ? Polichinelle Vous ne comprenez donc pas la solitude de l’auteur ? Ce qui compte pour nous, c’est d’être lu, de voir nos textes confrontés au public, d’entendre les échos de nos œuvres dans ce public… Si vous, troupes, refusez de nous jouer alors nous sommes muets, coupés du monde, et voués à l’isolement, à la solitude, à la mort… Pierrot Vous ne dramatisez pas un peu… Polichinelle Mais, vous ne savez rien de ma vie, de notre vie. Vous jetez nos textes à la poubelle sans même les lire. Colombine Mais peut-être l’avons nous juste oublié, ou bien le courrier s’est perdu. D’habitude nous lisons tous les textes que nous recevons… Polichinelle La bonne excuse ! Mais peu importe, vous allez avoir l’occasion de réparer cet oubli. Ne bougez pas, je reviens ! (menaçant) Ne bougez pas, ne bougez pas ! (Il sort, puis revient avec un paquet de feuilles qu’il distribue aux comédiens). Voilà la pièce que vous n’avez pas voulu lire. Lisez-la correctement (au public) et vous, public, écoutez attentivement ! Si vous aimez, vous seriez fort aimable de me verser une petite obole…S’il y a un metteur en scène dans l’assistance, qu’il se manifeste. Je suis prêt à concéder mes droits d’auteur à bon prix. Pierrot Et s’ils n’aiment pas ? Polichinelle Comment ça, s’ils n’aiment pas ! Comment ne préféreraient-ils pas une pièce moderne, dans l’air du temps, à votre machin antique ? Colombine C’est de la commedia dell’arte. Ce n’est pas antique, vous savez ? Polichinelle Et alors ? Antiquité, moyen-âge, renaissance… peu importe ! Vos auteurs sont morts et enterrés depuis belle lurette ! C’est ça que je veux dire. Et puis, arrêtez de tergiverser et jouez donc, bon sang ! Pierrot, regardant le texte Nous ne sommes que deux. Il manque donc deux autres comédiens ! Polichinelle Quoi ? Ah, oui, c’est vrai. (Hésitant) Bon. Et bien on n’a qu’à demander à un spectateur de monter sur scène. (Il parcourt la salle des yeux et du pistolet) Des volontaires ou bien je désigne d’office ? Un spectateur du premier rang Moi, je veux bien ! Polichinelle Ah, parfait ! Venez, montez ! (Le spectateur monte sur scène) Tenez, prenez un texte ! Au nom de tous les auteurs, je vous remercie du fond du cœur d’apporter votre concours à cette… initiative. Vraiment, j’avais raison de faire davantage confiance au public qu’à ces troupes de théâtre qui ronronnent dans leurs habitudes. (Se tournant vers le public à nouveau). Un autre volontaire ? Dépêchons ? (pointant une personne) Monsieur, peut-être ? Mademoiselle ? Le spectateur Et si vous jouiez vous-même le dernier rôle ? Ce serait un honneur, une joie que d’avoir l’auteur pour la lecture de sa pièce. Polichinelle Vous croyez ? Vraiment ? (Réfléchissant) Oui, pourquoi pas… ? J’y avais pensé, mais à vrai dire, je n’avais pas trop osé… C’est que… Le spectateur, le coupant Mais si, mais si ! Polichinelle, flatté Si vous insistez… Le spectateur J’insiste. Polichinelle, jouant au cabot Bon, alors je cède. Vox populi, vox dei. L’auteur ne peut qu’écouter son public. (Il range son pistolet dans sa poche) Bien on commence ? Pierrot Oui allons-y ! (lisant) Oh, poulette, si tu savais à quel point je te kiffe… (S’interrompant). Je te « kiffe » ? Polichinelle Oui, « kiffe ». C’est du langage jeune, vous ne connaissez pas ? Pierrot Si, bien sûr, mais ce n’est pas un peu déplacé, vous trouvez ? Polichinelle, le coupant Comment ça « déplacé »? Au contraire, c’est tout à fait dans l’air du temps, furieusement contemporain. Pierrot Mais vous pensez que c’est vraiment nécessaire d’utiliser ces mots-là, de ne pas élever un peu le langage ? Polichinelle Vous vivez vraiment dans une autre époque, vous, les acteurs. Les vrais gens, ceux de la rue, ils parlent plus comme Rachid de Corbeil que comme Racine et Corneille, vous savez ! (Il rigole tout seul). Oh, pas mal, celle-là ! Faudra que je la note pour une prochaine pièce. Pierrot Désolé… Excusez-moi. Après tout, c’est vous l’auteur. Je reprends. Polichinelle Oui, s’il vous plait. Pierrot Oh, poulette, si tu savais à quel point je te kiffe. Et j’ai vachement réfléchis, tu sais. Colombine Ah ouais ? A quoi donc ? Pierrot Ben, à nous, quoi ! En fait, je te kiffe grave. Colombine, d’un ton neutre C’est vrai ? Trop cool ! Polichinelle, coupant Attendez ! Vous êtes comédiens, non ? Alors essayez d’y mettre un peu de cœur. Ne dites pas « trop cool » comme s’il venait de dire qu’il pleut dehors. C’est une déclaration d’amour qu’il vient de vous faire. Un peu d’engagement, que diable ! Colombine Oui, excusez-moi. (reprenant, d’un ton plus enjouée : ) C’est vrai ? Trop cool ! Pierrot Tu trouves ça cool ? Colombine Ouais. En fait, au début que tu t’es ramené au bahut, je pouvais pas te kiffer. Je te connaissais pas, quoi. Mais en fait, t’es super cool comme mec. Les autres meufs vont halluciner grave quand elles vont capter. Pierrot Ah ouais ? Colombine Ben ouais. T’imagine ? Sortir avec toi, c’est trop de la balle. Elles vont être jalouses à donf. (un blanc) Non, je suis désolée, je ne peux pas continuer, c’est affligeant comme texte ! Polichinelle Comment ça, affligeant ? Vous préférez les textes qui ont la respectabilité des siècles passés, n’est-ce-pas ? Ceux qui puent la poussière ! Les auteurs contemporains ne vous intéressent pas ? Pierrot Non, cela n’a rien à voir. Nous n’avons rien contre les auteurs contemporains. Vraiment ! Sincèrement ! Et peut-être les propos de votre texte sont très biens… mais c’est votre style, le langage… Polichinelle Quoi, le langage ? Oh, bien sûr, ce n’est pas en vers. Mais les jeunes d’aujourd’hui ne parlent pas en vers, voyez-vous ! Si vous voulez parler du monde de maintenant, il faut bien adopter les mots de maintenant ! Colombine Vous croyez vraiment qu’à l’époque de Racine et de Corneille, les gens parlaient en vers dans la rue ? Bien sûr que non, mais les auteurs essayaient de s’élever au-dessus du banal, du quotidien. Polichinelle Peu importe ! Je suis un auteur (coupant le mot) ré-a-liste. Je ne veux pas édulcorer la vie, mais montrer des vrais gens, des vrais jeunes, leurs soucis, leur… Colombine, le coupant Vous mélangez les problèmes. Vous voulez parler des jeunes, c’est parfait. Mais tout ce que vous réussissez à faire, c’est à les caricaturer. Vous vous moquez d’eux finalement. Polichinelle Moi, je me moque d’eux ? Moi ? Moi ? Pierrot Oui, vous. Colombine… enfin, ma collègue, a raison. Avec vos « je kiffe », « tu kiffes », « il kiffe », « nous kiffons », vous ne parlez pas des jeunes. Vous les réduisez à une façon de parler. On ne retiendra que ça de votre texte, et vous donnez l’impression de vous désintéresser de leur psychologie, de ce qu’ils pensent vraiment. Vous vous focalisez sur le langage, la forme, au détriment du fond. Polichinelle Je vous interdis… Le spectateur Je ne voudrais pas couper votre débat fort passionnant, mais… Polichinelle, se tournant vers le spectateur Oui, vous avez raison. Continuons avec ma pièce ! (Pointant du doigt Pierrot et Colombine :) Que vous n’appréciez pas mon texte, vous et toutes les compagnies de théâtre de votre espèce, je m’en moque éperdument. C’est au public que je m’adresse. Car il y aura sans doute des gens qui l’apprécieront à sa juste valeur parmi ce public si attentif. Vous, vous n’êtes que mes instruments et je me passe de votre opinion. Compris ? Colombine Bien, bien. Je ne dirai plus rien. Polichinelle, se tournant vers Pierrot Et vous aussi ? Pierrot Oui, c’est d’accord. Plus un mot. Polichinelle Parfait. J’espère ne pas avoir à le répéter. (Se retournant vers le spectateur : ) Et bien reprenez, mon ami, je vous en prie. Le spectateur Non, désolé. Polichinelle Non ? Le spectateur, sortant un pistolet Police théâtrale ! Polichinelle Police théâtrale ? Le spectateur Oui. Polichinelle C’est quoi ça ? Le spectateur Vous savez, vous n’êtes pas le premier à détourner un théâtre ! Polichinelle Ah bon ? Le spectateur Oh non ! C’est une tendance, ces temps-ci, pour les auteurs ou metteurs en scène, de capturer des théâtres ! Polichinelle Des metteurs en scènes aussi ? Le spectateur Bien sûr ! Certains disent vouloir dépoussiérer des textes anciens, leur donner une nouvelle optiques, un éclairage moderniste…. Mais, désormais nous sommes là, nous, la police théâtrale. Nous assistons aux pièces et intervenons dès qu’a lieu un détournement. (L’empoignant et le menaçant de son arme :) Allez, venez ! Et ne faites pas d’histoire ! Surtout pas d’histoire… Ils sortent. Noir.