La théorie russellienne des descriptions : « un paradigme de la

publicité
Bertrand Russell
PhiloSophie
Philippe Jovi1
La théorie russellienne des
descriptions : « un paradigme de la
philosophie »
Conférence donnée le 12 février 2003 dans le cadre
d’une journée de formation continue donnée à l’IUFM
d’Aix-en-Provence et consacrée à Bertrand Russell.
(2003)
1 Philippe Jovi est professeur au lycée Jean Cocteau de Miramas (13)
Table des matières
La théorie russellienne des descriptions : « un paradigme de
la philosophie ».........................................................................3
I. La théorie de la vérité-correspondance comme enjeu
éthique. .....................................................................................4
II – l’analyse des constituants de la proposition comme
méthode logique. .................................................................... 13
III – l’élimination des descriptions comme résultat
épistémique.............................................................................25
IV – incertitudes ontologiques comme conséquences
critiques................................................................................... 37
Brève conclusion. ....................................................................45
Bibliographie sur et autour de la théorie russellienne des
descriptions.............................................................................46
À propos de cette édition électronique...................................50
La théorie russellienne des descriptions : « un
paradigme de la philosophie ».
Dans la préface d’un ouvrage demeuré, hélas, inachevé et
consacré à l’évolution philosophique de Russell, Alan Wood
écrit : « Bertrand Russell est un philosophe sans philosophie.
On pourrait dire la même chose en disant qu’il est un philosophe de toutes les philosophies. Il n’est guère de point de vue
philosophique important aujourd’hui que l’on ne trouve reflété
dans ses écrits à une période ou une autre » 2
Il y a deux manières de comprendre cette phrase : comme
un blâme ou comme un éloge. Comme un blâme si l’on veut dire
que la très longue vie de B. Russell a été ponctuée de retournements de veste propice à la dispersion, sinon à l’inconséquence,
voire à la complaisance intellectuelle. Comme un éloge si l’on
veut dire que la fécondité des intuitions premières du philosophe s’est manifestée par leur développement progressif dans
leur application à des domaines aussi divers que la science,
l’éthique, la psychologie, la religion, l’histoire ou la politique.
Notre objectif est de montrer que c’est cette deuxième interprétation qu’il convient de faire à la lumière de « ce paradigme de
la philosophie » 3 , selon l’expression de Franck Ramsey, que
constitue la théorie russellienne des descriptions de 1905, dont
nous essaierons de préciser brièvement l’enjeu éthique, la méthode logique, le résultat épistémique et les conséquences ontologiques.
2
Essai sur l’Evolution de la Philosophie de Russell, in my Philosophical Development, trad.fr. p.326.
3 the Foundations of Mathematics and other Logical Essays, in Bertrand Russell. L’Atomisme Logique, p.7
–3–
I. La théorie de la vérité-correspondance
comme enjeu éthique.
« Mon évolution philosophique depuis les premières années de ce siècle peut en gros se décrire comme une renonciation progressive à Pythagore » 4 . Effectivement, les débuts philosophiques de Russell sont empreints d’un pythagorisme exalté
pour les mathématiques dont « la beauté froide et austère […]
nous entraîne loin de l’humain, dans le domaine de la nécessité
absolue à laquelle obéissent non seulement le monde réel mais
tous les mondes possibles » 5. Rien d’étonnant alors à ce que
tous ses premiers travaux de 1897 à 1904 soient consacrés au
problème du fondement des mathématiques, en particulier le
grand ouvrage de 1903 écrit en collaboration avec G. E. Moore,
Principles of Mathematics dont le premier objectif, comme il
l’écrit dans les premières lignes de la préface, est « de fournir la
preuve que la totalité de la mathématique pure traite exclusivement de concepts définissables au moyens d’un très petit
nombre de concepts logiques fondamentaux »6 . C’est-à-dire
que son objectif principal consiste à soutenir la thèse de la réduction logiciste selon laquelle « la mathématique et la logique
sont identiques »7 . La définition qu’il donne de la mathématique pure ou de la logique est la suivante : « la mathématique
pure est la classe de toutes les propositions de la forme ‘p implique q’, où p et q sont des propositions contenant une ou plusieurs variables, les mêmes dans les deux propositions, et où ni
4 My Philosophical
Development, XVII, trad.fr. p.260
5 ibid., p.263-264
6
Principles of Mathematics, préf., trad.fr. in Ecrits de Logique Philosophique, p.3
7 ibid., p.9
–4–
p ni q ne contiennent d’autres constantes que des constantes
logiques […] en outre la mathématique fait usage d’une autre
notion qui n’est pas un constituant des propositions qu’elle
considère, à savoir celle de vérité » 8 . Pour le Russell pythagoricien donc, la vérité est une notion dont la mathématique pure
fait usage sans jamais avoir besoin de la définir pour la raison
que la mathématique pure est entièrement analytique, « elle
dérive de prémisses purement logiques et n’utilise que des
concept définissables en termes de logique »9. Dès lors, comme
l’écrit Moore dans un article de 1899 : « on ne peut pas définir
le genre de relation qui rend une proposition vraie, une autre
fausse, on ne peut que la reconnaître immédiatement »10 . Bref,
nous ne jugeons pas de la vérité d’une proposition car celle-ci
est analytique dans le sens où notre esprit est en relation avec
les entités mathématiques de la manière la plus directe, la plus
intuitive qui soit.
Même s’il reconnaît que « la Première Guerre mondiale
devait [lui] rendre impossible de vivre dans un monde
d’abstractions » 11 , Russell va néanmoins conserver des traces
indélébiles des préoccupations épistémiques de sa première
philosophie, préoccupations qui apparaissent clairement dans
l’annonce du deuxième objectif des Principles of Mathematics
et qui est « d’expliquer les concepts fondamentaux que la mathématique admet comme indéfinissables, [ce qui] est un effort
pour voir et pour faire voir aux autres clairement ces entités de
façon que l’esprit puisse en avoir cette sorte de connaissance
directe que l’on a du rouge ou du goût de l’ananas, […] les indéfinissables sont essentiellement obtenus en tant que résidu né-
8 ibid.,
§1, p.21
9 My Philosophical Development, VII., trad.fr. p.93
10 The Nature of Judgment, in Jacob 1982 p.40
11 My Philosophical Development, XVII., trad.fr. p.266
–5–
cessaire d’un processus analytique » 12. on peut en effet rétrospectivement reconnaître là l’ébauche de trois constantes russelliennes :
– le matériau de base du philosophe, cela va être la proposition à partir de quoi s’il s’agit de « voir et faire voir aux autres
clairement » les indéfinissables en commençant par « expliquer
les concepts fondamentaux » ; ce qui veut dire que les propositions complexes de départ sur lesquelles va devoir porter l’effort
d’explication du philosophe, seront des ensembles d’objets et
non pas des ensembles de mots car « une proposition […] ne
contient pas elle-même de mots, elle contient les entités indiquées par les mots » 13, une proposition n’est ni une image mentale, ni une image linguistique, mais un fait réel qui tient lieu
d’un autre fait réel
– la tâche essentielle du philosophe, cela va être l’analyse,
le « processus analytique », c’est-à-dire la décomposition d’une
proposition, complexe dans son état premier, en une forme
pure, c’est-à-dire « celle que vous obtenez en substituant à chacun de ses constituants une variable » 14 , laquelle est donc le
« résidu nécessaire » de l’analyse, ce que Russell appelle ici
« les indéfinissables », c’est-à-dire des atomes logiques, des
éléments absolument simples qui sont justement présupposés
par toute définition et toute explication et qui, pour cette raison,
font de son idéalisme primitif un idéalisme pluraliste
– enfin, l’enjeu majeur de la philosophie, c’est d’avoir et si
possible de susciter à l’égard du résidu ultime de son analyse
une relation directe telle que « l’esprit puisse avoir cette sorte
12
Principles of Mathematics, préf., trad.fr. in Ecrits de Logique
Philosophique, p.3.
13 ibid., §51, p.78
14 The Philosophy of Logical Atomism, V, trad.fr. in Ecrits de
Logique Philosophique, p.398.
–6–
de connaissance directe que l’on a du rouge ou du goût de
l’ananas » 15, enjeu qui deviendra un paradigme de
l’épistémologie russellienne et, au-delà, de l’empirisme logique
tout entier.
En revanche la « renonciation progressive à Pythagore »
va s’enraciner dans la critique indirecte de son idéalisme à travers la prise de conscience du caractère essentiellement synthétique de la vérité à – l’occasion de discussions des théories de la
vérité respectivement du pragmatisme de James, et de
l’hégélianisme de Bradley. Selon le compte rendu que fait Russell du pragmatisme de James, « le pragmatiste soutient qu’une
croyance doit être jugée vraie si elle a certaines sortes d’effets,
[c’est-à-dire] une vérité est quelque chose qu’il est payant de
croire » 16 . Le problème est que « les espoirs de paix internationale, comme la réalisation de la paix intérieure, dépendent de
la création d’une force effective de l’opinion publique qui serait
fondée sur une estimation juste de qui a raison et de qui a tort
dans les conflits »17 . Dit d’une autre manière, il est moralement
souhaitable de se doter d’une conception de la vérité qui fasse
de celle-ci une norme publique d’évaluation des croyances capable de fonctionner comme un instrument d’arbitrage des
conflits. Une solution radicale pourrait consister dans la théorie
moniste de la vérité, telle que la défendent les néo-hégéliens tels
que Bradley : « cette doctrine, qui est l’un des fondements de
l’idéalisme moniste […] signifie qu’il n’y a rien qui soit entièrement vrai en dehors de la totalité du vrai, et que les propositions qui peuvent passer pour des vérités isolées, comme
2+2=4, […] sont seulement plus ou moins vraies ; en effet, lorsqu’on les isole artificiellement, on les dépouille des relations qui
15 ibid., préf., p.3.
16 My Philosophical
Development, XV, trad.fr. p.220-221
Pragmatism: a New Name for some Old Ways of Thinking, in
my Philosophical Development, XV, trad.fr. p.223
17
–7–
font d’elles des parties de la totalité du vrai »18 . Là encore, on
voit bien le problème : dans la mesure où il n’y a de vérité que
dans le grand tout (Dieu, la totalité des mondes possibles,
l’Esprit Absolu, etc.), que donc tout jugement portant sur une
partie de ce tout est nécessairement mutilé et confus, alors
« aucune proposition n’exprime jamais quelque chose qui soit
entièrement vrai, et aucune n’exprime quelque chose
d’entièrement faux [au point que] si des jurés ont à se prononcer sur le point de savoir si un homme est coupable d’un crime,
ce critère ne nous donne aucun moyen de distinguer entre un
verdict juste et un autre qui ne l’est pas »19 .
Bref, pragmatisme et monisme sont des doctrines objectivement complices en ce qu’elles dépouillent la notion de vérité
de toute portée pratique. Et c’est à l’occasion de la discussion de
ces deux doctrines dans les années 1905-1906, que Russell
prend brusquement conscience du caractère problématique de
la notion de vérité alors que, jusqu’en 1904, il affirmait que les
propositions sont vraies ou fausses « exactement comme certaines roses sont rouges et d’autres blanches »20 . Et ce qui rend
la vérité problématique, c’est que
– d’abord « en l’absence de croyance, le faux n’existerait
pas, le vrai non plus dans la mesure où le vrai est corrélatif du
faux » 21 , autrement dit le vrai et le faux sont des propriétés des
croyances et non pas des propositions en tant que telles : ces
qualités sont donc synthétiques en ce qu’elles dépendent des
relations que nous, humains, entretenons avec le monde extérieur et non pas, dans l’absolu, des qualités analytiques appartenant à des entités indépendantes de nous
18 The Nature of Truth, in Philosophical Essays, VI, trad.fr. p.186
19 ibid., p.189-190
20
Meinong’s Theory of Complexes and Assumptions, in Philosophical Essays, trad.fr. p.15
21 Problems of Philosophy, XII, trad.fr. p.144
–8–
– il s’ensuit que « la vérité ou la fausseté d’une croyance
dépend toujours de quelque chose d’extérieur à la croyance
même »22 , c’est-à-dire que le caractère relationnel de la vérité
suppose l’extériorité mutuelle de la croyance et de son vérificateur ; en d’autres termes, le problème de l’applicabilité pratique
de la notion de vérité impose de considérer celle-ci comme correspondance d’une croyance avec son vérificateur.
Or, un palier supplémentaire dans la « renonciation à Pythagore » va être franchi par Russell lorsqu’il va se rendre
compte, à la faveur d’un article de 1904 où il compare sa première philosophie à celle de Meinong, que le caractère relationnel (et non relatif) de la vérité s’accommode mal de l’inflation
ontologique qui caractérise l’idéalisme pluraliste des Principles
of Mathematics. En effet dans l’ouvrage de 1903, Russell écrit
que « tout ce qui peut être un objet de pensée, ou peut figurer
dans n’importe quelle proposition vraie ou fausse, ou peut être
considéré comme un, je l’appelle un terme [ce que] j’emploierai
comme synonyme des mots unité, individu et entité »23 . Par
ailleurs « on peut distinguer deux sortes de termes que
j’appellerai respectivement les choses et les concepts. Les premiers sont ceux qu’indiquent les noms propres, les seconds ceux
qu’indiquent tous les autres mots » 24 . Les choses, ce sont les
entités qu’indiquent les noms propres, ce ne sont rien d’autre
que ce que nous appelons ordinairement les individus, ou encore les objets physiques, encore que « parmi les choses, on fait
entrer tous les points et les instants particuliers, et beaucoup
d’autres entités qui ne sont pas habituellement appelées choses »25 , à savoir tout ce qui est désigné par des indexicaux (ici,
22 ibid., p.145
23
Principles of Mathematics, §47, trad.fr. in Ecrits de Logique Philosophique, p.74
24 ibid., §48, p.75
25 ibid.
–9–
maintenant, ceci, moi, etc.) et tous les personnages de fiction,
de légende, de mythe, etc. eux aussi désignés par des noms propres. Quant aux concepts, ce sont les entités qu’indiquent tous
les autres mots, c’est-à-dire en fait tous les noms communs,
tous les adjectifs et tous les verbes, les universaux, comme les a
baptisés la tradition philosophiques. De sorte que, à côté des
choses possédant des coordonnées spatio-temporelles et qui,
pour cela sont dites exister, « les nombres, les dieux d’Homère,
les relations, les chimères, les espaces à quatre dimensions ont
tous l’être, car s’ils n’étaient pas des entités d’un certain genre,
nous ne pourrions pas formuler de proposition à leur sujet »26 .
on se souvient qu’une telle luxuriance ontologique conduit au
paradoxe du relativisme souligné déjà par Platon dans Euthydème 27 : si dire la vérité, c’est dire ce qui est, et si ce qui est faux
doit bien être d’une certaine manière sous peine d’indicibilité,
alors dire ce qui est faux, c’est dire la vérité.
Mais supposons à présent que, au titre des entités qui à défaut de posséder l’existence spatio-temporelle, possède néanmoins l’être au sens des Principles, il y ait la croyance, vraie ou
fausse, considérée comme un état intentionnel. « Supposons
qu’il y ait de tels objets, et donnons-leur, avec Meinong, le nom
d’Objektive 28 […] ainsi, la question de la signification du vrai
et du faux devra d’abord être posée à propos des Objektive et
nous devons trouver un moyen de distinguer, parmi les Objektive, ceux qui sont vrais et ceux qui sont faux » 29. L’exemple
favori de Russell est fourni par le drame shakespearien dans
26 ibid., §427, p.XVII
27 Euthydème, 283e7-284c6
28
Dans un ouvrage de 1904, über Gegenstandstheorie, Meinong
soutient qu’à côté des objets (Gegenstände) qui possède l’être (Sein), il y
a place pour des objectifs (Objektive) qui eux, possèdent l’être-ainsi (Sosein), en vertu du principe scholastique dit de l’inexistence intentionnelle, principe réactivé par Brentano et assumé par la phénoménologie.
29 The Nature of Truth, in Philosophical Essays, VII, trad.fr. p.209
– 10 –
lequel Othello croit que Desdémone aime Cassio (C1), supposons qu’il croie aussi que Iago déteste Cassio (C2). Qu’est-ce qui
rend C1 fausse et C2 vraie ? Si la vérité ou la fausseté ne dépendait que de la possibilité ou non pour Othello d’entrer en relation directe avec chacune des entités indiquées par les propositions « Desdémone aime Cassio » et « Iago déteste Cassio »,
alors discriminer C1 et C2 du point de vue de la vérité et de la
fausseté serait impossible puisque Othello serait directement en
relation à la fois avec chacune des trois entités indiquées par C1
(Desdémone, Cassio, l’amour) et chacune des trois entités indiquées par C2 (Iago, Cassio, la haine). Certes cette mise en relation directe est absolument nécessaire, sinon Othello ne saurait
même pas sur quoi porte sa croyance. Mais enfin, cette mise en
relation directe ne suffit justement pas à rendre compte de la
différence de valeur entre C1 et C2.
Supposons alors qu’Othello soit en relation directe avec les
Objektive comme états de conscience consistant respectivement
à croire C1 (O1= « que Desdémone aime Cassio ») et à croire C2
(O2= « que Iago déteste Cassio »). Il est clair que O1 n’est pas
intrinsèquement faux et O2 n’est pas intrinsèquement vrai. Bien
plutôt « nous sentons que lorsque notre jugement est vrai, il
doit y avoir en dehors de notre jugement une entité qui lui correspond d’une manière ou d’une autre, tandis que, quand notre
jugement est faux, aucune entité semblable ne lui correspond » 30 . En effet, l’entité qui rend vraie C2, ce n’est pas O2,
mais le fait F2 qui consiste en ce que Iago déteste effectivement
Cassio, soit un certain arrangement d’individus et de relations
se présentant réellement dans les conditions énumérées par les
termes de la croyance elle-même, à savoir qu’il existe l’individu
Iago, l’individu Cassio, et le premier est en relation de détestation à l’égard du second. Bref, O2 (« que Iago déteste Cassio »)
n’est au mieux qu’une partie de C2 (« Othello croit que Iago déteste Cassio »), « cette expression ne possède pas par elle30 ibid., p.210
– 11 –
même une signification complète qui lui permettrait de dénoter
un objet défini »31 , elle ne possède donc pas l’unité caractéristique de l’objet en quelque sens de ce mot que ce soit : il n’y a pas
d’objet tel que O2, mais des mots qui renvoient à des objets avec
lesquels Othello est invité à se mettre en relation directe, non
pas indépendamment, mais dans le cadre d’un arrangement
factuel. Ce n’est pas comme si on disait « Othello croit Iago », et
qui signifierait qu’Othello est en relation directe (perceptive en
l’occurrence) avec un objet et un seul (Iago). Dès lors, si C1 est
fausse, ce n’est pas parce qu’O1 est une fausseté objective, mais
parce qu’il n’existe pas de fait réel F1 correspondant en ce sens à
C1. Bref, la théorie russellienne de la vérité-correspondance
exige une ontologie peuplée uniquement d’individus et de relations entre individus.
Résumons :
– pour qu’elles soient pratiquement applicables la vérité et
la fausseté doivent s’attacher à qualifier les croyances des sujets
pensants à propos d’atomes logiques, des indéfinissables qui
sont, soit des individus perceptibles, soit des relations intelligibles
– ces croyances doivent, pour être qualifiées de vraies, correspondre avec un fait extérieur à la croyance, la fausseté
n’étant que l’absence d’une telle correspondance qui consiste en
une mise en relation directe de l’esprit avec les constituants logiques de la croyance
– tant qu’il n’y a pas eu de mise en correspondance qui
fournisse à l’esprit une croyance soit vraie, soit fausse, les constituants n’en sont connus qu’indirectement, c’est-à-dire hypothétiquement, via les conditions générales de vérification de la
croyance énoncées par les conditions de vérité de la proposition.
31 ibid.
– 12 –
II – l’analyse des constituants de la
proposition comme méthode logique.
Comme l’écrira Russell en 1912, « une théorie de la vérité
doit être telle qu’elle permette de comprendre la possibilité du
faux […]. De ce point de vue, notre théorie de la croyance doit
être très différente de notre théorie de l’expérience directe » 32 .
La découverte des conséquences moralement inacceptables de
son idéalisme primitif et, corrélativement, la part croissante que
vont prendre les préoccupations épistémiques chez Russell, expliquent pour une bonne part l’intérêt qu’il va désormais accorder à la croyance. C’est pourquoi « l’exigence de comprendre la
possibilité du faux interdit de regarder la croyance comme une
relation entre l’esprit et un seul objet qui pourrait être assimilé
à ce qu’on croit » 33. En effet, si la théorie de la véritécorrespondance fait problème, c’est que la connaissance y est
relationnelle dans le sens où l’esprit est indirectement en relation avec plusieurs objets (par exemple Desdémone, Cassio et
l’amour), indirectement parce que ces objets ne sont pas directement intuitionnés mais présentés d’après leurs conditions de
vérification (par exemple, « que Desdémone aime Cassio »). Le
défi à relever est donc clairement « de savoir comment traiter
de l’erreur sans supposer l’existence du non-existant » 34 , par
exemple l’amour de Desdémone pour Cassio. Or, regarder la
croyance comme une relation indirecte de l’esprit aux objets de
sa croyance plutôt qu’à sa croyance comme objet suppose
32 Problems of Philosophy, XII, trad.fr. p.144
33 ibid., p.147
34
The Philosophy of Logical Atomism, IV, trad.fr. in Ecrits de
Logique Philosophique, p.384
– 13 –
– de considérer la forme propositionnelle « A croit que p »
comme opaque pour la raison que la clause « que p » ne désigne
nul objet (contrairement à « A croit B », ou B est un objet)
– de paraphraser « A croit que p » en « A croit ceci : il
existe un individu nommé A, il existe un individu nommé B, et
c’est un fait que le premier entretient avec le second une relation R », ce qui est moins poétique mais plus transparent.
Donc comme dans les Principles, l’analyse logique va demeurer le moyen de réduire le complexe au simple pour que
l’esprit ait une connaissance directe des constituants de celui-ci,
sauf que désormais il va s’agir d’utiliser le statut de la logique
comme langue purement formelle pour éliminer les inévitables
obscurités inhérentes à l’expression des croyances dans le langage ordinaire. Il va donc désormais s’agir d’user de la rigueur
logique pour, selon la formule de Quine, « raser la barbe de
Platon avec le rasoir d’Occam », c’est-à-dire lutter contre
l’inflation ontologique commun au réalisme naïf, au pragmatisme et à l’idéalisme. Plus précisément, l’enjeu de la paraphrase
logique va être « de procéder avec le plus petit appareil possible, […] parce qu’il n’est pas nécessaire de nier les entités que
l’on n’affirme pas, et que, par conséquent, moins on suppose
d’entités, moins on court le risque de se tromper »35 . Ce paradigme méthodologique sera repris par Wittgenstein : « le but de
la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une théorie mais une activité »36.
On pourrait objecter à Russell, à Quine ou à Wittgenstein
que la philosophie ne les a pas attendus pour dénoncer et éliminer les fautes, les illusions et les erreurs engendrées par l’usage
ordinaire du langage, voire même que, dans un certain sens,
toute philosophie, en tant qu’elle problématise la doxa, est déjà
35 ibid. p.381
36 Tracatatus Logico-Philosophicus, 4.112
– 14 –
une analyse logique du langage. Oui mais tous les usages antérieurs de l’analyse logique ont fini par s’amalgamer et par instituer un dogme dont les deux aspects corrélatifs sont, comme le
remarque Russell dans son étude sur la philosophie de Leibniz
en 1900
– que « chaque proposition est en dernière analyse, réductible à une proposition qui attribue un prédicat à un sujet »37,
toute proposition in fine sera donc de la forme canonique « A
est B », le sujet étant, au sens d’Aristote, l’expression linguistique de la substance, le prédicat celle de l’accident
– que « dans chaque proposition ainsi réduite […] le prédicat est contenu en quelque façon dans le sujet »38 , en vertu
du principe de l’inhérence du prédicat au sujet selon lequel « celui qui entendrait parfaitement la notion du sujet jugerait aussi
que le prédicat lui appartient » 39 .
Il s’ensuit que « tout jugement vrai énonçant un lien de sujet à prédicat est analytique, c’est-à-dire que le prédicat est une
partie de la notion du sujet »40 . Le problème c’est que cette
forme dogmatique d’analyse logico-grammaticale caractérise
l’idéalisme moniste que précisément Russell combat :
– la vérité y est conçue non comme correspondance mais
comme cohérence, c’est-à-dire comme non-contradiction de la
totalité des prédicats inhérents à un sujet donné et, au-delà, à la
totalité des sujets entre eux, et par conséquent « la seule proposition totalement vraie est une proposition qui attribue un pré37
A Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz, §8, trad.fr.
p.10
38 ibid.
39 Discours de Métaphysique, VIII
40
A Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz, §8, trad.fr.
p.10
– 15 –
dicat à Dieu »41, c’est-à-dire à l’entendement qui perçoit la totalité effective des prédicats
– la logique y est conçue comme langue parfaite, comme
lingua characterica universalis « de sorte que, lorsque naîtront
les controverses, on n’aura pas besoin de discuter davantage :
il suffira de se dire l’un à l’autre "calculons" » 42, ce qui
d’ailleurs est loin d’être exempt de préoccupation éthiques, mais
là encore, de type moniste, à l’opposé du pluralisme russellien.
Il appartient à Kant d’avoir le premier ébranlé l’édifice de
cette logique dogmatique qui, « depuis Aristote […] n’a pu faire
un seul pas en avant et qu’ainsi, selon toute apparence, elle
semble close et achevée » 43 . Kant est en effet le premier à avoir
remarqué que l’utilité de la logique formelle se borne, par son
caractère analytique, à n’être que « la pierre de touche à tout le
moins négative de la vérité »44 , autrement dit un simple canon
pour l’entendement et non pas un organon : « elle sert non à
étendre, mais seulement à apprécier et rectifier notre connaissance »45 . A contrario, sera prohibée toute utilisation dialectique de la logique dans l’intention de « tirer, du moins en apparence, des assertions objectives » 46 , car alors, la logique formelle devient la logique de l’illusion. Par exemple, la logique
formelle ne peut conclure à l’existence ou l’inexistence d’une
chose, car ce qui existe « s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience [tandis que] ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience […] n’est que possible » 47 . Donc
41 ibid., §10, trad.fr. p.16
42 Ecrits Philosophiques, VII
43 Kritik der Reinen Vernunft, AKIII, 7
44 ibid., AKIII, 80
45 Logique, AKIX, 13
46 Kritik der Reinen Vernunft, AKIII, 80
47 ibid., AKIII, 185
– 16 –
la logique formelle ne se préoccupe que de la condition de possibilité de la chose résidant dans la non contradiction interne de
ses prédicats : la logique ne se préoccupe que des jugements
analytiques, c’est-à-dire tels que « le prédicat B appartient au
sujet A comme quelque chose qui est contenu de manière cachée dans le concept A »48 . Ce qui explique que « dans le simple concept d’une chose, on ne saurait trouver aucun caractère
de son existence »49 , car l’existence d’une chose n’apporte aucune détermination supplémentaire au concept de cette chose.
Bref, l’existence n’est pas un prédicat analytique mais synthétique, c’est-à-dire tel que « B est entièrement hors du concept A,
bien qu’en connexion avec lui »50 , autrement dit, la proposition
« A existe », n’est pas de la forme « A est étendu » (jugement
analytique) mais plutôt de la forme « A a une cause » (jugement
synthétique a priori). La première charge menée par Kant
contre la logique aristotélicienne réinterprétée par Leibniz
conduit donc à deux découvertes fondamentales :
– la logique n’est qu’un instrument d’élimination des
contradictions internes d’une proposition et non pas une langue
parfaite et totale
– tous les prédicats ne sont pas analytiques, certains sont
synthétiques, c’est-à-dire doivent s’accorder d’une manière ou
d’une autre avec les conditions matérielles de l’expérience.
Celui qui va faire faire à la logique formelle le « pas en avant »
dont parle Kant, c’est, quelques années avant Russell, Gottlob
Frege, dont la préoccupation première est, comme pour Russell,
le fondement des mathématiques et dont la thèse logiciste est
très proche de celle du Russell des Principles : « les lois de
l’arithmétique sont des jugements analytiques […]
48 ibid., AKIII, 33
49 ibid., AKIII, 190
50 ibid., AKIII, 33
– 17 –
l’arithmétique serait donc simplement une logique développée » 51 . Certes, Frege rend hommage à Kant qui « a le grand
mérite d’avoir distingué entre jugements synthétiques et jugements analytiques » 52. Mais il lui reproche d’avoir « visiblement sous-estimé la valeur des jugements analytiques […].
Kant pense aux jugements universels affirmatifs. Dans ce cas,
on peut bien parler d’un concept sujet et demander si le concept
prédicat y est inclus […]. Mais qu’en est-il si le sujet du jugement est un objet particulier ? Qu’en est-il s’il s’agit d’un jugement d’existence ? on ne peut alors, en ce sens, parler d’un
concept sujet »53 : autrement dit, la conception kantienne de la
logique formelle permet d’analyser correctement « tous les
corps sont étendus », mais non pas « Socrate est étendu », ni
« Socrate existe ». Frege se propose en conséquence de donner
une expression convenable de ce qu’est une proposition en général. Pour cela « je pars de ce qu’on appelle fonction en mathématiques »54 , dit Frege. Prenons par exemple la formule
"2x3+x". Quelle est le rôle du signe x ? Eh bien il indique une
place vide, on pourrait écrire à sa place "2.( )3+( )", et on
s’attend à ce que cette place vide soit occupée par un nombre
déterminé. Ce qui montre que « les deux parties en lesquelles
l’expression est analysée, le signe de l’argument et le signe de la
fonction ne sont pas du même genre : l’argument est un nombre, un tout fermé sur soi, ce que n’est nullement la fonction » 55 . Autrement dit, la forme générale f (x) s’analyse, lorsqu’on remplace x par un nombre déterminé, en un signe de
fonction (f) et un signe d’argument (le nombre qui prend la
51
Grundlagen der Artihmetik, §87, trad.fr. in Ecrits Logiques et
Philosophique, p.211
52 ibid., §89, p.213
53 ibid., §88, p.211-212
54 Funktion und Begriff, trad.fr. in Ecrits Logiques et Philosophique, p.81
55 ibid., p.84
– 18 –
place vide). Donc fonction et argument ne sont pas homogènes
comme le sont le concept du sujet et le concept du prédicat dans
la logique classique : la fonction est par elle-même incomplète
tant qu’elle n’est pas saturée par un argument qui, lui, désigne
un objet, c’est-à-dire « un tout fermé sur soi ». Ce qui devient
évident lorsque « l’on analyse la proposition ‘César conquit les
Gaules’ en ‘César’ et ‘() conquit les Gaules’: la seconde partie est
insaturée, elle traîne une place vide avec elle, et ce n’est
qu’après avoir rempli cette place par un nom propre ou une
expression équivalente qu’on voit naître un sens fermé sur luimême »56 . on peut donc dire que toute proposition affirmative
n’est qu’une forme particulière de l’expression mathématique
d’une fonction saturée par un argument, ou encore un objet :
« un objet est tout ce qui n’est pas fonction, c’est ce dont
l’expression ne comporte aucune place vide »57. Et, dans le cas
particulier de la proposition affirmative, la fonction devient
concept : « un concept est une fonction dont la valeur est toujours une valeur de vérité » 58 , c’est-à-dire que, de même que
« 2x3+x » prendra la valeur « 18 » si on remplace x par « 2 », de
même « x conquit les Gaules » prendra la valeur « vrai » si on
remplace x par « César ». La forme sujet-prédicat n’est donc
que le cas particulier linguistique de la forme propositionnelle
générale fonction-argument, la fonction étant le signe d’un
concept et l’argument celui d’un objet.
Pourtant, il n’est pas difficile de trouver des exemples où
cette distinction va poser problème. Si on remplace « A » par
« Mercure, Vénus,… Pluton » et « être B » par « être les planètes du système solaire », tout va bien. Mais si on remplace « A »
par « les planètes du système solaire » et « B » par « être au
nombre de neuf », ça se complique : comment l’expression insaturée d’une fonction dans un cas peut-elle devenir l’expression
56 ibid., p.91
57 ibid., p.92
58 ibid., p.90
– 19 –
complète d’un objet dans l’autre cas ? Pire, il semble que, dans
certains cas, on puisse dire indifféremment « A est B » ou « B
est A », « Vénus, c’est l’étoile du berger » ou « l’étoile du berger,
c’est Vénus ».
Le premier cas est typique d’une construction où une fonction est l’argument d’une autre fonction, où un concept est
l’objet d’un autre concept. Cela dit, « Mercure, Vénus,… Pluton
sont les planètes du système solaire » n’a pas la même forme
logique que « les planètes du système sont au nombre de neuf ».
En effet, il faut encore distinguer entre deux sortes de déterminations : « quand je parle des propriétés qui sont dites d’un
concept, je n’entends évidemment pas les caractères qui composent le concept et qui sont des propriétés des choses qui tombent sous ce concept » 59 . « Etre un astre froid », « être un satellite du soleil », etc. sont à la fois des caractères du concept « être
une planète du système solaire » et des propriétés de chaque
objet subsumé sous ce concept. Mais l’existence, le nombre sont
des exemples de propriétés du concept qui ne sont pas propriétés de l’objet : « à cet égard, l’existence a quelque analogie avec
le nombre et affirmer l’existence, ce n’est rien d’autre que nier
le nombre zéro »60 . Cette remarque permet de résoudre le problème de la prédicabilité de l’existence. Ainsi, la forme logique
complètement analysée de « Dieu existe » est « le concept "être
Dieu" a pour propriété de ne pas avoir une extension nulle », ou
encore « il existe au moins un objet qui tombe sous le concept
"être Dieu" ». De même, « les licornes n’existent pas » doit se
paraphraser « le concept «être une licorne» a pour propriété
d’avoir une extension vide ». De même enfin, « les planètes du
système solaire sont au nombre de neuf » doit se paraphraser en
« le concept "être une planète du système solaire" a pour propriété d’avoir neuf objets dans son extension ». on voit immédiatement l’erreur de la logique classique qui a confondu pro59 Grundlagen der Arithmetik, §53, trad.fr. p.180
60 ibid.
– 20 –
priétés d’objets et propriétés de concepts : on conclut par exemple que Socrate existe de ce que les Grecs existent et de ce que
Socrate est Grec, mais, de ce que les Grecs sont nombreux et de
ce que Socrate est Grec, va-t-on conclure que Socrate est nombreux ? Et pourtant nos deux prédicats « existant » et « nombreux » sont du même ordre : ce sont des propriétés de concept
et non d’objets. Le problème que pose cette solution, c’est que,
pour préserver la forme générale de la proposition affirmative,
donc pour pouvoir admettre que des concepts puissent être dotés de propriétés, disons, de second ordre comme l’existence ou
le nombre, il faut accepter de les voir figurer en position d’objet,
tout insaturés qu’ils soient. Donc la saturation d’un objet
consiste en ce que « un objet est ce qui ne peut par être la désignation totale d’un prédicat mais peut être la désignation d’un
sujet »61 : « Socrate » est saturé, ce que n’est pas « être Socrate », donc « Socrate » ne peut être qu’en position de sujet et
Socrate est un objet. Inversement, si « être une planète du système solaire » est un prédicat insaturé et donc désigne un
concept, « le fait d’être une planète du système solaire » apparaît comme une expression saturée qui désigne un objet :
« l’article défini au singulier fait savoir qu’il s’agit d’un objet » 62. Aussi, tout sujet logique étant une expression saturée,
« la séquence de mots qui désigne un objet doit être interprétée
comme un nom propre » 63 : tout signe désignant un objet frégéen est un nom propre frégéen et réciproquement, tout nom
propre frégéen est le signe d’un objet frégéen.
D’où, le second cas épineux à discuter lorsque la proposition à analyser est, en dernière analyse, constituée de deux
noms propres frégéens, c’est-à-dire de deux signes d’objet frégéen, de telle sorte que, de même qu’un concept peut être objet
61
Begriff und Gegenstand, trad.fr. in Ecrits Logiques et Philosophiques, p.133
62 ibid., p.130
63 ibid., p.139
– 21 –
d’un autre concept, on a l’impression qu’un objet peut jouer le
rôle de concept pour un autre objet. « Vénus est une planète »,
tout comme « l’étoile du berger est une planète » sont de la
forme f (x) dans le sens où le concept « être une planète » est
affirmé successivement des deux objets que sont « Vénus » et
« l’étoile du berger ». Mais lorsqu’on dit « Vénus, c’est l’étoile
du berger », ou « l’étoile du berger, c’est Vénus », l’on a affaire à
un cas typique d’égalité dans le sens où la forme propositionnelle « A est B » doit être analysée ici en « A=B ». Or si A et B ne
font qu’un, que dit-on lorsqu’on affirme que A=B ? De toute
évidence « si l’on voulait voir dans l’égalité une relation entre
ce que désignent respectivement les noms ‘A’ et ‘B’, A=B ne
pourrait pas, semble-t-il, différer de A=A [or] A=A est a priori
et analytique, tandis que les propositions de la forme A=B ont
bien souvent un contenu fort précieux pour le progrès de la
connaissance et elles n’ont pas toujours un fondement a priori » 64 . Et en effet, il faudrait une théorie cohérentiste de la vérité (spinozienne, leibnizienne, hégélienne, etc.) pour soutenir
que A=B n’est qu’une manière mutilée et confuse d’exprimer la
Vérité, à savoir que Dieu, la totalité des mondes possibles ou
l’Esprit Absolu est au fond, identique à lui-même. A contrario,
une théorie de la vérité-correspondance conduit à admettre que
« A=B » possède une valeur de connaissance, c’est-à-dire une
valeur de vérité après vérification, ce que ne possède pas
« A=A » qui, comme le fera remarquer Wittgenstein dans le
Tractatus, est une tautologie et, qu’à ce titre, elle ne possède
aucune valeur informative, elle est Sinnloss 65 . Cette valeur de
connaissance s’explique de la façon suivante : « il est naturel
d’associer à un signe (nom, groupe de mots, caractères) outre
ce qu’il désigne et qu’on pourrait appeler sa dénotation, ce que
je voudrais appeler le sens du signe dans quoi est contenu le
64
Über Sinn und Bedeutung, trad.fr. in Ecrits Logiques et Philosophiques, p.102
65 Tractatus Logico-Philosophicus, 4.461
– 22 –
mode de donation de l’objet »66. Ce que nous apprend donc la
formulation « A=B », c’est que A et B sont deux modes de présentation (deux sens, Sinne) différents pour un même objet
(dénotation ou référent, Bedeutung) : le même objet est dénoté
par les noms propres « Vénus » et « l’étoile du berger », par
« l’eau » et « H2O », par « 4 » et « la racine carrée de 16 », etc.
D’où une deuxième solution à l’analyse du problème de
l’existence : plutôt que de paraphraser « A n’existe pas » en « le
concept "être A" est vide », on peut dire « le nom propre "A"
possède un sens mais pas de dénotation » : le nom « la licorne », le nom « Hamlet », le nom « le plus grand nombre entier » sont le mode de présentation d’une dénotation vide. En
effet, « pourquoi voulons-nous que tout nom propre ait une
dénotation en plus de son sens ? C’est dans l’exacte mesure où
nous importe sa valeur de vérité » 67. Autrement dit toute proposition dans laquelle figurera un nom propre frégéen qui n’a
pas de dénotation sera nécessairement fausse. Mais « il importe
peu de savoir si le nom "Ulysse" a une dénotation aussi longtemps que nous recevons le poème comme une œuvre d’art :
c’est donc la recherche de la vérité qui nous pousse à passer du
sens à la dénotation » 68 . D’où il suit que toute connaissance
d’un objet est une connaissance indirecte de cet objet comme le
montre cette comparaison : « je compare la lune elle-même à la
dénotation, c’est l’objet de l’observation dont dépend l’image
réelle produite dans la lunette par l’objectif, […] je compare
cette image au sens » 69. Le sens, ou mode de présentation, est
donc une entité objective et non psychologique, à travers laquelle nous atteignons éventuellement l’objet dénoté, à condi66
über Sinn und Bedeutung, trad.fr. in Ecrits Logiques et Philosophiques, p.103
67 ibid., p.109
68 ibid.
69 ibid., p.106
– 23 –
tion que le mode de présentation ne soit pas une fiction, donc à
condition que l’on puisse justifier l’existence d’une relation entre le sens et la dénotation d’un signe, ce qui va poser problème
dans le cadre d’une théorie de la vérité-correspondance, car
toute vérification ne nous mettra jamais en relation qu’avec un
mode de présentation du référent et non avec le référent luimême (l’image de la lune et non la lune elle-même).
– 24 –
III – l’élimination des descriptions comme
résultat épistémique.
En gros, on peut dire que Russell va assumer la distinction
syntaxique entre fonction et argument, tandis qu’il va rejeter la
distinction ontologique entre concept et objet dans la mesure où
la connaissance nécessairement indirecte de la dénotation d’un
objet à travers son mode de présentation (sens) est incompatible avec sa propre théorie de la vérité comme correspondance
d’une croyance et d’un fait.
Dès 1903, Russell possède la notion de fonction propositionnelle qui équivaut exactement à ce que Frege appelle fonction :
« à la place de ‘Socrate est un homme’, nous pouvons mettre
‘Platon est un homme’, ‘le nombre 2 est un homme’, etc. Nous
obtenons alors des propositions concordant en tous points sauf
quant au terme variable. Si l’on met x à la place de la variable,
‘x est un homme’ exprime le type de toute les propositions de
cette espèce : c’est une fonction propositionnelle qui sera vraie
en général pour certaines valeurs de la variable et fausse pour
d’autres » 70 . Or, nous nous rappelons que Russell a défini la
mathématique pure (ou logique) comme « la classe de toutes les
propositions de la forme ‘p implique q’, où p et q sont des propositions contenant une ou plusieurs variables, les mêmes dans
les deux propositions, et où ni p ni q ne contiennent d’autres
constantes que des constantes logiques » 71 , c’est-à-dire comme
l’ensemble des propositions de la forme ∀x, y, z, ... f(x, y, z,
...)⇒g(x, y, z, ...). Cette association de la notion de fonction pro70 Principles of Mathematics, §22, trad.fr. in Ecrits de Logique Phi-
losophique, p. 43
71 ibid., §1, p.21
– 25 –
positionnelle et d’implication formelle va s’avérer extraordinairement féconde et permet d’ores et déjà de réinterpréter le
dogme classique de la forme sujet-prédicat en éliminant la méthode syllogistique. En effet, dans la logique classique, on justifie l’attribution du prédicat « mortel » à Socrate par le raisonnement suivant : « tous les Grecs sont mortels, or Socrate est un
Grec, donc Socrate est mortel ». L’erreur de logique consiste ici
à considérer les trois propositions comme homogènes, et
comme attribuant un prédicat à un sujet. Or si « ‘Socrate est
mortel’ attribue un prédicat à un sujet qui est nommé, ‘tous les
Grecs sont mortels’ exprime la relation entre deux prédicats, à
savoir ‘être Grec’ et ‘être mortel’ » 72. Il s’ensuit que le raisonnement syllogistique, correctement paraphrasé, devient :
« ‘pour toutes les valeurs de x, si x est Grec, alors x est mortel’
et nous avons ici, au lieu d’une proposition sujet-prédicat, un
rapport entre deux fonctions propositionnelles » 73 , à savoir f(x)
(x est Grec) et g(x) (x est mortel) : que Socrate soit mortel n’est
que la conséquence de la substitution d’une constante d’objet
(Socrate) à une variable d’objet (x) après qu’on a démontré la
validité de l’implication formelle f(x)⇒g(x), c’est-à-dire entre
deux fonctions propositionnelles. C’est alors seulement que
« chacune d’entre elles devient une proposition sujet-prédicat
lorsqu’une valeur est assignée à x »74 : autrement dit, la forme
sujet-prédicat n’est que la forme particulière que prend une
fonction propositionnelle à une seule variable lorsque la variable x est remplacée par une constante d’objet. Nous voilà donc
arrivés au problème de savoir quelle sorte d’entité va bien pouvoir se voir assigner le statut de constante d’objet.
Nous avons déjà dit que, pour qu’Othello puisse confronter
aux faits sa croyance selon laquelle Desdémone aime Cassio,
une condition importante est qu’il sache sur quels objets porte
72 My Philosophical
Development, VI, trad.fr. p.83
73 ibid.
74 ibid.
– 26 –
sa croyance. A supposer que sa jalousie obsessionnelle le lui
permette, cela veut dire qu’il devra connaître directement les
éléments suivants : Desdémone, Cassio, et l’amour de la première pour le second, c’est-à-dire deux individus et une relation.
Ce qui, en termes de logique propositionnelle, va devoir
s’interpréter sous la forme f(x ; y). La question est de savoir
dans quelle mesure c’est une constante élémentaire, inanalysable, qui se substitue à une variable lorsque Desdémone prend la
place de x et Cassio celle de y. Car après tout, qu’est-ce qui nous
dit que Desdémone et Cassio sont des atomes inanalysables plutôt que des complexes, auquel cas, Othello devrait encore analyser ces complexes en leurs constituants ultimes, toujours sous
peine de ne pas savoir sur quoi porte sa croyance. L’un des principes fondamentaux et constants de l’épistémologie russellienne
(ce qu’Evans75 va appeler « le principe de Russell ») est en effet
le suivant : « la totalité de notre connaissance, aussi bien la
connaissance des choses que celle des vérités, repose sur
l’expérience directe qui en est le fondement » 76. Cette notion
d’expérience directe (acquaintance) manifeste donc une triple
exigence, à la fois empiriste au sens de Hume, éliminationiste
au sens d’Occam, et fondationaliste au sens de Descartes. Mais
alors, « si par exemple nous formulons une affirmation sur Jules César, il est clair que nous n’avons pas Jules César luimême présent à l’esprit, puisque nous n’en avons pas
d’expérience directe. C’est en réalité une description que nous
avons à l’esprit : ‘l’homme qui fut assassiné aux Ides de Mars,
le fondateur de l’Empire romain’, ou simplement ‘l’homme dont
le nom est Jules César’ - dans cette dernière description Jules
César est un son ou une configuration de signes écrits dont
nous avons l’expérience- De sorte que notre affirmation n’a pas
exactement la signification qui semble être la sienne car Jules
César n’en est pas un constituant » 77. Entendons-nous bien :
75 Varieties of Reference, II
76 Problems of Philosophy, V, trad.fr. p.71
77 Ibid., p.81
– 27 –
ceci n’est pas une conclusion sceptique. Russell ne dit pas que la
proposition que nous formons à propos d’un Jules César dont
nous n’avons pas l’acquaintance soit absurde, incertaine ou incompréhensible. Simplement elle ne porte pas sur ce sur quoi
nous croyons qu’elle porte : elle ne porte pas directement sur
l’individu Jules César mais sur quiconque satisfait les conditions générales et impersonnelles énumérées dans la description. « Nous dirons qu’un objet est connu par description
quand nous savons qu’il est le tel ou tel, c’est-à-dire quand nous
savons qu’il existe un tel objet, et un seul, qui possède une certaine propriété » 78 . Autrement dit, connaître Jules César par
description, et non par expérience directe, c’est ne posséder sur
Jules César qu’un jugement général et non pas singulier
(« l’homme qui fut assassiné aux Ides de Mars », « le vainqueur
de la guerre des Gaules », etc.) qui nous mettra en relation avec
quiconque satisfera les conditions de vérité de la proposition
dans laquelle cette expression est employée. Bref, la fonction
d’une description explicite (« le vainqueur de la guerre des Gaules ») ou non (« Jules César » pour qui n’a pas ou n’a pas eu
l’expérience directe de Jules César), n’est pas, contrairement à
ce que prétend Frege, de désigner un référent. Par exemple, la
proposition « Jules César franchit le Rubicon en janvier 49 »,
s’analyse en « il existe un individu et un seul, tel que cet individu est Jules César et franchit le Rubicon en janvier 49 ». Où l’on
voit que « être Jules César » est une fonction propositionnelle
qui même si elle n’est vraie que d’un seul x au plus, n’est pas
une expression référentielle mais une expression dénotante :
« un concept dénote quand, s’il figure dans une proposition, la
proposition ne porte pas sur le concept mais sur un terme lié
d’une façon particulière au concept »79 : si nous ne connaissons
pas Jules César par acquaintance, la proposition ne porte pas
78 Ibid., p.75
79
Principles of Mathematics, §56, trad.fr. in Ecrits de Logique Philosophique, p.86
– 28 –
sur l’individu Jules César mais sur le complexe « il existe un
individu et un seul, tel que cet individu est Jules César ».
Certes, la connaissance par description n’est pas une aberration. Bien au contraire puisque « la connaissance par description nous permet de dépasser les limites de notre expérience privée » 80 , elle est un puissant moyen d’enrichir notre
connaissance, comme l’a montré Frege. Seulement, pour satisfaire le principe de Russell dans le cadre d’une théorie de la vérité correspondance, il va bien falloir éliminer les descriptions,
c’est-à-dire les analyser afin que nous soyons in fine en relation
directe avec les constituants réels de notre expérience. « Le
principe fondamental de l’analyse des propositions contenant
des descriptions est le suivant : toute proposition que nous
pouvons comprendre doit être composée uniquement de constituants dont nous avons une connaissance directe » 81.
La raison pour laquelle les descriptions russelliennes doivent être éliminées par l’analyse logique est que « les mots du
langage ordinaire et même les noms propres sont en réalité
souvent des descriptions, autrement dit, pour exprimer de manière explicite la pensée d’un locuteur faisant un usage correct
d’un nom propre, il faut généralement remplacer le nom propre par une description. Bien plus, la description requise variera suivant les individus ou suivant le moment pour un individu »82 . En d’autres termes, les descriptions, étendent, certes,
notre connaissance, mais cette connaissance reste non seulement générale mais surtout ambiguës dans la mesure où elles
n’a pas l’ancrage objectif dans le réel qu’elles semble pourtant
avoir. L’ambiguïté (puzzle) des pseudo-noms propres, c’est-àdire des noms propres apparents employés comme descriptions
logiques est particulièrement saisissante dans les propositions
80 Ibid., p.81
81 Ibid.
82 Ibid., p.76
– 29 –
au style indirect : « quand nous disons "Georges IV voulait savoir si Scott était l’auteur de Waverley", nous voulons normalement dire "Georges IV voulait savoir si un homme et un seul
avait écrit Waverley et si cet homme était Scott". Mais nous
pouvons aussi vouloir dire "à propos de Scott, Georges IV voulait savoir si c’est lui et lui seul qui avait écrit Waverley" » 83.
Le problème consiste ici à se demander sur quoi au juste porte
la question de Georges IV. Dans un cas la question de Georges
IV porte à la fois sur l’existence hypothétique d’un et un seul
individu dénommé « Scott », et, le cas échéant, sur la possibilité
pour un tel individu d’être l’auteur de Waverley. Alors que dans
le second cas, Scott est supposé connu par expérience directe,
donc son existence est hors de doute, aussi, la question de
Georges IV ne porte-t-elle que sur l’éventuelle attribution de la
paternité de Waverley à Scott. En d’autres termes, la première
paraphrase de la croyance de Georges IV ne contient que des
expressions dénotantes générales (« être l’auteur de Waverley »
et « être Scott ») tandis que la seconde contient une expression
référentielle singulière (« Scott ») et une expression dénotante
générale (« être l’auteur de Waverley »). Ainsi, l’analyse logique
met à jour le critère qui permet à la fois de dire ce qu’est une
expérience directe (acquaintance) et ce qu’est un nom propre :
c’est que l’existence et l’unicité du référent ne sont jamais en
question. « Nous pouvons dire ‘l’auteur de Waverley existe’,
nous pouvons dire ‘Scott est l’auteur de Waverley’, mais ‘Scott
existe’, c’est de la mauvaise grammaire. On peut au mieux interpréter cette dernière proposition comme ‘la personne nommée Scott existe’, mais alors ‘la personne nommée Scott’ est une
description, et non pas un nom propre. Chaque fois qu’un nom
propre est employé comme nom propre, c’est de la mauvaise
grammaire que de dire ‘cela existe’ »84 .
83 On Denoting, trad.fr. in
84 My Philosophical
Ecrits de Logique Philosophique, p.214
Development, VII, trad.fr. p.106
– 30 –
Ainsi, la présence du quantificateur existentiel dans une paraphrase logique de la forme ∃x, f(x) pour une expression donnée
(par exemple, « il existe un individu tel que cet individu est
l’auteur de Waverley ») indique que celle-ci est une expression
dénotante qui décrit les conditions générales d’accès à un hypothétique référent : parler de l’auteur de Waverley, c’est parler de
l’éventuel individu qui existe sous réserve de correspondance de
la proposition où elle figure avec le fait vérificateur, autrement
dit sous réserve que soit vraie la proposition dans laquelle figure
l’expression « l’auteur de Waverley ». La présence du quantificateur existentiel n’a pas de sens en revanche lorsque
l’expression à paraphraser est un nom propre dont la fonction
est d’introduire directement, inconditionnellement, son référent
dans la croyance du locuteur. Il s’ensuit naturellement qu’il y a
deux manières de nier une proposition dont le sujet est une description, tandis qu’il n’y a qu’une manière de le faire si le sujet
est un nom propre. Soit la forme canonique de la proposition
« l’actuel roi de France est chauve » où l’on remplace « être
l’actuel roi de France » par f et « être chauve » par g : ∃x,
{f(x)∩[∀y, f(y) ⇒(x=y)]∩g(x). La négation peut porter sur « être
l’actuel roi de France » ⎤ ∃ x, {f(x) ∩ [∀ y, f(y) ⇒(x=y) ]∩ g(x),
ou bien sur « être chauve » ∃x, {f(x)∩[∀y, f(y)⇒(x=y)]∩ ⎤ g(x).
« Aussi, ‘l’actuel roi de France est chauve’ est certainement
faux ; mais ‘l’actuel roi de France n’est pas chauve’ est faux si
cela veut dire ‘il y a une entité et une seule qui est actuellement
roi de France et n’est pas chauve’, mais est vrai si cela signifie
‘il est faux qu’il y ait une entité qui est actuellement roi de
France et qui est chauve’ » 85 Soit maintenant la forme canonique de la proposition « Scott est l’auteur de Waverley », dans sa
deuxième paraphrase possible, où l’on remplace « Scott » par A
et « être l’auteur de Waverley » par h, l’affirmation sera de la
forme A/h (A) et « il est faux que Scott soit l’auteur de Waverley » se paraphrasera en : A/ ⎤ h(A ). Ainsi, lorsque Russell écrit
à Frege que « le Mont-Blanc lui-même, en dépit de tous ses
85 On Denoting, trad.fr. in Ecrits de Logique Philosophique, p.215
– 31 –
flancs enneigés, est partie intégrante de ce qui est actuellement
affirmé dans la proposition ‘le Mont-Blanc s’élève à plus de
4000 m’ » 86, il veut dire que l’existence du Mont-Blanc est présupposée par toute proposition où figurent les mots « MontBlanc », quand bien même elles seraient toutes fausses. Tandis
que l’existence d’un actuel roi de France, où du Scott dont, le cas
échéant, Georges IV n’aurait pas eu l’acquaintance, est impliquée par la vérité d’au moins une proposition, c’est-à-dire
conditionnée par la correspondance d’au moins une croyance
avec un fait qui autoriserait le locuteur à faire l’expérience directe d’un certain individu doté de certaines propriétés.
Ce que révèle la paraphrase d’une proposition contenant une
expression dénotante (description) en position de sujet grammatical de la forme ∃x, {f(x) ∩[∀y, f(y)⇒(x=y)]∩g(x), c’est donc
qu’il y a deux conditions de vérité et non pas une seule : ∃x, {f(x)
∩[∀y, f(y)⇒(x=y)], qui est la clause d’existence et d’unicité d’un
certain individu ; et g (x), qui est la clause attribuant une propriété au-dit individu. C’est pourquoi la preuve ontologique de
l’existence de Dieu manque nécessairement son but : « ‘L’être le
plus parfait a toutes les perfections ; l’existence est une perfection ; donc l’être le plus parfait existe’ devient ‘il existe une entité x et une seule qui est la plus parfaite ; elle a toutes les perfections ; l’existence est une perfection ; donc elle existe’. Ce qui ne
constitue pas une preuve, car la prémisse ‘il existe une entité x
et une seule qui est la plus parfaite’ n’est pas prouvée »87 . Dit
d’une autre manière, ce qui est en question dans la preuve ontologique, c’est précisément ce qui est supposé décidable analytiquement, à savoir l’existence et l’unicité d’un référent pour
l’expression « l’être le plus parfait », laquelle ne peut pas être
présupposée si on n’a pas d’acquaintance avec le référent, fût-il
divin. Car la forme ultime, complètement analysée de la propo86
Lettre de Russell à Frege du 12 décembre 1904, in Perry 1999,
trad. fr. p.185
87 ibid., p.216
– 32 –
sition « je pense que Dieu existe » est la suivante : « je pense
qu’il existe un être et un seul tel que cet être est Dieu (ou «est
appelé Dieu», ou "est l’être le plus parfait", etc.) » et non pas « à
propos de Dieu, je pense qu’il existe », ce qui ne veut rien dire.
En tout cas « le fait que vous puissiez discuter de la proposition
‘Dieu existe’ est une preuve que ‘Dieu’, tel qu’il est employé dans
cette proposition est une description et non un nom. Si ‘Dieu’
était un nom, aucune question ne pourrait surgir à propos de
son existence »88 . Bref, l’existence, comme l’a déjà fait remarquer Frege, n’est pas une propriété des individus mais des
concepts, c’est-à-dire, en langage russellien, des fonctions propositionnelles : « quand on prend une fonction propositionnelle
quelconque et que l’on affirme qu’elle est possible, c’est-à-dire
qu’elle est parfois vraie, cela vous donne le sens fondamental
de l’existence » »89 . En d’autres termes, dire que Dieu existe,
dire que les licornes existent, c’est dire que les fonctions propositionnelles « x est Dieu » ou « x est une licorne » peuvent donner lieu à des propositions vraies lorsqu’on assigne une constante à la variable x. Ainsi « Dieu existe », correctement paraphrasée, devient « il existe un être et un seul tel que cet être a la
propriété d’être Dieu », c’est-à-dire, en généralisant, « il est
possible de construire une proposition vraie avec l’expression
dénotante "être Dieu" ». Or si l’existence n’est pas propriété
d’objet, les modalités n’en sont pas non plus : il n’y a pas d’être
nécessaire, mais « on peut dire qu’une fonction propositionnelle
est nécessaire quand elle est toujours vraie »90 . on dira par
exemple que la fonction propositionnelle « x=x » est nécessaire
pour dire qu’elle donne toujours une proposition vraie quelle
que soit la constante que l’on substitue à x. D’où le constat que
« la confusion entre propositions et fonctions propositionnelles
a engendré une grande quantité de fautes philosophiques : une
88
The Philosophy of Logical Atomism, VI, trad.fr. in Ecrits de
Logique Philosophique, p.410
89 ibid., V, p.392
90 ibid., p.391
– 33 –
grande partie de la philosophie traditionnelle se réduit à
l’attribution aux propositions de prédicats qui ne s’appliquent
qu’aux fonctions propositionnelles et parfois, pis encore, à
l’attribution aux individus de prédicats qui ne s’attribuent
qu’aux fonctions propositionnelles » 91 : les individus sont bleus
ou délicieux, les propositions sont vraies ou fausses, les fonctions propositionnelles sont nécessaires ou existantes, mais il
n’y a pas plus d’individu existant ou nécessaire que de proposition bleue ou de fonction propositionnelle délicieuse. Il y a là
trois types logiques absolument distincts.
Il suit de tout cela que « une expression dénotante est essentiellement une partie d’une phrase et n’a pas, comme la plupart des mots simples, de signification par elle-même […] ce
n’est qu’une expression et rien qui puisse être appelé le
sens » 92. Une description n’a pas de sens a priori : ce n’est pas,
au sens kantien « le concept d’un objet possible » qui nous apporterait une connaissance synthétique a priori ; mais ce n’est
pas non plus, au sens frégéen, un mode de présentation autonome qui nous fournirait la connaissance d’un Sinn mis à jour
par l’analyse logique. Rien de tout cela : les expressions dénotantes sont des expressions générales de même type logique que
les fonctions propositionnelles : l’expression « l’actuel roi de
France » équivaut à « il existe un et un seul individu qui soit
actuellement roi de France ». En ce sens, on peut bien entendu
la comprendre in abstracto en saisissant directement les atomes
logiques dont cette fonction propositionnelle est constituée,
mais pour qu’elle désigne un référent et un seul, il faut qu’elle
devienne proposition correspondant à un fait qui la vérifie.
Donc l’expression « l’actuel roi de France » doit être contextualisée in situ donc, par elle-même, elle n’est qu’un symbole incomplet : « par symbole incomplet, nous entendons un symbole
91 ibid.
92
On Denoting, trad. fr. in Ecrits de Logique Philosophique, p.212-
213
– 34 –
qui n’est supposé n’avoir aucun sens isolément et qui n’est défini que dans certains contextes […]. Par là, ces symboles se distinguent de ce qu’on peut appeler les noms propres […] qui
possèdent un sens par eux-mêmes, sans l’aide d’aucun
contexte » 93, un sens, c’est-à-dire une référence, puisque Russell ne reconnaît pas la légitimité de la distinction frégéenne. En
d’autres termes, « Scott est l’auteur de Waverley » indique un
fait vérificateur dont Scott lui-même est un constituant si et
seulement si nous avons eu l’expérience directe de Scott, auquel
cas, la reconnaissance de l’individu Scott est l’un des éléments
de la vérification de la proposition. Mais « Scott est l’auteur de
Waverley » indique un fait vérificateur dont Scott n’est pas un
constituant si nous n’avons jamais eu l’expérience directe de
Scott, auquel cas, pour vérifier la proposition, il faudra remplacer la mention « Scott » par une description (« l’individu qui a
telle et telle propriété », on peut imaginer une sorte de portrait)
et ce sont les éléments de cette description que nous devrons
alors confronter aux faits. Dans le premier cas, « Scott » est un
symbole complet, qui désigne son référent in abstracto. Dans le
second cas, « Scott » ou une description équivalente, est un
symbole incomplet qui désigne son référent in situ mais ne veut
rien dire par lui-même. La conception russellienne de la complétude n’est donc pas celle de Frege, puisque « toutes les expressions contenant le mot ‘le’ sont des symboles incomplets :
elles ont un sens quand on en fait usage, mais non pas isolément. Car ‘l’auteur de Waverley’ ne peut vouloir dire la même
chose que ‘Scott’, ou bien ‘Scott est l’auteur de Waverley’ voudrait dire la même chose que ‘Scott est Scott’, ce qui n’est manifestement pas le cas. Mais ‘l’auteur de Waverley’ ne peut non
plus vouloir dire autre chose que «Scott», ou alors ‘Scott est
l’auteur de Waverley’ serait faux. Donc ‘l’auteur de Waverley’
ne veut rien dire du tout »94 . En d’autres termes, « l’auteur de
93
Principia Mathematica, ch.III, trad. fr. in Ecrits de Logique Philosophique, p.309
94 ibid., p.311
– 35 –
Waverley » n’est pas plus un constituant de « Scott est l’auteur
de Waverley », que « rate » n’est un constituant de « Socrate ».
– 36 –
IV – incertitudes ontologiques comme
conséquences critiques.
Russell nie donc, contre Frege, qu’un signe puisse avoir
quelque chose comme un sens (mode de présentation, Sinn)
distinct de sa référence (dénotation, Bedeutung). De deux choses l’une : ou bien un signe est le nom propre d’un être dont
nous avons l’expérience directe, ou bien il est un symbole incomplet dont il convient de préciser de quoi il est susceptible de
nous donner l’expérience directe (au minimum, ce sera le son
ou la trace sur le papier). D’où le dernier problème à élucider
ici : de quelles sortes d’être avons-nous au fond l’expérience directe et donc quels sont les nom propres authentiques de notre
langage ? on se souvient que, dans sa première philosophie,
l’ontologie de Russell était peuplée à la fois de choses, c’est-àdire d’objets spatio-temporels et de concepts, c’est-à-dire
d’objets simplement intelligibles. Mais que reste-t-il après passage du rasoir d’Occam consécutif à la critique de l’idéalisme, du
pragmatisme, de Kant, de Meinong et de Frege, lorsque Russell
est en possession du principe épistémique de la nécessité de
faire l’expérience directe des constituants ultimes des propositions que nous comprenons ? « Ma connaissance de la table en
tant qu’objet physique n’est pas une expérience directe : en tant
que telle, elle est acquise à travers l’expérience directe des
sense-data, de l’apparence de la table »95 . Cette position, très
berkeleyenne96 , nous apprend que les sense data, c’est-à-dire le
percipere comme corrélat du percipi, vont nécessairement faire
partie de cette substance du monde, ou plutôt de ce substrat
dont nous avons l’expérience directe et donc dont l’existence ne
95 Problems of Philosophy, V, trad.fr. p.70
96 cf. Principes de la Connaissance Humaine, §3, 35, 36
– 37 –
peut pas être mise en question. A partir de là « la première extension à considérer au-delà de la sphère des sense-data est
l’expérience directe par la mémoire » 97. Position humienne
cette fois-ci qui fait des idées présentes l’empreinte des impressions passées 98 et qui, pour cela, leur conserve quelque chose
de leur force et de leur vivacité. « La seconde extension
concerne l’expérience directe par introspection […] Quand je
vois le soleil, j’ai souvent conscience de voir le soleil et ainsi le
fait que je vois le soleil est un objet dont j’ai l’expérience directe
[…] on peut parler ici de conscience de soi […] Nous dirons
donc qu’il est probable que nous ayons l’expérience directe de
notre moi » 99 . L’importance de cette remarque, passablement
embarrassée, apparaît plus loin lorsqu’il explique que la plupart
des noms propres grammaticaux ne sont en fait que des descriptions logiques. Soit par exemple une affirmation sur Bismarck : seul « Bismarck lui-même peut faire usage de son nom
pour désigner l’individu dont il a l’expérience directe »100 , ce
qui limite l’usage légitime du nom propre grammatical à de rares usages comme la présentation ou la signature. Enfin « outre
l’existence des choses particulières et possédant l’existence,
nous avons l’expérience directe des universaux, c’est-à-dire des
idées générales » 101. En résumé : ce dont nous avons
l’expérience directe, ce qui doit donc constituer le résidu ultime
de toute analyse bien conduite du contenu de nos croyances, ce
sont nos données perceptives, internes ou externes, notre mémoire, notre moi, ainsi que les universaux. Tout le reste est
connu indirectement par description, c’est-à-dire par inférence
à partir de cela. Il s’ensuit que « tous le objets de la vie quoti97 Problems of Philosophy, V, trad.fr. p.71
98
cf. Traité de la Nature Humaine, I, i, 1 et Enquête sur
l’Entendement Humain, II
99 Problems of Philosophy, V, trad.fr. p.72-74
100 ibid., p.77
101 ibid., p.74
– 38 –
dienne se trouvent de la sorte exclus de ce qu’il y a dans le
monde et à leur place, vous apercevrez qu’il y a un certain
nombre de particuliers éphémères du genre de ceux dont vous
êtes immédiatement conscients par les sens » 102. Mais alors, en
dehors de ce vestige du pythagorisme primitif de Russell que
constituent les termes indiquant les relations, les seuls noms
propres authentiques seront nécessairement ce qu’il appellera
plus tard encore des circonstanciels égocentriques (egocentric
particulars) : « ce sont des mots tels que ceci, cela, je, vous, ici,
là, maintenant, alors, passé, etc. […] Le mot ‘ceci’ par exemple
paraît avoir le caractère d’un nom propre en ce qu’il désigne
simplement un objet sans le décrire à aucun degré […] ‘Ceci’ est
un nom que nous donnons à l’objet auquel nous prêtons attention, mais nous ne pouvons pas définir ‘ceci’ comme ‘l’objet auquel je prête attention maintenant’ parce que ‘je’ et ‘maintenant’ contiennent ‘ceci’ »103 . Bref, ces noms propres logiques
qui font directement référence au résidu ultime du contenu de
nos croyances et en quoi doit pouvoir se paraphraser toute proposition que nous comprenons, ce sont les termes indiquant la
position spatio-temporelle d’un événement perceptif élémentaire relativement à un esprit percevant.
Cette conséquence ontologique de la stricte application du
rasoir d’Occam dans la théorie des descriptions, bien que proche de l’immatérialisme berkeleyen et du scepticisme humien,
est toutefois gênante rapportée aux enjeux éthique et épistémique que Russell n’a cependant jamais perdus de vue. Car la
question est : comment reconstruire l’espace public des objets
macroscopiques en les dérivant des sense-data, ou, ce qui revient au même, quelle est l’utilité sociale d’expressions singulières qui s’analysent toutes en un je-ici-maintenant ? Pour terminer, nous évoquerons rapidement trois grands courants com102
The Philosophy of Logical Atomism, VIII, trad.fr. in Ecrits de
Logique Philosophique, p.434
103 An Inquiry into Meaning and Truth, VII, trad.fr. p.124
– 39 –
plémentaires de critiques dirigées contre cette conséquence ontologique indésirable de l’analyse logique russellienne : la première concerne les notions de constante logique et de sujet pensant, la seconde celle de référence à un constituant ultime de la
réalité, la troisième celle de pseudo-nom propre comme abréviation d’une description.
Nous avons dit que les constantes logiques, c’est-à-dire les
constituants élémentaires de tout terme de relation (par exemple l’amour de Desdémone pour Cassio), figurent parmi les entités dont il est impératif d’avoir l’expérience directe. L’un des
problèmes que pose cette exigence, c’est que cela ressemble plus
à une survivance rationaliste, quelque chose comme des idées
innées, qu’à un requisit empirique. Or « la possibilité de la proposition repose sur le principe de la position de signes comme
représentants des objets. Ma pensée fondamentale est que les
constantes logiques ne sont les représentants de rien. Que la
logique des faits ne peut elle-même avoir de représentant » 104 .
Autrement dit il y a une logique de la représentation, parce qu’il
y a une logique de ce qui est représenté, et bien entendu, c’est la
même logique : elle réside dans la position spatio-temporelle
relative des objets qui composent le fait et dans la position isomorphe des signes qui composent la représentation du fait. Dès
lors, toute image, toute pensée, toute proposition est un tableau
(Bild) d’un fait qui partage avec celui-ci une structure spatiotemporelle commune : la logique. Par exemple « le disque de
phonographe, la pensée musicale, la notation musicale, les ondes sonores sont tous, les uns par rapport aux autres, dans la
même relation représentative interne que le monde et la langue : à tous est commune la structure logique » 105, laquelle ne
peut donc que se montrer et non pas s’analyser. Il s’ensuit premièrement que l’analyse logique de la proposition ne laisse subsister que des signes d’objet et non pas des signes de relation ;
104 Tractatus Logico-Philosophicus, 4.0312
105 ibid., 4.014
– 40 –
deuxièmement, dans la mesure où « l’image logique des faits
est la pensée » 106, il n’y a pas non plus de sujet pensant : la pen
sée est un fait parmi les faits ; troisièmement, l’absence de constante logique et de sujet pensant permet d’étendre la notion russellienne d’expressions dénotantes qui ne dénotent rien (de descriptions vides) au domaine de la métaphysique : en effet, fait
de la métaphysique celui qui « a omis de donner, dans ses propositions, une référence à certains signes » 107. Une fois éliminés les pseudo-propositions métaphysiques, il ne demeure plus
que des faits : « le monde est la totalité des faits, non des choses »108 . on passe donc insensiblement d’une ontologie des objets à une ontologie des faits comme constituants ultimes du
monde : l’atomisme logique devient positivisme logique.
Avec Quine, on franchit une étape supplémentaire en passant
du positivisme logique au holisme logique qui renonce à la notion même de constituant ultime du monde. Quine imagine une
expérience dite de « traduction radicale » : soit un linguiste
anglophone qui étudie les mœurs d’une tribu jusque là inconnue
et qui s’évertue à établir un dictionnaire de traduction indigèneanglais. Pour réaliser sa traduction, il doit d’abord décider à
quels faits correspondent les énonciations indigènes pour ensuite les faire correspondre à des phrases anglaises. Le problème est que, pour réaliser la première opération, il va faire des
hypothèses en anglais. En d’autres termes, il ne va pas traduire
l’indigène en anglais mais l’anglais en indigène. En effet « le
langage est un art social. Pour l’acquérir, nous dépendons entièrement d’indices accessibles intersubjectivement relativement à ce qu’il y a lieu de dire et au moment de le dire et au
moment de le dire. Dès lors, il n’y a aucune justification pour
conférer des significations linguistiques […] et l’entreprise de
traduction se révèle affectée d’une certaine indétermination
106 ibid., 3
107 ibid., 6.53
108 ibid., 1.1
– 41 –
systématique »109. Il n’y a donc pas à proprement parler de fait
vérificateur, d’expérience cruciale, et la logique n’est pas la
structure du monde mais une sorte de langage premier dans
lequel nous paraphrasons les expressions ordinaires ambiguës.
L’analyse ne dégage donc pas de constituants qui soient les référents ultimes de leurs désignateurs et il n’y a donc pas non plus
de noms propres logiques désignant des constituants ultimes de
l’ontologie. Dès lors, la distinction russellienne fondamentale
entre noms propres et descriptions s’évanouit dans le sens où
« la notion de référence à doit être reclassée en notion de vérité
de, et l’expression singulière f (A) doit être reclassé en expression générale d’extension singulière ∃x, {f(x)∩(x=A)} » 110 : « Socrate a bu la ciguë » devient « il existe un individu, tel que cet
individu a bu la ciguë, et cet individu est Socrate », ce qui a pour
effet de réhabiliter le sens ordinaire de l’expression « Socrate
existe ». on en revient donc en quelque sorte à la logique classique (celle de Port-Royal par exemple) à la différence que la paraphrase quinienne mêle indissolublement les données observationnelles et les données théoriques puisque la frontière entre
les deux est indécidable. D’où la formule quinienne « être, c’est
être la valeur d’une variable » 111 , c’est-à-dire qu’existe ce qui
peut remplacer une variable dans le cadre d’une théorie considérée comme valide : « nous portons notre attention sur les
variables liées quand nous faisons de l’ontologie, non pour savoir ce qui est, mais pour savoir ce qu’une remarque ou une
doctrine donnée, la nôtre ou celle de quelqu’un d’autre, dit qui
est »112 . Toute ontologie est donc toujours relative à une théorie
acceptée dans un certain contexte social.
109 Word and Object, préf., trad.fr. p.21
110
The Scope and Language of Science, trad.fr. in de Vienne à
Cambridge, p.231
111 Pursuit of Truth, §10, trad.fr. p.51
112 From a Logical Point of View, trad. fr. in Quine en Perpsective,
p.100
– 42 –
Une fois l’ontologie déprivatisée, et dénaturalisée, la distinction russellienne entre nom propres et descriptions peut
avec profit être réhabilitée et appliquée à l’ontologie macroscopique des objets ordinaires. Supposons avec Kripke que la référence du nom propre « Cicéron » soit indirectement déterminée
par le contenu d’une description, par exemple « celui qui a dénoncé Catilina ». « En réalité, la plupart des gens, quand ils
pensent à Cicéron, pensent simplement à un célèbre orateur
romain, sans prétendre soit qu’il n’y en ait eu qu’un, soit qu’il
faille en savoir plus sur Cicéron pour que son nom ait un référent » 113 . Ce qu’il veut dire, c’est que « Cicéron » est pour nous
un moyen commode de penser à un individu que nous décrivons
de telle ou telle façon certes, mais que nous pourrions après tout
décrire tout autrement. Au point que s’il s’avérait que ce ne fût
pas Cicéron mais Pompée par exemple qui avait dénoncé Catilina devrions-nous dire que, chaque fois que nous avons pensé à
Cicéron, c’est à Pompée en réalité que nous avons pensé, devrions-nous dire que puisque Cicéron n’a pas dénoncé Catilina,
alors Cicéron n’a pas été Cicéron ? Non, car à supposer que la
description « celui qui a dénoncé Catilina » ait été associée par
erreur au nom propre « Cicéron », nous pourrions tout de
même apprendre de nouvelles choses sur Cicéron, mais à condition bien entendu de préserver le statut du nom propre comme
ce à quoi on accroche une description informative. En ce sens,
« les noms propres sont des désignateurs rigides. Ils satisfont
sans aucun doute au test intuitif mentionné plus haut »114 : si N
est le nom d’un individu réel et D une description coréférentielle à N, la phrase « en réalité N n’a pas été D » peut
être vraie ou fausse, mais « en réalité N n’a pas été N » n’a aucun sens dans la mesure où « être N » est une propriété essentielle de N qui consiste simplement à introduire l’individu N
dans un discours informatif, et ce, que nous en ayons ou non eu
l’expérience directe. Il s’ensuit deux conséquences extrêmement
113 Naming and Necessity, II, trad.fr. p.68
114 ibid. I, p.36
– 43 –
importantes : d’abord on a là l’exemple d’une théorie causale de
la référence « un bébé naît, ses parents lui donnent un nom,
parlent de lui à leurs amis […] ; à travers des conversations de
toutes sortes, le nom est transmis de maillon en maillon ; un
locuteur situé tout-à-fait au bout de la chaîne […] est en mesure
de faire référence à cet individu quand bien même il est incapable de l’identifier dans ce qu’il a d’unique »115 ; ensuite et corrélativement, il y a là l’idée de ce qu’Evans appelle « une division sociale du travail linguistique entre les consommateurs
qui ne sont pas en contact avec le référent mais peuvent être
introduits à la pratique référentielle, soit par des informations
utiles […] soit par l’audition de phrases où le nom est employé,
et les producteurs qui sont, en plus de cela, de temps en temps
en contact avec le référent » 116 . Bref, les noms propres ne sont
jamais des expressions générales : leur fonction est toujours de
pouvoir désigner une entité individuelle dans tous les contextes
possibles, quitte à ce que son identité ne soit pas présupposée
mais constituée au contraire par l’usage social du nom propre.
115 ibid. II, p.79
116 Varieties of Reference, XI, 2, p.376-377
– 44 –
Brève conclusion.
Il va de soi que Russell tiendra compte, tout au long d’un
parcours intellectuel d’une extraordinaire longévité, d’un certain nombre de critiques qui ne cesseront d’enrichir sa réflexion. Mais il demeurera toujours fidèle au principe de parcimonie qui, comme il le dit lui-même, caractérise sa « renonciation progressive à Pythagore ». Une formulation particulière
de ce principe consiste à dire que « la logique mathématique a
pour but, non de donner aux mots un statut ontologique qui
pourrait être mis en doute, mais plutôt de diminuer le nombre
de mots dont la signification directe est de désigner un objet » 117. Voilà bien le principe paradigmatique que Russell lègue
à la philosophie toute entière : lorsque le sage montre la lune, il
est prudent au préalable de jouer à l’imbécile en examinant le
doigt.
117 My Philosophical
Development, XVIII, trad.fr. p.297
– 45 –
Bibliographie sur et autour de la théorie
russellienne des descriptions.
Ouvrages de base de Russell :
– Ecrits de Logique Philosophique – trad. fr. J. M. Roy – PUF – 1989 (recueil d’extraits significatifs des Principles of Mathematics de 1903, des Principia Mathematica de
1910, et surtout texte intégral de l’article on Denoting de 1905
et des conférences the Philosophy of Logical Atomism de 1918)
– Problèmes de Philosophie – trad. fr. F. Rivenc –
PAYOT – 1989 (notamment les ch. V, XII et XIII)
– Introduction à la Philosophie Mathématique –
trad. fr. F. Rivenc – PAYOT – 1991 (ch. XVI)
Ouvrages complémentaires de Russell :
– Signification et Vérité – trad. fr. P. Devaux –
FLAMMARION – 1969 (complément des deux premiers ouvrages pour saisir l’évolution épistémologique de l’auteur)
– Essais Philosophiques – trad. fr. F. Clémentz et J. -P.
Cometti – PUF – 1997 (ch. IV, V, VI, VII sur les enjeux de la
théorie de la vérité-correspondance)
– La Philosophie de Leibniz – trad. fr. J. et H. Ray –
GORDON & BREACH – 1970 (introduction remarquable tant à
la philosophie de Leibniz qu’aux préoccupations épistémologiques de Russell en 1900)
– 46 –
– Histoire de mes Idées Philosophiques – trad. fr. G.
Auclair – GALLIMARD – 1961 (autobiographie philosophique
détaillée et pleine d’humour, cf. notamment les ch. VI, VII, XII,
XV, XVII)
Prédécesseurs, héritiers et critiques de Russell :
– G. Frege – Ecrits Logiques et Philosophiques –
trad. fr. C. Imbert – SEUIL – 1971 (cf. notamment les articles
Funktion und Begriff de 1891, Begriff und Gegenstand de 1892
et surtout über Sinn und Bedeutung de 1892)
– L. Wittgenstein – Tractatus Logico-Philosophicus
– trad. fr. G. G. Granger – GALLIMARD – 1993 (l’introduction,
rédigée par Russell, est en partie à l’origine de la brouille entre
les deux philosophes)
– collectif – Wittgenstein : les mots de l’esprit –
VRIN – 2001 (cf. notamment les articles de S. Gandon les Origines Russelliennes du Concept de Problème Philosophique
chez Wittgenstein, et de P. Faria à l’Ecoute de Russell)
– W. V. O. Quine – La Poursuite de la Vérité – trad. fr.
M. Clavelin – SEUIL – 1993 (excellente introduction à la critique de l’empirisme et de l’atomisme logiques et au holisme
épistémologique de l’auteur)
– S. Kripke – La Logique des Noms Propres – trad. fr.
P. Jacob et F. Recanati – MINUIT – 1982 (critique de notion
russellienne de pseudo-nom propre et introduction à la logique
modale de l’auteur)
– P. F. Strawson – Les Individus – trad. fr. A. Shalom et
P. Drong – SEUIL – 1973 (réhabilitation de la dichotomie clas-
– 47 –
sique sujet-prédicat sur la base d’une ontologie des objets macroscopiques)
– J. Perry – Problèmes d’Indexicalité – trad. fr. J. Dokic et J. Preisig – CSLI – 1999 (approfondissement et critique
de l’intuition russellienne selon laquelle les noms propres authentiques sont des indexicaux)
– collectif – La Philosophie Analytique – MINUIT –
1962 (actes du colloque de Royaumont en 1958, première rencontre de la philosophie « analytique » avec la philosophie
« continentale » représentée, entre autres, par J. Wahl, F. Alquié et M. Merleau-Ponty ; cf. notamment les interventions de
J. O. Urmson Histoire de l’Analyse et de W. V. O. Quine le Mythe de la Signification)
– P. Jacob éd. – de Vienne à Cambridge – trad. fr. P.
Jacob – GALLIMARD – 1980 (recueil d’articles consacrés au
double héritage russellien : du positivisme logique -Vienne- à
de la philosophie du langage ordinaire – Cambridge ; cf. notamment les deux articles de Quine two Dogmas of Empiricism
de 1951 et the Sope and Language of Science de 1955)
Ouvrages d’exposition et de commentaire des
principes de l’analyse logique chez Russell :
– G. Evans – The Varieties of Reference – OXFORD
UNIVERSITY PRESS – 1982 (examen approfondi, malheureusement non traduit en français, du « principe de Russell’et
comparaison avec Frege)
– A. Benmakhlouf – Bertrand Russell : l’Atomisme
Logique – PUF – 1996 (exposé clair et détaillé des principaux
enjeux de l’épistémologie et de l’analyse logique russelliennes)
– 48 –
– J. Vuillemin – Leçons sur la Première Philosophie
de Russell – ARMAND COLIN – 1969 (analyse précise et rigoureuse des fondements de l’épistémologie logique de Russell
telle qu’elle se dégage des Principles de 1903)
– L. Linsky – le Problème de la Référence – trad. fr. S.
Stern-Gillet, P. Devaux et P. Gochet – SEUIL – 1974 (confrontation Russell-Strawson à propos du problème de l’existence
dans l’analyse des descriptions)
Ouvrages généraux faisant référence à la théorie
russellienne des descriptions :
– L. Vax – l’Empirisme Logique – PUF – 1970
– P. Jacob – l’Empirisme Logique : ses Antécédents,
ses Critiques – MINUIT – 1980
– P. Engel – Identité et Référence : la Théorie des
Noms Propres chez Frege et Kripke – PRESSES DE L’E.
N. S. – 1985
– P. Engel – La Norme du Vrai – GALLIMARD – 1989
– P. Ludwig – le Langage – FLAMMARION – 1997
– 49 –
À propos de cette édition électronique
1. Élaboration de ce livre électronique :
Corrections, édition, conversion informatique et publication par
le site :
PhiloSophie
2. Textes libres de droits
Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes
libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin
non commerciale et non professionnelle à condition de toujours
indiquer la source. Ils sont disponibles dans deux formats courants :. doc (word) et. pdf (acrobat)
Bien que réalisés avec le plus grand soin, les textes sont livrés
tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à
l’original. Si vous trouvez des erreurs, fautes de frappe, omissions ou autres, n’hésitez pas à me contacter à l’adresse suivante : Pierre. Hidalgo@ac-grenoble. fr
3. Mémoires, thèses et ouvrages soumis à copyright
Les mémoires, thèses universitaires et ouvrages soumis à copyright, ne sont accessibles que sous la forme d’un fichier PDF
protégé, qui ne peut être copié, mais seulement consulté à
l’écran et imprimé.
Téléchargement