www.reseau-asie.com Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie orientale, centrale, méridionale, péninsulaire et insulaire / Scholars, Professors and Experts on the North, East, Central and South Asia Areas (Pacific Rim included) Communication Prémices pour une ethnoscénographie filmée de performances d'acteurs: l'exemple du kutiyattam du Kerala < An audiovisual ethnographic document for studying the Kutiyattam theater of Kerala > Virginie JOHAN Doctorante, Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III 2ème Congrès du Réseau Asie / 2nd Congress of Réseau Asie-Asia Network 28-29-30 sept. 2005, Paris, France Centre de Conférences Internationales, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Fondation Maison des Sciences de l’Homme Thématique / Theme : Savoirs, milieux et sociétés / Knowledge, Milieu and Society Atelier 31 / Workshop 31 : Vers une anthropologie esthétique ? Le cas des arts performatifs en Asie : terrains et méthodes / Towards an aesthetic anthropology? The case of Asian performing arts © 2005 – Virginie JOHAN - Protection des documents / All rights reserved Les utilisateurs du site : http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété intellectuelle des divers contenus proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). En particulier, tous les textes, sons, cartes ou images du 1er Congrès, sont soumis aux lois du droit d’auteur. Leur utilisation autorisée pour un usage non commercial requiert cependant la mention des sources complètes et celle du nom et prénom de l'auteur. 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Or, « [o]n peut représenter un danseur par son corps en mouvement, le musicien par le rapport de son corps à l’instrument, mais l’acteur ? Comment donner à voir l’ajustement de son geste et de sa mimique à la parole, à la musique et au chant ? » (BANSAT-BOUDON [1] : 57 et [2] : 206). Peut être en filmant ? Dans ces prémices à une ethnoscénographie filmée de performances d’acteurs1, j’interroge le cas du kūṭiyāṭṭam, théâtre ancestral et vivant du Kerala, souvent considéré comme « le joyau du théâtre classique indien »2. Quelle esthétique sous-tend réellement cette forme ? Peut-on saisir une forme par le biais des représentations ? La recherche doit aussi procéder d’une ethnographie des mémoires des hommes et des contextes dans lesquels se transmettent et évoluent les savoirs, la « performance » être entendue au sens d’actualisation de compétences. Interviennent, ensuite, la nécessité de la trace filmique, et les difficultés que celle-ci pose dans le cas du kūṭiyāṭṭam. Il s’agit enfin de rendre compte de l’esthétique par l’outil audio-visuel : l’organisation du Disque Vidéo Digital présenté et les partis pris de montage filmiques tendent-ils à l’objectif ? Le résumé imagé d’une séquence de jeu (projetée lors de l’exposé) nous permettra aussi d’analyser le protocole d’acteur au regard des données ethnographiques. Ces prémices-ci en constitueront-ils d’autres, pour une, questionnée, anthropologie esthétique ? I. Le kūṭiyāṭṭam : un « jeu avec » … : L’esthétique du kūṭiyāṭṭam, théâtre dont le nom signifie en malayalam, la langue du Kerala, « jeu » (āṭṭam), « avec » (kūṭi), joue avec : 1. les mémoires-savoirs des maîtres Cākyār : Les cākyār sont acteurs-conteurs-danseurs. Descendants, selon eux, d’un conteur barde (sūta), ils sont aussi porte cordeau ou directeur de scène (sūtradhāra), possesseur d’un savoir du théâtre proche de celui défini dans le Nāṭyaśāstra. Ils sont enfin danseurs, leur caste ayant été intégrée, avec celles des percussionnistes nampyār et des actrices-cymbalistes naṅṅyār qui les accompagnent en représentation, à celle, intermédiaire, des serviteurs de temples (aṃpalavāsi) du Kerala, probablement aux environs du 10èmes.3 : dans les temples, le kūṭiyāṭṭam est inscrit en tant que danse (nṛttam) au tableau des offrandes. Les cākyār jouent de ces trois mémoires lorsqu’ils représentent, sous diverses formes, les actes issus du répertoire dramatique sanskrit de l’Inde ancienne.4 Tout cākyār acteur doit accomplir deux « premières scènes » (araṅṅeṭṭam) qui actualisent plusieurs années d’apprentissages. Ces premières performances ont lieu dans un temple, parfois dans l’un des dix kūttampalam, Théâtres de temple du Kerala, conçus pour le kūṭiyāṭṭam (PANCHAL [13]). Pour sa première performance en public, le jeune acteur incarne… un acteur (le Sūtradhāra) — la scène est issue du prologue jeune vidūṣaka du Bālacaritam de Bhāsa. Comme le suggère notre photographie prise lors de la formation de Jiṣṇu (élève du maître Kalāmaṇḍalam Rāma Cākyār5), l’acteur — « acteur d’acculturation » par excellence pour l’anthropologie théâtrale (BARBA [3]) — doit se refaire une voix, un corps, et… un cœur, avant de prétendre au costume du héros6. Cet acteur, distinct de l’homme, accueillera les personnages futurs. Le personnage-acteur des premières représentations deviendra acteur-personnage dans Atelier XXXI : Vers une anthropologie esthétique ? Le cas des arts performatifs en Asie : terrains et méthodes « Prémices pour une ethnoscénographie filmée de performances d'acteurs: l'exemple du kutiyattam du Kerala » Virginie JOHAN - 1 toutes les autres (le raccourci mériterait des développements qui ne peuvent s’établir ici) et la distance entre l’acteur et son rôle restera omniprésente dans le jeu. Dans sa seconde « première scène », le jeune acteur incarne un bouffon, le vidūṣaka, et déploie un art de conteur foncièrement verbal. Ce « jeu du cākyār» (cākyār kūttu), consiste à bâtir, en malayalam, avec érudition et humour, des histoires autour de strophes en sanskrit. Le répertoire s’étoffe d’innombrables vers, issus des pièces, des épopées et d’autres sources. Toute représentation s’ouvre par des danses propitiatoires où s’active la mémoire du danseur, qui forme également le corps-acteur lors des apprentissages. Ces premières scènes montrent que les acteurs de kūṭiyāṭṭam maîtrisent au moins deux formes qui relèvent, à priori, pour l’une, d’une tradition dramatique et d’un jeu codifié, pour l’autre, du style épique et de la verve pure. Au sens strict, le kūṭiyāṭṭam est dramatique : représentation d’un acte d’une pièce devenu mini-drame Aṅgulīyāṅkam kūttu au temple de Guruvayur à part entière, il s’interprète, d’une part comme « jeu collectif » d’acteurs (parfois d’actrices) et de musiciens (au minimum un joueur de tambour miḻāvu et une femme cymbaliste), et d’autre part comme « jeu combiné », codifié, déployé selon un protocole complexe. Mais l’esthétique du kūṭiyāṭṭam, et chaque représentation, sont faites d’imbrications et d’enchevêtrements, au niveau de la dramaturgie et du jeu, des différentes mémoires (qui correspondent à des apprentissages) de l’acteur. Elle mêle, en particulier, les styles dramatique et épique auxquels les acteurs sont formés. Certains kūttu, inspirés d’actes de pièces, qui incluent un kūṭiyāṭṭam7, témoignent de ce type d’imbrications que l’on décèlera ici dans le kūṭiyāṭṭam proprement dit. Si l’on se réfère à la définition de BRECHT [4] selon laquelle l’une des caractéristiques de l’épopée est de se laisser découper en parties, le fait de jouer des actes séparés « épiserait » déjà le théâtre. La structure dramaturgique des représentations de kūṭiyāṭṭam dans les temples montre en outre qu’un conte est inclus dans le drame.8 Pour les actes ramaïques, le premier jour, le premier personnage de l’acte entre (1. puṟappāṭu°) et amorce le drame en exposant la situation initiale. Il profère quelques répliques mais laisse le texte en suspend. Le lendemain commence l’extrapolation (nirvahaṇam), retour en arrière ou « flash back ». Un conteur, semblable au personnage en apparence, entre en scène : il remonte le temps par des questions rétroactives (2.a), résume les évènements lointains (2b.), puis se lance dans une longue extension (2.c) où il narre le contexte de l’acte, uniquement par gestes, sur le modèle du kūttu gestuel (voir note 7). Au bout de plusieurs nuits, il parvient à la situation initiale : le kūṭiyāṭṭam commence, les personnages semblent sortir du conte (schéma 1). Les phénomènes d’arrêt du temps du drame et de retour en arrière apparaissent également dans la structure interne de la représentation : quand le conteur imbrique différents récit à l’intérieur de sa trame principale, et quand les personnages profèrent des strophes contenant descriptions, métaphores, allusions, appelant une courte extrapolation (schéma 2). Le phénomène prend alors la forme de séquences de jeu , solo d’acteur-peintre que nous expliquerons plus en détail. Atelier XXXI : Vers une anthropologie esthétique ? Le cas des arts performatifs en Asie : terrains et méthodes « Prémices pour une ethnoscénographie filmée de performances d'acteurs: l'exemple du kutiyattam du Kerala » Virginie JOHAN - 2 1 3. ACTE (kūṭiyāṭṭam) 2 3. ACTE (kūṭiyāṭṭam) acteurs-personnages acteurs-personnages 1. Entrée 1. Entrée (puṟappāṭu°) (puṟappāṭu°) 2.Extrapolation 2.Extrapolation (nirvahaṇam) (nirvahaṇam) a. questions acteur-conteur c. extension b. résumé La dramaturgie décrite constituera la base de notre réflexion sur l’image. Il convient d’ajouter qu’elle joue aussi avec : Atelier XXXI : Vers une anthropologie esthétique ? Le cas des arts performatifs en Asie : terrains et méthodes « Prémices pour une ethnoscénographie filmée de performances d'acteurs: l'exemple du kutiyattam du Kerala » Virginie JOHAN - 3 acteur-conteur 2. différentes conditions de productions Depuis les années 50, le kūṭiyāṭṭam se donne également sur des scènes profanes, locales et mondiales. Il est mené par trois troupes, qui incluent des acteurs non cākyār. Dans ces représentations, le kūttu interne disparaît au profit du seul jeu de l’acte : « un kūṭiyāṭṭam en capsule » (selon l’expression de Kalāmaṇḍalam Rāma Cākyār), réalisé en quelques heures. Le jeu conserve cependant ses séquences de solo d’acteur. La présence de ceux-ci s’éclaire aussi à la lumière des flammes de la lampe à huile : symbolisant Agni, dieu porteur d’offrande, elles véhiculent le théâtre aux dieux certes, mais diffusent concrètement un éclairage à peine suffisant pour distinguer un seul acteur… En outre, les serviteurs de temple que sont les cākyār reçoivent un salaire maigre, qu’ils partagent avec leurs acolytes musiciens : selon eux, jouer seul plusieurs rôles permet aujourd’hui d’optimiser la rémunération. Concluons en rappelant que l’esthétique théâtrale s’élabore aussi en fonction : 3. des performances aussi uniques que ne le sont chaque contexte et chaque acteur Chaque famille de cākyār (il en reste aujourd’hui sept), chaque cākyār, mais aussi chaque acteur, actrice, artiste, qu’il soit issu ou non des castes maîtresses, participe au développement de son art. Telle est aussi « l’épopée »… du théâtre! (MNOUCHKINE [11]). La représentation, actualisation momentanée et participante d’une esthétique sous-tendue par les facteurs humains (motivations, mémoires, apprentissages) et les contextes, peut devenir objet d’étude. II / Nécessités et limites de la trace filmique 1. L’insuffisance des textes Les fondements théoriques du Traité font partie de « la mémoire de l’acteur ». On peut y référer pour étudier la dramaturgie et le jeu. Les chercheurs panindiens considèrent le kūṭiyāṭṭam sous ce prisme (ex : KUNJUNI RAJA [10], RAGHAVAN [17], UNNI [20]) : le répertoire, les scènes (kūttampalam), le jeu codifié et le protocole, et surtout l’objectif Plusieurs générations du même manuel, qui est de développer les saveurs esthétiques, rasa, peuvent en effet dans la famille Paiṅkuḷam s’analyser au regard des aphorismes. Mais l’on sèche sur l’aspect épique. Pour toucher à ce point sensible, on peut référer aux manuels de jeu et de production des acteurs (āṭṭaprakāram et kramadīpikā). Transmis dans les familles de cākyār, ils consignent, en malayalam, instructions de jeu, strophes et textes (sous-textes) des kūttu. Les érudits locaux se dédient à leur publication (ex : PISAROTHI [15], RAJAGOPALAN [18]). Mais, les textes, pour le chercheur en théâtre qui travaille sur une forme vivante, c’est la partition de l’ethnomusicologue, la recette de cuisine posée dans l’assiette du gastronome. Ils permettent d’affiner l’étude, mais les termes techniques qui les truffent ne s’éclairent qu’en jeu, en jeux, qui sont eux à saisir en pratiquant soi-même, en observant les apprentissages, et en représentation. 2. Un corpus filmique en devenir, à l’infini… Paiṅkuḷam Rāma Cākyār, Māṇi Mādhava Cākyār, Ammannūr Mādhava Cākyār, e trois grands maîtres du 20 s. Les premiers films de kūṭiyāṭṭam, tournés dans les années 80, « immortalisent » (jusqu’à prochaine dégradation des VHS) plusieurs démonstrations de grands maîtres9. Ils appartiennent aux familles et à la Sangeet Natak Academi de Delhi. Le centre étatique (sans doute intellectuellement mais aussi politiquement motivé par « le seul théâtre sanskrit du monde »…) a créé un fond audio-visuel important sur le kūṭiyāṭṭam10. Depuis 1995, le relais documentaire revient au Département d’Indologie de l’Université allemande de Würzburg, Atelier XXXI : Vers une anthropologie esthétique ? Le cas des arts performatifs en Asie : terrains et méthodes « Prémices pour une ethnoscénographie filmée de performances d'acteurs: l'exemple du kutiyattam du Kerala » Virginie JOHAN - 4 financé pour un projet sur Bhāsa (BRÜCKNER [5]). Des centaines d’heures d’enregistrement, souvent tournées par le Centre de Documentation sur le Kūṭiyāṭṭam du village de Kiḷḷimaṅgalam, sont en voie de numérisation. Le désir de filmer les représentations habite aussi désormais les artistes, qui gravent leurs performances à des fins de diffusion. Mais, dire qu’il faut un double Disque Compact pour contenir un seul solo d’actrice [21], c’est mentionner que les sept actes de l’Aścaryacūḍamaṇi demandent (avec leurs kūttu) 173 jours de représentation, et affirmer que le kūṭiyāṭṭam ne se laissera jamais prendre en entier — surtout si l’on considère le caractère unique de chaque performance. Une seule tentative de synthèse audio-visuelle, en provenance des Performances Studies [19], offre un CDRom interactif didactique qui chapitre divers aspects du kūṭiyāṭṭam, mais contient peu de représentations. Pour étudier le jeu et pour en rendre compte de façon vivante j’ai eu besoin des films. J’ai copié la partie ramaïque du fond allemand, puis filmé, au cours de deux ans de terrain, les types de jeu manquant à mon approche. Ma caméra n’a saisi que les représentations (où l’acteur est dans sa bulle, contrairement aux moments d’apprentissages, où, quand même un regard peut gêner, photographier suffit) : dans les temples, au festival de kūṭiyāṭṭam d’Iriñjālakuṭa, et dans les maisons pour les démonstrations de scènes rares. Sur 70h collectées, j’en ai sélectionné 24, en tentant de n’omettre aucun type de jeu et en conservant des doublons pour comparaison. L’étape suivante, du montage, déterminante pour l’analyse, s’effectue en parallèle à l’écriture du mémoire. C’est en partie pour cette raison que le Disque Vidéo Digital support des films se veut « ethnoscénographie », mais pas seulement : III/ Rendre comte d’une esthétique par l’outil audio-visuel ? 1. Présentation des outils supports Créer un disque fonctionnant en interactivité avec le plan de la thèse s’avérait et redondant et techniquement irréalisable11. Le DVD fonctionne comme des annexes au mémoire, faites de 2X3h30 de films montés, soit 24h en temps réel. La technique de montage, utilisée pour tous les films, faite d’alternances d’images fixes et de séquences animées, permet de diviser le temps par 3,5, sans tricher ou raccorder. Elle se veut fruit d’une réflexion sur l’esthétique. Les films sont classés dans des menus, sous-menus etc. organisés simplement, mais de manière analytique. Atelier XXXI : Vers une anthropologie esthétique ? Le cas des arts performatifs en Asie : terrains et méthodes « Prémices pour une ethnoscénographie filmée de performances d'acteurs: l'exemple du kutiyattam du Kerala » Virginie JOHAN - 5 Le premier disque s’attelle à la diversité du répertoire, des jeux et des conditions de production, tout en offrant parallèlement deux synthèses thématiques. Le menu « Répertoire » contient les « kūṭiyāṭṭam en capsule » avec sélection d’extraits (pour chaque acte) couvrant la diversité des jeux de l’ActeurPersonnage. Viennent ensuite les kūttu : Cākyār kūttu verbal, et Aṅgulīyāṅkam kūttu gestuel (filmé, en partie, pour la première fois). Les extraits recouvrent les différentes techniques de l’Acteur-Conteur. Le troisième sous-menu synthétise les six nuits de la représentation de « l’acte de Śūrpaṇakhā » (Aścaryacūḍamaṇi II). On peut « cliquer » dans l’Entrée, dans les différentes étapes du « flashback », dans le kūṭiyāṭṭam du dernier jour, et trouver les jeux significatifs de chaque étape. Des petites « clés » révèlent les gestes-clé par lesquels l’acteur passe d’une étape et d’une figure à l’autre (acteur-personnage/acteur-conteur/acteur-danseur). Un lien appelle à comparer le kūṭiyāṭṭam de temple au kūṭiyāṭṭam profane. Les deux menus thématiques portent sur l’ensemble du répertoire : un « Hommage à Sītā » montre comment les cākyār gardent les rôles féminins tout en évinçant les interprètes, comment ces rôles s’incarnent désormais sur les scènes profanes, et se symbolisent poétiquement dans certains actes ; un menu « Jeux des yeux » analyse un art oculaire développé sous des formes actives, émotives, descriptives, symboliques etc. (JOHAN [9]). Le DVD II comprend les Séquences de jeu (cf : ), jeux mimétiques purs développés dans le conte comme dans le drame, qui permettent à l’acteur de dépeindre telle ou telle scène évoquée dans les textes. Ces séquences constituent à elles seules un Répertoire. Chacune porte un nom, certaines sont réutilisables dans différents kūṭiyāṭṭam. Elles sont à part, non seulement en raison de leur durée (environ 1h par séquence) ou de leur préciosité (très peu décrites dans les textes, on ne les saisit qu’en représentation), mais surtout parce que, d’un point de vue dramaturgique, la figure de l’Acteur-peintre imbrique celle du personnage et du conteur. Observons le phénomène grâce au film, tout en rappelant quelques données ethnographiques et en reprenant certains termes-clé extraits du manuel de jeu (manuscrit non publié) [*]. 2. Action ! La courte séquence projetée (10’ soit 40’ en temps réel), intitulée « L’éléphant avalé par le serpent » (« ajagarakabhalitam »), intervient ici dans le kūṭiyāṭṭam de La merveilleuse fleur de lotus (Kalyāṇāsaugandhika), pièce en un acte de Nīlakaṇṭha (15es. ?) (PAULOSE [14])12. Le héros Bhīma, qui cherche une fleur promise à son épouse, est le témoin d’une sauvage scène de forêt : un éléphant est attaqué par un serpent et par un lion. La représentation, filmée en 2000 par l’Université allemande, a lieu au Théâtre de Iriñjālakuṭa, construit pour les besoins de la troupe qui comporte des membres non cākyār qui ne peuvent jouer dans le Théâtre de temple adjacent. C’est le cas de Sūreṣ, qui incarne Bhīma. L’Acteur-personnage, seul en scène, arrête la percussion (koṭṭuvilakkuka). Ce geste, geste-clé de l’acteur au service du personnage qui seul a le droit de parler mais qui ne peut le faire en musique (sur les frappes du tambour miḻāvu), révèle la distance acteur-personnage. Il apparaît aussi comme Atelier XXXI : Vers une anthropologie esthétique ? Le cas des arts performatifs en Asie : terrains et méthodes « Prémices pour une ethnoscénographie filmée de performances d'acteurs: l'exemple du kutiyattam du Kerala » Virginie JOHAN - 6 une trace de la supériorité statutaire originelle de l’acteur (cākyār) sur le percussionniste (nampyār). La strophe décrit la scène observée : « Ce lion agrippe le prince des éléphants qui barrit de douleur, son large crâne et ses os arrachés par les crocs pointus et les griffes enfouies dans son cou qui remue, sa patte accrochée par les dents de la gueule d’un énorme serpent jailli d’un trou »13 L’acteur psalmodie le texte sanskrit en l’accompagnant de gestes, termes à termes (suffixes casuels compris). Les gestes possèdent aussi leur propre grammaire ; chacun va à l’essence des êtres, concepts, actions qu’il figure, s’inspire monde réel, mais aussi de la culture locale et plus généralement hindoue (JOHAN [7] et [8]). L’acteur devient exégète qui interroge le sens de la strophe en suivant le manuel de jeu (manuscrit non publié). Geste-clé de l’interrogation : « Comment ? » (eṅṅine) : il récite (et met en gestes le texte, en séparant cette fois les différentes séquences syntaxiques. C’est l’anvayam, restitution morcelée du texte dans l’ordre de la prose (ex : eṣas siṃhas dvipa Indram ākṣipati — ce lion agrippe le prince des éléphants). Puis, l’acteur joue par gestes le sens (artham) de la portion, qui consiste généralement à répéter le texte sanskrit par des gestes suivant le sous-texte malayalam (ex : oru siṃhaṃ ānaye valikkunnu). Le procédé, qui pourrait être analysé en fonction des différentes phases du « jeu homogène » du Traité (BANSAT-BOUDON [1]), révèle aussi les racines brahmaniques du kūṭiyāṭṭam, art intégré dans les temples afin de diffuser le sanskrit. Il porte aussi sur scène la méthode d’apprentissage (particulière) par laquelle les cākyār, à l’origine brahmanes, apprennent le sanskrit. Une fois la strophe disséquée, l’acteur demande par gestes : « Comment [toute la scène s’est-elle déroulée] ? ». Pour répondre… … il devient Peintre. La figure s’appuie sur un jeu de substitution (pakarnāṭṭam) où se mêlent habilement les figures de personnages réfléchis (les animaux évoqués) et la figure de conteur, qui distribue narrativement, gestuellement, les rôles : « Un éléphant ». L’acteur devient l’éléphant, adoptant état (bhāva) et posture adéquats. Description de l’animal, dessiné sur la scène : défenses, trompe, oreilles (au nombre de « deux », précise un geste), pattes (l’acteur, accroupi, figure chaque patte à l’emplacement où l’éléphant prend volume) etc.14. Puis, l’acteur incarne l’éléphant dans des actions censées le caractériser : « jeu des oreilles » (cevi āṭṭam), « nutrition » (bhakṣaṇam kaḻikkuka)… Finalement, l’éléphant s’endort, trompe dans sa gueule (main de l’acteur repliée vers la bouche) afin d’éviter la pénétration des insectes. Ces actions, transmises et enrichies par chaque artiste, témoignent d’un fin travail d’observation et de restitution codifiée du monde. Mais… « Pendant ce temps » (samayattiṅṅal) : ce gestes-clé du conteur suspend le temps, comme nous suspendons l’image en la fixant au montage… Le conteur poursuit : « un serpent ». L’acteur devient le reptile, lové, qui aperçoit l’éléphant, se glisse hors de son trou, ouvre sa gueule (figurée par les mains), et… attaque ! Retour au pachyderme endormi et nouvel arrêt sur image sur la jambe-patte de l’acteuréléphant, qui subit l’assaut. L’éléphant lutte, le serpent s’accroche. L’acteur joue successivement chaque protagoniste tout en créant une impression de simultanéité, par sa rapidité et par ses gestes séparateurs. Quand l’éléphant « barrit de douleur », la main érigée en trompe suffit à percer les tympans du public. Mais… « en ce temps là, un lion », etc. : nouveaux arrêts du temps et jeux suivant les mêmes principes. Quand la scène culmine avec le régal du lion qui boit le sang frais… … l’acteur redevient le Personnage observateur, Bhīma, qui signifie par gestes « Merveilleux ! ». La scène convient au caractère furieux du héros et développe le sentiment Atelier XXXI : Vers une anthropologie esthétique ? Le cas des arts performatifs en Asie : terrains et méthodes « Prémices pour une ethnoscénographie filmée de performances d'acteurs: l'exemple du kutiyattam du Kerala » Virginie JOHAN - 7 esthétique (rasa) correspondant. L’acteur répète les deux dernières lignes de la strophe, signalant ainsi aux autres acteurs que leurs personnages peuvent entrer… Conclusion Le kūṭiyāṭṭam s’offre comme un modèle d’enchevêtrement de l’épique et du dramatique : par sa structure dramaturgique d’ensemble incluant un conte dans le drame, par son protocole d’acteurconteur imbriquant des histoires dans l’histoire, par son art aux effets de simultanéité, et par ses gestes aux tracés toujours évocateurs. L’ancrage, la complexité, la diversité, et l’immensité du corpus du kūṭiyāṭṭam ne peuvent être contenus sur un disque qui répertorie et classe certains jeux sans parvenir à rendre tous les phénomènes d’imbrication. La technique de montage, elle, semble davantage adaptée à la dramaturgie étudiée en ce qu’elle utilise arrêts du temps et reprises d’action. La démarche, inscrite dans une anthropologie réflexive appliquée aux arts performatifs, nouvelle dans le domaine des études sur le kūṭiyāṭṭam et plus généralement dans celui des études théâtrales, pourrait explorer une piste d’une anthropologie esthétique qui tendrait aussi à la mise en forme sensible exaltant/révélant le sensible saisi. Bibliographie : [*] Extrait du manuel de jeu (āṭṭaprakāram) pour la pièce Kalyāṇāsaugandhika, en possession de la famille Ammannūr. [Manuscrit non publié, dont plusieurs extraits m’ont été communiqués par mon ami Ammannūr Rajaniṣ Cākyār, que je remercie vivement]. [1]BANSAT-BOUDON, Lyne : Poétique du théâtre indien. Lectures du Nāṭyaśāstra, Paris : Publications de l’École Française d’Extrême-Orient n°169, 1992. [2] — : Pourquoi le théâtre ? La réponse indienne, Paris : Mille et unes nuits, 2004. [3] BARBA, Eugenio : « La fiction de la dualité », Bouffonneries n°23, mai 1990 : 31-36. [4] BRECHT, Berthold : Écrits sur le théâtre, Paris : L’Arche, 1963. [5] BRÜCKNER, Heidrun : « Manuscripts and performances of the so-called Trivandrum Plays ascribed to Bhāsa : a report on work in progress », Bulletin d’Études Indiennes n°17-18, 2000 : 563-584. [6] GHASARIAN, Christian (Dir.) : De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris : Armand Colin, 2002. [7] JOHAN, Virginie : « kūttu-kūṭiyāṭṭam : Théâtres classiques du Kerala ?». Revue d’Histoire du Théâtre, n°216 : 2002-4 : 365-382. [8] — : « Intrigue et représentation dans le kūṭiyāṭṭam : l’exemple du Toraṇayuddhāṅkam, Abhiṣekanāṭakam III) », Intrigue et représentation dans le théâtre sanskrit et le théâtre gréco-romain, Actes du colloque des 25-26 Janvier 2002, Toulouse : « Les travaux du CRATA », 2004 : 38-75. [9] — : « Pour un théâtre des yeux : l’exemple indien ». Coulisses n°33, Publication du Théâtre Universitaire de Franche-Comté, 2005 [12p., s.p.]. [10] KUNJUNI RAJA : Kūṭiyāṭṭam, an introduction, Delhi : Sangeet Natak Akademi, 1964. [11] MNOUCHKINE, Ariane : Préface à Le Théâtre en France, Paris : A. Colin, 1992. [12] MÖSER, Heike : « Mantrāṅkam : The Third Act of Pratijñāyaugandharāyaṇam in kūṭiyāṭṭam », Bulletin d’Études Indiennes n°17-18, 2000 : 563-584. [13] PANCHAL, Goverdhan : Kūttampalam and Kūṭiyāṭṭam, New-Delhi : Sangeet Natak Akademi, 1984. [14]PAULOSE, P.K.G : Bhīma in search of celestial flower, Nīlakaṇṭhakavi Kalyāṇāsaugandhikavyāyoga [devanagari et trad.], Delhi : New Bharatiya Book Corporation, 2000. [15] PISAROTHI, P.K. Narayanan (ed.) : Aścaryacūḍamaṇi (1967) [malayalam : pièce de Śaktibhadra, manuels (kramadīpikā complet ; āṭṭaprakāram de l’acte VI) et annexes], Trichur : Sangeet Natak Academi, 1988. [16] PRADIER, Jean-Marie : « Ethnoscenology : the Flesh in Spirit », New Approches to Theater Studies and Performances Analysis, Tübingen : Günter Berghauss ed., 2001 : 61-81. [17] RAGHAVAN, V : « Sanskrit Drama : Its Aesthetics and Production », Madras : Raghavan S. ed., 1993 [4e ed.] : 316-326. Atelier XXXI : Vers une anthropologie esthétique ? Le cas des arts performatifs en Asie : terrains et méthodes « Prémices pour une ethnoscénographie filmée de performances d'acteurs: l'exemple du kutiyattam du Kerala » Virginie JOHAN - 8 [18] RAJAGOPALAN, L.S. : Kūṭiyāṭṭam : Preliminaries and Performance, Chennai : The Kuppuswami Sastri Research Institute, 2000. [19] RICHMOND, Farley : Kutiyattam : Sanskrit Theater of India [CD-Rom], University of Michigan Press, 2002. [20] UNNI, N.P. : Nāṭyaśāstra. Text with introduction, english translation and indices. New-Delhi : Nag Publishers, 4 vol., 1998. [21] VENU, Gopalan (ed.) : Kutiyattam episode : kamsavadham (the slaying of Kamsa) [Compact Disk 3 h.], Irinjalakuda : Natanakairali ed., 2003. 1 Le titre correspond à celui du DVD accompagnant ma thèse consacrée à la dramaturgie et au jeu de l’acteur de kūṭiyāṭṭam, réalisée à l’Institut d’Études Théâtrales de Paris III. Le terme d’ethnoscénographie marque un souci d’une écriture des représentations, également visuelle (filmée), et l’influence d’une perspective ethnoscénologique (PRADIER). 2 Ces termes apparaissaient sur l’affiche annonçant la tournée parisienne de la troupe de kūṭiyāṭṭam du Kalāmaṇḍalam, organisée en 1998 par le Centre Mandapa (http://go.to/mandapa) et l’Arta (http://assoc.wanadoo.fr/arta). L’Association de Recherche des Traditions de l’Acteur accueille cette année un stage de naṅṅyār kūttu (la forme féminine du kūṭiyāṭṭam) à partir du 17 octobre (inscriptions en cours…). 3 PANCHAL, notamment, répertorie les références épigraphiques. 4 De ce répertoire, immense et en évolution (JOHAN [8]), retenons ici les actes (au corpus de ma thèse) des pièces inspirées de l’épopée du Rāmāyaṇa : Le Diadème merveilleux (Aścaryacūḍamaṇi) de Śaktibhadra (9es., actes I à VII), et Le Sacre (Abhiṣekanāṭakam) de Bhāsa (2es. ? : actes I et III, et, plus rares, II, IV, V). 5 Ce maître est, depuis ma maîtrise (1998), l’homme de mon « sous-terrain » (GHASARIAN). 6 L’acteur maîtrise, en les adaptant, les quatre jeux (abhinaya) du Traité Nāṭyaśāstra. 7 Nous ne pouvons ici qu’évoquer le Mantrāṅkam kūttu mené par le bouffon autour de l’acte III du Pratijñāyaugandharāyaṇam (MÖSER) et l’Aṅgulīyāṅkam kūttu mené par le personnage-conteur Hanumān autour de l’acte VI de l’Aścaryacūḍamaṇi (PISAROTHI, JOHAN [8]). Dans ce dernier kūttu, le conteur utilise une gestuelle narrative codifiée. 8 Heike MÖSER a su schématiser le phénomène. Le schéma (ici modifié et complété), s’offre comme une (excellente) base : plusieurs extrapolations peuvent, par exemple, s’insérer (JOHAN [8]). 9 Photographie d’archive en possession du Pr. Rāma Varma, photographiée par H. Möser. Les autres photographies sont de notre fond. 10 On y trouve surtout les seize nuits de la dernière représentation complète en date de l’acte V de l’ Aścaryacūḍamaṇi, pièce de choix filmée dans le Théâtre du temple du village d’Iriñjālakuṭa en 1987. 11 Il aurait fallu opter pour le CDRom interactif, mais cette forme ne peut contenir beaucoup de films. 12 La pièce est inspirée du Mahābhārata mais la séquence est « emboîtable » dans les kūṭiyāṭṭam ramaïques. 13 antarguhodgata mahājagarāsyadaṃṣṭrā / vyākṛṣṭapādamurugarjitam eṣa siṃhaḥ // daṃṣṭrāgrakṛṣṭapṛthukumbhataṭāsthivalgad / grīvānikhātanakhamākṣipati dvipendram // 14 « [Dans l’Inde], un cheval, tout court, n’est pas un cheval, il faut qu’on lui dise cheval à quatre pattes, avec quatre sabots, avec un ventre, un sexe, ses deux oreilles ; il faut que le cheval se sculpte en lui ». (Henri Michaux : Un Barbare en Asie (1933), Paris : Gallimard, 1967 : 50). Atelier XXXI : Vers une anthropologie esthétique ? Le cas des arts performatifs en Asie : terrains et méthodes « Prémices pour une ethnoscénographie filmée de performances d'acteurs: l'exemple du kutiyattam du Kerala » Virginie JOHAN - 9