EXP dimanche 4 septembre 2005

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Professors and Experts on the North, East, Central and South Asia Areas (Pacific Rim included)
Communication
Prémices pour une ethnoscénographie filmée de performances d'acteurs:
l'exemple du kutiyattam du Kerala
< An audiovisual ethnographic document for studying the Kutiyattam theater
of Kerala >
Virginie JOHAN
Doctorante, Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III
2ème Congrès du Réseau Asie / 2nd Congress of Réseau Asie-Asia Network
28-29-30 sept. 2005, Paris, France
Centre de Conférences Internationales, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Fondation Maison
des Sciences de l’Homme
Thématique / Theme : Savoirs, milieux et sociétés / Knowledge, Milieu and Society
Atelier 31 / Workshop 31 : Vers une anthropologie esthétique ? Le cas des arts performatifs en
Asie : terrains et méthodes / Towards an aesthetic anthropology? The case of Asian performing
arts
© 2005 – Virginie JOHAN
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Introduction :
Le théâtre est « à voir et entendre », affirme le Traité de dramaturgie indienne (Nāṭyaśāstra) qui,
aux alentours de notre ère, définit un théâtre total, au centre duquel il place l’acteur. Or, « [o]n peut
représenter un danseur par son corps en mouvement, le musicien par le
rapport de son corps à l’instrument, mais l’acteur ? Comment donner à
voir l’ajustement de son geste et de sa mimique à la parole, à la musique
et au chant ? » (BANSAT-BOUDON [1] : 57 et [2] : 206). Peut être en
filmant ? Dans ces prémices à une ethnoscénographie filmée de
performances d’acteurs1, j’interroge le cas du kūṭiyāṭṭam, théâtre ancestral
et vivant du Kerala, souvent considéré comme « le joyau du théâtre
classique indien »2. Quelle esthétique sous-tend réellement cette forme ?
Peut-on saisir une forme par le biais des représentations ? La recherche doit aussi procéder d’une
ethnographie des mémoires des hommes et des contextes dans lesquels se transmettent et
évoluent les savoirs, la « performance » être entendue au sens d’actualisation de compétences.
Interviennent, ensuite, la nécessité de la trace filmique, et les difficultés que celle-ci pose dans le
cas du kūṭiyāṭṭam. Il s’agit enfin de rendre compte de l’esthétique par l’outil audio-visuel :
l’organisation du Disque Vidéo Digital présenté et les partis pris de montage filmiques tendent-ils à
l’objectif ? Le résumé imagé d’une séquence de jeu (projetée lors de l’exposé) nous permettra
aussi d’analyser le protocole d’acteur au regard des données ethnographiques. Ces prémices-ci
en constitueront-ils d’autres, pour une, questionnée, anthropologie esthétique ?
I. Le kūṭiyāṭṭam : un « jeu avec » … :
L’esthétique du kūṭiyāṭṭam, théâtre dont le nom signifie en malayalam, la langue du Kerala, « jeu »
(āṭṭam), « avec » (kūṭi), joue avec :
1.
les mémoires-savoirs des maîtres Cākyār :
Les cākyār sont acteurs-conteurs-danseurs. Descendants, selon eux, d’un conteur barde (sūta),
ils sont aussi porte cordeau ou directeur de scène (sūtradhāra), possesseur d’un savoir du théâtre
proche de celui défini dans le Nāṭyaśāstra. Ils sont enfin danseurs, leur caste ayant été intégrée,
avec celles des percussionnistes nampyār et des actrices-cymbalistes naṅṅyār qui les
accompagnent en représentation, à celle, intermédiaire, des serviteurs de temples (aṃpalavāsi) du
Kerala, probablement aux environs du 10èmes.3 : dans les temples, le kūṭiyāṭṭam est inscrit en tant
que danse (nṛttam) au tableau des offrandes. Les cākyār jouent de ces trois mémoires lorsqu’ils
représentent, sous diverses formes, les actes issus du répertoire dramatique sanskrit de l’Inde
ancienne.4
Tout cākyār acteur doit accomplir deux « premières
scènes » (araṅṅeṭṭam) qui actualisent plusieurs années
d’apprentissages. Ces premières performances ont lieu
dans un temple, parfois dans l’un des dix kūttampalam,
Théâtres de temple du Kerala, conçus pour le
kūṭiyāṭṭam (PANCHAL [13]). Pour sa première
performance en public, le jeune acteur incarne… un
acteur (le Sūtradhāra) — la scène est issue du prologue
jeune vidūṣaka
du Bālacaritam de Bhāsa. Comme le suggère notre
photographie prise lors de la formation de Jiṣṇu (élève du maître
Kalāmaṇḍalam Rāma Cākyār5), l’acteur — « acteur d’acculturation » par excellence pour
l’anthropologie théâtrale (BARBA [3]) — doit se refaire une voix, un corps, et… un cœur, avant de
prétendre au costume du héros6. Cet acteur, distinct de l’homme, accueillera les personnages
futurs. Le personnage-acteur des premières représentations deviendra acteur-personnage dans
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toutes les autres (le raccourci mériterait des développements qui ne peuvent s’établir ici) et la
distance entre l’acteur et son rôle restera omniprésente dans le jeu.
Dans sa seconde « première scène », le jeune acteur incarne un bouffon, le vidūṣaka, et déploie
un art de conteur foncièrement verbal. Ce « jeu du cākyār» (cākyār kūttu), consiste à bâtir, en
malayalam, avec érudition et humour, des histoires autour de strophes en sanskrit. Le répertoire
s’étoffe d’innombrables vers, issus des pièces, des épopées et d’autres sources.
Toute représentation s’ouvre par des danses propitiatoires où s’active la mémoire du danseur, qui
forme également le corps-acteur lors des apprentissages.
Ces premières scènes montrent que les acteurs de kūṭiyāṭṭam
maîtrisent au moins deux formes qui relèvent, à priori, pour l’une,
d’une tradition dramatique et d’un jeu codifié, pour l’autre, du style
épique et de la verve pure. Au sens strict, le kūṭiyāṭṭam est
dramatique : représentation d’un acte d’une pièce devenu mini-drame
Aṅgulīyāṅkam kūttu au
temple de Guruvayur
à part entière, il s’interprète, d’une part comme « jeu collectif »
d’acteurs (parfois d’actrices) et de musiciens (au minimum un joueur
de tambour miḻāvu et une femme cymbaliste), et d’autre part comme « jeu combiné », codifié,
déployé selon un protocole complexe.
Mais l’esthétique du kūṭiyāṭṭam, et chaque représentation, sont faites d’imbrications et
d’enchevêtrements, au niveau de la dramaturgie et du jeu, des différentes mémoires (qui
correspondent à des apprentissages) de l’acteur. Elle mêle, en particulier, les styles dramatique et
épique auxquels les acteurs sont formés. Certains kūttu, inspirés d’actes de pièces, qui incluent un
kūṭiyāṭṭam7, témoignent de ce type d’imbrications que l’on décèlera ici dans le kūṭiyāṭṭam
proprement dit.
Si l’on se réfère à la définition de BRECHT [4] selon laquelle l’une des caractéristiques de l’épopée
est de se laisser découper en parties, le fait de jouer des actes séparés « épiserait » déjà le
théâtre. La structure dramaturgique des représentations de kūṭiyāṭṭam dans les temples montre en
outre qu’un conte est inclus dans le drame.8
Pour les actes ramaïques, le premier jour, le premier personnage de l’acte entre (1. puṟappāṭu°) et
amorce le drame en exposant la situation initiale. Il profère quelques répliques mais laisse le texte
en suspend. Le lendemain commence l’extrapolation (nirvahaṇam), retour en arrière ou « flash
back ». Un conteur, semblable au personnage en apparence, entre en scène : il remonte le temps
par des questions rétroactives (2.a), résume les évènements lointains (2b.), puis se lance dans
une longue extension (2.c) où il narre le contexte de l’acte, uniquement par gestes, sur le modèle
du kūttu gestuel (voir note 7). Au bout de plusieurs nuits, il parvient à la situation initiale : le
kūṭiyāṭṭam commence, les personnages semblent sortir du conte (schéma 1).
Les phénomènes d’arrêt du temps du drame et de retour en arrière apparaissent également dans
la structure interne de la représentation : quand le conteur imbrique différents récit à l’intérieur de
sa trame principale, et quand les personnages profèrent des strophes contenant descriptions,
métaphores, allusions, appelant une courte extrapolation (schéma 2). Le phénomène prend alors
la forme de séquences de jeu
, solo d’acteur-peintre que nous expliquerons plus en détail.
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1
3. ACTE
(kūṭiyāṭṭam)
2
3. ACTE
(kūṭiyāṭṭam)
acteurs-personnages
acteurs-personnages
1. Entrée
1. Entrée
(puṟappāṭu°)
(puṟappāṭu°)
2.Extrapolation
2.Extrapolation
(nirvahaṇam)
(nirvahaṇam)
a. questions
acteur-conteur
c. extension
b. résumé
La dramaturgie décrite constituera la base de notre réflexion sur l’image. Il convient d’ajouter
qu’elle joue aussi avec :
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acteur-conteur
2. différentes conditions de productions
Depuis les années 50, le kūṭiyāṭṭam se donne également sur des scènes profanes, locales et
mondiales. Il est mené par trois troupes, qui incluent des acteurs non cākyār. Dans ces
représentations, le kūttu interne disparaît au profit du seul jeu de l’acte : « un kūṭiyāṭṭam en
capsule » (selon l’expression de Kalāmaṇḍalam Rāma Cākyār), réalisé en quelques heures. Le jeu
conserve cependant ses séquences de solo d’acteur.
La présence de ceux-ci s’éclaire aussi à la lumière des flammes de la lampe à huile : symbolisant
Agni, dieu porteur d’offrande, elles véhiculent le théâtre aux dieux certes, mais diffusent
concrètement un éclairage à peine suffisant pour distinguer un seul acteur… En outre, les
serviteurs de temple que sont les cākyār reçoivent un salaire maigre, qu’ils partagent avec leurs
acolytes musiciens : selon eux, jouer seul plusieurs rôles permet aujourd’hui d’optimiser la
rémunération.
Concluons en rappelant que l’esthétique théâtrale s’élabore aussi en fonction :
3. des performances aussi uniques que ne le sont chaque contexte et chaque acteur
Chaque famille de cākyār (il en reste aujourd’hui sept), chaque cākyār, mais aussi chaque acteur,
actrice, artiste, qu’il soit issu ou non des castes maîtresses, participe au développement de son
art. Telle est aussi « l’épopée »… du théâtre! (MNOUCHKINE [11]).
La représentation, actualisation momentanée et participante d’une esthétique sous-tendue par les
facteurs humains (motivations, mémoires, apprentissages) et les contextes, peut devenir objet
d’étude.
II / Nécessités et limites de la trace filmique
1. L’insuffisance des textes
Les fondements théoriques du Traité font partie de « la mémoire de
l’acteur ». On peut y référer pour étudier la dramaturgie et le jeu. Les
chercheurs panindiens considèrent le kūṭiyāṭṭam sous ce prisme (ex :
KUNJUNI RAJA [10], RAGHAVAN [17], UNNI [20]) : le répertoire, les
scènes (kūttampalam), le jeu codifié et le protocole, et surtout l’objectif
Plusieurs générations
du même manuel,
qui est de développer les saveurs esthétiques, rasa, peuvent en effet
dans la famille Paiṅkuḷam
s’analyser au regard des aphorismes. Mais l’on sèche sur l’aspect
épique. Pour toucher à ce point sensible, on peut référer aux manuels
de jeu et de production des acteurs (āṭṭaprakāram et kramadīpikā). Transmis dans les familles de
cākyār, ils consignent, en malayalam, instructions de jeu, strophes et textes (sous-textes) des
kūttu. Les érudits locaux se dédient à leur publication (ex : PISAROTHI [15], RAJAGOPALAN
[18]). Mais, les textes, pour le chercheur en théâtre qui travaille sur une forme vivante, c’est la
partition de l’ethnomusicologue, la recette de cuisine posée dans l’assiette du gastronome. Ils
permettent d’affiner l’étude, mais les termes techniques qui les truffent ne s’éclairent qu’en jeu, en
jeux, qui sont eux à saisir en pratiquant soi-même, en observant les apprentissages, et en
représentation.
2. Un corpus filmique en devenir, à l’infini…
Paiṅkuḷam Rāma Cākyār,
Māṇi Mādhava Cākyār,
Ammannūr Mādhava Cākyār,
e
trois grands maîtres du 20 s.
Les premiers films de kūṭiyāṭṭam, tournés dans les années 80,
« immortalisent » (jusqu’à prochaine dégradation des VHS) plusieurs
démonstrations de grands maîtres9. Ils appartiennent aux familles et à
la Sangeet Natak Academi de Delhi. Le centre étatique (sans doute
intellectuellement mais aussi politiquement motivé par « le seul théâtre
sanskrit du monde »…) a créé un fond audio-visuel important sur le
kūṭiyāṭṭam10. Depuis 1995, le relais documentaire revient au
Département d’Indologie de l’Université allemande de Würzburg,
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financé pour un projet sur Bhāsa (BRÜCKNER [5]). Des centaines d’heures d’enregistrement,
souvent tournées par le Centre de Documentation sur le Kūṭiyāṭṭam du village de Kiḷḷimaṅgalam,
sont en voie de numérisation. Le désir de filmer les représentations habite aussi désormais les
artistes, qui gravent leurs performances à des fins de diffusion.
Mais, dire qu’il faut un double Disque Compact pour contenir un seul solo d’actrice [21], c’est
mentionner que les sept actes de l’Aścaryacūḍamaṇi demandent (avec leurs kūttu) 173 jours de
représentation, et affirmer que le kūṭiyāṭṭam ne se laissera jamais prendre en entier — surtout si
l’on considère le caractère unique de chaque performance.
Une seule tentative de synthèse audio-visuelle, en provenance des Performances Studies [19],
offre un CDRom interactif didactique qui chapitre divers aspects du kūṭiyāṭṭam, mais contient peu
de représentations.
Pour étudier le jeu et pour en rendre compte de façon vivante j’ai eu besoin des films. J’ai copié la
partie ramaïque du fond allemand, puis filmé, au cours de deux ans de terrain, les types de jeu
manquant à mon approche. Ma caméra n’a saisi que les représentations (où l’acteur est dans sa
bulle, contrairement aux moments d’apprentissages, où, quand même un regard peut gêner,
photographier suffit) : dans les temples, au festival de kūṭiyāṭṭam d’Iriñjālakuṭa, et dans les maisons
pour les démonstrations de scènes rares. Sur 70h collectées, j’en ai sélectionné 24, en tentant de
n’omettre aucun type de jeu et en conservant des doublons pour comparaison. L’étape suivante,
du montage, déterminante pour l’analyse, s’effectue en parallèle à l’écriture du mémoire. C’est en
partie pour cette raison que le Disque Vidéo Digital support des films se veut
« ethnoscénographie », mais pas seulement :
III/ Rendre comte d’une esthétique par l’outil audio-visuel ?
1. Présentation des outils supports
Créer un disque fonctionnant en interactivité avec le plan de la thèse s’avérait et
redondant et techniquement irréalisable11. Le DVD fonctionne comme des
annexes au mémoire, faites de 2X3h30 de films montés, soit 24h en temps réel.
La technique de montage, utilisée pour tous les films, faite d’alternances
d’images fixes et de séquences animées, permet de diviser le temps par 3,5,
sans tricher ou raccorder. Elle se veut fruit d’une réflexion sur l’esthétique. Les
films sont classés dans des menus, sous-menus etc. organisés simplement,
mais de manière analytique.
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Le premier disque s’attelle à la diversité du répertoire, des jeux et des conditions de production,
tout en offrant parallèlement deux synthèses thématiques. Le menu « Répertoire » contient les
« kūṭiyāṭṭam en capsule » avec sélection d’extraits (pour
chaque acte) couvrant la diversité des jeux de l’ActeurPersonnage. Viennent ensuite les kūttu : Cākyār kūttu verbal,
et Aṅgulīyāṅkam kūttu gestuel (filmé, en partie, pour la
première fois). Les extraits recouvrent les différentes
techniques de l’Acteur-Conteur. Le troisième sous-menu
synthétise les six nuits de la représentation de « l’acte de Śūrpaṇakhā »
(Aścaryacūḍamaṇi II). On peut « cliquer » dans l’Entrée, dans les différentes étapes du « flashback », dans le kūṭiyāṭṭam du dernier jour, et trouver les jeux significatifs de chaque étape. Des
petites « clés » révèlent les gestes-clé par lesquels l’acteur passe d’une étape et
d’une figure à l’autre (acteur-personnage/acteur-conteur/acteur-danseur). Un
lien appelle à comparer le kūṭiyāṭṭam de temple au kūṭiyāṭṭam profane. Les deux
menus thématiques portent sur l’ensemble du répertoire : un « Hommage à
Sītā » montre comment les cākyār gardent les rôles féminins tout en évinçant les
interprètes, comment ces rôles s’incarnent désormais sur les scènes profanes,
et se symbolisent poétiquement dans certains actes ; un menu « Jeux des
yeux » analyse un art oculaire développé sous des formes actives, émotives, descriptives,
symboliques etc. (JOHAN [9]).
Le DVD II comprend les Séquences de jeu (cf :
), jeux mimétiques purs
développés dans le conte comme dans le drame, qui permettent à l’acteur de
dépeindre telle ou telle scène évoquée dans les textes. Ces séquences
constituent à elles seules un Répertoire. Chacune porte un nom, certaines sont
réutilisables dans différents kūṭiyāṭṭam. Elles sont à part, non seulement en
raison de leur durée (environ 1h par séquence) ou de leur préciosité (très peu
décrites dans les textes, on ne les saisit qu’en représentation), mais surtout parce que, d’un point
de vue dramaturgique, la figure de l’Acteur-peintre imbrique celle du personnage et du conteur.
Observons le phénomène grâce au film, tout en rappelant quelques données ethnographiques et
en reprenant certains termes-clé extraits du manuel de jeu (manuscrit non publié) [*].
2. Action !
La courte séquence projetée (10’ soit 40’ en temps réel),
intitulée
« L’éléphant
avalé
par
le
serpent »
(« ajagarakabhalitam »), intervient ici dans le kūṭiyāṭṭam
de La merveilleuse fleur de lotus (Kalyāṇāsaugandhika),
pièce en un acte de Nīlakaṇṭha (15es. ?) (PAULOSE
[14])12. Le héros Bhīma, qui cherche une fleur promise à son épouse, est le
témoin d’une sauvage scène de forêt : un éléphant est attaqué par un serpent et par un lion. La
représentation, filmée en 2000 par l’Université allemande, a lieu au Théâtre de Iriñjālakuṭa,
construit pour les besoins de la troupe qui comporte des membres non cākyār qui ne peuvent jouer
dans le Théâtre de temple adjacent. C’est le cas de Sūreṣ, qui incarne Bhīma.
L’Acteur-personnage, seul en scène, arrête la percussion (koṭṭuvilakkuka).
Ce geste, geste-clé de l’acteur au service du personnage qui seul a le droit
de parler mais qui ne peut le faire en musique (sur les frappes du tambour
miḻāvu), révèle la distance acteur-personnage. Il apparaît aussi comme
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une trace de la supériorité statutaire originelle de l’acteur (cākyār) sur le percussionniste
(nampyār). La strophe décrit la scène observée :
« Ce lion agrippe le prince des éléphants qui barrit de douleur, son large crâne et
ses os arrachés par les crocs pointus et les griffes enfouies dans son cou qui remue,
sa patte accrochée par les dents de la gueule d’un énorme serpent jailli d’un trou »13
L’acteur psalmodie le texte sanskrit en l’accompagnant de gestes, termes à termes (suffixes
casuels compris). Les gestes possèdent aussi leur propre grammaire ; chacun va à l’essence des
êtres, concepts, actions qu’il figure, s’inspire monde réel, mais aussi de la culture locale et plus
généralement hindoue (JOHAN [7] et [8]).
L’acteur devient exégète qui interroge le sens de la strophe en suivant le
manuel de jeu (manuscrit non publié). Geste-clé de l’interrogation :
« Comment ? » (eṅṅine) : il récite (et met en gestes le texte, en séparant
cette fois les différentes séquences syntaxiques. C’est l’anvayam,
restitution morcelée du texte dans l’ordre de la prose (ex : eṣas siṃhas
dvipa Indram ākṣipati — ce lion agrippe le prince des éléphants). Puis,
l’acteur joue par gestes le sens (artham) de la portion, qui consiste généralement à répéter le
texte sanskrit par des gestes suivant le sous-texte malayalam (ex : oru siṃhaṃ ānaye valikkunnu). Le
procédé, qui pourrait être analysé en fonction des différentes phases du « jeu homogène » du
Traité (BANSAT-BOUDON [1]), révèle aussi les racines brahmaniques du kūṭiyāṭṭam, art intégré
dans les temples afin de diffuser le sanskrit. Il porte aussi sur scène la méthode d’apprentissage
(particulière) par laquelle les cākyār, à l’origine brahmanes, apprennent le sanskrit. Une fois la
strophe disséquée, l’acteur demande par gestes : « Comment [toute la scène s’est-elle
déroulée] ? ». Pour répondre…
… il devient Peintre. La figure s’appuie sur un jeu de substitution (pakarnāṭṭam) où se mêlent
habilement les figures de personnages réfléchis (les animaux évoqués) et la figure de conteur, qui
distribue narrativement, gestuellement, les rôles :
« Un éléphant ». L’acteur devient l’éléphant, adoptant état (bhāva) et
posture adéquats. Description de l’animal, dessiné sur la scène :
défenses, trompe, oreilles (au nombre de « deux », précise un geste),
pattes (l’acteur, accroupi, figure chaque patte à l’emplacement où
l’éléphant prend volume) etc.14. Puis, l’acteur incarne l’éléphant dans des
actions censées le caractériser : « jeu des oreilles » (cevi āṭṭam),
« nutrition » (bhakṣaṇam kaḻikkuka)… Finalement,
l’éléphant s’endort, trompe dans sa gueule (main de l’acteur repliée vers la
bouche) afin d’éviter la pénétration des insectes. Ces actions, transmises et
enrichies par chaque artiste, témoignent d’un fin travail d’observation et de
restitution codifiée du monde. Mais…
« Pendant ce temps » (samayattiṅṅal) : ce gestes-clé du conteur suspend le
temps, comme nous suspendons l’image en la fixant au montage…
Le conteur poursuit : « un serpent ». L’acteur devient le reptile, lové, qui aperçoit l’éléphant, se
glisse hors de son trou, ouvre sa gueule (figurée par les mains), et… attaque ! Retour au
pachyderme endormi et nouvel arrêt sur image sur la jambe-patte de l’acteuréléphant, qui subit l’assaut. L’éléphant lutte, le serpent s’accroche. L’acteur joue
successivement chaque protagoniste tout en créant une impression de
simultanéité, par sa rapidité et par ses gestes séparateurs. Quand l’éléphant
« barrit de douleur », la main érigée en trompe suffit à percer les tympans du
public. Mais… « en ce temps là, un lion », etc. : nouveaux arrêts du temps et
jeux suivant les mêmes principes. Quand la scène culmine avec le régal du lion
qui boit le sang frais…
… l’acteur redevient le Personnage observateur, Bhīma, qui signifie par gestes
« Merveilleux ! ». La scène convient au caractère furieux du héros et développe le sentiment
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esthétique (rasa) correspondant. L’acteur répète les deux dernières lignes de la strophe, signalant
ainsi aux autres acteurs que leurs personnages peuvent entrer…
Conclusion
Le kūṭiyāṭṭam s’offre comme un modèle d’enchevêtrement de l’épique et du dramatique : par sa
structure dramaturgique d’ensemble incluant un conte dans le drame, par son protocole d’acteurconteur imbriquant des histoires dans l’histoire, par son art aux effets de simultanéité, et par ses
gestes aux tracés toujours évocateurs. L’ancrage, la complexité, la diversité, et l’immensité du
corpus du kūṭiyāṭṭam ne peuvent être contenus sur un disque qui répertorie et classe certains jeux
sans parvenir à rendre tous les phénomènes d’imbrication. La technique de montage, elle, semble
davantage adaptée à la dramaturgie étudiée en ce qu’elle utilise arrêts du temps et reprises
d’action. La démarche, inscrite dans une anthropologie réflexive appliquée aux arts performatifs,
nouvelle dans le domaine des études sur le kūṭiyāṭṭam et plus généralement dans celui des études
théâtrales, pourrait explorer une piste d’une anthropologie esthétique qui tendrait aussi à la mise
en forme sensible exaltant/révélant le sensible saisi.
Bibliographie :
[*] Extrait du manuel de jeu (āṭṭaprakāram) pour la pièce Kalyāṇāsaugandhika, en possession de la famille
Ammannūr. [Manuscrit non publié, dont plusieurs extraits m’ont été communiqués par mon ami Ammannūr
Rajaniṣ Cākyār, que je remercie vivement].
[1]BANSAT-BOUDON, Lyne : Poétique du théâtre indien. Lectures du Nāṭyaśāstra, Paris : Publications de
l’École Française d’Extrême-Orient n°169, 1992.
[2] — : Pourquoi le théâtre ? La réponse indienne, Paris : Mille et unes nuits, 2004.
[3] BARBA, Eugenio : « La fiction de la dualité », Bouffonneries n°23, mai 1990 : 31-36.
[4] BRECHT, Berthold : Écrits sur le théâtre, Paris : L’Arche, 1963.
[5] BRÜCKNER, Heidrun : « Manuscripts and performances of the so-called Trivandrum Plays ascribed to
Bhāsa : a report on work in progress », Bulletin d’Études Indiennes n°17-18, 2000 : 563-584.
[6] GHASARIAN, Christian (Dir.) : De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles
pratiques, nouveaux enjeux, Paris : Armand Colin, 2002.
[7] JOHAN, Virginie : « kūttu-kūṭiyāṭṭam : Théâtres classiques du Kerala ?». Revue d’Histoire du Théâtre,
n°216 : 2002-4 : 365-382.
[8] — : « Intrigue et représentation dans le kūṭiyāṭṭam : l’exemple du Toraṇayuddhāṅkam, Abhiṣekanāṭakam
III) », Intrigue et représentation dans le théâtre sanskrit et le théâtre gréco-romain, Actes du colloque des
25-26 Janvier 2002, Toulouse : « Les travaux du CRATA », 2004 : 38-75.
[9] — : « Pour un théâtre des yeux : l’exemple indien ». Coulisses n°33, Publication du Théâtre Universitaire
de Franche-Comté, 2005 [12p., s.p.].
[10] KUNJUNI RAJA : Kūṭiyāṭṭam, an introduction, Delhi : Sangeet Natak Akademi, 1964.
[11] MNOUCHKINE, Ariane : Préface à Le Théâtre en France, Paris : A. Colin, 1992.
[12] MÖSER, Heike : « Mantrāṅkam : The Third Act of Pratijñāyaugandharāyaṇam in kūṭiyāṭṭam », Bulletin
d’Études Indiennes n°17-18, 2000 : 563-584.
[13] PANCHAL, Goverdhan : Kūttampalam and Kūṭiyāṭṭam, New-Delhi : Sangeet Natak Akademi, 1984.
[14]PAULOSE, P.K.G : Bhīma in search of celestial flower, Nīlakaṇṭhakavi Kalyāṇāsaugandhikavyāyoga
[devanagari et trad.], Delhi : New Bharatiya Book Corporation, 2000.
[15] PISAROTHI, P.K. Narayanan (ed.) : Aścaryacūḍamaṇi (1967) [malayalam : pièce de Śaktibhadra,
manuels (kramadīpikā complet ; āṭṭaprakāram de l’acte VI) et annexes], Trichur : Sangeet Natak
Academi, 1988.
[16] PRADIER, Jean-Marie : « Ethnoscenology : the Flesh in Spirit », New Approches to Theater Studies and
Performances Analysis, Tübingen : Günter Berghauss ed., 2001 : 61-81.
[17] RAGHAVAN, V : « Sanskrit Drama : Its Aesthetics and Production », Madras : Raghavan S. ed., 1993
[4e ed.] : 316-326.
Atelier XXXI : Vers une anthropologie esthétique ? Le cas des arts performatifs en Asie : terrains et méthodes
« Prémices pour une ethnoscénographie filmée de performances d'acteurs: l'exemple du kutiyattam du Kerala »
Virginie JOHAN - 8
[18] RAJAGOPALAN, L.S. : Kūṭiyāṭṭam : Preliminaries and Performance, Chennai : The Kuppuswami Sastri
Research Institute, 2000.
[19] RICHMOND, Farley : Kutiyattam : Sanskrit Theater of India [CD-Rom], University of Michigan Press,
2002.
[20] UNNI, N.P. : Nāṭyaśāstra. Text with introduction, english translation and indices. New-Delhi : Nag
Publishers, 4 vol., 1998.
[21] VENU, Gopalan (ed.) : Kutiyattam episode : kamsavadham (the slaying of Kamsa) [Compact Disk 3 h.],
Irinjalakuda : Natanakairali ed., 2003.
1
Le titre correspond à celui du DVD accompagnant ma thèse consacrée à la dramaturgie et au jeu de
l’acteur de kūṭiyāṭṭam, réalisée à l’Institut d’Études Théâtrales de Paris III. Le terme d’ethnoscénographie
marque un souci d’une écriture des représentations, également visuelle (filmée), et l’influence d’une
perspective ethnoscénologique (PRADIER).
2
Ces termes apparaissaient sur l’affiche annonçant la tournée parisienne de la troupe de kūṭiyāṭṭam du
Kalāmaṇḍalam, organisée en 1998 par le Centre Mandapa (http://go.to/mandapa) et l’Arta
(http://assoc.wanadoo.fr/arta). L’Association de Recherche des Traditions de l’Acteur accueille cette année
un stage de naṅṅyār kūttu (la forme féminine du kūṭiyāṭṭam) à partir du 17 octobre (inscriptions en cours…).
3
PANCHAL, notamment, répertorie les références épigraphiques.
4
De ce répertoire, immense et en évolution (JOHAN [8]), retenons ici les actes (au corpus de ma thèse) des
pièces inspirées de l’épopée du Rāmāyaṇa : Le Diadème merveilleux (Aścaryacūḍamaṇi) de Śaktibhadra
(9es., actes I à VII), et Le Sacre (Abhiṣekanāṭakam) de Bhāsa (2es. ? : actes I et III, et, plus rares, II, IV, V).
5
Ce maître est, depuis ma maîtrise (1998), l’homme de mon « sous-terrain » (GHASARIAN).
6
L’acteur maîtrise, en les adaptant, les quatre jeux (abhinaya) du Traité Nāṭyaśāstra.
7
Nous ne pouvons ici qu’évoquer le Mantrāṅkam kūttu mené par le bouffon autour de l’acte III du
Pratijñāyaugandharāyaṇam (MÖSER) et l’Aṅgulīyāṅkam kūttu mené par le personnage-conteur Hanumān
autour de l’acte VI de l’Aścaryacūḍamaṇi (PISAROTHI, JOHAN [8]). Dans ce dernier kūttu, le conteur utilise
une gestuelle narrative codifiée.
8
Heike MÖSER a su schématiser le phénomène. Le schéma (ici modifié et complété), s’offre comme une
(excellente) base : plusieurs extrapolations peuvent, par exemple, s’insérer (JOHAN [8]).
9
Photographie d’archive en possession du Pr. Rāma Varma, photographiée par H. Möser. Les autres
photographies sont de notre fond.
10
On y trouve surtout les seize nuits de la dernière représentation complète en date de l’acte V de l’
Aścaryacūḍamaṇi, pièce de choix filmée dans le Théâtre du temple du village d’Iriñjālakuṭa en 1987.
11
Il aurait fallu opter pour le CDRom interactif, mais cette forme ne peut contenir beaucoup de films.
12
La pièce est inspirée du Mahābhārata mais la séquence est « emboîtable » dans les kūṭiyāṭṭam
ramaïques.
13
antarguhodgata mahājagarāsyadaṃṣṭrā / vyākṛṣṭapādamurugarjitam eṣa siṃhaḥ //
daṃṣṭrāgrakṛṣṭapṛthukumbhataṭāsthivalgad / grīvānikhātanakhamākṣipati dvipendram //
14
« [Dans l’Inde], un cheval, tout court, n’est pas un cheval, il faut qu’on lui dise cheval à quatre pattes, avec
quatre sabots, avec un ventre, un sexe, ses deux oreilles ; il faut que le cheval se sculpte en lui ». (Henri
Michaux : Un Barbare en Asie (1933), Paris : Gallimard, 1967 : 50).
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