La Lettre du Rhumatologue - n° 242 - mai 1998
36
SYMPOSIUM
a fibromyalgie, ou fibrosite (1), ou polyenthésopathie, ou
syndrome polyalgique idiopathique diffus (2), est une
entité douloureuse chronique située aux confins de la
rhumatologie et de la pathologie psychosomatique.
Longtemps négligée, sa définition a évolué, et depuis une dizaine
d’années de très nombreux travaux lui sont consacrés.
La question de l’étiologie de ce syndrome reste obscure, la littéra-
ture étant partagée entre une origine somatique et une pathologie
psychiatrique à expression somatique.
De même, la prise en charge hésite entre des approches trop sou-
vent opposées : une approche psychiatrique, en général refusée par
les patients, et un traitement somatique. En pratique, la fibromyal-
gie devra être prise en charge par les rhumatologues, qui sont les
spécialistes consultés. C’est au rhumatologue de faire intervenir et
d’associer progressivement une approche psychiatrique avec un
psychiatre informé des particularités de la fibromyalgie et ne refu-
sant pas l’abord somatique.
LA FIBROMYALGIE, UNE AFFECTION PSYCHIATRIQUE OU
UNE ATTEINTE ORGANIQUE ?
La pathogénie exacte de la fibromyalgie reste inconnue. Depuis une
dizaine d’années, un grand nombre d’hypothèses ont été émises.
Les troubles du sommeil
La principale hypothèse concerne les troubles du sommeil profond
de phase IV (3), contemporain de la restauration tissulaire, dont le
médiateur principal est la sérotonine. Il a ainsi été démontré que la
privation de sommeil pouvait induire un syndrome clinique proche
de la fibromyalgie. Les anomalies du métabolisme de la sérotonine,
en particulier une diminution de sa synthèse, sembleraient pouvoir
expliquer certains troubles, notamment du sommeil.
La fibromyalgie, une atteinte auto-immune ou infectieuse ?
L’hypothèse d’anomalies auto-immunes a aussi été évoquée, en rai-
son de la fréquence de syndrome de Raynaud, de syndrome sec, mais
aucune confirmation n’a été apportée à ce jour. Une hypothèse virale
a aussi été soulevée, la fibromyalgie ayant une proximité clinique
avec le syndrome de fatigue chronique, en particulier post-viral.
Des anomalies musculaires ou métaboliques ?
Des modifications du métabolisme musculaire consistant en une
hypoxie anormale à l’exercice ou au froid ont été envisagées. Enfin,
d’autres auteurs ont évoqué un trouble du métabolisme de la sub-
stance P ou des endorphines, voire un terrain génétique prédispo-
sant.
La fibromyalgie, une atteinte psychiatrique à expression
somatique ?
Certains auteurs considèrent la fibromyalgie comme une atteinte
résultant de perturbations psychologiques, mais aucune caractéris-
tique commune à tous les patients n’a pu être individualisée. On doit
néanmoins noter la grande fréquence des troubles anxieux et dépres-
sifs observés chez ces patients (4). Ce fait, qui avait frappé le col-
lège de rhumatologues américains (ACR) réunis pour énoncer les
critères de la maladie (1990), a été confirmé par les enquêtes épidé-
miologiques menées par des psychiatres. Ces derniers retrouvent des
troubles anxieux caractérisés, de type anxiété phobique ou attaques
de panique. Ils retrouvent également des épisodes de dépression
majeure accompagnant avec une grande fréquence l’évolution de la
fibromyalgie. Plus frappant encore, on constate dans ces études que
les troubles anxieux ou dépressifs se sont souvent déclarés bien avant
le déclenchement de la fibromyalgie. Enfin, la famille des fibro-
myalgiques présente elle-même un fragilité dépressive, et les
enquêtes familiales retrouvent une incidence d’épisodes de dépres-
sion majeure comparable à celle que l’on observe dans les familles
de psychose maniaco-dépressive, un trouble thymique héréditaire.
Pour certains, la fibromyalgie pourrait ainsi être une variété de
dépression masquée, c’est-à-dire une affection appartenant au spectre
des troubles thymiques, spectre dans lequel on pourrait inclure le
syndrome du côlon irritable et le syndrome de fatigue chronique, qui
Prise en charge des patients fibromyalgiques :
le psychiatre ou le rhumatologue ?
S. Perrot*, J.P. Mialet**
* Consultation d’analgésie, Hôpital Cochin-Tarnier, service de rhumatologie A,
Hôpital Cochin.
** Consultation de psychiatrie, service de rhumatologie A, Hôpital Cochin,
27, rue du Faubourg-Saint-Jacques, 75014 Paris.
Pas de personnalité pathologique classable dans le DSM IV,
mais association fréquente de symptômes anxio-dépressifs.
Évaluation initiale de la douleur et des troubles psychiques
afin de proposer un traitement multidisciplinaire réaliste (carnet
d’auto-évaluation).
Efficacité partielle des antidépresseurs tricycliques à faible
dose.
Pas de résultat rapide ou définitif.
POINTS FORTS
POINTS FORTS
L
XIeSymposium de rhumatologie
La Lettre du Rhumatologue - n° 242 - mai 1998
37
semblent avoir également, au vu des enquêtes épidémiologiques, une
parenté avec les troubles thymiques.
L’hypothèse psychiatrique n’est pas incompatible avec certaines des
hypothèses précédentes. On sait que la dépression s’accompagne
d’un bouleversement du sommeil, avec précisément des réveils pré-
coces comme pour la fibromyalgie, et il n’est pas impossible que ces
modifications du sommeil soient en relation avec un dysfonctionne-
ment du système sérotoninergique. De façon plus générale, on peut
imaginer que des dérèglements communs de certains systèmes neu-
romodulateurs puissent intervenir dans la douleur morale, dépres-
sive, comme dans la douleur physique, fibromyalgique.
LA PRISE EN CHARGE DE LA FIBROMYALGIE : PAR LE RHU-
MATOLOGUE OU PAR LE PSYCHIATRE ?
La prise en charge de ces patients est en général difficile d’emblée,
dans la mesure où ceux-ci sont souvent excédés de s’entendre dire
qu’ils n’ont rien ou pas grand chose, et déçus de se voir prescrire des
traitements qu’ils trouvent inadaptés à l’intensité de leurs douleurs
et de leur gêne fonctionnelle.
Après avoir éliminé d’éventuelles pathologies responsables de ce
syndrome, il est souhaitable d’expliquer au patient ce qu’est la fibro-
myalgie, qu’un soulagement important est possible, même si l’évo-
lution peut comporter des rechutes, mais qu’en aucun cas le pro-
nostic à long terme ne se traduira par une invalidité ou ne nécessi-
tera une intervention chirurgicale.
L’approche psychologique
Une fois la confiance établie, les différents facteurs physiques et psy-
chologiques de déclenchement, d’entretien ou de majoration du syn-
drome seront recherchés au cours des consultations ultérieures pour
optimiser l’efficacité des traitements prescrits. Cela pourra être l’oc-
casion d’aborder, avec prudence, la question de la prise en charge
conjointe par un psychiatre. Dans certains cas, l’intensité des troubles
anxieux ou dépressifs l’exige d’emblée, et tout l’effort consistera à
faire comprendre à un patient douloureux et révolté que ses douleurs
sont prises au sérieux, mais que les soins ne pourront être pleine-
ment efficaces que lorsqu’une meilleure stabilisation de l’état émo-
tionnel aura été obtenue avec une aide spécialisée. Dans d’autres cas,
les manifestations n’ont aucun caractère spectaculaire, et c’est la
prise de conscience progressive par le patient des relations qui exis-
tent entre ses douleurs et des contrariétés ou des conflits variés qui
conduira à suggérer un accompagnement complémentaire par un psy-
chiatre formé à ce genre de pathologie, et respectueux de l’expres-
sion somatique de ces patients.
L’approche antalgique
Les antalgiques périphériques (paracétamol, aspirine) ou les asso-
ciations paracétamol-codéine ou dextropropoxyphène-codéine peu-
vent induire un soulagement partiel, à la différence des anti-inflam-
matoires non stéroïdiens ou des corticoïdes, qui se révèlent sans effet.
Les décontracturants, les tranquillisants, de type benzodiazépinique,
modifient rarement le tableau algique mais aggravent souvent l’as-
thénie et la fatigabilité musculaire déjà ressenties. Peut-être par suite
de leurs effets antalgiques centraux et aussi de leur rôle régulateur
sur le sommeil, les antidépresseurs tricycliques, et notamment l’ami-
triptyline prescrite à faible dose (25 à 50 mg le soir), constituent
actuellement la seule médication ayant fait preuve d’une efficacité
dès la deuxième semaine de traitement (5), mais qui semble s’épui-
ser dans le temps. La durée de prescription des antidépresseurs doit
être au moins égale à 3 mois ; elle est souvent, en fait, continue pen-
dant plusieurs années, mais à des doses variables tournant autour de
la dose moyenne de 50 mg par jour. L’indication de ce traitement
doit être bien précisée pour une meilleure acceptance, en dissociant
l’effet antalgique de l’effet antidépresseur. En cas de syndrome
dépressif patent, la posologie d’amitriptyline proposée peut être aug-
mentée jusqu’à 150 mg, voire 200 mg par jour, conformément à ce
qui est habituellement donné dans les dépressions majeures. Il est
alors préférable, compte tenu de la fragilité “névrotique” du terrain,
qui rend la tolérance au traitement problématique, de confier la pres-
cription et la surveillance du traitement au psychiatre consultant.
L’approche physique
La mise au repos absolu lors des poussées algiques n’améliore guère
ces patients, qui désespèrent alors de ne plus rien pouvoir faire. Plu-
tôt que de prescrire des séances de rééducation standard, qui souvent
réactivent les douleurs du patient par suite de l’effort trop prolongé,
il vaut mieux préconiser une activation physique très fractionnée,
déterminée de façon à ne pas accroître la douleur. L’application inter-
mittente de chaleur au niveau des zones douloureuses se révèle sou-
vent utile pour diminuer la douleur. Un aménagement du poste de
travail avec l’apprentissage d’une bonne hygiène posturale à ce poste
peut être nécessaire pour les patients souffrant des régions cervico-
Occiput : bilatéral 2
Trapèze : bilatéral 2
Jonction chondrosternale : bilatérale 2
Épicondyle : bilatéral 2
Sus-épineux : bilatéral 2
Rachis cervical bas (de C4 à C6) 1
Rachis lombaire bas (interépineux L4 à S1) 1
Moyen fessier : bilatéral 2
Fémoral bas : bilatéral 2
Patte d’oie : bilatérale 2
Total 18
Critères ACR de fibromyalgie (1990)
Douleurs diffuses depuis plus de trois mois
Présence de 11 points douloureux à la pression
sur 18 points spécifiques.
Les 18 points douloureux
La Lettre du Rhumatologue - n° 242 - mai 1998
38
SYMPOSIUM
scapulaires ou lombo-fessières. Pour d’autres patients conscients des
influences émotionnelles sur leur état algique, l’apprentissage de la
relaxation, voire un véritable accompagnement psychothérapique,
constitueront les techniques de choix pour leur permettre de mieux
gérer au long cours leur anxiété, leur stress et leur état physique.
CONCLUSION : UNE PRISE EN CHARGE MULTIPLE ET
CONCERTÉE
La réalité de la fibromyalgie, longtemps mise en cause, est aujour-
d’hui bien établie grâce à des critères cliniques bien définis. Cette
définition simple permet la reconnaissance d’un grand nombre de
douloureux chroniques souvent rejetés, en évitant des investigations
inutiles ou des thérapeutiques hasardeuses. En l’absence d’étiologie
et de pathogénie précise, le traitement doit faire appel à une prise en
charge plurimodale. Il s’agit de savoir faire face à une affection au
long cours, éprouvante pour le patient comme pour ses médecins :
le rhumatologue pour les douleurs, le psychiatre pour les à-coups
dépressifs et le généraliste pour le soutien au quotidien. Le fait de
rassurer le patient, des exercices musculaires modérés et fraction-
nés, la relaxation et l’utilisation de petites doses de dérivés tricy-
cliques permettent d’obtenir des améliorations sensibles, tout en
sachant que ces patients sont sujets à des rechutes influencées par
leurs conditions de vie et leur état psychologique. La patience et la
collaboration des divers points d’appui médicaux permettent néan-
moins de voir, à terme, ces douleurs disparaître, et d’éviter, tout au
long de l’évolution, une dérive vers les médecines parallèles, dont
ces malades se montrent particulièrement friands.
Bibliographie
1. Wolfe F., Smythe H.A., Yunus M.B. et coll. The American College of
Rheumatology 1990 criteria for the classification of fibromyalgia. Report
of the Multicenter Criteria Committee. Arthr and Rheum 1990 ; 33 : 160-
72.
2. Benoist M., Boulu Ph., Fuster T.M., Kahn M.F., Cambier J. Le syn-
drome polyalgique idiopathique diffus. Nouv Presse Med 1986 ; 15, 33 :
1680-2.
3. Hérisson C., Touchon J., Besset A., Billard M., Simon L. Fibrosite et
perturbations du sommeil. Rhumatologie 1990 ; 41 : 147-51.
4. Mialet J.P. Aspects psychiatriques de la fibromyalgie. Les entretiens de
Bichat, Expansion Scientifique Française, Paris 1996.
5. Goldenberg D.L., Felson D.T., Dinerman H. A randomized, control-
led trial of amitriptyline and naproxen in the treatment of patients with
fibromyalgia. Arthr and Rheum 1986 ; 29 : 1371-7.
Les articles publiés dans
La Lettre du Rhumatologue
le sont sous la seule responsabilité
de leurs auteurs.
Tous droits de reproduction,
d'adaptation et de traduction
par tous procédés réservés
pour tous pays.
© mai 1983 - EDIMARK S.A.
Imprimé en France - Differdange S.A.
95110 Sannois
Dépôt légal 2
e
trimestre 1998
1 / 3 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans l'interface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer l'interface utilisateur de StudyLib ? N'hésitez pas à envoyer vos suggestions. C'est très important pour nous!