S Y M P O S I U M XIe Symposium de rhumatologie Prise en charge des patients fibromyalgiques : le psychiatre ou le rhumatologue ? ● S. Perrot*, J.P. Mialet** P O I N T S P O I N T S F O R T S F O R T S ■ Pas de personnalité pathologique classable dans le DSM IV, mais association fréquente de symptômes anxio-dépressifs. ■ Évaluation initiale de la douleur et des troubles psychiques afin de proposer un traitement multidisciplinaire réaliste (carnet d’auto-évaluation). ■ Efficacité partielle des antidépresseurs tricycliques à faible dose. ■ Pas de résultat rapide ou définitif. L a fibromyalgie, ou fibrosite (1), ou polyenthésopathie, ou syndrome polyalgique idiopathique diffus (2), est une entité douloureuse chronique située aux confins de la rhumatologie et de la pathologie psychosomatique. Longtemps négligée, sa définition a évolué, et depuis une dizaine d’années de très nombreux travaux lui sont consacrés. La question de l’étiologie de ce syndrome reste obscure, la littérature étant partagée entre une origine somatique et une pathologie psychiatrique à expression somatique. De même, la prise en charge hésite entre des approches trop souvent opposées : une approche psychiatrique, en général refusée par les patients, et un traitement somatique. En pratique, la fibromyalgie devra être prise en charge par les rhumatologues, qui sont les spécialistes consultés. C’est au rhumatologue de faire intervenir et d’associer progressivement une approche psychiatrique avec un psychiatre informé des particularités de la fibromyalgie et ne refusant pas l’abord somatique. LA FIBROMYALGIE, UNE AFFECTION PSYCHIATRIQUE OU UNE ATTEINTE ORGANIQUE ? La pathogénie exacte de la fibromyalgie reste inconnue. Depuis une dizaine d’années, un grand nombre d’hypothèses ont été émises. * Consultation d’analgésie, Hôpital Cochin-Tarnier, service de rhumatologie A, Hôpital Cochin. ** Consultation de psychiatrie, service de rhumatologie A, Hôpital Cochin, 27, rue du Faubourg-Saint-Jacques, 75014 Paris. 36 Les troubles du sommeil La principale hypothèse concerne les troubles du sommeil profond de phase IV (3), contemporain de la restauration tissulaire, dont le médiateur principal est la sérotonine. Il a ainsi été démontré que la privation de sommeil pouvait induire un syndrome clinique proche de la fibromyalgie. Les anomalies du métabolisme de la sérotonine, en particulier une diminution de sa synthèse, sembleraient pouvoir expliquer certains troubles, notamment du sommeil. La fibromyalgie, une atteinte auto-immune ou infectieuse ? L’hypothèse d’anomalies auto-immunes a aussi été évoquée, en raison de la fréquence de syndrome de Raynaud, de syndrome sec, mais aucune confirmation n’a été apportée à ce jour. Une hypothèse virale a aussi été soulevée, la fibromyalgie ayant une proximité clinique avec le syndrome de fatigue chronique, en particulier post-viral. Des anomalies musculaires ou métaboliques ? Des modifications du métabolisme musculaire consistant en une hypoxie anormale à l’exercice ou au froid ont été envisagées. Enfin, d’autres auteurs ont évoqué un trouble du métabolisme de la substance P ou des endorphines, voire un terrain génétique prédisposant. La fibromyalgie, une atteinte psychiatrique à expression somatique ? Certains auteurs considèrent la fibromyalgie comme une atteinte résultant de perturbations psychologiques, mais aucune caractéristique commune à tous les patients n’a pu être individualisée. On doit néanmoins noter la grande fréquence des troubles anxieux et dépressifs observés chez ces patients (4). Ce fait, qui avait frappé le collège de rhumatologues américains (ACR) réunis pour énoncer les critères de la maladie (1990), a été confirmé par les enquêtes épidémiologiques menées par des psychiatres. Ces derniers retrouvent des troubles anxieux caractérisés, de type anxiété phobique ou attaques de panique. Ils retrouvent également des épisodes de dépression majeure accompagnant avec une grande fréquence l’évolution de la fibromyalgie. Plus frappant encore, on constate dans ces études que les troubles anxieux ou dépressifs se sont souvent déclarés bien avant le déclenchement de la fibromyalgie. Enfin, la famille des fibromyalgiques présente elle-même un fragilité dépressive, et les enquêtes familiales retrouvent une incidence d’épisodes de dépression majeure comparable à celle que l’on observe dans les familles de psychose maniaco-dépressive, un trouble thymique héréditaire. Pour certains, la fibromyalgie pourrait ainsi être une variété de dépression masquée, c’est-à-dire une affection appartenant au spectre des troubles thymiques, spectre dans lequel on pourrait inclure le syndrome du côlon irritable et le syndrome de fatigue chronique, qui La Lettre du Rhumatologue - n° 242 - mai 1998 semblent avoir également, au vu des enquêtes épidémiologiques, une parenté avec les troubles thymiques. Les 18 points douloureux Critères ACR de fibromyalgie (1990) ❏ Douleurs diffuses depuis plus de trois mois ❏ Présence de 11 points douloureux à la pression sur 18 points spécifiques. Occiput : bilatéral 2 Trapèze : bilatéral 2 Jonction chondrosternale : bilatérale 2 Épicondyle : bilatéral 2 Sus-épineux : bilatéral 2 Rachis cervical bas (de C4 à C6) 1 Rachis lombaire bas (interépineux L4 à S1) 1 Moyen fessier : bilatéral 2 Fémoral bas : bilatéral 2 Patte d’oie : bilatérale 2 Total 18 L’hypothèse psychiatrique n’est pas incompatible avec certaines des hypothèses précédentes. On sait que la dépression s’accompagne d’un bouleversement du sommeil, avec précisément des réveils précoces comme pour la fibromyalgie, et il n’est pas impossible que ces modifications du sommeil soient en relation avec un dysfonctionnement du système sérotoninergique. De façon plus générale, on peut imaginer que des dérèglements communs de certains systèmes neuromodulateurs puissent intervenir dans la douleur morale, dépressive, comme dans la douleur physique, fibromyalgique. LA PRISE EN CHARGE DE LA FIBROMYALGIE : PAR LE RHUMATOLOGUE OU PAR LE PSYCHIATRE ? La prise en charge de ces patients est en général difficile d’emblée, dans la mesure où ceux-ci sont souvent excédés de s’entendre dire qu’ils n’ont rien ou pas grand chose, et déçus de se voir prescrire des traitements qu’ils trouvent inadaptés à l’intensité de leurs douleurs et de leur gêne fonctionnelle. Après avoir éliminé d’éventuelles pathologies responsables de ce syndrome, il est souhaitable d’expliquer au patient ce qu’est la fibromyalgie, qu’un soulagement important est possible, même si l’évolution peut comporter des rechutes, mais qu’en aucun cas le proLa Lettre du Rhumatologue - n° 242 - mai 1998 nostic à long terme ne se traduira par une invalidité ou ne nécessitera une intervention chirurgicale. L’approche psychologique Une fois la confiance établie, les différents facteurs physiques et psychologiques de déclenchement, d’entretien ou de majoration du syndrome seront recherchés au cours des consultations ultérieures pour optimiser l’efficacité des traitements prescrits. Cela pourra être l’occasion d’aborder, avec prudence, la question de la prise en charge conjointe par un psychiatre. Dans certains cas, l’intensité des troubles anxieux ou dépressifs l’exige d’emblée, et tout l’effort consistera à faire comprendre à un patient douloureux et révolté que ses douleurs sont prises au sérieux, mais que les soins ne pourront être pleinement efficaces que lorsqu’une meilleure stabilisation de l’état émotionnel aura été obtenue avec une aide spécialisée. Dans d’autres cas, les manifestations n’ont aucun caractère spectaculaire, et c’est la prise de conscience progressive par le patient des relations qui existent entre ses douleurs et des contrariétés ou des conflits variés qui conduira à suggérer un accompagnement complémentaire par un psychiatre formé à ce genre de pathologie, et respectueux de l’expression somatique de ces patients. L’approche antalgique Les antalgiques périphériques (paracétamol, aspirine) ou les associations paracétamol-codéine ou dextropropoxyphène-codéine peuvent induire un soulagement partiel, à la différence des anti-inflammatoires non stéroïdiens ou des corticoïdes, qui se révèlent sans effet. Les décontracturants, les tranquillisants, de type benzodiazépinique, modifient rarement le tableau algique mais aggravent souvent l’asthénie et la fatigabilité musculaire déjà ressenties. Peut-être par suite de leurs effets antalgiques centraux et aussi de leur rôle régulateur sur le sommeil, les antidépresseurs tricycliques, et notamment l’amitriptyline prescrite à faible dose (25 à 50 mg le soir), constituent actuellement la seule médication ayant fait preuve d’une efficacité dès la deuxième semaine de traitement (5), mais qui semble s’épuiser dans le temps. La durée de prescription des antidépresseurs doit être au moins égale à 3 mois ; elle est souvent, en fait, continue pendant plusieurs années, mais à des doses variables tournant autour de la dose moyenne de 50 mg par jour. L’indication de ce traitement doit être bien précisée pour une meilleure acceptance, en dissociant l’effet antalgique de l’effet antidépresseur. En cas de syndrome dépressif patent, la posologie d’amitriptyline proposée peut être augmentée jusqu’à 150 mg, voire 200 mg par jour, conformément à ce qui est habituellement donné dans les dépressions majeures. Il est alors préférable, compte tenu de la fragilité “névrotique” du terrain, qui rend la tolérance au traitement problématique, de confier la prescription et la surveillance du traitement au psychiatre consultant. L’approche physique La mise au repos absolu lors des poussées algiques n’améliore guère ces patients, qui désespèrent alors de ne plus rien pouvoir faire. Plutôt que de prescrire des séances de rééducation standard, qui souvent réactivent les douleurs du patient par suite de l’effort trop prolongé, il vaut mieux préconiser une activation physique très fractionnée, déterminée de façon à ne pas accroître la douleur. L’application intermittente de chaleur au niveau des zones douloureuses se révèle souvent utile pour diminuer la douleur. Un aménagement du poste de travail avec l’apprentissage d’une bonne hygiène posturale à ce poste peut être nécessaire pour les patients souffrant des régions cervico37 S Y M P O S I scapulaires ou lombo-fessières. Pour d’autres patients conscients des influences émotionnelles sur leur état algique, l’apprentissage de la relaxation, voire un véritable accompagnement psychothérapique, constitueront les techniques de choix pour leur permettre de mieux gérer au long cours leur anxiété, leur stress et leur état physique. U M long de l’évolution, une dérive vers les médecines parallèles, dont ■ ces malades se montrent particulièrement friands. CONCLUSION : UNE PRISE EN CHARGE MULTIPLE ET CONCERTÉE La réalité de la fibromyalgie, longtemps mise en cause, est aujourd’hui bien établie grâce à des critères cliniques bien définis. Cette définition simple permet la reconnaissance d’un grand nombre de douloureux chroniques souvent rejetés, en évitant des investigations inutiles ou des thérapeutiques hasardeuses. En l’absence d’étiologie et de pathogénie précise, le traitement doit faire appel à une prise en charge plurimodale. Il s’agit de savoir faire face à une affection au long cours, éprouvante pour le patient comme pour ses médecins : le rhumatologue pour les douleurs, le psychiatre pour les à-coups dépressifs et le généraliste pour le soutien au quotidien. Le fait de rassurer le patient, des exercices musculaires modérés et fractionnés, la relaxation et l’utilisation de petites doses de dérivés tricycliques permettent d’obtenir des améliorations sensibles, tout en sachant que ces patients sont sujets à des rechutes influencées par leurs conditions de vie et leur état psychologique. La patience et la collaboration des divers points d’appui médicaux permettent néanmoins de voir, à terme, ces douleurs disparaître, et d’éviter, tout au phie Bibliogra 1. Wolfe F., Smythe H.A., Yunus M.B. et coll. The American College of Rheumatology 1990 criteria for the classification of fibromyalgia. Report of the Multicenter Criteria Committee. Arthr and Rheum 1990 ; 33 : 16072. 2. Benoist M., Boulu Ph., Fuster T.M., Kahn M.F., Cambier J. Le syndrome polyalgique idiopathique diffus. Nouv Presse Med 1986 ; 15, 33 : 1680-2. 3. Hérisson C., Touchon J., Besset A., Billard M., Simon L. Fibrosite et perturbations du sommeil. Rhumatologie 1990 ; 41 : 147-51. 4. Mialet J.P. Aspects psychiatriques de la fibromyalgie. Les entretiens de Bichat, Expansion Scientifique Française, Paris 1996. 5. Goldenberg D.L., Felson D.T., Dinerman H. A randomized, controlled trial of amitriptyline and naproxen in the treatment of patients with fibromyalgia. Arthr and Rheum 1986 ; 29 : 1371-7. Les articles publiés dans La Lettre du Rhumatologue le sont sous la seule responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction par tous procédés réservés pour tous pays. © mai 1983 - EDIMARK S.A. Imprimé en France - Differdange S.A. 95110 Sannois Dépôt légal 2e trimestre 1998 38 La Lettre du Rhumatologue - n° 242 - mai 1998