LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE

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Université de Lyon
Université Lyon 2
Institut d’Études Politiques de Lyon
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE
LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE
DE LA FABRIQUE D'UN FANTASME DU
RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA
DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
CHENINI Anthéa
Mémoire de séminaire 4
ème
année-Parcours journalisme
e
e
Séminaire : Histoire politique des XIX et XX siècles
Direction : Monsieur Gilles Vergnon, maître de conférence en histoire contemporaine
Date de soutenance : 3 septembre 2012
Jury : Messieurs Gilles Vergnon et Bruno Benoit, professeur d'histoire contemporaine
Table des matières
Remerciements . .
Introduction . .
Partie introductive . .
5
6
9
e
Chapitre 1 état des lieux de la franc-maçonnerie au xix siècle : REAA, suprême conseil et
pouvoir parisien . .
9
I Historique du suprême conseil et caractéristiques du rite écossais ancien et
accepté, pratiqué par les amis des hommes . .
9
II La loi sur les clubs du 28 juillet 1848, la consécration d'une légalite maçonnique
..
11
III La maçonnerie contrainte de mettre ses aspirations libérales en veilleuse sous
l'empire autoritaire . .
11
IV Le népotisme de napoléon iii et le suprême conseil aux prises avec le maréchal
magnan . .
13
Chapitre 2 « allumage des feux » et itinéraire suivi par les amis des hommes de 1848 à
1865 . .
II L’étatisation policière de la ville de lyon . .
14
16
16
17
III La tentative de généralisation du régime de la police d’état au début du second
empire . .
18
Chapitre 3 le second empire à lyon, le retour à la centralisation policière . .
I L’héritage du système policier fouchéen . .
IV Approche sociologique de la surveillance policière lyonnaise et introduction à
l’analyse des archives des correspondances préfectorales . .
Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique . .
Chapitre 1 les amis des hommes sous l’emprise de la canuserie? la réactivation mentale
de traumatismes passés . .
I La domination des tisseurs de 1849 a 1854, une menace objective ? . .
II L’émergence progressive d’une hétérogénéité professionnelle (1849-1865) . .
III Les amis des hommes, une loge politiquement active ? . .
Chapitre 2 les amis des hommes, rejetons de la charbonnerie? la reactivation mentale de
la peur des ventes de combat . .
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20
20
21
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I Aux origines de la charbonnerie : rappel historique . .
27
27
II La réinvention de la charbonnerie française : les amis des hommes à la poursuite
de la quête subversive ? . .
29
Chapitre 3 les amis des hommes au mains des voraces ? la réactivation mentale du
cauchemar insurrectionnel . .
I Les voraces, aux origines d’une reputation qui déplaît : des républicains
« exagérés » dans une république conservatrice . .
II Février 1848: les voraces montent en puissance, des insurgés sur le devant de la
scène politique locale . .
III Juin 1849: quand les voraces offensent paris . .
Chapitre 4 les amis des hommes au croisement des idéologies socialo-utopistes : la
réactivation mentale des prétentions d’autonomie lyonnaise . .
31
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33
34
I Anti individualisme traditionnel et influence des thèses fouriériste mutuelliste et st
simonienne sur les amis des hommes … . .
34
II …Et leur application à travers le portrait de joseph reynier , un ami des hommes
au destin singulier . .
37
Chapitre 5 quelques amis des hommes aux prises avec la politique autoritaire de napoléon
iii, des chambériens partisans d’une savoie libérale? . .
43
I Rappel historique : de la savoie monarchique libérale à la savoie impériale
autoritaire . .
44
II Les amis des hommes à l’espérance savoisienne : une double appartenance
maçonnique « dangereuse » ? . .
III Justification de la double adhésion maçonnique : la cause libérale . .
Partie 2 laconstruction exogène du fantasme : l'outil herméneutique . .
Partie 3 la déconstruction endogène du fantasme : l'outil judiciaire . .
I Présentation du contenu des archives de pierre charnier et du contexte historico-politique
..
46
47
50
63
A Pierre charnier, mutuelliste et vigoureux défenseur des amis des hommes . .
63
63
B Le mobile politique « réel » de l'arrestation des amis des hommes : l'agitation
révolutionnaire lyonnaise des annees 1848-1849 . .
64
C Le mobile « prétexté » : la prétendue participation des amis des hommes au
complot d'oran . .
64
II La défense des trois amis des hommes par pierre charnier : le temps de la
déconstruction de la théorie du complot . .
66
A Les archives de martin serre : la défense de pierre charnier contre l'accusation de
« société secrète » . .
66
B Les archives de l'affaire claude chalon, la défense de pierre charnier contre la
même accusation de «société secrète» . .
69
C Les archives conjointes de l'affaire serre et chalon : la défense originale de pierre
charnier contre l'accusation de socialisme . .
73
D Les archives de l'affaire benisson ou la certification du bon comportement de la
loge . .
Conclusion . .
Bibliographie . .
Sites internet . .
Ouvrages . .
Sources . .
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89
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89
90
Remerciements
Remerciements
Je remercie l'ensemble des personnes m'ayant aidé à rédiger ce mémoire.
Notamment Mr Vergnon pour sa disponibilité et son écoute tout au long du séminaire.
Je tiens également à remercier tout particulièrement Mr Delignette pour le temps précieux qu'il
m'a accordé lors de nos entretiens ainsi que pour ses commentaires éclairés.
Enfin, je remercie Stéphane Massy pour sa relecture et ses conseils.
« le plus insidieux de ces obstacles[à l'étude du renseignement] réside dans
l'une des postures les moins discutables a priori de celles qui sont propres aux
sciences sociales[...] Il s'agit de la mise à distance-indispensable- de toutes les
visions conspiratives de la vie sociale, de toute forme d'interprétation des faits
sociaux en termes de complots, cabales, arrangements cachés, manipulations
occultes, chef d'orchestre clandestins »
Michel Dobry, « le renseignement dans les démocraties occidentales. Quelques pistes pour
l'identification d'un objet flou » in Les Cahiers de la sécurité intérieure, Paris 1997, n° 30, p 59.
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
Introduction
De nos jours, le pouvoir politique entretient avec l'Ordre maçonnique une relation apaisée.
Mais cela n'a pas toujours été le cas. La Loge Les Amis des Hommes qui s'installe en
1848 à l'Orient de Caluire est une parfaite illustration de la nature « suspicieuse » du
e
gouvernement à l'égard de la Franc-Maçonnerie durant la seconde moitié du XIX siècle et
plus spécifiquement sous le Second Empire autoritaire de Napoléon III.
Mon mémoire consiste en une déconstruction de la « psychose politique » du régime
vis à vis de l'atelier lyonnais cité ci-dessus à partir de sa fondation le 18 février 1848 jusqu'en
1865 ; le choix de l'emploi d'une isotopie médicale trouvant sa justification dans les excès
comportementaux des autorités dans leurs rapports à ladite Loge : procès devant le Conseil
de Guerre, surveillance et persécution administrative, spéculation sociologique représentent
autant de symptômes nous permettant d'avancer l'idée de « névrose d'État ».
Ce travail cherche donc avant tout à démontrer qu'il existe un fantasme politique autour
des Amis des Hommes construit de toute pièce par les autorités- c'est pourquoi, d'ailleurs,
nous parlons de « construction exogène »1- et que ces francs- maçons sont victimes de la
paranoïa du pouvoir. (Ce dernier étant entendu dans une acception large, englobant à la
fois les autorités locales lyonnaises et le siège parisien des décisions étatiques).
Fouché a dit dans ses Mémoires, « Tout gouvernement a besoin pour premier garant
de sa sûreté d'une police vigilante ». Une telle perspective semble nous mettre sur la voie
d'une interprétation « cryptographique »2 de l'Histoire ; c'est à dire une Histoire comme
science des secrets, des complots et des coups d'État dont le moteur réside en une causalité
immanente (et non transitive) donc difficilement contrôlable. Seule l'anticipation politique
peut permettre d'appréhender ce réel surprenant.
Cette historiographie est visiblement partagée par Napoléon III puisque son rapport à
l'atelier placé sous notre étude est déterminé par la croyance en la conspiration. En effet,
si tout est artifice, calculs stratégique et intérêts, alors la politique est un art du secret.
Or, cette théologie est dangereuse puisqu'elle entraîne des conséquences directes sur les
milieux « suspectés ». Dans le meilleur des cas, elle provoque une intrusion administrative3le renseignement étant considéré comme le seul moyen entre les mains du pouvoir pour
maintenir son autorité- au pire, une intervention physique violente comme c'est le cas en
1850 lorsque les soldats s'introduisent dans le temple des Amis des Hommes et procèdent
à l'arrestation d'une grande partie des membres de la Loge4 .
Quoiqu'il en soit, le Second Empire utilise la police comme un instrument. Et cette
institution, en remplissant sa fonction d'investigation, va relayer de facto la méfiance
structurelle du régime. Se dessine alors un « cercle vicieux » alimenté de part et d'autre des
lieux de pouvoir (locaux et parisiens) qui s'inscrivent dans une démarche vraisemblablement
masochistes.
Au vu de l'analyse des archives, l'État paraît disposer d'une psychologie et d'un
imaginaire qui lui sont propres. Et sa conception de l'Histoire comme étant le produit d'une
« basse politique » obscurantiste et non d'une « haute politique » que constituerait celle
des lois, confond « méfiance » et « prudence ». Or, cette distinction est fondamentale.
En effet, si la prudence sort le gouvernement de la contemplation du « monstre » que
6
Introduction
représente les potentielles tentatives conspirationnistes et le place dans l'action, la méfiance
l'installe dans une optique de clairvoyance intenable vis à vis des milieux à risques comme
le milieu maçonnique et engendre un sentiment de mélancolie dépressive. Il ne s'agit
ni de nier le complot, ni de le survaloriser mais simplement de l'apprécier à sa juste
valeur, c'est à dire comme une condition d'intelligibilité politique. Spéculer sur l'instabilité
historique, c'est donner de la substance au secret qui elle-même, nourrit en retour la névrose
politique et ainsi de suite. Un tel processus affaiblit le pouvoir car l'obsession s'oppose à la
connaissance et donc en perdant de la hauteur (interprétative), il perd en souveraineté.
La mémoire semble être l'instrument de la méfiance des autorités vis à vis d'une
ville réputée pour son anti-parisianisme5, son caratère insurrectionnel et sa capacité
organisatrice, reposant sur une forme d'anti-individualisme traditionnel. En effet, à Lyon,
l'entraide mutuelliste d'inspiration socialo-utopiste devient un principe presque identitaire.
Or, elle suppose certaines prétentions d'autonomie locales non appréciées par Paris qui
s'ajoutent à l' « ancienne rivalité »6 existant entre la cité rhodanienne et la capitale.
Notre première partie se propose donc de montrer comment le pouvoir puise son
inquiétude politique concernant des Amis des Hommes dans cette défiance ancienne
à l'égard de la ville mais aussi dans ses traumatismes historiques récents : révoltes
des canuts7, actions des corps irréguliers voraces8, projets carbonari9. Les archives sur
lesquelles nous nous appuyons ici présentent une certaine originalité dans la mesure où
leur nature montre à quel point les autorités se focalisent sur des renseignements très
spécifiques. En effet, deux documents de police10 forment des listes de noms des membres
de notre Loge auxquels sont associés leurs professions respectives et « appartenances ou
activités politiques » ainsi que des commentaires dépréciatifs liés à l'implication personnelle
de ces maçons dans certains événements politiques passés. Nous pouvons donc faire
l'hypothèse suivante : le pouvoir, parce qu'il réactive des épisodes historiques douloureux
adopte une attitude suspicieuse et dresse une expertise particulièrement sévère concernant
nos maçons, considérés comme des individus « potentiellement dangereux ».
Par ailleurs, lors d'un entretien avec Mr Delignette, membre de l'IDERM, celui-ci m'a
spécifiée que ces listes de police constituent une sorte d'exception. Aucune autre Loge,
à sa connaissance, n'a fait l'objet d'une telle obsession. Cependant, aucune preuve de
subversion n'a jamais été trouvée. C'est pourquoi nous avons intituler cette partie « la
construction exogène du fantasme : l'outil sociologique ».
La seconde partie intitulée « la construction exogène du fantasme : l'outil
herméneutique » consiste en une analyse approfondie des archives de correspondances
préfectorales11 afin de montrer comment cette littérature administrative participe de la
« superstition politique » qui règne autour de la Loge. Autrement dit, c'est l'interprétation de
ces lettres rédigées tour à tour par la police, la préfecture et le ministère de l'Intérieur qui
alimente la croyance en la théorie du complot. L'herméneutique, non pas comme discipline
mais comme pratique inconsciente, contribue à la fabrique du fantasme en lui fournissant
des éléments d'informations sur lesquels s'appuyer. La lecture prend alors une part active à
l'élaboration du sens en sous-entendant implicitement le maintien de la surveillance, tissant
ainsi un lien entre fiction et réalité.
Enfin, la troisième partie s'applique à commenter les archives de procès de Pierre
Charnier, assistant à la défense de trois Amis des Hommes condamnés devant le Conseil
de Guerre pour avoir appartenu à une « société secrète » et suspectée de participation au
complot d'Oran. Nous avons intitulé cette partie « la déconstruction endogène du fantasme :
l'outil judiciaire » parce que tous les éléments qui constituent la préparation de la plaidoirie
de ce dernier s'organisent autour de la négation de la subversion et de l'orientation socialiste
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
de la Loge par elle-même ; c'est à dire à travers ses membres appelés comme témoins à
décharge. Ces archives sont aussi le lieux de l'administration de la preuve de l'innocence de
l'atelier apportée par l'argument de la rivalité entre les deux obédiences que sont le Suprême
Conseil et le Grand Orient de France.
8
Partie introductive
Partie introductive
Chapitre 1 état des lieux de la franc-maçonnerie
e
au xix siècle : REAA, suprême conseil et pouvoir
parisien
Il me parait important de tracer un bref aperçu de la Maçonnerie afin de comprendre le
contexte dans lequel évolue la Loge Les Amis des Hommes. En effet, le climat qui se dessine
dès 1848 et qui s’instaure sans équivoque sous l’Empire autoritaire est très révélateur en
ce qui concerne l’interprétation des pièces d’archives municipales et départementales12
que nous analyserons plus tard. Il est alors impératif de considérer l’évolution des relations
entre les ateliers et le pouvoir pour comprendre l’intérêt qu’elles représentent et leur valeur
évidente de marqueur pour la période. Ce point historique est également nécessaire dans la
mesure où il renseigne sur les relations entretenues entre les deux principales obédiences
que sont le Grand-Orient(GO) et le Suprême Conseil dont dépend notre Loge et l'attitude
de chacune d'elle face au tournant autoritaire qui se dessine dès 1850.
Par ailleurs, les Amis des Hommes, tout au long de la période que nous soumettons
à l'étude, sont loyaux vis à vis du Rite Écossais Ancien et Accepté et fiers de dépendre
du Suprême Conseil. Aussi, reviendrons-nous un instant sur les caractéristiques de cette
pratique rituelle mais aussi sur l'historique de l'obédience à laquelle ils appartiennent. Ce
rattachement administratif n'en demeure pas moins un élément important pour la suite de
notre analyse dans la mesure où il détermine en partie les rapports qu'entretiennent ces
maçons avec les autorités locales13 mais aussi leurs malheurs judiciaires14.
I Historique du suprême conseil et caractéristiques du rite écossais
ancien et accepté, pratiqué par les amis des hommes
e
Comme celle de nombreuses Loges fondées au XVIII siècle, l’histoire des Amis des
Hommes est indissociable de celle de la Franc-maçonnerie et plus précisément de celle du
Suprême Conseil sur laquelle nous allons revenir rapidement.
Si l'existence d'un Grand Maître en France est attestée dès 1728, il faut attendre dix ans
de plus pour qu'une véritable assemblée des représentants de toutes les Loges « anglaises
» et « écossaises » constitue pleinement la première Grande Loge de France le 24 juin 1738.
ème
L’histoire de la Franc-Maçonnerie durant la première moitié du XVIII
siècle est donc
celle de sa structuration en obédiences. Jusqu’en mars 1848, elle connaît une division en
deux ordres distincts, le Grand Orient de France né en 1773 d’une profonde transformation
de la Grande Loge de France et le Suprême Conseil de France. La LogeLes Amis des
Hommes, dépendant de ce dernier depuis son installation officielle le 18 février 1848, nous
pourrions faire remonter son histoire en 1804, date à laquelle l'institution maçonnique est
importée et constituée sur la base de son « Grand Ancêtre », le Suprême conseil de la
Juridiction des États-Unis de Charleston.
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D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
- Le REAA
La Franc-Maçonnerie authentique est un rite qui a pour but de faire accéder l’adepte à
l’initiation en lui permettant de se dégager des limites effectives de son état matériel pour
l’amener sur le chemin de la réalisation personnelle. C’est donc parce qu’ils constituent la
« nourriture ésotérique »15de l’aspirant que les rites suivis sont précis.
Le REAA suppose une initiation en 33 degrés sous l’obédience de deux organismes
distincts et indépendants :
- Une grande loge régulière (dite Loge bleue) présidée par un grand-maitre (3 premiers
degrés uniquement)
- Un Suprême conseil (4
ème
ème
à 33
degré)
ème
L'écossisme16 apparaît à la fin du XVIII
siècle. Il est importé en France par
l’Écossais Ramsay, grande figure de la Franc-maçonnerie puisqu’il n’hésite pas à la réformer
à travers son célèbre discours de 1738. Il ne s’agit plus seulement de construire un temple
idéal mais d’associer l’adepte à une œuvre universelle : « l’intérêt de la Confraternité devient
celui du genre humain » 17. La Franc-Maçonnerie devient avec le REAA et l’instauration de
hauts grades dès 1740 un système aristocratique qui sans rompre avec la tradition apporte
une novation : une symbolique de progression vers l’absolu via l’accession à des grades
chevaleresques qui sélectionnent les frères par cooptation dans un degré supérieur à celui
de Maître.
Le REAA fait donc l’objet d’une construction logique et progressive par adjonction de
nouveaux degrés aux traditionnels trois premiers degrés.
En 1802, le 22 février, le capitaine de cavalerie Grasse Tilly se voit remettre une patente
par John Michell, grand commandeur du Suprême Conseil de Charleston. Le document
atteste que le comte a légalement reçu tous les grades (33), le certifiant Grand Commandeur
à Vie de toutes les isles françaises d’Amérique et l’autorisant à consulter, établir et inspecter
toutes les Loges, Chapitres, Conseils et Consistoires de l’Ordre Royal et militaire de
l’ancienne et moderne Franche maçonnerie sur les deux hémisphères conformément aux
grandes Constitutions. Ainsinaît le rite définitivement établi et placé sous la réglementation
des Grandes Constitutions de 1786 . Le 27 août 1804, Grasse de Tilly fonde la Grande Loge
Écossaise de France et un mois plus tard, un Suprême Conseil chargé de l’administration
des Hauts Grades.
S’en suivent deux versions historiques différentes. L’une, celle de Jacques Robert,
stipule que le succès de l’écossisme est à ce point considérable que très vite le GrandOrient s’en inquiète, qu’une guerre éclate entre les deux obédiences et que ce dernier mène
une tentative de fusion avec le Suprême Conseil en 180518.
er
L’autre, d’André Doré, affirme que la fusion est le fruit de Napoléon I qui ne voulait
qu’une seule Maçonnerie et qui aurait exigé la réunion des deux obédiences19.
Quoiqu’il en soit, au vu des divergences fondamentales qui le distinguent du GrandOrient, le Suprême Conseil s’y refuse. Après de brefs accords, le divorce est prononcé
et le Grand Orient finit par créer sa propre hiérarchie de hauts grades sous le nom de
« Grands Directoire des Rites ». Conservant son autonomie, dès 1805, le Suprême Conseil
commence à créer des loges bleues qui travaillent au REAA. C’est dans ce contexte qu’est
déployée, pour la première fois à Lyon, la bannière du Rite. Cet événement à lieu lors de la
fondation des Loges Les Trisonophes lyonnais sous le numéro 42 ( 1830-1833) , issue de
10
Partie introductive
L’Asile du Sage, et Simplicité et Constance, sous le numéro 39 (1830-1835) . Les Amis de
la Vérité qui installent Les Amis des Hommes le 18 février 1848, se constituent justement
le 4 juillet 1782 en tant qu’héritiers de L’Asile du Sage, soit en tant qu'hériters de la Loge
mère d'un des premiers ateliers à avoir pratiqué le REAA.
Si la Commission histoire de la Respectable Loge Les Amis des Hommes affirme que
« tout semble se préparer dès 1843. A cette époque, un certain nombre de francs-maçons
[…] se réunissent pour remettre en cause le caractère bourgeois de la franc maçonnerie
lyonnaise », elle ne cite pas ses sources concernant ce point.
II La loi sur les clubs du 28 juillet 1848, la consécration d'une légalite
maçonnique
e
Pendant tout le XIX siècle la Franc-maçonnerie française se démocratise et se politise peu
à peu : de nombreux francs-maçons sont parmi les révolutionnaires de 1830 et à l'exception
de Lamartine et Ledru-Rollin, tous les membres du gouvernement provisoire de 1848 en
sont.
C’est au cours des séances de l’Assemblée constituante des 24 et 25 juillet 1848 qu’est
débattue la question de savoir si la Maçonnerie tomberait sous le coup de la future loi
condamnant les sociétés secrètes. L’enjeu fondamental pour les Maçons, c’est de se doter
d’un statut qui les mette à l’abri de toute illégalité. A cet effet, Pierre Chevallier cite le frère
Dupin « …du moment où on est arrivé…à savoir que vous existez à l’état de société secrète
et dissimulée, on pourra vous atteindre, vous dissoudre et vous punir »20.
Lors de la séance, les orateurs, souvent Maçons, se succèdent pour défendre leur
institution. L’idée soutenue est la suivante : la Franc-maçonnerie n’est pas une société
secrète bien qu’elle repose sur un secret, celui-ci n’étant qu’un simple signe de ralliement.
De plus, elle est avant tout une instance de fraternité, de secours mutuel dont le but
philanthropique est avoué et non occulte.
De fait, le décret du 28 juillet 1848 autorise les réunions de type maçonnique sur simple
déclaration et publicité des séances et les sociétés secrètes sont interdites (art. 13).
A partir de telles conclusions, le Grand-Orient fait écho à la discussion en indiquant
par une circulaire adressée aux ateliers datée du 11 septembre 1848, la conduite à tenir,
circulaire dont fait écho Pierre Chevallier « Nous avons la faveur de vous faire connaître
qu’après une discussion longue et approfondie […], le Grand Orient ferait une déclaration à
l’autorité, tant pour lui que pour les ateliers de la capitale et même des départements »21.
En accord avec l’autorité, ils pourront continuer leurs travaux. En cas de difficulté, le sénat
maçonnique demande que l’atelier inquiété le saisisse de son cas afin qu’il fasse rendre le
libre exercice de ses travaux.
III La maçonnerie contrainte de mettre ses aspirations libérales en
veilleuse sous l'empire autoritaire
Dès 1848, Pierre Chevallier souligne que la Loge de Dôle proteste au sujet d’une pression
exercée par des Maçons parisiens sur leurs frères de province :
« Orient de Dôle, le 7 décembre 1848 […]nous avons sous les yeux et nous lisons
avec douleur une circulaire imprimée et signée de plusieurs FF de l’Orient de Paris qui
11
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
s’adressent aux Maçons des départements pour les engager à appuyer, pour la présidence,
le citoyen Louis Napoléon Bonaparte [...]pour la Maçonnerie, un acte de cette nature n’a
pas besoin de commentaire ; et si la gravité des circonstances[…]nous autorisent à discuter
en famille la valeur des hommes et des choses, ce n’est pas un motif suffisant à nos yeux
pour que les Maçons se constituent en courtiers d’élection… »22
Les craintes que les frères de Dôle expriment sur l’emploi de la force sont loin d’être
vaines et à partir de 1850 plusieurs ateliers sont inquiétés, suspendus ou fermés. L’idée
que la police se profile derrière la régie attriste les Maçons. C’est justement parce que
les réunions sont en dehors de la règle commune qu’elles attirent sur elles, en période
d’exception, l’attention soupçonneuse des autorités. En 1850, alors que le devenir de la
Loge que nous étudions se trouve entre les mains du Conseil de Guerre, deux Loges de la
Drôme vont, elles aussi, connaître les rigueurs de l’autorité militaire : le 15 février, un arrêté
du Général Lapène interdit les réunions des Loges si celles-ci ne remplissent pas certaines
conditions comme la communication à l’autorité militaire de tous les noms, prénoms et
professions des membres par déclaration signée des Officiers de la Loge, le tout vingtquatre heures avant la réunion. En cas de fausse ou inexacte déclaration, la sanction est
la fermeture et mise sous scellés de la Loge ainsi que la poursuite judiciaire des membres
qui se seraient réunis.
Mais, c’est dans le Rhône que les choses sont poussées à leur extrême notamment
avec le procès de 1850 concernant les Amis des Hommes et à travers lequel le pouvoir fait
connaître sa fermeté à l'égard des ateliers qu'il suspecte.23
Les Loges, rappelle le ministre aux préfets, ne sont inquiétées que si elles s’occupent
de politique, et c’est par le canal du Grand-Orient que l’autorité les fait fermer :« il conviendra
de continuer à en agir ainsi…Toutefois, et dans des cas exceptionnels, si vous jugez que
les réunions d’une Loge présentent un danger grave et imminent, et qu’il y ait urgence, vous
n’hésiterez pas à la faire fermer provisoirement et à m’en référer » 24
Les autorités prennent donc des dispositions à l’égard des ateliers suspectés de servir
de refuge aux adeptes du socialisme sous prétexte que les révolutionnaires utilisent les
Loges pour se dérober à l’œil du pouvoir. Face à ces accusations, les Grandes Loges se
mettent en éveil et des mesures de surveillance sont prises par elles pour éviter que les
ateliers soient envahis par surprise.
En décembre 1850, l’Union des Arts et Métiers d’Avignon est fermée par les autorités,
la Réunion de la Sagesse du Thor est suspendue. En janvier 1851, c’est au tour des Arts
et Amitiés d’Aix-en-Provence d’être accusés par le Préfet de police auprès du Grand-Orient
de tendances démagogiques. Au printemps de 1851, L’Humanité de Montereau fait l’objet
d’une enquête, sur la plainte du Préfet de police agissant pour le compte du ministre de
l’Intérieur. Le Grand-Orient consacre alors la majeure partie de ses séances à la lecture
des lettres du préfet de police. On ne compte pas moins en ce printemps de 1851, d’une
trentaine de Loges dénoncées, suspendues ou fermées.
Finalement, l’évolution de l’Ordre est la même que celle de la République. Du jour où,
après les journées de juin 1848 d’abord, et le triomphe du parti de l’Ordre ensuite, elle est
devenue de plus en plus une république sans républicains, la Maçonnerie a dû accepter
de contrôler, sinon de réprimer ses éléments les plus démocratiques et les plus avancés.
Aussi peut-on affirmer que dès 1849, l’Ordre maçonnique est sur la défensive. Les nouveaux
dirigeants du GO désignés en décembre 1850, les frères Berville, savent que les temps
sont difficiles. Le 15 janvier 1851, l'obédience du rite français s’adresse par circulaire à ses
ateliers et leur prêche la prudence :
12
Partie introductive
« faite pour unir, la Maçonnerie doit s’abstenir avec soin de tout ce qui divise
les hommes, elle s’interdit de la manière la plus absolue de toute controverse
politique ou religieuse…ces règles sont de tous les temps ; elles deviennent plus
impérieuses encore en des jours d’agitation contre lesquels nos temples doivent
continuer d’offrir des asiles inviolables »25
Les Grandes Loges adoptent donc une posture de fermeté vis-à-vis des ateliers intrépides.
La circulaire du 1er janvier 1852 adressée aux ateliers est révélatrice de la prudence qui
anime alors le sénat maçonnique « la Maçonnerie n’existe, vous le savez, que parce qu’elle
n’oublie jamais de se conformer aux sages et impératives dispositions des art 4 et 5 de
sa constitution : point de questions politiques ».26 En somme, le style du nouveau régime,
nettement indiqué par la Constitution du 14 janvier 1852, copie de la Constitution de l’an
er
VIII oblige la Maçonnerie à refaire les mêmes démarches que sous Napoléon I . Dans
l’immédiat, ce n’est donc plus la réalisation d’une nouvelle société que demandent les Loges
mais simplement le droit de se réunir et d’exister.
IV Le népotisme de napoléon iii et le suprême conseil aux prises avec
le maréchal magnan
À l'issue du coup d'État, Louis Napoléon Bonaparte, comme son oncle l'avait fait avant lui,
offre sa protection à la Franc-maçonnerie française, tout en la mettant sous tutelle. Il obtient
du Grand- Orient de France que celui-ci élise le Prince Murat à la Grande Maîtrise par
l'Assemblée Générale à l'unanimité des 132 membres présents le 9 janvier 1852. C’est à
la fin de 1852, que le ministre de l’Intérieur, de Persigny et le Grand Maître traduisent dans
des textes la doctrine du gouvernement bientôt impérial, à l’égard de l’Ordre.
Conséquemment, deux circulaires sont rédigées par le Grand- Maître. Elles définissent
le statut de la Franc-Maçonnerie enfin reconnue par le gouvernement comme étant une
institution philanthropique. Elles ajoutent que son devoir est donc de réprimer les Loges
qui mettraient en danger par leur conduite l’existence de l’Ordre tout entier. Le texte reflète
bien le style de l’Empire autoritaire qui sanctionne les ateliers rebelles. Le ministre de
l’Intérieur Persigny, par une circulaire du 16 octobre 1861 avait invité les Loges à solliciter
du gouvernement leur reconnaissance et une autorisation officielle. Cependant, alors que
le Grand commandeur à la tête du Suprême Conseil, Viennet, écrit au ministre de l’Intérieur
pour l’informer de la réunion de la St jean, celui-ci fait attendre sa réponse. En réaction, le
chef du Suprême Conseil décrète que l’institution n’acceptera à l’avenir aucune Loge du
Grand-Orient.
Le 11 janvier 1862, un décret impérial nomme le maréchal Magnan Grand-Maitre du
Grand-Orient alors même qu'il n'est pas franc-maçon et qu'il faut lui conférer rituellement
er
en toute hâte les 33 degrés de l'Écossisme. Le 1 février, ce dernier adresse à Viennet
une lettre dans laquelle il exprime sa volonté de réunir les Loges écossaises et celles
se réclamant du Rite Français ; menace qu’il avait déjà évoquée lors de leur première
rencontre. Le 3 février, le second oppose une fin de non-réception à l’ultimatum de Magnan
« nos deux ordres sont tout à fait indépendant l’un de l’autre » 27. Cette réponse ne met pas
fin aux efforts du maréchal pour réduire à l’obéissance l’irréductible Grand-commandeur
mais comme Napoléon III se refuse à assassiner l’obédience, le Rite Écossais se maintient.
Aux attaques de Magnan, Viennet ne cesse de réaffirmer le fait que seul le gouvernement
est en mesure de dissoudre l’Ordre.
13
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
En conclusion, le «Rite écossais» parvient de justesse à conserver son indépendance
puisque l’Empereur abandonne l’idée de fusionner les rites. En 1864, il autorise de nouveau
le Grand Orient à élire son Grand Maître à travers des élections libres.
Chapitre 2 « allumage des feux » et itinéraire suivi par
les amis des hommes de 1848 à 1865
La Commission Histoire de la respectable Loge Les Amis des Hommesqui se constitue ad
hoc en septembre 2010 mentionne « tout semble se préparer dès 1843 ». En effet, il semble
plus que probable que la Loge ait existé avant son installation officielle au REAA le 9 mars
1848. Elle est alors en « balbutiement ».
D’après l’ouvrage Ephémérides des loges lyonnaises28, l'atelier est fondé à l’Orient de
Caluire le 18 février 1848. Les archives municipales I246 ainsi que la base Delignette29
évoquent neuf frères fondateurs: Jean-Marie Berger, Claude Brun, Amédée Cauneux,
Camille Gery, Pierre Momo, Michel Casimir Sezanne, Claude Victor Sixte, Philippe et
Jérôme Rey ; un minimum de sept frères étant nécessaire pour créer une Loge30.
LesAmis des Hommes sont installés à Vaise le 9 mars 1848 par Les Amis de la Véritéqui
siègent 7 rue Roquette semble-t-il après cinq années de gestation et de fonctionnement
relatif en « autonomie ».
C’est justement parce que l’ « allumage des feux » de l’atelier est organisé par Les
Amis de la Véritéque la question suivante se pose : Ces membres fondateurs sont-ils des
individus issus de l’atelier des Amis de la Vérité ? Autrement dit, l’hypothèse de l’existence
plus ancienne des Amis des Hommes comme groupe issu de l’ « essaimage » de la Loge
qui organise leur installation officielleest-elle plausible ?
Nous répondrons qu'il s'agit là d'une hypothèse envisageable ; le phénomène
d’essaimage faisant partie d’une stratégie maçonnique classique qui consiste à diviser ou
doubler une loge lorsque ses membres y sont trop nombreux31. Néanmoins, faute de
preuves permettant la vérification de la double appartenance maçonnique des membres
fondateurs, nous maintenons la possibilité d’une création ex nihilo ouverte.
Quoiqu’il en soit, la Loge Les Amis des Hommes passe d’un statut de « loge bâtarde »
à un « statut de loge régulière », c’est-à-dire reconnue par ses pairs32.
Ses maçons adoptent donc loyalement le Rite Ecossais Ancien et Accepté en vertu
de leur installation par Les Amis de la Vérité et de leur volonté d’assurer la continuité
historique de la pratique du rite. La Loge Les Amis des Hommes devient alors la « Régulière
Loge Ecossaise n° 120 sous les auspices du Suprême Conseil Inspecteurs généraux 33
du REAA pour la France et ses dépendances, seul conservateur de l’Ordre sous la voûte
céleste »33. Cette adoption extrait d’emblée notre atelier d’une éventuelle qualification de
« loge sauvage »34.
La fondation de notre atelier par « filiation », c'est-à -dire via une Loge déjà reconnue
par le Suprême Conseil et installée au REAA depuis 1844 (légère antériorité) est de bon ton.
De plus, Les Amis de la Véritébénéficient à l’époque d’un certain « prestige d’ancienneté »e
ils seraient les héritiers d’une Loge datant du XVIII siècle35- par lequel ils s’octroient
un droit d’installation sur d’autres loges. Rappelons qu'à l'époque, Lyon est le terrain sur
14
Partie introductive
lequel se déploient les tentations hégémoniques des divers ateliers. C'est pourquoi, il
convient de distinguer cette autorité qu'ils s'attribuent « de fait » de la notion de légitimité
maçonnique. La reconnaissance des Amis des Hommes par Les Amis de la Véritérappelle
une loi maçonnique lyonnaise du XVIIIe siècle qui a pris un caractère coutumier : celle de
l’installation d’une jeune Loge par une « Loge mère » soit la Grande Loge des Maîtres
Réguliers de Lyon qui avait à l’époque l’équivalence d’une obédience et qui reconnaissait
ses frères comme tels.
Cet historique de la Loge, que nous avons déduit36, se trouve d’ailleurs confirmé par
er
une lettre provenant de la Mairie de Caluire à l’intention du Préfet et datée du 1 mai 185137
« Une loge maçonnique dite les amis des hommes s’est établie sous le périmètre du fort
de Caluire, maison Chazette . Cette loge passa pour « bâtarde » et fut ensuite reconnue
comme régulière.»
En somme, Les Amis de la Vérité ont vraisemblablement favorisé l’éclosion de notre
atelier et facilité leur installation matérielle. Mais si la fondation officielle a lieu à Vaise, Les
Amis des Hommes s’installent à l’Orient de Caluire.
Toujours dans le cadre de la présentation de la loge, nous allons citer brièvement les
lieux des tenues38 afin d’en apprendre davantage sur Les Amis des Hommes et leurs
relations avec les autres ateliers. C’est aussi un moyen de vérifier leur singularité ou au
contraire de prouver qu’ils ont une vie maçonnique classique, déconstruisant de fait le
fantasme de la subversion .
Comme dit précédemment, ils sont installés par Les Amis de la Vérité. Aussi, la
localisation géographique des tenues suit en partie celle de leurs installateurs : ces derniers
quittent la rue du Bourbonnais (Vaise) où ils se réunissent depuis 1844, pour s’établir en
1849, au numéro 7 de la rue Roquette (Vaise également). Aussi, Les Amis des Hommes s’y
rendent-ils également en 1849 après un bref passage montée du Gourguillon en 1848. Nous
retrouvons leur trace, toujours à Vaise en 185039. C’est pourquoi la lettre de la Mairie de
er
Caluire datée du 1 mai 185140 qui condamne le tapage nocturne dont seraient à l’origine
Les Amis des Hommes en se réunissant aux alentours du fort de Caluire ne parait pas
cohérente avec le reste des éléments dont nous disposons : « Au printemps 1849, une
loge maçonnique dite les amis des hommes s’établit sous le périmètre du fort de Caluire,
maison Chazette » « On en sort à 2h du matin »(les habitants, à cette heure, seraient
scandalisés par les « chantssocialistes » retentissant sur le chemin de Caluire à la croix
rousse) . En effet, une notion fondamentale est celle de la proximité géographique des
lieux de rendez-vous maçonniques car les tenues sont hebdomadaires et généralement de
très courte durée. Il est donc possible que la municipalité ait confondu « réunions amicales
de maçons hors du temple » et « tenues maçonniques ». Dans ce cas, les maçons se
seraient réunis amicalement chez un des membres de l’atelier domicilié près du fort. Il peut
également s'agir d'une autre Loge ou d'une autre société.
Certes, la discontinuité des archives nous empêche de nous prononcer en ce qui
concerne le lieu de réunion pour l’année 1851. Cependant, nous savons avec certitude
qu’ils sont encore à Vaise en 185241, c’est pourquoi il parait encore plus étrange qu’ils se
réunissent un an plus tôt dans le périmètre du fort de Caluire (limite avec Sathonay).
Enfin, la paranoia vis-à-vis des Amis des Hommes, également accusés d’avoir participé
à une tentative de coup d'État (complot d’Oran), et jugés en septembre 1850 pour avoir
appartenu à une société secrète est telle que l’idée de tenues maçonniques en dehors de
Lyon et échappant au contrôle du pouvoir inquiète les autorités municipales de Caluire« Si
15
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
l’autorité permet de telles réunions, elles ne devraient être tolérées que dans les villes où
elles peuvent être facilement surveillées par la police et non à la campagne où elles inspirent
craintes et alarmes. ». Autrement dit, cette lettre n’est peut-être que le fruit du fantasme qu'a
généré le complot d’Oran42, la spéculation des autorités à propos de la composition socio
professionnelle de notre Loge et l'orientation politique de ses membres43.
En 1853, d’après la lettre de la brigade de police datée du 7 octobre44, Les Amis des
Hommes s’installent à la Croix-Rousse au numéro 12 de la rue de Cuire « La loge rue
roquette est en ce moment en grande réparation, on refait le corps du bâtiment à neuf ce
qui oblige les amis des hommes à s’affilier avec les maçons de la Bienfaisance et Amitié
qui siègent à la Croix rousse »
En 1854, nos maçons signent un bail de cinq ans avec Les Amis de la Vérité concernant
le local de la rue Roquette ; information que nous confirmons grâce à l'invitation rédigée par
Mr le Secrétaire Coquaz45 « Vous êtes prié par le vénérable de vous rendre dans notre
atelier situé à Vaise rue Roquette 7, près de la Pyramide Dimanche 16 juillet à 10h très
précise du matin pour concourir à des travaux qui auront pour objet Fête solsticiale de St
Jean d’été » étant donné que d'après la Base Delignette46, Coquaz est secrétaire de l'atelier
en 1854.
Le temple est inondé en 1856. Aussi, nos frères s’établissent une fois de plus à la CroixRousse, numéro 20 montée du Gourguillon où ils demeurent jusqu'en 187047. L'invitation
provenant de notre atelier et adressée aux membres de la Loge Les Amis des Arts illustre
ces informations 48 en mentionnant en tête de page « 20 montée du Gourguillon »puis
« Lyon, le 8 février 1861 […]Vous êtes prié par le Vénérable de vous rendre à notre local
maçonnique pour assister à nos travaux qui auront lieu le jeudi 14 octobre à 7h précises,
nous comptons très chers frères sur votre concours pour éclairer nos travaux » .
Les Amis des Hommes ne fréquentent donc pas de lieux particuliers qui les
distingueraient des autres ateliers. Au contraire, ils se situent généralement dans des locaux
qu’ils partagent avec d’autres Loges toutes obédiences confondues afin de réduire leurs
frais. En cela, et de manière générale comme nous pourrons le voir, ils ne cherchent
pas à se singulariser. Par ailleurs, cette absence d'isolement géographique supposant
l'absence d'isolement idéologique (par rapport aux autres ateliers), s'oppose à la théorie de
la conspiration dont ils seraient à l'origine.
Chapitre 3 le second empire à lyon, le retour à la
centralisation policière
I L’héritage du système policier fouchéen
En démarquant de nombreuses institutions antérieures à 1789, tout en assurant une
extrême centralisation de la décision, le régime impérial a facilité les transitions ultérieures.
Contrairement à la Monarchie légitime restaurée en 1814 et à la monarchie bourgeoise
issue des barricades de 1830, la révolution de 1848 a en cette matière quelques velléités
intéressantes mais sa durée est trop brève pour ancrer de nouvelles institutions et donner
un esprit différent à la police. C’est pourquoi le demi-siècle qui suit le règne de Napoléon
16
Partie introductive
Ier voit le maintien à peu près intégral du dispositif judiciaire, législatif et administratif dont
dépend la tranquillité publique et la sûreté d’État établi par Joseph Fouché (1763-1820).
Du Directoire à la Restauration, Fouché est quatre fois ministre de la police générale
soit près de dix ans au total. Il est le personnage à l’origine de ce que nous pourrions qualifier
« l’intelligence policière » : A partir du schéma établi au début du Consulat, Fouché, édifie
un véritable empire policier où le génie de l’organisation et l’efficacité des méthodes vont
de pair avec le souci constant de ne recourir à la violence qu’à la dernière extrémité. A la
mesure que les conquêtes de Napoléon étendent sa domination sur une partie de l’Europe,
le quadrillage policier se perfectionne. Des commissaires généraux-que nous retrouvons
sous le Second Empire et à l’origine de la correspondance analysée ci-après- sont institués
dans toutes les villes de plus de 100 000 habitants. Des directeurs généraux sont chargés de
la coordination entre commissaires généraux et conseillers d’État. Au sommet, un homme
vers qui tout converge, le ministre de la Police générale. Une des six divisions du ministère,
« Sûreté générale et police secrète » est plus spécialement affectée aux renseignements.
C’est la naissance de la « haute police » :
« Et moins que jamais sous l’Empire, où sa présence se fait partout sentir : au
théâtre où ses agents notent les passages applaudis ou sifflés, dans les journaux
auxquels le Bureau de presse transmet la bonne parole, sur les marchés et dans
les cafés où flânent de individus qui ont des yeux pour voir et de oreilles pour
entendre. Discrètes et efficaces, la police du ministre et celle du Préfet font partie
du paysage du quotidien »49.
Cette curiosité politique malsaine et intrusive reflète assez justement celle dont hérite le
Second Empire dans son rapport au milieu maçonnique. Et ceci, en vertu du fait que
le système policier de Joseph Fouché connaît une continuité qui s’étend au-delà de sa
période d’effectivité. L’ombre du personnage plane au-dessus du régime de Napoléon III qui,
naissant d'un coup d’État, doit donc compter avec l’opposition républicaine qui ne désarme
pas. Le régime lui attribue tous les complots contre l’Empereur et la police redouble de
vigilance pour la contrer ; de telle sorte que Victor Hugo écrit « Louis-Napoléon Bonaparte
a violé la constitution qu’il avait jurée. Il s’est mis hors la loi ! »50. A la fin du régime, le
coût de la police politique atteint 14 millions de francs-or alors que la police judiciaire végète
faute de crédit.
En somme, le Second Empire est marqué par le retour à la centralisation policière. Il
se fait par à-coups en fonction de la conjoncture, soumettant la police à une succession
de réformes. Organisée au début comme celle du premier Empire, avec un ministère de
la Police générale rapidement supprimé51, et des structures hiérarchisées, elle est ensuite
partiellement rendue aux maires mais laissée aux préfets des grandes villes, passant
ainsi de l’étatisation complète à des formules plus souples qui permettent néanmoins de
maîtriser les foyers d’opposition. Provocations policières, indicateurs, mouchards, cabinet
noir, la police est plus que jamais vouée à la protection du souverain. Dans le même esprit,
c’est en 1855 que sont créés les Renseignements généraux (le nom vient plus tard) sous
l’apparence inoffensive de la police des chemins de fer qui depuis 1846 sanctionne les
infractions à la réglementation ferroviaire et surtout veille à la sécurité des voyageurs :
« Trente commissaires et soixante-dix inspecteurs relevant de la Sûreté générale prennent
la température de l’opinion publique, surveille les déplacements des personnalités et tachent
de démasquer les agents étrangers porteurs d’idéologies subversives »52.
II L’étatisation policière de la ville de lyon
17
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
Constitué de quatre villes et d’une dizaine de villages, l’agglomération lyonnaise forme
une espèce de labyrinthe administratif dans lequel les agitateurs se sont aménagés des
asiles inviolables. En mai 1851, l’Assemblée nationale étudie un projet confiant au préfet
du Rhône une partie des pouvoirs de police municipale détenus jusqu’alors par chacun
des maires de cette agglomération. Le rapporteur de la loi explique que la commission
parlementaire a cherché à délimiter les domaines respectifs de la Police générale et
de la police municipale. Elle avait été obligée d’admettre que ces notions se trouvaient
trop mêlées pour être séparées. Aussi décide-t-on d’un transfert total des responsabilités
de police au préfet du Rhône en laissant néanmoins au maire un certain nombre de
compétences propres. C’est la loi du 24 juin 1851 qui institue donc une nouvelle organisation
où le préfet remplirait désormais à Lyon les fonctions assumées dans les communes de
la Seine et quelques communes de Seine-et-Oise par le préfet de police. Les maires des
communes de l’agglomération lyonnaise conservent uniquement des fonctions de police
municipale dans des matières limitativement énumérées et considérées comme n’ayant pas
trait aux intérêts de la collectivité nationale tout entière, mais touchant seulement ceux de
la collectivité locale.
III La tentative de généralisation du régime de la police d’état au début
du second empire
Pendant son bref passage au ministère de la Police générale, Émile de Maupas tente de
mettre sur pied une organisation planifiée et logique. Alors que la loi pluviôse an VIII a
imposé la nomination de commissaires de police dans les seules villes de 5000 habitants
et plus, Maupas fait décréter le 28 mars 1852 qu’il peut désormais y avoir un commissaire
de police dans chaque chef-lieu de canton. En outre, la compétence du commissaire ne
devait plus être limitée au territoire de la commune de résidence mais étendue à l’ensemble
du canton.
Le même décret confirme le principe de la nomination des commissaires de police par le
préfet quand il s’agit de petites communes mais par le chef de l’État lorsque la ville renferme
plus de 6000 âme. Une circulaire précise d’ailleurs qu’ils sont des fonctionnaires de l’État,
placés à ce titre et quant à leurs attributions générales sous l’autorité directe des préfets.
Enfin le 5 mars 1853, un texte réglementaire vise à couronner cet édifice en plaçant
auprès du préfet un « commissaire départemental » qui aurait eu sous ses ordres tous les
commissaires et agents de police du département.
Une circulaire d’avril 1854 précise qu’il s’agit seulement d’imprimer au service de la
police une direction unique, sans déplacer ni affaiblir l’action incessante que doit avoir sur
lui l’autorité administrative.
IV Approche sociologique de la surveillance policière lyonnaise
et introduction à l’analyse des archives des correspondances
préfectorales
Le régime de Napoléon III va « monopoliser » la police de sécurité publique pour en
faire un véritable service d’État. La période est ainsi marquée par une forme de contrôle
social des comportements maçonniques. Celle-ci pouvant aller jusqu’à la suspension des
travaux. Évidemment, la légitimation de cet emploi de l’instrument policier repose sur
18
Partie introductive
l’affirmation préalable de l’existence d’une menace que représenteraient certains ateliers
et plus particulièrement celui des Amis des Hommes. Depuis 1850 pèse sur ce dernier le
poids du jugement de plusieurs de ses membres devant le Conseil de Guerre et celui de
l’expertise des autorités municipales et policières qui lui reprochent sa composition tout
comme sa conduite politiquement « déviante ».
En effet, le régime craint l’atelier avant tout parce qu’il peut produire une conspiration
socialo-républicaine. Alors, pour se protéger, il n’hésite pas à utiliser l’arsenal policier dont
il dispose et sa fonction de renseignements généraux. Un tel mécanisme de défense
concerne uniquement les organisations ayant accompli leur « politification » pour reprendre
le politologue Marcel Prélot cité par Loubet del Bayle « la politification d’un milieu se révèle
lorsqu’on y rencontre une organisation propre, consacrée au maintien et à la survie d’un
groupe grâce à l’influence qu’elle exerce au moyen de la contrainte monopolisée à son profit
»54.
Nous retrouvons ainsi la définition classique du politique par Max Weber : Il y a
collectivité politique lorsque son existence et la validité de ses règlements sont garanties
de façon continue, à l’intérieur d’un territoire géographique, déterminé par l’application et la
menace d’une contrainte physique de la part de la direction administrative. Dès lors, nous
pouvons affirmer que la fonction policière apparaît comme consubstantielle à l’organisation
politique d’une société. Cette consubstantialité est encore confirmée si l’on observe que
l’organisation politique d’une société comme l’exercice de la fonction policière trouvent
leur légitimation dans la référence au même concept d’ordre, la finalité du politique étant
d’assurer l’ordre interne, la concorde intérieure, au sein du groupe social politiquement
organisé, tandis que la fonction policière renvoie aux moyens mis en œuvre pour atteindre
cet objectif. De même, il est de tradition de considérer le pouvoir de police comme un pouvoir
régalien, comme un attribut fondamental de l’État.
Dans cette perspective, il n’est d’ailleurs pas sans signification de remarquer que,
historiquement, les premiers milieux à être concernés par les contrôles policiers sont,
en général, les populations instables qui, de ce fait, sont socialement mal intégrées et
échappent aux contrôles communautaires informels : soldats, déserteurs, colporteurs,
ouvriers, francs-maçons…
Ces derniers qui nous intéressent se regroupant nécessairement dans la discrétion et
cultivant une forme de mystère sont perçus comme instables dans la mesure où le pouvoir
ignore ce qui s’y dit. Le principe du secret maçonnique inquiète le pouvoir plus qu’il ne
l’intrigue notamment en raison de l’Histoire spécifique de Lyon, son caractère indépendant
que Paris imagine comme étant possiblement nuisible à son autorité mais aussi à cause de
la réputation libérale des Loges.
19
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
Partie 1 : la construction exogène du
fantasme : l’outil sociologique
Cette partie s’applique à trouver une certaine justesse interprétative concernant la
composition maçonnique de la Loge Les Amis des Hommes à partir de l’analyse de données
fournies par les autorités de police55 et donc faisant nécessairement l’objet d’une certaine
déformation vis-à-vis de la réalité et de Tableaux de Loges produits par notre atelier que
nous considérons comme neutres 56.
Il parait important d’insister sur le fait que les archives qui servent d’appui aux quatre
premiers chapitres présentent un caractère discontinu. C’est pourquoi notre étude se base
essentiellement sur les années 1849, 1854, 1861 et 1865 pour lesquelles nous disposons
de documents datés (liste de police pour l’année 1849 et Tableaux de Loge pour les trois
autres). Nous émettrons des hypothèses en ce qui concerne les périodes de « creux ».
Notre thèse étant basée sur l’idée qu’il existe un fantasme construit autour des Amis
des Hommes, nous allons exposer comment la « psychologie » des autorités puise dans
le passé politique national mais surtout lyonnais pour nourrir la crainte structurelle qu’elle
éprouve à l’égard de la Maçonnerie et plus particulièrement à l’égard de notre atelier.
La nature des investigations policières et le choix de la focalisation sur certains types de
renseignements comme nous pouvons le voir dans les tableaux reconstitués 1, 2 et 3, sont
révélateurs de traumatismes politiques qui, semble-t-il, déterminent et trompent le jugement
des autorités.57
La prudence, « ordonne pour le présent, prévoit l'avenir et se souvient du passé »58
mais ne le surinvestit jamais. Or, c'est justement ce que les autorités font en ce qui concerne
les Amis des Hommes tisseurs59, carbonari60 et voraces61.
Tableau 1: professions et âges des Amis des Hommes
Tableau 2: Appartenances et/ou activités politiques des Amis des Hommes
Tableau 3: Commentaires policiers à propos des Amis des Hommes
Chapitre 1 les amis des hommes sous l’emprise de la
canuserie? la réactivation mentale de traumatismes
passés
Le document d'archives municipales I246 470 daté du 19 mars 1849 et rédigé par les
autorités de police, par son existence même et en choisissant de répertorier les noms
et professions des membres présumés de la Loge Les Amis des Hommes, confesse
un intérêt particulier envers les métiers des maçons et une nécessité d’omniscience les
concernant. Aussi, pouvons-nous imaginer que derrière cette focalisation volontaire se
20
Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
cache un besoin de contrôle avouant la crainte du régime vis-à-vis de certaines catégories
socio-professionnelles.
I La domination des tisseurs de 1849 a 1854, une menace objective ?
A Pertinence d'un document fabriqué de toute pièce : analyse et critique de
la pièce i2 46 470
Dans un premier temps, nous avons recoupé le document I2 46 470 avec deux autres
documents non datés mais fournis par la Loge. Il s’agit du document I2 46 47362 qui
constitue une liste des membres actifs de la Loge (la date se situe entre 1850 et 1859 étant
donné l'entête du document prédéfinie) et d'un Tableau de Loge63.
Bien que nous ne sachions pas exactement en quelle année ils ont été édités, ils nous
ont permis de vérifier la cohérence des données avancées par la police par rapport à celle
produites par l’atelier, soit l’exactitude des professions. Globalement, les documents se
superposent. Cela dit, ne disposant d’aucun tableau de loge pour l’année 1849, nous devons
émettre des réserves quant à l’exactitude de cette liste.
Ce travail préalable a servi de base pour élaborer un tableau d’analyse64qui regroupe
l’ensemble des renseignements. Ce tableau synthétise les informations pour le lecteur et
favorise la distinction de « tendances professionnelles »65.
Nous y dénombrons 77 maçons pour l’année 1849. Si tous les noms des Maçons copiés
dans le tableau apparaissaient dans la liste produite par la police le 19 mars 1849, il est
fondamental de comprendre que ce chiffre est très certainement le fruit de la spéculation
des autorités. Il est peu probable que la Loge, dès sa première année de fonctionnement,
compte autant de membres. Par ailleurs, la base de données de Delignette fait état d’une
douzaine de membres seulement pour lesquels il a été vérifié qu’ils faisaient effectivement
partie de l’atelier à cette date66.
Quoiqu’il en soit, le chiffre avancé par les autorités n’est pas attesté par le VénérableMaître puisque nous n’avons en notre possession aucun Tableau de Loge pour l’année
1849. Cette liste est le résultat d’une construction sociologique exogène, celle du pouvoir
qui, ne l’oublions pas, se sent fragile et craint la formation d’une conspiration d’origine
maçonnique.
Mais celle-ci, malgré les controverses qu’elle génère, est très intéressante dans le cadre
de notre thèse dans la mesure où elle nous présente le regard unique des autorités sur
l’atelier, soit un regard disproportionné par rapport au réel. Il est aussi possible que les
autorités aient confondu membres et « visiteurs ». Cette évaluation policière biaisée est à
la fois la conséquence et la cause du fantasme qui entoure Les Amis des Hommes. Elle est
aussi le symptôme d’un régime politique que nous pourrions presque qualifier de « malade »
puisqu'il imagine et crée du danger à partir de traumatismes historiques, -révoltes des canuts
de 1831 et 1834 et soulèvement de juin 1849- judiciaires –complot d’Oran- et de rumeurs
locales.
Cela dit, cette probabilité d'erreur dans l’expertise policière n’est pas un cas unique. Les
renseignements de la haute police, à l’époque sont rarement fiables, preuve en est en ce
qui concerne la Loge Bienfaisance Amitié pour laquelle la police avait comptabilisé environ
500 membres, ce qui s’est avéré être une énorme méprise.
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
Pour autant, nous n’allons pas exclure ce document de l’analyse. Bien au contraire,
nous allons plutôt le mettre en avant étant donné qu’il est un marqueur de la paranoïa de
l’époque et qu’il montre avec justesse la déformation de la réalité historique par les pouvoirs
locaux. Mais accepter cet indice historique c’est aussi montrer du doigt ses failles : le tableau
en annexe permet de relever certaines de ses incohérences :
D’après le Tableau de Loge non daté67 , L’Huilliet Antoine serait né en 1832 et pourtant
les autorités en font un membre de la Loge en 1849. Autrement dit, il aurait 17 ans en 1849
et serait déjà franc-maçon puisqu’il apparaît dans la liste de police daté du 19 mars 1849.
Or, étant donné que la majorité est fixée à 21 ans depuis la loi du 20 septembre 1792 et
est conservée à cet âge par le Code Civil Napoléonien, il parait difficile de croire qu’un
mineur puisse adhérer à la Loge. De plus, la Franc-Maçonnerie est une société spirituelle.
Elle nécessite donc une certaine maturité intellectuelle. Aussi est-il légitime de se poser la
question de l’authenticité des données qui figurent sur le document de police.
Il en va de même pour Labadie Pierre né en 1831, qui serait devenu membre à
18ans. Et ce qui intrigue encore davantage , c’est que ces deux personnes, aux adhésions
extrêmement précoces, seraient contemporaines d’individus tels que Momo Pierre né en
1789 qui adhère à 60 ans en tant que membre fondateur.
Enfin, au vu de la moyenne d’âge des membres fondateurs (50,1 ans) et de celle de
l’ensemble des membres (43 ans), ces irrégularités apparaissent encore plus flagrantes.
Nous allons maintenant entrer dans l’analyse du document synthétisé par le tableau 1 :
Nous constatons que les métiers sont d’une extrême variété mais qu’il existe une
prédominance des gens d’étoffe- 40 membres travaillent autour du tissu- et au sein de
ce même milieu professionnel, une diversité de métiers allant de l’ouvrier tisseur et/ou
teinturier au maître tisseur (chef d’atelier et/ou maître de lingerie). Cependant, la majorité
de ces travailleurs est classée comme « tisseur ». Autrement dit, le doute demeure quant
à leur statut exact. Sont -ils « chefs d’atelier tisseurs » ? Auquel cas ce sont des maîtres
tisserands, propriétaires de leur métier à tisser. Ou bien sont-ils « compagnons tisseurs»
et donc salariés ? Autre doute que nous ne pouvons malheureusement pas dissiper, sontils des travailleurs de la soie ?
Quoiqu’il en soit, Les Amis des Hommes semblent former une majorité numérique de
« tisseurs »68: ils sont une quarantaine à travailler dans le milieu du tissu soit plus de la
moitié de l’effectif maçonnique.
B Psychologie du pouvoir et remémoration : le souvenir des années 1830
encore brûlant
La menace que semble porter cette majorité professionnelle et qui est au cœur du fantasme
politique est directement lié à l’Histoire des canuts. Ceci n’est pas l’objet de notre étude
mais rappelons que par deux fois, en novembre 1831 et en avril 1834, les chefs d’atelier
de la soierie se révoltent à cause de conditions de travail qu’ils n’acceptent plus et que ces
révoltes sont révélatrices d’un potentiel insurrectionnel réel. Or, ce que nous cherchons à
vérifier, c’est la « dangerosité » éventuelle des membres de la Loge afin de déterminer si
les autorités font preuve d'une acuité psychologique ou si leur peur est infondée. Dans la
mesure où ils forment, dans la liste de police, une majorité de tisseurs, il parait important de
revenir sur ces soulèvements « menaçants » pour le pouvoir puisqu'ils sont le pur produit,
tout au moins en 1831, de la volonté de cette classe professionnelle.
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Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
1 La responsabilité indiscutable des tisseurs dans l’insurrection de
novembre 1831
Le 7 août 1830, la Charte de 1814 est révisée. Le préambule rappelant l'Ancien Régime
est supprimé. Pour autant, les travailleurs de la soie ne trouvent pas d’amélioration de leur
sort. Contraints à poursuivre leur travail alors que leurs sont imposées des « conditions
draconiennes et humiliantes » 69, les ouvriers tisseurs (maîtres et compagnons) déçus
et réunis au sein de nouvelles structures de solidarité que constitue le mutuellisme 70 se
révoltent contre les fabricants qui, à leurs yeux, abusent de leur pouvoir en ce qui concerne
la fixation du prix de façon. L’agitation se poursuit jusqu’au 25 octobre, date à laquelle
est négocié entre fabricants élus et délégués ouvriers un nouveau tarif. Peu de temps
après cette victoire du monde de la « canuserie », les fabricants refusent de l’appliquer.
L’agitation gagne alors toute la population de la Croix-Rousse et la plupart des métiers
sont arrêtés. Bientôt, des barricades sont élevées et des coups de feu échangés entre
les gardes nationaux de la Croix-Rousse et les émeutiers armés. Des troupes en renfort
arrivent pour s’opposer aux insurgés qui grossissent également leurs rangs de différents
corps de métiers, en provenance de la Guillotière et des Brotteaux. Les canuts résistent et
de nouveaux points d’insurrection se forment dans la matinée du 22 novembre en différents
points de Lyon. Les combats s’étendent ensuite au sud de la ville. A Paris, on prépare la
répression. Le 1er décembre, le général Castellane, à la tête de 800 fantassins et de 500
cavaliers entre dans le faubourg st Just. Au même instant, le Duc d’Orléans et le Maréchal
Soult pénètrent dans la ville. Le quadrillage massif de la ville permet à ce dernier d’annuler
le tarif 71.
Malgré le fait que l’«élément politique demeure relativement marginal »72 dans le
conflit, cette révolte est fondamentale dans la mesure où très rapidement, les ouvriers
s’emparent de l’ensemble de la ville et se substituent au corps municipal. En effet, une
autorité issue de l’insurrection se dégage, c’est l’« Etat- Major provisoire » qui cède bientôt
la place à la « commission des chefs de section » ou « Conseil des Seize ». Autrement
dit, les tisseurs, par ce soulèvement d’origine « socio-professionnelle » en très peu de
temps, sont parvenus à affranchir la ville de l’autorité municipale mais plus généralement
du pouvoir parisien. 73 De plus, ils n’ont pas hésité à le défier en prenant le Préfet et le
général Ordonneau en otage.
Il y a donc un élément à retenir de cette crise : non pas le désordre insurrectionnel
puisque très rapidement la commission met en place une police, constituée d’un
détachement d’ouvriers, afin de faire régner la paix sociale, le respect des personnes et de
leurs biens mais bien la capacité des travailleurs à mettre sur pied un mouvement armé et
organisé, en mesure de prendre le contrôle de la ville par le biais des solidarités. Et ce, alors
même que les structures mutuellistes sont encore très jeunes. En effet, c’est seulement en
septembre 1827 qu’un maître ouvrier, Pierre Charnier crée une Société de surveillance et
d’indications mutuelles destinée à structurer l’entraide entre les chefs d’ateliers de la CroixRousse74.
Ceci signifie qu’au moment du soulèvement, le mutuellisme, en tant que structure
solidaire, commence à peine à se développer et ne supplante pas encore totalement le
compagnonnage. Il en est seulement à ses prémisses ; la fonction d’assistance est encore
prédominante aux côtés d’un rôle pré-syndical qui émerge à peine. Et pourtant, déjà, les
tisseurs sont capables de produire une insurrection populaire qui certes, loin de menacer le
territoire à l’échelle nationale, est tout de même en mesure d’irriter la classe dirigeante de
par la prétention d’autonomie locale qu’elle suppose.
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
Cela explique certainement la sévérité des consignes qui sont données au maréchal
Soult et au Duc d’Orléans, pour rétablir l’ordre à Lyon tout comme la réorganisation des
Prud’hommes qui laisse aux fabricants la majorité par rapport aux représentants des chefs
d’atelier. Autre mesure, la prévention. Citons à propos et une fois de plus Bruno Benoit qui
mentionne les nouvelles attributions secrètes du Préfet en vue d’infiltrer les organisations
ouvrières et l’initiative des autorités de neutraliser les faubourgs et de placer la ville sous
les feux des canons75.
2 La révolte de novembre 1834, une responsabilité partagée : effacement ou
renforcement des tisseurs au sein des structures mutuellistes ?
Il n’apparaît pas nécessaire d’entrer dans les détails de la révolte des canuts d’avril 1834.
en revanche, ce qu’il faut retenir, en vue de vérifier notre hypothèse de départ, c’est le
fait que le principe mutuelliste, dont les travailleurs de la soie sont au cœur, prend de
plus en plus d’ampleur dans la ville et se « politise » jusqu’à s’opposer directement aux
décisions gouvernementales puisque un grand nombre d’ouvriers mutuellistes n’hésitent
pas à signer une pétition manifestant leur désaccord vis-à-vis d’un régime dont l’orientation
(farouchement anti associative) leur déplaît. Si l’enjeu de la suppression du droit
d’association est l’idée que s’y dissimule une grave atteinte aux droits du citoyen, les
ouvriers mutuellistes cherchent surtout à protéger leur situation. C’est pourquoi le 12 février
1834, ils votent la suspension générale du travail pour s’opposer à la diminution des prix
de façon. Rapidement, l’histoire se répète, des barricades sont dressées à l’entrée de la
rue St Jean. Un détachement de la 7eme ligne reçoit pour mission de les détruire marquant
le déclenchement de l’insurrection. La guerre civile s’étend à Vaise et à la Guillotière. Les
derniers foyers de résistance sont balayés le dimanche 13 et le lundi 1476.
Certes, la révolte de 1834 n’est plus celle des tisseurs lyonnais qui sont très peu
nombreux à prendre les armes. C’est surtout un produit de l’esprit républicain qui prend son
essor. Mais quelle que soit l’élément déclencheur de l’explosion -« clan louis-philippard »
77 ou parti démocratique-, les mutuellistes constituent dorénavant un corps organisateur
puissant et hargneux. C’est là toute la « dangerosité » de nos tisseurs qui s’effacent en
tant que milieu identitaire mais continuent de former le soubassement sociologique d’une
structure de solidarité dont le pouvoir s’étend jour après jour.
II L’émergence progressive d’une hétérogénéité professionnelle
(1849-1865)
Après avoir expliqué ce que représente le milieu socio-professionnel des tisseurs dans
l’imaginaire du pouvoir, notamment à partir d’épisodes historiques passés mais encore
douloureux, cette sous-partie se consacre à l’évolution numérique des tisseurs dans le
temps afin de vérifier si leur sur représentation perdure ou si elle est éphémère. Pour cela,
nous nous appuyons sur trois Tableaux de Loge (années 1854, 1861 et 1865), les seuls
dont nous disposons.
-En 1849, nous pouvons remarquer que la Loge, en plus d'être majoritairement
composée de travailleurs du tissu, est également constituée d’individus travaillant dans
le milieu de la restauration ou de la boisson : un liquoriste, deux maîtres de vin, un
cafetier, un garçon limonadier, un restaurateur, un brasseur de bière et un traiteur. Ces
gens ne représentent aucune menace directe pour le pouvoir, néanmoins leur profession
est intéressante dans la mesure où ils sont en mesure de constituer des réseaux de
discussion à côté des réunions maçonniques au sein desquelles il n’est pas possible de
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Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
parler politique. En effet, il s’agit là d’une règle à ne pas transgresser dans la mesure où
elle détermine la légalité du statut des sociétés de type maçonnique. Autrement dit, face
à une surveillance extrême de notre atelier – Hélène L’Heuillet évoque l’introduction de
mouchards ou « œil du pouvoir » 78 comme recours couramment employé par la police
pour surveiller les différents types de sociétés et groupuscule, ces professionnels offrent
un espace de discussion, un lieu de partage d’idées au sein duquel se retrouve le même
personnel maçonnique et se créent des relations qui peuvent s’avérer dangereuses pour le
pouvoir dans la mesure où nous ne savons pas ce qui s’y dit. De plus, après avoir étudié
les activités politiques supposées des maçons79, nous pourrons conjecturer que ces lieux
constituent des foyers d’idées révolutionnaires ou tout au moins des niches de pensées pré
marxistes et républicaines. Ce phénomène de réunions amicales s’inscrit dans une tradition
plus ancienne : sous la Monarchie de Juillet, à défaut de manifester leur mécontentement,
libéraux, républicains et maçons ont pour habitude d’organiser des banquets. Autrement
dit, les travaux de mastication80 représentent une alternative d’expression politique qui
échappe à la vigilance des autorités publiques. C'est pourquoi, nous pouvons imaginer que
ces professions représentent un certain risque à leurs yeux.
La Loge comprend également en 1849 trois lithographes et un dessinateur. Or, ces
gens de l’écrit qui impriment, gravent ou illustrent sont plus ou moins mêlés au monde de la
presse et en cela peuvent constituer des vecteurs d’idées politiques qu’ils sont en capacité
de diffuser par les moyens techniques qu'ils maîtrisent. Ce sont donc des individus disposant
d’une certaine influence de par leur profession.
De manière générale, la Loge ne comprend pas de notables. Elle est majoritairement
composée de commerçants, d’artisans et d’ouvriers. Elle ne comprend aucune profession
rurale.
En 1854, d’après le Tableau de Loge81 , l’atelier compte 62 membres. A en croire la liste
de police82, la population maçonnique aurait fortement diminué entre 1849 et 1854 : elle
perd 15 membres. Sur les 62 membres restants, nous dénombrons 21 tisseurs soit un tiers.
Élément intéressant les concernant, la plupart est notifiée dans le tableau de Loge
de 1854 comme « chef d’atelier tisseur ». Est-ce une appellation sociale revendiquée à
l’époque ? Ont -ils évolué professionnellement ou l’étaient-ils déjà ? Sont-ils passés du statut
de « compagnon tisseur » à celui de « maître tisseur » durant ces 5 années de participation
maçonnique ? Auquel cas, la loge serait effectivement un lieu de promotion sociale, un
espace au sein duquel les membres gagneraient de l’influence leur permettant de s’élever
professionnellement.
Le reste des professions est varié et ne présente pas de tendances qui puissent
s’apparenter à des groupuscules intra maçonniques au sein de l’atelier.
- Pour l’année 1861, nous nous basons sur le document de la cote 4M263 des archives
départementales daté du 19 novembre 1861 : celui-ci nous indique que les maçons sont au
nombre de 41. En 7 ans, l’atelier voit donc fortement diminuer ses rangs: il perd 21 membres.
Sur ces 41 francs-maçons restants, nous comptons 12 tisseurs dont 9 « chefs d’ateliers
tisseurs », soit un peu plus d’un quart de la population de la loge. Ils ne forment donc
plus une majorité socio-professionnelle. Et si une concentration relative demeure, elle n’est
certainement plus en mesure d’inquiéter les autorités comme cela a pu être le cas par le
passé.
- Enfin, en 1865, nous savons d’après le document 47997283 que l’atelier présente
49 membres dont 7 « tisseurs ». Leur appellation sociale a donc changé une fois de plus.
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
Quoiqu’il en soit, dans ce dernier tableau de Loge, ils apparaissent comme une minorité et
ne constituent absolument plus un danger numérique pour les autorités.
- Il paraît donc difficile de déduire des tendances générales dans la mesure où nous
ne disposons que de trois Tableaux de Loge. De plus, ils ne forment pas des intervalles de
temps suffisamment réguliers pour dégager des constantes. Les seuls commentaires que
nous pouvons formuler sont les suivants : la Loge ne cesse de voir évoluer sa démographie
d’années en années (diminution puis progression à partir de 1865 84) et les adhésions
ne sont pas figées dans le temps mais se modifient en permanence. Les professions sont
diverses et variées et se renouvellent au cours du temps. Parmi celles-ci, les tisseurs
semblent constituer une majorité socio-professionnelle en 1849 puis une minorité relative
qui perdure jusqu’en 1865. Globalement, les métiers qui figurent sur les tableaux reflètent
la variété professionnelle de la ville de Lyon. Notre atelier en cela, ne présente pas de
caractéristique spécifique qui le diffère des autres Loges lyonnaises : durant les deux
premiers tiers du XIXe, le passage à la ville industrielle est marqué à Lyon par un certain
« embourgeoisement » et par la constitution d’une majorité démographique ouvrière. La
cité lyonnaise devient une cité « canut » et « bourgeoise », à la fois sous la poussée des
élites qui créent pour elles-mêmes de larges quartiers bourgeois, et de l'expansion soyeuse
et industrielle, qui amène une population ouvrière très importante : Lyon sort alors de ses
antiques murailles, pour s'étaler en direction des Brotteaux, de la Guillotière et de Vaise85.
- Il est donc logique de retrouver les professions analysées ci-avant. La ville n’est
pas une ville d’aristocrates et à la différence de certaines loges parisiennes, le personnel
maçonnique ne se reconnaît pas dans une bourgeoisie « mondaine » mais plutôt dans une
bourgeoisie artisanale de propriétaires de leur métier. Enfin, à partir de cette analyse, il
semble difficile de conclure à une évidente « dangerosité » de cet effectif maçonnique.
III Les amis des hommes, une loge politiquement active ?
Après avoir analysé les professions respectives des membres de la Loge Les Amis des
Hommes et leur évolution au cours du temps, nous allons nous intéresser à ce qui pourrait
être qualifié d' « activités politiques » ou d'« appartenances doctrinales »86. Pour cela,
nous nous fierons essentiellement aux pièces I246 472 et I2 46 47487. Il s’agit de deux
listes produites par la police où figurent les noms des maçons de notre atelier. A cette
classification, les autorités ont parfois joint certains commentaires qui relèvent du jugement
moral et politique88.
Rappelons qu’en 1848, année de la fondation officielle de la Loge Les Amis des
Hommes, des francs-maçons prennent la tête de différents mouvement en faveur des idées
républicaines et /ou socialistes, malgré la volonté du Suprême Conseil et du Grand Orient
de France de préserver l’Ordre de toute préoccupation politique. En réalité, lorsqu'il est dit
de Lyon qu'il s'agit d'une ville qui échappe à l’ « écossisme », c'est dans un premier temps
parce que s’y pratique le cumul des rites mais aussi parce que la maçonnerie lyonnaise dans
sa grande majorité et au vu de sa conduite, se considère, en dehors de toute considération
spirituelle, comme autonome et affranchie vis à vis des exigences politiques imposées par
les obédiences suprêmes.
De plus, à l’époque, Lyon a comme premier magistrat Démophile Laforest, maire
provisoire du 26 février au 17 juin 1848 puis maire définitif jusqu’au 15 août, date à laquelle,
il est remplacé par François Grillet, un homme manquant de fermeté et signalé comme
ayant peu d’opinions arrêtées. Aussi, la ville, en tant qu’espace politique, connaît une
relative liberté. Les foyers d’idées prolifèrent notamment au sein des réseaux maçonniques.
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Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
Les idéaux révolutionnaires sont surtout véhiculés par les groupes Carbonari et Voraces
majoritairement localisés à la Croix Rousse. D'ailleurs, contrairement à une idée répandue,
ce quartier n’est pas le seul fief de la maçonnerie sociale. Les idées se développent
partout dans les faubourgs et villages alentours comme Vaise, la Guillotière, Oullins…,lieux
fréquentés comme nous l’avons vu précédemment, par les Amis des Hommes. 89
Aussi, est-il plus que probable qu'ils échangent des idées politiques susceptibles
d'inquiéter le pouvoir et ce d'autant plus lorsqu'ils présentent un passif judiciaire.
Les éléments fournis par les deux pièces d’archives mentionnées ci-dessus ont
été placés dans le tableau 2 afin d’en extraire une certaine homogénéité et cohérence
historique. Cependant, s’agissant de listes de police, celles-ci manquent certainement
d’exactitude. Autrement dit, l’authenticité des « activités politiques » recensées par la police
n’est pas garantie. Mais cette subjectivité policière n'en est que plus intéressante dans le
cadre de notre étude puisqu'elle est révélatrice une fois de plus de la peur structurelle du
régime.
Ces documents datent vraisemblablement 1849 étant donné qu’y figurent presque tous
les membres qui étaient cités dans la pièce I246 470 du 19 mars 1949 avec les mêmes
erreurs orthographiques, que seuls des faits antérieurs à l’année 1849 y sont mentionnés
et qu’il n'est pas fait non plus allusion au procès de 1850 concernant Serre, Châlon et
Benisson90. Mais, il faut être prudent et tempérer les intuitions, aussi, nous ne nous
prononcerons pas en ce qui concerne la date de rédaction. En revanche, nous essayerons
d’interpréter ces pièces afin de dégager des tendances, le nombre d'individus associé à
chacune des différentes activités politiques étant le seul élément auquel nous pouvons nous
fier.
Nous dénombrons sur 50 membres recensés par l’une ou l’autre des listes, 33
carbonari et 20 voraces. Aussi il convient de revenir sur chacun de ces deux groupes de
nature politique. N’oublions pas que les maçons notifiés comme appartenant à des ventes
carbonari l’ont été par les autorités. Autrement dit, nous ne sommes pas certains qu’ils
appartiennent réellement à ces sociétés. Ces inscriptions nombreuses dans des catégories
politiques peuvent participer de la construction du fantasme politique de la subversivité de
l'atelier. Cela dit, représentant une majorité de membres, il semble nécessaire de revenir sur
la charbonnerie et surtout d’essayer de comprendre ce que représente cet indice identitaire
« carbonari » afin de vérifier leur « dangerosité potentielle ».
Chapitre 2 les amis des hommes, rejetons de la
charbonnerie? la reactivation mentale de la peur des
ventes de combat
I Aux origines de la charbonnerie : rappel historique
A Des « bons cousins charbonniers » aux « carbonari »
Comme l’explique Raymond Beltrand dans son article « Charbonnerie et carbonari »91, il
faut distinguer trois périodes différentes dans la charbonnerie :
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
A l’origine celle-ci semble être française. Il existait en 1770 un compagnonnage
artisanal de bûcherons dans le Jura connu sous la dénomination des Bons Cousins
Charbonniers ou Fendeurs. Celui-ci avait les fonctions traditionnelles du compagnonnage
d’alors, dont la solidarité entre ses membres.
La deuxième période est aussi française. La montée de Bonaparte, dès le Directoire,
suscite la méfiance des républicains, grandissante à mesure que les événements la justifient
de plus en plus. Certains d’entre eux choisissent la forme d’une organisation secrète pour
se réunir et adoptent l’apparence des fraternités traditionnelles des Charbonniers pour la
couverture de réunions se déroulant dans les bois.
La troisième période est commune à l’Italie et à la France et se déroule entre 1815 et
1831. Dans cet intervalle se développent parallèlement, deux formes dont les aspirations
sont identiques : l’unité républicaine.
Les liens entre carbonarisme et maçonnerie ont été très étroits dans quelques Loges
maçonniques. En effet, la Franc-Maçonnerie étant interdite en Italie et ses adhérents
poursuivis, les Loges françaises les accueillent. La Charbonnerie lui prend ses formules, ses
rites d’affiliation et de serment et adopte sa symbolique. Les carbonari sont regroupés en
Ventes de vingt personnes, sortes de cellules révolutionnaires, qui dépendaient de ventesmères (ou ventes centrales) et d’une Vente Suprême.
La charbonnerie française est donc étroitement liée au destin italien et le fait que les
Amis des Hommes forment une majorité de carbonari est d’autant plus compréhensible
dans la mesure où c’est à Lyon que se réunissent les députés de la République cisalpine
le 26 février 1802 et proclament la transformation de celle-ci en République italienne, avec
pour président Napoléon Bonaparte, Premier Consul de la République française.
Les carbonari diffusent alors le mythe national italien, repris par Cavour après 1849 et
qui aboutit au royaume d’Italie, proclamé le 13 mars 1861.
B L'héritage de la charbonnerie para-maçonnique : la résurgence du complot
libéral européen?
Depuis la Restauration jusqu’à l’installation de la Monarchie de Juillet, « les officiers
napoléoniens deviennent les fers de lance des mouvements armés imputés à la
charbonnerie »92. Le développement de cette dernière se fait cependant essentiellement à
partir du royaume napolitain au service de l’unité et du libéralisme. Les réseaux par lesquels
les vétérans napoléoniens entrent dans les mouvements attestent de l’importance de la
sociabilité para-maçonnique.
Face à la neutralité des ordres nationaux, des officiers supérieurs issus des rangs de
la Grande Armée animent ces courants para-maçonniques activistes. Et lorsqu’un complot
se noue, la propagande menée par de petits groupes d’officiers prestigieux en raison de
leur passé impérial permet de faire basculer l’armée vers la révolution (Naples, Piémont)
ou en tout cas de provoquer des conspirations dangereuses pour l’ordre établi en France.
Les émissaires des différents chefs révolutionnaires européens parcourent les grandes
capitales du continent pour nouer des liens avec les principales figures d’opposition de
chaque royaume.
Pepe est le second personnage avec Buonarroti à tenter d’unifier les réseaux
d’opposition européens. Il crée La société des Frères Constitutionnels d’Europe, société
para-maçonnique de combat pour la propagation des régimes libéraux. L’idée est de
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Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
coordonner les efforts des frères les plus libéraux de chaque maçonnerie nationale à travers
cette société politique.
Les sociétés secrètes ont des relations entre elles à la même échelle européenne
mais la coordination est mauvaise notamment à cause des clivages sous-tendus par les
ambitions personnelles mais également par les lignes de fractures politiques. De fait, la
charbonnerie est présente en Italie, en France, en Espagne et en Grèce mais ne parvient
pas à s’unifier.
Il n’en demeure pas moins que les polices nationales, de par la multiplication des
contacts, des croisements et parfois les doubles appartenances à ces sociétés, croient
en l’existence d’un complot généralisé. Souvent les polices des monarchies restaurées
sont persuadées de l’unicité de ces mouvements clandestins et de l’existence d’une «
conspiration universelle »93.
II La réinvention de la charbonnerie française : les amis des hommes
à la poursuite de la quête subversive ?
A De nouvelles ventes sur le modèle des sociétés populaires
Premier point, les carbonari de 1849 ne ressemblent en rien aux membres de la
charbonnerie française d’avant la Révolution de Juillet. En effet, celle-ci a dû abandonner sa
vieille méthode et ses principes sectaires pour poursuivre la lutte avec de nouvelles armes.
Cette exigence de renouvellement fait écho au détachement progressif des républicains
démocrates qui ne la considèrent plus que comme un instrument inadapté à la nouvelle
réalité politique et sociale. De plus, de nombreux chefs de la charbonnerie se sont
insérés dans la nouvelle structure orléaniste, allant jusqu’à assumer des responsabilités
gouvernementales.
Celui qui va régénérer l’ordre secret et empêcher de fait sa désagrégation, c’est
Buonarroti. Pour cela, il entend le réorganiser sur de nouvelles bases en imprimant à
ces groupes carbonari survivant une direction démocrate, républicaine et égalitaire qu’il
rattache aux sociétés populaires. Ceci expliquant certainement pourquoi les noms des
ventes présentent une connotation républicaine et démocrate: « vente la Démocrate »,
« vente la Marseillaise », « vente la Montagne », « vente la Phrygienne », « vente la
Fraternité » voire anarchiste ou révolutionnaire criante « vente la Régénérée », « vente les
Démagogues ».
B La « dangerosité » des amis des hommes :des maçons « carbonari » au
coeur de l'entremêlement de réseaux suspects
Second point, il faut absolument prendre conscience que les réseaux carbonari, mutuellistes
et les réseaux populaires (républicains et démocrates), sont liés entre eux. Ils ne forment
pas des entités indépendantes les unes des autres. Les noyaux carbonari se rattachent
d’abord auxAmis du Peuple puis aux Droits de l’Homme pour en constituer pour ainsi dire
la « doublure clandestine »94
En 1833 est créée la Charbonnerie Démocratique et Universelle soit une charbonnerie
de combat, débarrassée de ses rites vétustes mais conservant le principe du complot à
travers une structure centralisée sous l’autorité de la Haute Vente universelle et maintenant
le système de « secret absolu ». C’est donc un réseau international qui se développe, liant la
France, l’Italie, la Belgique, l’Espagne et le Portugal. Cette information est importante dans
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
la mesure où sept Amis des Hommes carbonari appartiennent à un mouvement nommé
« Jeune Europe » qui rappelle la dimension internationale de la charbonnerie.
Si Buonarroti apparaît comme une figure de premier plan, Charles Teste et Mathieu
d’Epinal, le président de la société des Droits de l’Homme sont les agents agissant par
procuration spéciale de la Charbonnerie Démocratique et Universelle. Il y a donc porosité
totale entre le mouvement mutuelliste et les carbonari, fait également constatable d'après les
archives dans la mesure où cinq maçons carbonari sont notifiés comme étant mutuellistes
ou identifiés comme appartenant à la société des Droits de l’Homme95. D'ailleurs, celle-ci
est organisée sur le modèle des ventes de la Charbonnerie en petites sections de moins
de vingt membres. Cette structure lui permet d'échapper à la loi qui exige une autorisation
pour les sociétés qui dépassent cet effectif. Les étudiants forment au départ la majorité
des adhérents de la SDH, mais rapidement les ouvriers deviennent majoritaires. À l'origine,
elle regroupe des républicains modérés et extrémistes.mais ceux-ci dominent rapidement
et font publier le Manifeste de la Société des Droits de l'Homme dans le journal La Tribune
le 22 octobre 1833. Ils réclament une république à la fois jacobine et sociale, et la méthode
qu'ils choisissent pour y aboutir est l'insurrection. C'est pourquoi Les Amis des Hommes,
considérés par le pouvoir comme étant les héritiers de cette charbonnerie, font l'objet d'une
surveillance intensive.
Autre élément intéressant en ce qui nous concerne, Buonarroti, chef de l’organe
invisible correspond également avec d’autres régions en France comme à Lyon avec un
certain « Lucullus qui était Lortet, une vieille connaissance de Buonarroti »96 . Il s’agit du
docteur Lortet qui est membre de notre atelier en 185497 et notifié sur les listes de police
comme « ex représentant du peuple »98.
C Une hostilite avouee contre l'état qui justifie la surveillance de la loge
Les circulaires, notamment celles provenant de la Société des Droits de l’Homme, qui
se répandent alors dans les milieux artisans, ouvriers et militaires recommandent de
développer le plus possible le principe de l’association. Les liens entre les deux sociétés
se resserrent sur le plan de l’organisation comme de l’idéologie « le 20 février 1834, de
Montbrison, le carbonaro Berlié écrivait à Ferton, gérant de la Glaneuse, le journal lyonnais
lié aux Droits de l’Hommepour lui parler de l’affiliation de nouveaux carbonari et il ajoutait
« nous sommes constitués société des Droits de l’Homme, sous l’affiliation lyonnaise ; [...]il
est donc de votre devoir[…]de nous présenter à votre comité, et de recevoir de lui les ordres
nécessaires à cette affiliation » »99. Les buts insurrectionnels deviennent alors de plus en
plus clairs et menaçants. L’idée majeure est la suivante : déclarer que l’état actuel de la
société n’est pas conforme à la justice et au bonheur général, que son vice fondamental est
« l’exploitation des pauvres par les riches, l’ilotisme du prolétariat »100.
Autrement dit, toute l’idéologie de la Charbonnerie Démocratique et Universelle repose
sur la pensée buonarrotienne, une idéologie démocratique et républicaine, attachée à la
e
philosophie du XVIII siècle et à ses idéaux révolutionnaires.
Les maçons placés sous notre étude sont donc les porteurs d’une doctrine égalitaire
de type babouviste qui se construit en opposition au « cousinisme » c’est-à-dire en
opposition à l'esprit libéral conservateur de la Charte constitutionnelle qui elle, représente
un ajournement des projets réactionnaires. En effet, le libéralisme modéré et empli de
positivisme est perçu par les carbonari comme une opinion partisane d'un fatalisme
mécanique vis-à-vis du sort de la société et de son amélioration.
30
Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
Les Amis des Hommes carbonari étant ainsi reconnus comme les continuateurs de
l’idée de conjuration et des principes égalitaires de Babeuf, ils peuvent être considérés
comme des individus dangereux. Cependant, ils appartiennent depuis les années 1840 à
un mouvement moribond dont l’activité a fini par cesser. Autrement dit, les seuls reproches
que pourraient leurs adresser les autorités en 1849 seraient certainement les suivants : Le
maintien d'un esprit critique presque traditionnel vis à vis de la politique gouvernementale
et le fait de favoriser la multiplication des points de contact entre les différents réseaux
politiques (mutuellistes, sociétés populaires, Loges). Les individus pris les uns après les
autres sont donc inoffensifs mais le pouvoir les craint à cause de cette proximité idéologique
entre les réseaux, de la densité et de la prolifération de ces derniers par lesquels elle se
développe.
En somme, la force qui émane de ces réseaux provient principalement de la confusion
qui se crée entre mouvement républicain et mouvement professionnel d’ouvriers et
d’artisans puisque c’est à partir de cette réunion qu’est facilité le passage de l’association
d’assistance à l’association de « résistance politique ».
Les Amis des Hommes, à travers la psychologie des autorités, représentent ainsi
plusieurs dangers : ils sont à la fois les éventuels propagandistes nocifs de doctrines
révolutionnaires, les principaux fabricants d'une solidarité politique européenne perçue
comme menaçante mais aussi les acteurs de la construction d'un maillage étroit entre
différents types de sociétés qu'elles redoutent.
Chapitre 3 les amis des hommes au mains des
voraces ? la réactivation mentale du cauchemar
insurrectionnel
Les listes de police101 font état de 33 Amis des Hommes dits « voraces », c'est pourquoi il
paraît important de revenir sur le sens de ce mot afin de comprendre ce qu'il évoque pour
les autorités et à quel imaginaire il fait appel.
I Les voraces, aux origines d’une reputation qui déplaît : des
républicains « exagérés » dans une république conservatrice
On ne connaît pas l'origine exacte du nom « Voraces ». Certains soutiennent que le terme
provient de la déformation du mot "dévoirant"102, qui désigne un membre des Compagnons
du devoir. Les Voraces se réunissent dans les cabarets et auberges où ils exigent de boire
le vin au litre. En réalité, leurs beuveries sont une façade leur permettant d'échapper aux
surveillances policières103. Les événements qui suivent semblent en effet démontrer des
motivations plus politiques puisque les Voraces vont se positionner comme des défenseurs
de la République, « partageux », et héritiers des « Chaliers »104.
Le problème que rencontre les Voraces réside dans le fait que la Deuxième République,
qui naît le 24 février 1848, à cause de circonstances historiques et politiques particulières,
est un régime velléitaire qui dès ses prémisses oublie sa signification étymologique. D’une
part, parce que c'est quasiment par surprise que les républicains accèdent au pouvoir, grâce
à l'insurrection parisienne. D’autre part, parce que ces « républicains de la veille » sont
31
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
divisés et que la plupart sont des catholiques sociaux modérés qui se contentent de réformes
politiques.
Enfin, si un certain unanimisme républicain est de mise pendant quelques semaines,
la situation change avec les élections du 23 avril 1848 : en partie à cause du contrôle
des ruraux par les notables lors du scrutin, la nouvelle Assemblée est dominée par les
républicains modérés (environ 500 ) suivis par les monarchistes, qui vont former le parti de
l'Ordre (200). Les républicains radicaux totalisent seulement cent députés et les socialistes
disparaissent de l’Assemblée. Autrement dit, l’avènement du Suffrage Universel permet
un réel éveil démocratique mais suppose un temps d’apprentissage fonctionnel lié au
mécanisme du scrutin (problème de l'encadrement du vote dans les campagnes) . Et ce sont
justement ces « balbutiements » dans le processus démocratique qui vont transformer la
nature de la jeune République puisque très rapidement, elle adopte un accent conservateur
qui achève de se parfaire au lendemain de la victoire du Parti de l’Ordre en mai 1849.
Cela explique pourquoi les Voraces ne sont pas bien considérés dans cet
environnement républicain décadent (au sens « qui perd de sa pureté politique originelle »).
Pourtant, ils sont de simples ouvriers laborieux, patriotes zélés, républicains dévoués, amis
de l'ordre, soldats de la France et soutiens du bien public. Ce ne sont ni des voyous ni des
pillards mais certainement des politiques extrémistes, voire jusqu'au-boutistes. Comme il
se dit alors, ce sont des "exagérés", ceci par opposition aux "modérés".
II Février 1848: les voraces montent en puissance, des insurgés sur le
devant de la scène politique locale
Les Voraces occupent une place centrale dans le déroulement des événements de février
1848 : Le 25 février au soir, les travailleurs se présentent aux forts et aux bastions de
l’enceinte intérieure de la Croix-Rousse. Le 26, la caserne des Bernardines est également
occupée et toute la ligne de défense, allant du Rhône à la Saône tombe aux mains des
ouvriers qui s’y installent à demeure, gardant de force avec eux une douzaine d’artilleurs
pour servir au besoin les canons. La plupart de ceux qui se substituent ainsi aux troupes
de la garnison appartiennent à la Société des Renégats, et se désignent aussi sous le nom
de Voraces105 qu’ils adoptent dès 1846. Leur but en s’emparant des forts est d’obtenir
la destruction immédiate d’ouvrages dangereux pour leur sécurité personnelle. Ils veulent
en s’y installant, empêcher le gouvernement de s’en servir contre106eux. Les autorités ne
cherchent pas à s’opposer à ces révolutionnaires. Ce qui aurait entraîné une insurrection
inévitable.
Le 26, les attentats contre les patronages et les communautés se multiplient en
l’absence de toute mesure répressive. Les Voraces continuent à visiter les demeures
pour y détruire les métiers et même le mobilier. Des maisons religieuses, ils passent aux
manufactures.Pendant près d’une semaine, des centaines d’hommes parcourent librement
la ville et la banlieue, semant la terreur sans qu’il n’y ait de sérieuses tentatives pour ramener
le calme et la paix dans l’esprit de la population : perte du sens de la légalité, inertie des
pouvoirs provisoires, impuissance, hésitation et désorganisation des services administratifs
qualifient assez justement cette période de troubles révolutionnaires. Et ceci, en vertu du
fait que les autorités chargées provisoirement de pourvoir à l’administration de la cité et du
département, le Comité central et le commissaire extraordinaire, doivent compter avec les
clubs et les corps irréguliers Voraces, Ventre-creux, Vautours et Carbonari107.
32
Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
En effet, il faut comprendre que la puissance des corps irréguliers provient de la
dépendance des partis démocratiques qui se créent à l’époque et qui cherchent des appuis.
Par exemple, la « Société démocratique » chargée principalement de discuter les questions
touchant à la politique, à l’administration et à la réorganisation sociale qui naît le 26 février
comprend le soir même 500 affiliés. Elle reçoit dans ses rangs la majorité des membres du
Comité central mais pour survivre, le club a besoin du soutien de fidèles alliés : il se sert
alors de soldats improvisés de l’armée révolutionnaire. Les Voraces deviennent ainsi les
exécuteurs des volontés du club démocratique.
Les milices voraces sont si puissantes qu’elles obtiennent une « Déclaration »des
citoyens et la remise des clefs de la poudrière. Dès le 6 mars, les ouvriers commencent les
travaux de leur propre autorité. Ils refusent de sortir des forts sans avoir obtenue certaines
garanties108. Le maire de Lyon pas plus que le commissaire du gouvernement ne sont
décidés à tenter un coup de force. Enfin, on apprend que les forts vont être évacués. Dans la
seconde moitié du mois de mars, les ouvriers sortis des forts se parent du titre de Voraces et
adoptent une organisation solide. Ils prennent pour signe distinctif le brassard et la ceinture
rouges ainsi qu’une médaille sur laquelle sont gravés le niveau et l’équerre maçonniques.
Ils créent à leur profit une sorte de commune insurrectionnelle, avec une commission
administrative. La Préfecture et l’Hôtel de Ville les emploient pour faire la police des rues,
dissiper les attroupements, rétablir l’ordre. Ils occupent les corps de garde concurremment
avec la milice citoyenne . Au fur et à mesure que la révolution avance, le corps des Voraces
se grossit de nombreux adhérents qui se substituent peu à peu aux autorités provisoires109.
Mais les relations avec les pouvoirs publics se dégradent après les élections. Le 21 mai
1848, un arrêté du représentant du gouvernement incorpore dans la Garde nationale tous
les corps irréguliers existant dans le département. Les Voraces refusent de se plier à cette
mesure préférant rentrer chez eux en prenant à témoin la population lyonnaise de ce renvoi.
Unanimement, les historiens reconnaissent qu’ils n’ont jamais été des bandits ni n’ont
commis de graves déprédations cependant leur gouvernement devient de plus en plus
tyrannique et abuse du pouvoir pour agir à leur guise dans l’intérêt de la cause populaire.
III Juin 1849: quand les voraces offensent paris
En juin 1849, la République s’est profondément transformée : elle est devenue
conservatrice. Les Voraces, mieux organisés et plus nombreux que les autres groupes
ouvriers et républicains réagissent immédiatement, estimant que « l'esprit de1848 a été
trahi »110
Le 15, faisant écho au soulèvement des républicains parisiens, les Voraces appellent
au renversement du Prince-Président et tentent d’organiser une insurrection dont les
mots d’ordre sont : « Vive la Révolution démocratique et Sociale. Vive la Montagne!»111.
L’émeute, violemment réprimée, marque la fin de la Société des Voraces. Cette fois-ci,
l’enjeu est important puisque les Voraces entendent déclencher une insurrection à l’échelle
nationale et non circonscrite au seul territoire lyonnais. Le maçon Anglès, à en croire la liste
produite par la police, participe de cette insurrection puisqu’il est notifié comme « arrêté
le 15 juin 1849 ». Si les autorités ont noté ce fait, nous pouvons en déduire qu’il s’agit là
d’un événement qui a réellement inquiété le pouvoir et ce notamment parce qu'il s'agit d'une
attaque frontale vis à vis du pouvoir parisien, une remise en cause de ses décisions par un
groupe d'individus provinciaux. Bruno Benoit indique que le soulèvement entraîne la mort
d’environ cinquante personnes dont une moitié de Vorace. Il ajoute que les arrestations sont
nombreuses ce qui explique celle de notre frère maçon.
33
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
Cette insurrection vorace est très traumatisante pour le pouvoir dans la mesure où ces
hommes le défient clairement et osent remettre en cause l’ordre établi. Ce sentiment d’avoir
été offensé explique sûrement pourquoi il est si inquiet et focalise son attention sur l’identité
« vorace ». « Lyon incarne la ville rebelle dont le pouvoir doit se méfier car « elle est la clef
del'ordre et du désordre dans l'Est et une partie du Midi »112.
Chapitre 4 les amis des hommes au croisement des
idéologies socialo-utopistes : la réactivation mentale
des prétentions d’autonomie lyonnaise
I Anti individualisme traditionnel et influence des thèses fouriériste
mutuelliste et st simonienne sur les amis des hommes …
En ce milieu de XIXe siècle, la cité des canuts bouillonne d’idées nouvelles, de rêves de
fraternité et de justice sociale. Se référant à cette généreuse effervescence, l’historien Jules
Michelet a écrit que nulle part plus que dans cette ville il n’y eut de rêves utopistes.
En effet, l’utopie « socialiste » ou « sociétaire » a connu une telle expansion à Lyon
qu’elle a certainement inquiété les autorités. Au-delà de la simple considération doctrinale,
ces thèses ont vulgarisé le principe d’entraide maçonnique et en ont fait le vecteur d’un antiindividualisme communautaire lyonnais.
En analysant les archives municipales 113, nous remarquons que dix Amis des
Hommes sont inscrits sur les listes de polices comme « socialiste » ou « socialiste st
simonien » en ce qui concerne Joseph Reynier. Nous allons donc revenir sur ces doctrines
afin de comprendre ce dont on accuse ces dix frères et ce que représente cette étiquette
politique à l’époque puis nous nous attacherons plus spécifiquement au cas de Reynier, ami
des hommes au destin singulier. Cela dit, il ne faut pas perdre de vue que les informations
sur lesquelles nous nous basons nous ont été fournies par les autorités de police. Elles
participent donc de la fabrication de l’idée de complot.
A Le rêve st simonien : les assises de la solidarité comme religion lyonnaise
Tout d’abord, nous allons revoir l’importation du rêve St Simonien puisque dans sa synthèse
Saint-simonisme, Mutuellisme, Solidarisme et mouvements issus du Catholicisme social :
des doctrines fondatrices d’une tradition d’anti-individualisme pour Lyon, Bruno Benoit fait
part de la percée saint-simonienne dès 1831, notamment après le passage de la « mission
du midi » qui quitte la ville en juin 1831 laissant derrière elle « l’église saint-simonienne la
plus durable »114.
Cette influence doctrinale est fondamentale dans la mesure où elle va donner vie à un
système philosophique nouveau qui s’articule autour des notions de « rétiologie » et de «
physiologie sociale » mais aussi contribuer au renouvellement de la conception du lien social
à Lyon. En effet, malgré le rigorisme quasi religieux qu’il impose, cet idéal communautaire
connaît un grand succès dans la ville (notamment à la Croix-Rousse). La « mission du midi
» est à l’origine d’une nouvelle façon de penser la société : c’est l’idée qu’il faut mettre en
place une forme socio-économique « solidaire» dont les fondamentaux tels que l’entraide
34
Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
et la mise en commun se recoupent souvent avec les principes maçonniques. Les disciples
de la doctrine sont ainsi qualifiés de « partageux ».
Le saint-simonisme est aussi une doctrine qui apprend et se modifie au contact de la
ville du salariat, véritable « laboratoire des changements sociaux »115. Les saint-simoniens
décident donc après la révolte des canuts de 1831 de prêter davantage attention aux
travailleurs de la soie, ouvriers comme « chefs de section ». L’insurrection de novembre
1831 a révélé un grave secret explique St-Marc Girardin (dans le journal des Débats du
8 décembre 1831), celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui
possède et celle qui ne possède pas. Les Trois Glorieuses lyonnaises mettent brutalement
en lumière des antagonismes que jusqu’alors les théoriciens envisageaient de manière
secondaire relativement à l’affrontement plus traditionnel du saint simonisme entre « les
industriels » et « les oisifs »116.
On note également l’importance du socialisme fouriériste et proudhonien à Lyon et donc
nécessairement au sein de notre Loge, crainte pour sa réputation progressiste.
B Le rêve fouriériste : aux origines de l’« industrie sociétaire véridique
Fourier a beaucoup influencé les Lyonnais et certains Amis des Hommes comme Joseph
Reynier dont nous verrons la biographie plus tard. Pour le philosophe, la « civilisation »
porte en son sein les germes d’une nouvelle étape, celle de l’industrie sociétaire véridique
et attrayante dans laquelle le travail n’est pas une malédiction mais un plaisir puisque
chacun travaille en accord avec ses propres passions. L’alternance, l’amélioration des
conditions du travail et sa division sont autant de moyens pour parvenir à ôter à l’effort
physique toute souffrance inutile. Le travail doit se dérouler au sein de modèles collectifs
de régulation de l’activité économique. La collectivité du travail chez Fourier exprime tout le
mépris du théoricien à l’égard de l’individualisme révolutionnaire qui a assassiné l’ensemble
des associations professionnelles considérées comme la « survivance des servitudes de
l’Ancien Régime »117.
C Le rêve proudhonien :les origines philosophiques du « mutuellisme
libertaire »
Proudhon se situe en marge des grandes écoles saint-simoniennes et fouriéristes mais
contribue également à influencer la pensée socialiste lyonnaise . Il apparaît comme l’homme
de cette société transitoire où coexistent les « nouveaux prolétaires » et les artisans ; dès
lors, le philosophe considère que le travail ne peut plus légitimer la propriété de la terre sinon
celle du produit du travail et donc que l’usufruit de la terre ne peut avoir lieu que sous la
surveillance de la société. C’est pourquoi il développe le concept de « mutuellisme libertaire
» comme concept anarcho-socialiste. Celui-ci repose sur l’échange mutuel qui implique une
relation d’égale à égale, de confiance et de solidarité. L’objet de l’échange est vendu et
acheté à une valeur juste pour les deux parties. Finalement c’est la constitution d’un système
économique moral que propose Proudhon, en opposition complète avec la loi de l’offre et
de la demande capitaliste. Il ne s’agit pas d’obtenir le maximum ou le minimum d’un objet
par spéculation sur les besoins de l’autre partie mais de la détermination d’un prix juste. La
production est assurée par la coopération des travailleurs pour l’autogestion de leurs usines
et exploitations agricoles et la libre association des individus.
D Esprit mutuelliste et structuration progressive de la coopération ouvrière
lyonnaise
35
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
D’après les mêmes documents de police, notre loge compte quatre mutuellistes. Aussi,
devons nous revenir sur la notion de « mutuellisme » et plus spécifiquement sur l’esprit
mutuelliste qui rappelons-le n’est pas un élément identitaire que nous pouvons isoler. Bien
au contraire, il s’agit de montrer les connivences de la coopération ouvrière avec l’idéal
sociétaire, les principes d’entraide et de partage…
C’est dans le cadre philosophique utopiste (dressé ci-dessus) que Pierre Charnier,
ouvrier tisseur appelle au rassemblement des ouvriers de la soie : « Réunissons-nous et
instruisons-nous, formons un foyer de lumière, apprenons que nos intérêts et notre honneur
nous commandent l’union. Si ce n’est pas par amour pour autrui, que ce soit au moins pour
nos intérêts particuliers »118. Ces influences déterminantes sont accompagnées d’autres
raisons qui permettent de comprendre la décision prise par les travailleurs du tissu de se
réunir. Lors de la Conférence à l’École des Hautes Études Sociales, Justin Godart explique
quels sont, selon lui, les facteurs de la coopération lyonnaise, de ses « créations originales
» et « initiatives spontanées ». Il considère cette audace ouvrière dans un premier temps
comme étant le produit du caractère et des conditions précaires de leur vie matérielle : «
pour ces ouvriers, le problème du pain quotidien se posa avec insistance et il suscita des
efforts violents ou ingénieux vers sa solution » 119. La misère est donc à l 'origine de la
coopération. A cela s’ajoute le mysticisme qui sert les projets de réforme sociale : « c’est
bien avec un enthousiasme religieux, tant il est absolu que l’Ange, peintre en bâtiment et
juge de paix du canton de la Fédération, publie à Lyon en 1792, son projet de réaliser le
bien-être du peuple »120. Finalement, cette phrase de Reybaud « ainsi, cet homme, que
le travail tenait assujetti et qui, plus d’une fois, devait être aux prises avec les besoin de
l’existence avait trouvé le moyen et le temps de se composer non seulement une économie
politique et une politique à son usage, mais encore une religion » 121 résume assez bien
l’esprit mutuelliste qui habite une bonne partie des Amis des Hommes.
Malgré l’échec d’une première tentative, une quarantaine de chefs d’ateliers, groupés
autour de Bouvery, fondent, le 28 juin 1828, la société du Devoir Mutuel. Ses adhérents
s’engagent « à pratiquer les principes d’équité, d’ordre et de fraternité, à unir leurs efforts
pour obtenir un salaire raisonnable de leur main d’œuvre, à détruire les abus qui existent
en fabrique à leur préjudice, ainsi que ceux qui existent dans les ateliers, à se prêter
mutuellement tous les ustensiles de leur profession […] à établir des cours de théorie
pratique où chaque membre pourra venir prendre des leçons pour améliorer et simplifier
les montages du métier. »122.
Le Devoir Mutuel regroupe bientôt plusieurs centaines de chefs d’ateliers. « Ce
groupement connaît un développement rapide puisque très vite il rassemble 400 membres
répartis dans vingt loges »123. Le 31 octobre 1831, parait le premier numéro de L’Écho de
la Fabrique qui allait devenir l’organe officiel du mutuellisme. En février 1832, les ouvriers
de la soie, compagnons et apprentis, créent leur propre structure mutuelliste, La Société
des Ferrandiniers.
Déçus par la monarchie de Juillet, constatant qu’ils n’obtiennent rien du nouveau régime
qu’ils ont pourtant contribué à instaurer, les mutuellistes prennent très vite le parti de la
République. Et, quand le gouvernement transmet à la Chambre des députés un projet de loi
restreignant le droit d’association, ils s’opposent ouvertement, annonçant le conflit politique
qui éclatera en avril 1834 « Le mutuellisme peut, si la paix est repoussée, accepter la guerre
»124. De nombreux mutuellistes se retrouvent parmi les insurgés de 1834. La répression
qui s’en suit met fin au mutuellisme. Le droit d’association aboli, ses chefs sont poursuivis.
Il faudra attendre 1840 pour que renaisse clandestinement le mutuellisme et ouvertement
la presse ouvrière125. Mais, les sociétés dissoutes et les journaux empêchés de paraître,
36
Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
les idées n’en demeurent pas moins. C’est dans la tourmente de la répression qui suit
l’insurrection d’avril 1834 que Joseph Reynier et Michel Derrion élaborent leur projet de «
commerce véridique et social ».
II …Et leur application à travers le portrait de joseph reynier , un ami
des hommes au destin singulier
Tout d’abord, il semble important de rappeler que Joseph Reynier, membre de l'atelier,
présente un profil atypique et qui n’est pas extensible au reste des Amis des Hommes.
En effet, si ces derniers sont certainement sensibles aux thèses socialo-utopistes, ils
ne vont jamais aussi loin que notre homme en termes d’engagement personnel. Ce
dernier est donc un personnage particulier que nous pouvons nous permettre d’isoler
biographiquement étant donné son implication dans divers projets communautaires de type
fouriériste, notamment auprès de Michel Derrion. Il est d’ailleurs le seul membre de l’atelier
à présenter un profil aussi engagé et à mériter son étiquette de « socialiste st simonien »
que lui imposent les autorités de police .
A Joseph reynier, un fouriériste précoce126
Né le 3 mai 1811 à Lyon, Joseph Reynier, ouvrier tisseur puis chef d’atelier de la soierie
lyonnaise, est un homme au destin singulier. Comme nous l’avons dit, il joue notamment un
rôle très important dans le mouvement fouriériste :
Peu avant la chute de Charles X, il se lie, pour reprendre sa propre expression, « aux
saint-simoniens qui avaient dans leurs rangs toute la jeunesse intelligente et prêchaient
tout un monde nouveau ». Après l’insurrection de 1831, à laquelle il prend une part active,
Reynier suit les saint-simoniens lyonnais qui passent au fouriérisme. Peu de temps après, il
devient même l’un des premiers adhérents avec Derrion au groupe phalanstérien que crée
Adrien Berbrugger, autre propagandiste disciple de Fourier127 . Reynier, est donc un des
premiers expérimentateurs du « phalanstère », ce « lieu associant logement et travail pour
un " phalange ", soit 1 500 à 1 600 personnes - 400 familles, les unes pauvres, les autres
riches. » 128
B Joseph reynier et michel derion collaborateurs utopistes
1 Reynier et Derrion, pionniers du « commerce véridique et social »…
La participation de Reynier à ce projet témoigne de ses convictions politiques, et plus
particulièrement de son attachement à la notion de coopération volontaire, que Fourier
appelle " l'association industrielle ". Au fond, il s’agit d’un ensemble emboîté de coopératives
de production, de consommation et de logement qu’il s’attache à rendre réalisable avec
Derrion après l’insurrection d’avril 1834. Ainsi, il fonde avec lui la première maison «
coopérative » : le Commerce véridique et social, qui est, en France, la première en date
des expériences vraiment coopératives. Les deux hommes partagent la même opinion :
celle qu’il est impératif de travailler à l’établissement d’« un nouvel ordre social », la
véritable cause du malaise matériel du peuple provenant du désordre avec lequel s’opèrent
la production et la répartition des richesses. Le projet se veut un remède à la situation
décriée: une organisation pacifique de l’industrie et du commerce. Ils s’adressent donc
aux travailleurs et aux industriels eux-mêmes pour leur proposer une nouvelle organisation
industrielle : « le commerce véridique et social, fondé et géré par M M Derrion, est
37
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
institué dans le but de diminuer peu à peu les mauvais effets de la concurrence, d’amener
une répartition de plus en plus équitable des richesses produites par les travailleurs ;
d’opérer enfin une transformation progressive du commerce et de l’industrie dans l’intérêt
de la société en général et plus particulièrement dans celui des ouvriers ».129 Il s’agit
donc d’un système commercial nouveau présentant des avantages sans exemple jusqu’à
sa création comme par exemple le fait qu’il soit accordé au consommateur un droit de
participation dans le quart du bénéfice commercial, lequel quart lui sera réparti chaque
année, proportionnellement à la somme totale des achats qu’il aura fait, ou bien le fait qu’il
soit offert un droit de participation dans le bénéfice accordé à l’acheteur lui-même.
Les deux associés voient dans la consommation ainsi organisée un moyen de
transformer complètement la société. Le changement majeur réside en l’organisation de
la vente des objets de consommation. L’idée est la suivante : acquérir un monopole afin
de ruiner les fabricants au profit des ouvriers. En ce qui concerne les détails fonctionnels
de la « coopération », ils estiment que deux moyens d’action sont indispensables : «
un chef d’industrie ou primogérant et des capitaux. Le primogérant, assisté d’un conseil,
devait fonder et faire fonctionner plusieurs maisons de vente au détail et au demi-gros
d’objets de consommation courante : épicerie, boucherie, boulangerie, soieries, châles et
nouveautés. Après viendrait la création d’une fabrique centrale d’étoffes en soie. Il est
également prévu de faire quatre parts égales des bénéfices : un quart destiné à payer
des primes d’encouragement au personnel, un quart servant à payer des dividendes aux
capitaux investis, un quart pour accroître le fonds social et le dernier quart appartenant
aux travailleurs. Quant aux capitaux, ils entendent les recueillir par « souscription publique,
volontaire. » Mais l’argent vient à manquer rapidement et Joseph Reynier décide d’avancer
personnellement plus de 3 500 francs pour que la Société Derrion et Cie puisse démarrer.
Très vite, le développement du « Commerce véridique » prend de l’ampleur : six autres
magasins sont ouverts . Mais, la police soupçonne des activités politiques subversives
derrière ces opérations commerciales qui éveillent aussi la jalousie des commerçants
lyonnais. Les tracasseries administratives font que peu à peu la coopérative est abandonnée
par les consommateurs. L’affaire tombe au cours de l’année 1838.
2…et expérimentateurs phalanstériens
Joseph Reynier et Derrion font également partie des premiers membres de l’Union
Harmonienne en 1837, la société dont Fourier conçoit le plan futur et dont l’équilibre repose
tout entier sur l’attraction passionnelle ; la satisfaction des intérêts ne tirant sa cohérence que
de l’association des plaisirs. « Si le nouveau mécanisme social de Fourier intègre l’amour
c’est que comme dans le mécanisme de la nature, l’attraction passionnelle est une loi. Il
y aurait continuité et analogie parfaite entre l’attraction physique découverte par Newton
et l’attraction amoureuse. Si Newton a établi les lois du monde matériel, à Fourier revient
l’initiative de poser les lois du monde social »130.
Dans le milieu des phalanstériens lyonnais, Reynier joue donc un rôle de tout premier
ordre.
De manière générale, par la plume et par la parole, il répand les idées économiques et
morales du fouriérisme, préconisant le phalanstère et l’association sous toutes ses formes.
Par exemple, lors du 4e anniversaire de la mort de Fourier, célébré à Lyon le 10 octobre
1841 par les membres du Groupe phalanstérien des travailleurs, il intervient aux côtés de
Boyron, Pouart et Joharit et prononce un remarquable discours selon L’Écho de la fabrique
de 1841. Lorsqu’en 1840, les phalanstériens lyonnais, entraînés par Derrion envisagent de
fonder au Palmétar (Brésil) une colonie sociétaire selon les principes de Fourier, Reynier
38
Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
participe une fois de plus avec enthousiasme à la préparation de l’entreprise. Il recrute, de
1840 à 1842, à Lyon, 75 personnes : hommes, femmes et enfants.
C Les derniers actes du prosélyte pour l’élaboration d’un idéal sociétaire
En 1846, Reynier demande qu’une controverse doctrinale s’établisse entre Étienne Cabet
et Victor Considerant, et la même année, il prête les colonnes de L’Écho de l’Industrie aux
protestations des icariens lyonnais131 persécutés par la police. Dans le même temps, il
rejoint la Société des Mutuellistes qui se reconstitue clandestinement.
En 1847, Reynier présente un projet de fondation de magasins d’ustensiles pour la
fabrique de la soie. Il propose une entente avec des fournisseurs de tous genres auxquels la
clientèle des mutuellistes aurait été assurée en échange d’un pourcentage de remise. « Par
ce moyen, nous aurions les avantages de la coopérative, sans en avoir les inconvénients.
» Avec les bénéfices ainsi réalisés, tant sur la ristourne consentie par les fournisseurs
que dans les magasins vendant les ustensiles, il envisage de constituer « un bureau
d’indications, tant pour les ouvriers que pour les patrons ; d’aider aux premiers besoins de
l’enfance ; de fournir des secours aux invalides du travail ; une garantie contre le chômage ;
une retraite assurée pour les vieillards. »
Après les événements de 1848 dont il reste à l’écart, sa foi quasi religieuse de fusion
des classes ne correspondant plus à la mentalité ouvrière, ses idéaux sont de moins en
moins acceptés par la masse des travailleurs.
Encore actif dans les milieux socialistes phalanstériens au lendemain de la Révolution
de février, Reynier abandonne toute activité politique publique à partir du coup d’État du 2
décembre. Opposé à l’action révolutionnaire comme beaucoup de fouriéristes, il demeure
républicain sous l’Empire, mais se borne à souhaiter le retour pacifique d’un régime de
liberté.
D Joseph reynier, orateur des amis des hommes : analyse d’un discours aux
accents st simoniens
Le discours dont nous allons analyser certains fragments a été prononcé par Joseph
Reynier , orateur titulaire le jour de l’installation des officiers dignitaires de la Loge Les Amis
des Hommes (1863).
Nous savons, en partie grâce aux Tableaux des officiers contenus dans les Tableaux
de Loge que nous avons à notre disposition, mais aussi par la base de donnée Delignette
(IDERM) que Joseph Reynier a été au moins 5 fois orateur pour la Loge (en 1849, 1860,
1861, 1863 et 1865). Il est, ce que nous pourrions appeler, un « orateur professionnel ».
Cette faculté rhétorique facilite certainement ses prises de paroles, tant dans sa vie profane
en tant que «prosélyte fouriériste » que dans sa vie maçonnique.
Le discours de Reynier est un discours maçonnique qui, comme nous allons le voir,
cache difficilement son attachement à la pensée st simonienne, qu’il s’agisse du constat
qu’il dresse concernant la société comme de l’isotopie spécifiquement st simonienne qu’il
emploie. Cela dit, son texte n’avoue jamais réellement sa dimension politique, celle-ci se
dissimulant derrière une description de type sociologique de l’état du monde duquel il est
contemporain.
Le discours s’ouvre sur une description positiviste du monde mais débouche sur une
question rhétorique relative à l’état des sociétés132 : il s’interroge sur le pourquoi des
inégalités des conditions sociales et techniques à travers le monde
39
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
« A mesure que la Société gravite vers son but […]industrie se perfectionne, le
commerce s’agrandit et les connaissances scientifiques s’universalisent mais
ici se place naturellement une remarque : pourquoi certains peuples se sont-ils
élevés rapidement, et pourquoi d’autres, après avoir brillé, ont-ils dégénéré ? »
A partir de ce constat, nous observons que la réponse de l’orateur, dans son ensemble, se
structure autour de la conception st simonienne de l’Histoire.
«A l’origine, les hommes furent bergers et chasseurs, plus tard cultivateurs et
industriels puis, […] ils se firent des lois, se nommèrent des chefs, établirent
en un mot, ce que l’on appelle un gouvernement. Ainsi l’action de gouverner
signifie […] administrer et le pouvoir remis au plus digne ne pouvait et ne devait
s’exercer que pour le plus grand avantage de la Société.»
En effet, ce premier fragment de réponse s’inscrit dans une démarche réflexive qui porte
l’empreinte de St Simon puisque les projets politiques du théoricien sont inséparables de la
perspective de la société industrielle au sein de laquelle l’ « administration des choses » doit
se substituer « au gouvernement des hommes ». Et, c’est justement sur cette acceptation
du mot « gouverner » que Reynier revient. Il convient alors de charger les industriels
les plus importants -derniers maillons d’une chaîne évolutive selon l’extrait ci-dessus - de
diriger la fortune publique. Autrement dit, « pour organiser la société de manière la plus
favorable aux progrès des sciences et à la prospérité de l’industrie, il faut confier […] le
pouvoir temporels aux industriels »133 . C’est d’ailleurs sur la base de cette confiance en la
capacité des prolétaires de bien administrer des propriétés que se développe le mutuellisme
à Lyon. Seuls les industriels, les cultivateurs et les négociants sont considérés comme les
plus capables parce qu’ils sont les plus désintéressés. Dans la logique st simonienne, les
désintéressés ne dirigent pas, mais administrent la nation le plus économiquement possible,
gérant son budget comme une entreprise, la société devenant alors un grand atelier où
chaque classe a un rôle utile. Pour cela, les industriels doivent s'associer avec leurs ouvriers.
C’est l’idée que la direction de la nouvelle société doit être confiée aux savants, à une
aristocratie de techniciens ayant la charge de conduire les hommes vers un grandiose essor
industriel et de dicter les lois d’une nouvelle organisation politico-économique.
« Le présent quoique profondément modifié, conserve néanmoins les mêmes
caractères quant à la forme. Cependant, nous devons le reconnaître, les idées se
sont considérablement modifiées, la grande explosion produite en 89, préparée
de longue main par la philosophie, a tellement déplacé la base du mouvement
social, que grâce à ce précieux résultat, les peuples commencent à comprendre
l’étroite solidarité qui les unit les uns aux autres »
Là encore, Reynier fait écho implicitement à la pensée de St Simon car ce dernier
contrairement à la plupart des libéraux qui considérèrent 1789 comme un terme, annonce
que la véritable révolution est encore à faire. C’est le sens du début de l’extrait « Le présent
quoique profondément modifié, conserve néanmoins les mêmes caractères quant à la forme
». Autrement dit, la philosophie du XVIIIe siècle a été critique et révolutionnaire, celle du XIXe
sera inventive et organisatrice . En effet, pour le philosophe, il y a dans toute forme sociale
des forces caduques et des forces dont l’ influence est en passe de devenir prépondérante,
des classes déclinantes et des classes progressives. C’est le cas de la classe des industriels
qui doit l’emporter comme classe dominante. Autrement dit, la Révolution française est
demeurée inachevée, car elle n’a pas engendré le nouveau système social qui doit advenir,
le système industriel�.
40
Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
« L’Amérique se livre, en ce moment une guerre fratricide et pendant que cette
république ruine son commerce et envoie à la mort la fleur de sa population,
elle affame l’Europe la privant de ses produits ; puis témoignage vivant de
cette solidarité humaine, ceux qui s’entre-tuent dans d’horribles boucheries,
commettent un double crime, puisque dans d’autres contrées, des populations
privées de leurs produits souffrent et meurent de faim »
En commentant l’actualité américaine, Reynier, apporte un aspect internationaliste à sa
pensée tout comme St Simon. En effet, d’après Jacques Droz134, le régime industriel, tel
que l'entend Saint-Simon, ne peut pas rester strictement national. Il ne peut s'établir dans
un pays que si ce dernier entre en même temps, comme partie intégrante et en qualité
de province plus ou moins autonome, dans une société plus vaste, formée de tous les
peuples et organisée d'après les mêmes principes que chacun d'eux. En d'autres termes,
l'industrialisme n'est possible que grâce à une organisation internationale. Celle-ci sera à
la fois temporelle et spirituelle. Et c'est cette religion qui sera l'âme de tout le mécanisme
industriel de la grande société et qui en assurera le fonctionnement harmonique. Il s’agit de
réorganiser le monde en promouvant un type de société qui unifie de manière équivalente
au catholicisme médiéval :le nouveau christianisme de St Simon ; afin qu’aucune nation ne
« trahisse » à travers un « double crime » comme dit l’orateur, ses contemporains et ne
mette en péril l’ensemble du système de production. Ce n'est pas une fédération d'États, ni
un État fédéral, non plus que la restauration de la foi chrétienne qui permettra à la société
d'être unifiée pacifiquement. Ce ne sont pas non plus l'économie et les échanges qui en
seront les instruments. Ce sont des formes analogues d'activités.
« Saluons d’abord avec joie les merveilles enfantées par la science, dont les
prodiges multipliés transforment, comme par enchantement le mobilier de notre
planète : ces chemins de fer, […]ces vapeurs à hélices […] toutes ces merveilles
qui n’ont pas encore dit leur dernier mot, inclinons-nous devant ces machines
et ces engins gigantesques qui obéissent à la pensée et remplacent l’homme
dans ses plus durs et plus répugnants travaux, c’est par toutes ces merveilles,
c’est par leur application au produit de toutes les forces qui concourent à la
production, le travail, le talent et le capital que sera vaincu le génie du mal et que
la misère, cette lèpre humaine disparaîtra devant l’abondance des produits qui,
plus équitablement répartis seront la source du bien-être de tous sans exception
»
Au-delà de l’éloge de la technique industrielle, Reynier se fait le porte-parole de la
doctrine de St Simon. En effet, dès les années 1820, le philosophe voit dans le début de
l'industrialisation le moteur du progrès social. Dans l’article « Durkheim et Mauss lecteurs de
Saint-Simon : une voie française pour le socialisme »135, Christophe Prochasson précise
que d’après St Simon, le seul but que puisse se proposer la Société c'est d'organiser
l'industrie de manière à lui faire obtenir le maximum de rendement possible, et, ensuite, le
seul moyen pour elle de s'attacher les individus, c'est de répartir les produits ainsi obtenus
de telle façon que tout le monde, du haut en bas de l'échelle, en ait en suffisance, ou, mieux
encore, en reçoive le plus possible. La doctrine religieuse st simonienne annonce que le
paradis sur terre est proche, car en se rendant maîtres de la Nature, les Hommes, par leur
travail industriel satisfont leurs besoins matériels comme spirituels. Il s'ensuit une société
du bien-être, où règne la liberté et la paix.
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
« Le mouvement ou plutôt l’évolution de l’humanité, se produit par phases ou
périodes que l’on peut classer en deux ordres : époques critiques, époques
organiques. »
Ici, l’orateur reprend exactement les termes appartenant à l’isotopie st simonienne : «
périodes critiques » et « périodes organiques » sont les deux phases temporelles employées
par St Simon et qui forment la base de son édifice philosophico-historique : pour ce dernier,
l’Histoire est cyclique. Elle alterne entre périodes organiques et critiques. Les périodes
organiques sont des moments durant lesquels se développent une théorie générale unique,
une conception collective de la vie ainsi qu’un but commun d’activités. La société s’édifie
alors positivement en travaillant à produire des richesses et en construisant une réalité qui
va dans le sens de l’intérêt général, celui de l’ordre et de la paix.
L’époque critique qui suit est celle qui plonge la société dans les crises et les tourments
dus aux révolutions et à l’anarchie. Pour St Simon, c’est le temps des incessantes querelles
et de la haine entre groupes rivaux. C’est l’absence de vision commune de la pensée
et de l’action, de conception générale de l’intérêt commun. L’égoïsme et les ambitions
personnelles conduisent à la désorganisation et au déclin136. Selon Joseph Reynier, il
existe deux périodes historiques : l'une dite organique qui :
« comprend la durée de temps ou la Société bien assise repose sur la foi, sait
où elle va, et dont les croyances religieuses, les lois morales, ainsi que l’ordre
politiques sont en parfaite harmonie, sont l’expression sincère des besoins du
temps ».
tandis que :
« L’époque critique, tout au contraire est celle où par suite des progrès
accomplis par la science, les arts et l’industrie d’un côté, par la philosophie
et le développement intellectuel de l’autre, les pouvoirs politiques, moraux et
religieux, n’étant plus l’expression des besoins nouveaux, n’en voulant tenir
compte s’efforcent, au contraire, à mettre obstacle à l’avènement des vérités
sociales, au lieu de les diriger. Dans cette lutte, […] la vérité relative d’hier
est une erreur aujourd’hui, la foi faiblit, le dogme se discute et la morale se
commente, les lois politiques sont vivement attaquées, l’édifice s’ébranle et la
société inquiète flotte entre les idées qui jusqu’ici l’ont guidées et les nouvelles
qui viennent les remplacer, errent au hasard, sans guide pour s’orienter,
l’anarchie remplace l’ordre jusqu’à ce que la force des choses ou la révolution
vienne briser les obstacles qui entravent le courant des idées qui vont devenir,
pendant toute une période de temps, la boussole de la société »
Dans un style beaucoup plus expansif et lyrique, Reynier reprend donc exactement les
fondements de la doctrine de St Simon et en fait part à ses frères. De poursuivre :
« A ces signes, tel est, nous n’en pouvons douter le caractère de la période
dans laquelle nous nous trouvons actuellement placés : nous sommes en pleine
phase critique, et la lutte se trouve des plus ardente entre les hommes qui se
cramponnent et défendent le passé et ceux qui préparent l’avenir. Ne cherchons
donc pas à le dissimuler : nous sommes arrivés à un de ces moments suprêmes
où l’humanité tend à accomplir une révolution douloureuse, une conception
laborieuse, un enfantement nouveau […] nul ne peut dire : nous allons là,
suivez-moi, car la force du mouvement social qui se produit est plus puissante
42
Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
qu’une volonté » « Jetons les yeux autour de nous. Partout nous voyons des
aspirations vers un ordre meilleur : tous ces mouvements qui surgissent chez
les peuples et sous des formes diverses, n’ont, au fond, qu’une même cause,
l’enfantement d’un ordre nouveau sur les ruines de l’ancien » « les doctrines du
passé incarnées dans une grande partie de la génération ont encore de profonde
racines et ceux qui les défendent n’abandonnent pas volontairement la place :
la religion leur sert de bouclier derrières lesquels retranchés, ils lancent leur
foudres et menacent les pionniers de l’avenir »
Là encore, il expose sa conception du présent qui est identique à celle laissée par le
penseur. C’est l’idée que le Moyen-Âge a été une époque organique pendant laquelle les
institutions étaient en harmonie avec les moyens de production. La période révolutionnaire
qui commence en 1789 est une période critique. Donc, une réorganisation de la société
n'est pas seulement possible, elle est nécessaire car l’œuvre de la critique est arrivée à son
dernier terme ; tout est détruit, il faut reconstruire, et puisque la destruction a eu pour cause
l'avènement de besoins nouveaux, la reconstruction ne peut consister dans une simple
restauration de l'ancien édifice. Elle doit se faire sur de nouvelles bases.
Certes, le maçon reprend la vision st simonienne (scientifique) de l’Histoire, cependant,
il l’intègre dans un genre descriptif sans jamais ne donner de mot d’ordre. Il est
philosophiquement partial dans ses commentaires mais il n’est pas un agitateur. Autrement
dit, il fait part d’une certaine retenue discursive au sein du Temple. En effet, pour St Simon,
tout changement dans l’ordre social, implique un changement dans la propriété ; et cette
révolution doit passer par l’abolition de l’héritage et de la propriété privée pour empêcher
la renaissance d’une distribution injuste et capricieuse des fortunes. Mais si Reynier sousentend que le monde se trouve en période de transition, il ne parle à aucun moment de la
propriété privée ni de l’héritage. Il n’est donc pas radical lors de sa prise de parole mais
l’idéologie qui l’habite est très facilement reconnaissable. Aussi, pouvons -nous dire qu’il
respecte la règle de ne pas parler de matière politique lors des tenues , mais son discours
reflète une empreinte st simonienne indiscutable.
Chapitre 5 quelques amis des hommes aux prises
avec la politique autoritaire de napoléon iii, des
chambériens partisans d’une savoie libérale?
Nous savons que cinq membres de l'atelier en 1865 font également partie d’une Loge qui
voit le jour à Chambéry un an plus tôt et intitulée Espérance savoisienne. Ceci, nous l’avons
découvert en croisant différentes données fournies par les archives, notamment les noms
des membres mentionnés dans le Tableau de Loge de l’année 1865137 avec la base de
données Aimé Imbert (IDERM). Cette double adhésion pose la question de l’implication
maçonnique des Amis des Hommes dans la formation d’une Savoie-récemment intégrée à
l’Empire autoritaire- plus libérale, auquel cas, les cinq maçons s’inscriraient effectivement
dans un mouvement d’opposition politico-maçonnique vis-à-vis de l’État.
43
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
I Rappel historique : de la savoie monarchique libérale à la savoie
impériale autoritaire
A le tournant libéral de charles albert de savoie en 1846
1 Le temps des réformes libérales
En 1831, Charles Albert de Savoie-Carignan devient roi de Piémont-Sardaigne et les idées
libérales de sa régence se diffusent dans le royaume et notamment en Savoie.
Le libéralisme politique dans la région, entendu comme un attachement aux libertés
nouvellement implantées et semées lors du siècle précédent, se renforce à partir de 1846,
date à laquelle le roi de Sardaigne adopte un virage libéral historique qui déconcerte
d’ailleurs ses sujets. Cette rupture dans le style politique du régime est une aubaine car
elle lui permet « de prendre avec le cabinet de Vienne des allures plus émancipées »138
En fait, c’est une véritable campagne contre l’Autriche qu’il mène implicitement en suivant
le mouvement nationaliste et libéral italien. Il est notamment à l’origine d’une série
d’ordonnances comprenant l’adoption définitive de l’organisation française des tribunaux,
institutions de conseils divisionnaires et provinciaux auprès des deux Intendances de
Chambéry et d’Annecy et des intendances de provinces, l’élection des conseils municipaux
ainsi que la suppression des pouvoirs de police des commandants de place. En somme, un
vent de réformes institutionnelles progressistes qui trouvent leur climax dans l’engagement
que prend Charles Albert le 8 février, d’établir une Constitution. Le 4 mars, il publie le
« Statut » qui donne aux États-Sardes un Parlement élu par tous les citoyens. « Ce statut
constitutionnel est accueilli en Savoie par des explosions de joie délirantes. Chambéry
illumina à l’annonce de la décision royale, on acclama le nouveau drapeau tricolore, vert,
blanc et rouge »139. Autrement dit, les Savoyards, bien qu’en majorité conservateurs,
s’adaptent aisément au tournant libéral de la région. Ceci peut certainement expliquer en
partie les déceptions qu’ils éprouvent au lendemain de l’annexion par l’Empire autoritaire.
2 L’échec de l’expédition des voraces comme preuve de l’attachement
savoyard aux institutions libérales
L’adoption progressive du libéralisme –puisqu’elle suit un instant de « déconcertement
collectif »- par le peuple savoisien peut effectivement fournir une clef de lecture qui permet
de comprendre pourquoi la délégation constituée de Savoyards et de Voraces qui se rend à
Chambéry en 1848 n’est pas parvenue à instaurer une République savoisienne :Rappelons
que le lundi 3 avril, c’est la prise de Chambéry : avec le concours de mouvements
républicains de Lyon, dont les Voraces, et le soutien, plus ou moins officiel des autorités de
la ville de Lyon et du gouvernement provisoire de la République, un groupe de Savoyards
est renvoyé chez lui dans le but de diminuer le nombre des chômeurs à Lyon mais aussi
dans le but de les pousser à instaurer la République en Savoie en vue de préparer la réunion
de la région à la France.
Certes, le groupe de Voraces discrédite le gouvernement provisoire de la République
française par sa conduite violente que les adversaires du rattachement ont tôt fait d’assimiler
à une terreur jacobine mais le fait qu'ils soient les véritables meneurs de l’expédition
n’est pas la seule raison expliquant le refus chambérien de constituer une République
Savoisienne. En effet, l’autre explication c’est que la révolution aurait pu réussir si
l'expédition lyonnaise avait eu simplement à soutenir un soulèvement local, or la masse
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Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
de la population d'alors était satisfaite des dernières réformes libérales apportées par le
« statut ».
B L’enracinement du libéralisme politique en savoie
Lorsqu’en mars 1849, Victor Emmanuel II arrive au pouvoir, le royaume devenu libéral
a même changé jusqu’à sa réputation auprès des peuples lombards et vénitiens « qui
commencent à le juger plus fraternellement et à voir dans leurs libres montagnes « le
sanctuaire de leur liberté » »140. Le nouveau souverain garde à la direction des affaires
Cavour, qui reste son premier ministre du 4 novembre 1852 au19 juillet 1859, cet homme
qui « dès l’adolescence[…]fut gagné au libéralisme »141 et dès que le régime électoral lui
en donne l’occasion, Cavour passe à la politique active. Il devient l’homme d’État qu’il faut
pour permettre au Piémont d’utiliser ses chances mais surtout « l’artisan »142de la série de
mesures libérales mises en place par Victor Emmanuel II.
A ce propos, si les députés savoyards ont voté majoritairement contre la reprise de
la guerre et se sont opposés aux mesures anticléricales, au projet de loi sur le mariage
civil et à l’instauration de l’enseignement laïc, celles-ci agissent comme le marqueur d’une
modernisation politique de l’État.
Les années qui précédent l’annexion sont donc marquées par la division de l’opinion
entre conservateurs pro-annexionnistes qui voient dans le rattachement éventuel à la
France, un moyen d’échapper au libéralisme laïc ; et démocrates qui, séduits par la politique
du « risorgimento anticlérical », manifestent leur attachement au Piémont. C’est dans ce
contexte que la Savoie est rattachée à la France le 24 mars 1860.
C La savoie « négociée » par napoléon iii ou le virage autoritaire de la
région
Si Napoléon III tient un rôle primordial dans le processus d’unification de l’Italie, c’est
en partie parce qu’en tant qu’ex carbonari, la question lui tient à cœur : il veut favoriser
le principe de souveraineté des peuples. D’ailleurs, Jacques Droz dans son Histoire
diplomatique de 1648 à 1919 ne soutient-il pas que « Sans lui, les grandes nationalités
ne se seraient point formées, et, par l’aide qu’il leur a apporté, il a contribué à transformer
profondément la physionomie de l’Europe. »143 ?
Cependant, il y a une autre explication à cet intérêt pour la cause italienne : en aidant
l’unification, il peut espérer obtenir le comté de Nice et le duché de Savoie. D'ailleurs, le
21 juillet 1858 a lieu à Plombières une entrevue secrète entre l’Empereur et le ministre
piémontais Cavour: l'Empereur fait alors comprendre à ce dernier que la France est prête à
aider le Piémont contre l’Autriche à condition d’obtenir en échange la Savoie. Mais craignant
l’intervention de la Prusse dans le conflit, Napoléon III signe inopinément l’armistice de
Villafranca et la paix de Zurich, provocant la démission de Cavour. Pour autant, dès le
mois de mars, il réitère publiquement sa demande, « au nom du principe des frontières
naturelles » 144 soit la cession à la France de Nice et de la Savoie. L’accord est conclu
par le traité de Turin du 24 mars 1860 entériné par la consultation populaire des 21 et 22
avril 1860 dont tout le monde connaît le résultat à l’avance (l’Histoire a montré que le scrutin
ne s’est pas déroulé dans des conditions réellement démocratiques). C'est pourquoi Paul
Guichonnet précise que la Savoie est « un élément de troc dans un jeu diplomatique serré,
entre Paris et Turin »145 .
45
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
II Les amis des hommes à l’espérance savoisienne : une double
appartenance maçonnique « dangereuse » ?
A Présentation des cinq maçons
Nous n’avons malheureusement que peu d’information à leur sujet. De plus, le dictionnaire
biographique Maitron ne dit rien à leur propos. Le peu d’éléments dont nous disposons
constitue les données fournies dans le Tableau de Loge de l’année 1865146 :
Ces cinq maçons sont domiciliés à Chambéry et d’ailleurs, à l’exception de Gaviali, ce
sont les seuls membres résidant dans cette ville. Il s’agit de François Tissot, doreur sur bois,
Anthelme Blanche, typographe, Henri Avenier, horloger, Pierre Carron, tailleur et Joseph
Carle, ferblandier.
Avenier est un des membres fondateurs de la Loge l’Espérance savoisienne qui voit
le jour en 1864 et Carron son Vénérable-Maître. Ce dernier est aussi, curieusement, le
Président de la Société de Secours Mutuel dite l’Union des arts et métiers localisée à
Chambéry, véritable « noyau démocratique » 147de la région. Autrement dit, il est fort
probable que Carron soit une figure d’opposition au régime. En effet, cette société de
secours mutuel, à bien des égards, s’apparente à la « structure clandestine » du parti
libéral de Chambéry : elle est créée en 1848 à l'initiative d'un ouvrier nommé Jérôme
Lallemand. Cet homme cherche alors à développer la première Société libre de secours
mutuel à Chambéry qui permette contre une modeste cotisation, une protection sociale des
travailleurs face aux risques que représentent les maladies. Peu à peu, la Société devient
un refuge pour l'opposition au régime impérial.
La question qui se pose à l’égard de ces cinq maçons est la suivante : s’ils habitent à
Chambéry, pourquoi deviennent-ils membres de la Loge Les Amis des Hommes située à
Lyon ? Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses : peut-être viennent-ils pour un temps
de formation maçonnique puisqu’en analysant les grades de ces maçons, nous pouvons
constater qu’ils ne présentent pas la même ancienneté maçonnique : Carron, Carle et
ème
er
Avenier sont déjà titulaires du 3
degré alors que Tissot et Blanchet n’en sont qu’au 1
degré. Ou bien, peut-être cherchent-t-ils une référence à une loge mère lyonnaise ?
B Une nouvelle expédition (maçonnique) à chambéry?
Le nom donné à la Loge créée à Chambéry « Espérance savoisienne », et dont ils
sont tous les cinq membres, sémantiquement, évoque le désir de changement politique,
l’espoir de transformer une situation régionale inacceptée. En effet, le terme « espérance »
suppose une volonté réformatrice et le refus de se résigner face à un présent visiblement
insatisfaisant. Pour autant, envisagent-t-ils de faire de cet atelier chambérien, un avantposte de la lutte pour une Savoie plus libérale? Devons-nous considérer cette initiative
maçonnique comme l’étape préalable d’une implication politique à l’échelle de la région ?
Auquel cas, nous pourrions établir un parallèle entre ce mouvement de cinq frères
appartenant à l’atelier Les Amis des Hommes situé à Lyon vers une Loge de Chambéry et
le mouvement qui s’est réalisé à travers l’expédition des Voraces de 1848 :
Cette répétition du mouvement (Lyon-Chambéry) bien qu’elle présente des buts tout
à fait différents est curieuse : une fois de plus, c’est une délégation (non plus formée
de profanes mais de francs-maçons) qui est constituée depuis Lyon pour s’établir à
Chambéry. Et cette dernière présente un objectif général non pas identique mais de même
nature :intervenir dans le destin (politique) de la Savoie.
46
Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
En 1865, le schéma n’est plus le même : la Savoie fait partie de la France mais
depuis le plébiscite, une vague de mécontentement, sans remettre réellement en cause
l’intégration, s’élève. C’est probablement dans ce cadre que s’inscrit la fondation de la
Loge chambérienne. Quoiqu’il en soit, l’article intitulé Histoire de la Savoie de 1860 à
1914 de l’Encyclopédie libre Wikipédia signale (sans citer ses sources) que « Ces deux
loges maçonniques [la Renaissance et l’Espérance Savoisienne] seront surveillées par
les autorités françaises, avant d'être interdites par arrêté préfectoral le 23 septembre
1877.». Autrement dit, cette Loge, semble-t-il, représente en 1865 une certaine menace
pour le pouvoir. Et cette sévérité à son égard pourrait être le marqueur d’une implication
maçonnique redoutée dans la politique savoisienne. Cependant, le Second Empire se
caractérise, de manière générale par son attitude suspicieuse vis-à-vis de toutes les
sociétés quelles qu’elles soient et par son désir de tout contrôler. C’est pourquoi, nous ne
pouvons pas nous baser sur la seule surveillance dont fait l’objet cet atelier pour en déduire
un engagement en matière de politique.
III Justification de la double adhésion maçonnique : la cause libérale
A Les années 1860, le temps du mécontentement sans remise en cause de
l’intégration...
L’assimilation à la nation française n’est pas sans poser problème. Les Savoyards, après
les premiers temps du rattachement, ont le sentiment que leur destin leur échappe. Et cette
impression est parfois « attisée en sous-mains par les libéraux que l’échec de la propagande
anti-annexionniste contraint à adopter une position de repli »148.
Sans remettre en cause l'intégration à la France, certaines dispositions de
l'administration impériale sont mal comprises. Le premier décalage a lieu entre les nouveaux
fonctionnaires français et la population. Les Savoyards pensent obtenir la gestion de
leur territoire, alors que le principe de l'administration française vise au brassage de ces
fonctionnaires, censé éviter le développement d'un clientélisme local : « on se plaint que les
Français accaparent toutes les fonctions de responsabilité et que les députés de la Savoie
ne soient à Paris que quantités négligeables » 149.
Par ailleurs, l'annexion de la Savoie à la France, entraîne une économie profondément
modifiée. Essentiellement rurale, l'économie savoyarde résiste mal à l'ouverture de son
marché aux marchandises françaises, voire belges ou britanniques et les exploitations
agricoles organisées autour des coopératives, régressent inéluctablement. L’annexion est
donc marquée par les « effets d’abord brutaux, douloureux, du libre-échange, de l’ouverture
à la concurrence européenne d’une économie jusque-là en grande partie fermée sur ellemême »150.
Pour autant, les Savoyards ne l'ont jamais réellement remise en cause.
B …Mais qui renforce la cause démocratique
1 Libéralisme versus césarisme démocratique
Le régime en vigueur sur le territoire français et savoisien depuis le traité de Turin est
un régime autoritaire. Preuve en est, les institutions prévues par la constitution du 14
janvier 1852 sont inspirées par celles du Consulat. De plus, sous le Second Empire, la
pratique n’est pas moins importante que les textes. Au-delà de la partialité institutionnelle
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
en faveur de l’exécutif, l’Empire de Napoléon III est donc aussi« le pouvoir d’un homme
que la Nation a choisi et qui, au moyen d’une administration centralisée, gouverne le
pays en instaurant une relation personnelle avec chaque citoyen » 151. Il présente une
philosophie particulière qui a fait l’objet d’une théorisation tardive. Pierre Rosanvallon utilise
l’expression « démocratie illibérale »152. Celle-ci nous permet de faire un lien évident entre
le fonctionnement autoritaire de l’Empire et la nécessité de revendications politiques dont les
cinq maçons libéraux de Chambéry pourraient être à l’origine, ou, tout au moins, auxquelles
ils pourraient participer.
Napoléon III place le suffrage universel au cœur de son système politique. Pierre
Rosanvallon parle « d’homme-peuple » à son égard. L’ironie de l’historien n’est pas sans
acuité concernant la situation puisque la relation privilégiée établie entre le chef de l’Etat et
les Savoyards n’échappe pas à la politique de « plébiscites continus » de l’Empereur153.
D’ailleurs, Paul Guichonnet dresse le même constat en rappelant que si lors du plébiscite,
sur 135 449 inscrits, 130 533 savoyards votent pour le rattachement de la Savoie à la
France, le plébiscite n’est pas « un acte d’exercice de la souveraineté populaire, choisissant
son destin entre plusieurs options, mais la ratification, de type bonapartiste, d’une cession
territoriale »154.
La pratique du plébiscite trouve sa justification dans la détestation de Napoléon III pour
les consultations législatives, jugées déformantes. C’est l’idée que le choix des députés
est parasité par des questions personnelles. Autrement dit, l’antiparlementarisme est bien
l’envers de la valorisation du plébiscite. D’ailleurs, les tenants du césarisme démocratique
ne cessent d’accuser le régime parlementaire d’être un produit d’importation (britannique)
ne correspondant pas aux mentalités françaises. Autres caractéristiques antilibérales du
régime : la sur valorisation de l’exécutif par rapport au législatif, un personnel impérial
(fonctionnaires de l’Empire) tout entier soumis au pouvoir exécutif comme en témoigne
l’obligation du serment, l’existence d’organes de contrôle de la population dont une « haute
police » spécialisée dans les renseignements généraux,…
Autant d’éléments qui justifient l’activisme de l’opposition libérale censée sauvegarder
e
les libertés nées au XVIII siècle, celles-ci ayant fait l’objet d’un renouvellement sémantique
« Benjamin Constant formule une dichotomie demeurée célèbre : la liberté des Anciens
[…]consistait en une participation directe aux affaires publiques, tandis que la liberté des
Modernes consiste en une protection de l’individu face à la puissance de l’État, exprimée
par un ensemble de droits155 ».
Aussi, est-on en droit de se demander comment a été réellement ressentie la transition
institutionnelle en Savoie en 1860 et quelle a été la réaction du camp libéral savoisien à
ce moment ?
Ce qui est étonnant, c’est le paradoxe énoncé par Robert Colonna d’Istria qui s’oppose
totalement à l’analyse que réalise Christian Sorrel, professeur agrégé à l’université de
Savoie, dans son Histoire de Chambéry. En effet, le premier observe que « ceux qui
avaient le plus ardemment souhaité l’annexion, soit les conservateurs catholiques, se
trouvent intégrés au Second Empire au moment précisément où il cesse d’être catholique
et conservateur pour devenir libéral »156 quand le second affirme que « la contestation
libérale, en apparence étouffée par les résultats du plébiscite d’avril, ne disparaît pas »157.
Autrement dit, il existe une divergence d’opinion voire une divergence historiographique
entre les deux auteurs en ce qui concerne la nature politique du régime savoisien au
lendemain de l’annexion et la force de la critique démocrate vis-à-vis de ce régime.
Or, comme dit précédemment, la Loge l’Espérance savoisienne est surveillée pour ses
48
Partie 1 : la construction exogène du fantasme : l’outil sociologique
supposées idées libérales. Aussi, est-il important pour nous de déterminer le degré exact
de libéralisme politique à Chambéry, ex capitale du duché de Savoie, afin de vérifier le
fondement de l’existence d’une opposition libérale.
2 L’Espérance savoisienne, auxiliaire du Parti démocratique ?
Christian Sorrel explique que lors de la campagne électorale de décembre 1860 pour
l’élection des députés, conseillers généraux, d’arrondissement et municipaux, aucun
candidat au Corps législatif ne se déclare hostile à l’Empire. Autrement dit, le camp libéral
s’enfonce dans le mutisme.
Par ailleurs, le « noyau démocratique »158que constitue la Société de secours mutuel
l’Union des arts et métiers dont Pierre Carron, un des cinq membres des Amis des Hommes
en question est Président, malgré ses 368 membres ne parvient pas à étendre son influence
politique. De facto, c’est le comte Ernest Boigne, conservateur catholique qui remporte
71,68% des suffrages exprimés à Chambéry contre seulement 28, 32% pour son adversaire
libéral, Balthazar Caffe.
De plus, les abstentions -encore plus nombreuses lors des municipales avec 74,
81% au premier tour et 62,50% au deuxième tour- ne facilitent pas les défenseurs de la
démocratie dans leur combat.
Ainsi, les opposants idéologiques au régime impérial n’ont pas suffisamment de
ressources politiques pour triompher électoralement et rétablir un régime de liberté. Ceci
expliquerait en partie l’implication maçonnique qui viendrait compléter cette carence dans le
combat politique, l’effectif maçonnique renforçant les rangs de la Société de secours mutuel
en vue d’un futur combat électoral. Ceci n’est qu’une hypothèse mais quoiqu’il en soit, les
tensions se poursuivent ; notamment à cause du régime qui reste très autoritaire dans la
région. Cet autoritarisme trouve un exemple dans le comportement de l’Empereur vis-àvis de la Banque de Savoie : cette dernière avait reçu du roi le droit d’émettre des billets
de banque, or, «ce commencement de décentralisation bancaire allait contre l’esprit très
centralisateur de l’Empire et le monopole de fait de la Banque de France »159. Aussi, après
des négociations difficiles et de lourdes pertes, la Banque de France finit par l’absorber.
Sorrel affirme à ce propos que la « L’opinion interprète la liquidation de la Banque de
Savoie[…] comme une défaite des libéraux »160.
Autre événement qui témoigne de la rudesse du régime : dans la nuit du 6 au 7 juillet
1861, un soldat en faction sur la place St Léger de Chambéry est victime d’un attentat.
La police arrête un ressortissant suisse reconnu innocent et préfère ne pas poursuivre ses
investigations. Suite à cela, la Gazette de Savoie attaque la préfecture qui la juge en retour
« ultra-démocratique et voltairienne ». La forme de l’insulte est révélatrice de la façon de
penser de la préfecture qui confond liberté d’expression (ici prenant la défense du principe
du droit à la sûreté) et presse libertaire dans la mesure où cette dernière se fait le porte-voix
d’un jugement critique à l’égard du fonctionnement des institutions policières et judiciaires.
Cet épisode, trouve d’ailleurs un écho dans l’attitude du gouvernement vis-à-vis du
Courrier des Alpes qui va jusqu’à déléguer le ministre Rouher en Savoie pour surveiller
l’entreprise de presse. En 1863, le comte de Boigne seul candidat, est réélu ce qui montre
l’importance du dysfonctionnement électoral. L’abstention est toujours élevée, 64,43%.
Sorrel remarque à propos qu’elle peut être associée à « une protestation »161 . Il ajoute que
« les années 1864 et 1865 apportent[…] leur lot d’incidents que le nouveau préfet, Jolibois,
attribue à l’esprit frondeur de la ville »162.
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
Partie 2 laconstruction exogène du
fantasme : l'outil herméneutique
Cette partie est consacrée à l’analyse des archives municipales et départementales163.
Nous parlons ici d' « herméneutique » dans la mesure où la rédaction des correspondances
préfectorales construit un sens particulier et suggère sémantiquement l'idée de conspiration
socialiste. Le style est tel qu'il impose une interprétation particulière, soit une accusation
implicite adressée à la Loge qui se lit entre les lignes des nombreuses lettres rythmant la
surveillance dont elle fait l'objet.
Les différentes pièces attestent de la surveillance policière dont fait l’objet la Loge
Les Amis des Hommes depuis le procès d’une partie de ses membres devant le Conseil
de Guerre le 30 septembre 1850. En effet, à partir de cette date, la police, qui surveille
déjà l’ensemble du milieu maçonnique lyonnais, intensifie ses investigations la concernant.
Les Préfets de Lyon font preuve d’une sévérité démesurée à l’égard de cet atelier à
cause de son passif douteux-éventuelle participation au complot d’Oran- mais surtout parce
qu’ils sont convaincus que Les Amis des Hommes parlent de politique et qu’ils préparent
une conspiration socialiste contre l’État. Préfets et Commissaires sont ainsi au cœur de
la fabrique du fantasme de l’action subversive. Mais quels sont les marqueurs de cette
surveillance ? Comment l’herméneutique de ces correspondances préfectorales peut-elle
rendre compte de la construction exogène de la théorie du complot ?
Nous allons voir, chronologiquement164, que les excès linguistiques et la sévérité
de l'expertise préfectorale concernant Les Amis des Hommes et présents au sein des
correspondances administratives entretiennent la paranoïa politique. Un « genre » littéraire
propre à la correspondance du Préfet se dégage peu à peu, marqué par la méfiance et la
suspicion.
La lettre datée du 1er mai 1851 et adressée par la mairie de Caluire au Préfet165
nous informe que les réunions maçonniques des Amis des Hommes ont lieu en 1851
maison Chazette, sous le périmètre du fort de Caluire « Une loge maçonnique dite les amis
des hommes s’est établie sous le périmètre du fort de Caluire, maison Chazette » « Les
réunions ont lieu dans une maison au-delà de la pape (sic) commune de Rillieux entre la
route nationale et le Rhône », fait à propos duquel nous avons émis une réserve dans
l’introduction. Quoiqu’il en soit, cette lettre constitue chronologiquement avec les listes de
police166, les première pièces d’archive servant à l’élaboration de la croyance en la théorie
du complot. Elle mentionne que certains habitants vivant à proximité de la maison Chazette
se seraient plaints du vacarme causé par les maçons : « On en sort à 2h du matin » « Les
habitants à cette heure seraient scandalisés par les chants socialistes qui retentiraient sur
le chemin de Caluire à la Croix Rousse »
En raison de ces troubles sonores nocturnes et des éventuels débordements dont les
membres pourraient être à l’origine, la mairie de Caluire demande au Préfet du Rhône
Aristide De La Coste Duvivier s’il est possible de faire interdire les réunions de la Loge : «
Si l’autorité permet de telles réunions, elles ne devraient être tolérées que dans les villes
où elles peuvent être facilement surveillées par la police et non à la campagne où elles
inspirent craintes et alarmes. », « demande la fermeture ». Ce qui est fondamental n’est
50
Partie 2 laconstruction exogène du fantasme : l'outil herméneutique
pas tant le dérangement causé que l’accusation de socialisme. En effet, si la municipalité
avoue une certaines impuissance policière liée à la localisation rurale de la Loge, elle sème
avant tout le doute quant à la nature réelle de la réunion. Selon elle, les maçons seraient
dans l’illégalité puisqu’ils parleraient de politique sous « prétexte de franc maçonnerie ».
Elle se permet même un jugement moral sur ces réunions :« ce doit être bien mauvais
». Il est possible ici de parler d’excès linguistique dans la mesure où la mairie se pose
en instance légitime pour « juger » du Bien et du Mal. Elle propose une expertise quasi
eschatologique de la réunion. Le choix du terme « prétexte » induit l’idée qu’il existe deux
réalités, l’une dissimulant l’autre politiquement incorrecte. Par cette lettre adressée au
préfet, la municipalité va donc contribuer (consciemment ou non) à alimenter la paranoïa
d’un pouvoir parisien, déjà structurellement méfiant à l’égard des loges.
Par ailleurs, le Vénérable-Maître Jean-Marie Berger167 est un homme dont se méfie
la ville puisque son administration tient à rappeler au préfet que c’est un individu dont le
nom figure déjà dans les dossiers de police: « La loge s’est reformée dans le même local
loué par un nommé Berger, tisseur. Cet homme avait un cabaret qui fut fermé par ordre de
l’autorité en 1849.»
En croisant ces informations avec celles fournies par les listes des noms et activités
politiques ou appartenances doctrinales supposées des maçons168, rédigée par la police,
il parait compréhensible que les autorités s’interrogent sur la dangerosité de Berger. En
effet, il y est qualifié de vorace, de carbonari et y est mentionné comme étant un homme
d’opinions politiques très avancées. De plus, le site biographique Maitron nous apprend qu’il
est ouvrier tisseur à St Étienne en 1846, année durant laquelle il est blessé à la hanche
lors des manifestations des mineurs du mois d’avril. C’est donc une personne appartenant
à une classe socioprofessionnelle particulière au vu de son passé et ayant des convictions
politiques marquées pour lesquelles il est prêt à se battre. En somme, tous ces éléments en
font un individu suspect aux yeux des autorités de l’époque. Et cette suspicion à son égard
ne fait qu’augmenter les craintes des autorités vis-à-vis de la Loge dont il est le Vénérable
Maître.
La rédaction de la lettre du Commissaire Extraordinaire et Préfet du Rhône datée du 15
Juillet 1851 et adressée à Monsieur le Général Commandant Supérieur de la 5ème et 6ème
division semble être une conséquence directe de celle étudiée précédemment puisqu’il y est
indiqué que l’atelier en question ce serait occupé de matière politique comme le rapportait
la mairie de Caluire :
« La loge m’est signalée comme s’étant occupée de politique et comme ayant envoyé
à Paris un délégué dont le nom serait Castaigne169 ou autre qui s’en rapprocherait […] on
pourrait trouver le vrai nom de ce délégué dans la liste des membres ».
Le préfet évoque le nom de famille inexact et incomplet d’un membre de l’atelier qui
attire son attention170 : « j’ai l’honneur de vous prier de faire chercher sur cette liste quel est
le nom de membre » « il m’importe d’avoir ce renseignement ». C’est donc une atmosphère
de suspicion générale qui s’établit à l’égard des membres de la Loge et de leurs actions et
déplacements éventuels. Le fait d’insister autant sur cet individu, et d’imposer une recherche
assidue le concernant contribue nécessairement à la construction du fantasme politique
dont le régime est à la fois créateur et victime. En effet, il est dit dans la lettre que le Préfet
entend communiquer le nom de cette personne recherchée au ministre de l’Intérieur.
Cette lettre rend visible l’organisation verticale qui est en place et qui permet une
remontée des informations depuis Lyon jusqu’au siège du pouvoir. Cette transmission n’est
51
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
pas sans conséquence sur un État qui se sent fragile et qui craint avant tout la formation
d’une conspiration provinciale contre lui.
- Le même mois, le Préfet reçoit la réponse du Général Commandant Supérieur : « Des
recherches ont été faites dans le dossier des individus appartenant à la loge, traduite devant
le 1er conseil de guerre de la 6ème division sous l’inculpation d’association secrète »,« Ne
trouve aucun nom dans le tableau de la dite loge se rapportant à celui de Castaigne ».
La rapidité de la correspondance atteste d’une excellente coordination entre les
services de police judiciaire et militaires peut-être liée au fait que jusqu’au 22 janvier 1852,
la Gendarmerie dépend du ministère de la Guerre. Quoiqu’il en soit, la vitesse avec laquelle
les informations circulent témoigne d’une organisation horizontale (police- armée) qui vient
doubler la structure verticale précédemment décrite.
- La lettre du Commissaire et Préfet du Rhône au Ministre de l’Intérieur, elle aussi
datée de juillet 1851, confirme l’ « hyperactivité » de la Préfecture en ce qui concerne
la transmission d’informations relatives à des individus considérés comme politiquement
dangereux. Et cette hyperactivité caractéristique, en relayant le moindre détail suspicieux,
nourrit la croyance en l’existence d’un complot politique de la part des maçons de
notre atelier. Les éléments informatifs tels que les lieux de réunions et les compositions
maçonniques représentent un objet de recherche constant et les investigations sont menées
dans l’instantanéité : « On m’a rapporté que la loge aurait renvoyé à Paris un délégué
castès171 »,« Vous apprécierez monsieur le Ministre s’il n’y a pas lieu de le rechercher à
paris où il doit être en ce moment » « je suis pour mon compte très convaincu que cette
loge comme beaucoup d’autre d’ailleurs a la politique socialiste [indéchiffrable]ordre du jour
», « imposteurs », « pouvoir arriver à une contestation ».
- La thèse de la conspiration politique est clairement dénoncée par le Préfet du Rhône
à travers l’isotopie de l’imposture politique, du soulèvement insurrectionnel et la récurrence
de l’accusation de socialisme. Face à la construction de la théorie du complot, le régime va
multiplier les demandes de renseignements à l’égard des Loges. L’un des moyens d’obtenir
une réactualisation des informations est la suspension des travaux puisque ce processus
oblige les ateliers à présenter une demande d’autorisation pour poursuivre leurs activités,
dans le cadre desquelles ils doivent nécessairement fournir le Tableau de Loge, les dates
et lieux des tenues:
- La lettre du Secrétaire Général de la Police, datée du 23 mars 1852 et adressée au
Commissaire de police du 1er arrondissement de Lyon en est un exemple172. Elle trouve sa
justification dans le décret qui suit le coup d’État de Napoléon III et remet en vigueur l’article
291 du code pénal napoléonien sur les associations de bienfaisance. Cet article impose
notamment la dissolution de toute association de plus de vingt personnes non autorisée
préalablement par les pouvoirs publics.
« Mr le général en chef a autorisé la réouverture des loges maçonniques aux conditions
suivantes :
-elles doivent faire connaître par l’intermédiaire du commissaire les jours fixes et lieu
de leur réunion et prévenir de chaque réunion extraordinaire
-les présidents de loge doivent informer la liste des membres composants la loge qu’il
préside avec leurs adresses »
« Quelques loges seulement se sont conformés à ces dispositions », « Je vous invite
à mettre les loges retardataires en demeure de remplir les formalités […]et de me faire
connaître le résultats des présentes instructions »
52
Partie 2 laconstruction exogène du fantasme : l'outil herméneutique
Cette lettre est le reflet d’une atmosphère qui se profile depuis 1849, celle de la
surveillance des milieux maçonniques et du renseignement général.
Le 2 décembre 1851, les Loges suspendent leurs travaux pendant 6 mois. Les
événements de 1851 placent la Franc-Maçonnerie dans une situation difficile, la loi sur les
associations dont le Grand-Orient avait garanti les Loges en 1834, leur étant appliquée.
Le 19 avril 1852, une séance extraordinaire, autorisée par Mr le Préfet du Rhône Louis
Charles- Marie De Vincent a lieu dans les ateliers de Lyon. On y donne lecture d’une planche
datée du 23 mars, signée par le Secrétaire Général en chef pour la réouverture des Loges.
Les ateliers déclinent la compétence de l’autorité lyonnaise à leur égard jusqu’à ce qu’ils
reçoivent les ordres de leur Grand-Maître, et suspendent provisoirement toute réunion dans
les Loges. Le 21 juin 1852, les Loges reprennent régulièrement leurs travaux, une planche
du Grand Maître de l’ordre de Paris assurant des mesures prises envers le gouvernement
pour la sécurité des loges maçonniques. Autrement dit, après une période de mise au pas,
la pérennité de l’Ordre est de nouveau assurée et le pouvoir adoucit son comportement visà-vis des ateliers.
Cependant, la sévérité préfectorale à leur égard, déjà remarquable avant le coup d’État,
survit à la péremption des mandats préfectoraux. En effet, celle-ci n’est pas le seul fait de
l’ancien préfet De La Coste Duvivier puisqu’elle connaît une continuité qui s’étend au-delà
du 30 octobre 1851, et du 21 avril 1852 dates auxquelles Mr De Vincent puis Mr Charles
–Wengel Bret occupent la charge. D’ailleurs, la fermeté que ce dernier impose concernant
les Loges est telle qu’il reçoit une lettre du ministre de l’Intérieur F de Persigny datée du 25
mai 1852173 condamnant son comportement abusif :
« Dans plusieurs départements, des loges maçonniques ont été fermées par
décision préfectorale. Je ne doute pas que ces mesures n’aient été justement
motivées ; mais elles ont ému l’Ordre entier de la Franc-maçonnerie et ont fait
craindre que le gouvernement ne songeât à supprimer l’institution elle-même. Il
est une considération sur laquelle je crois devoir appeler votre intention ; c’est
que les loges maçonniques sont soumises à une hiérarchie et à une discipline
intérieure qui suffisent souvent pour maintenir les membres affiliés dans la ligne
de leurs devoirs et pour réprimer les abus qui pourraient se produire. Tant que
le maintien de l’ordre dans les loges peut-être ainsi obtenu, l’intervention de
l’autorité ne me parait pas rigoureusement nécessaire. Vous reconnaîtrez en effet
avec moi, monsieur le Préfet que cette manière de procéder serait préférable
en ce qu’elle n’alarmerait pas une institution dont l’origine et les anciennes
traditions sont respectables. En conséquence, lorsque vous penserez qu’il y
a lieu de prendre des mesures à l’égard d’une loge maçonnique, vous aurez
préalablement à m’en référer. Je signalerai les faits qui se seront passés dans
votre département au chef de l’Ordre, et dans le cas seulement où les mesures
qu’il prescrirait seraient insuffisantes, l’autorité aurait à intervenir »
Cette lettre est à la fois une mise en garde du Ministre de l’Intérieur adressée au
Préfet à cause de son comportement trop sévère mais également le marqueur d’une
certaine modération du pouvoir qui fait surveiller les ateliers maçonniques à travers le
renouvellement des demandes de renseignements mais n’intervient que très rarement. Il
est important de comprendre qu’en dépit de la paranoïa de la conspiration qui l’habite,
l’État respecte la Franc-maçonnerie et n’envisage à aucun moment son anéantissement
définitif. Il cherche davantage à contrôler ce milieu, au même titre que d’autres milieux
sociologiquement instables, qu’à lui nuire.
53
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
A cette exhortation, le Préfet, de répondre174 :
« En réponse à votre circulaire du 25 mai relative aux loges maçonniques, j’ai
l’honneur de vous informer que je n’ai fait fermer aucune des loges établies dans
mon département mais j’ai rigoureusement exigé qu’elles me fissent connaître
leur composition et le lieu de leurs réunions. J’espère que ces associations ne
me mettront jamais dans la nécessité de vous proposer de sévir contre elles et
si cela arrivait, je me conformerai scrupuleusement aux instructions contenues
dans votre circulaire précitée »
Cette réponse témoigne de la soumission du Préfet à la recommandation que lui a faite le
Ministre de l’Intérieur. Par cette missive, il donne des gages de modération de son attitude
concernant les ateliers. C’est pourquoi il n’est pas surprenant que le 17 juillet 1852, il
réponde positivement à la demande du Commissaire175 afin qu'il donne son accord au
Vénérable Maître des Amis des Hommes, Barbier, qui réclame l’autorisation de se réunir
de nouveau le 15 juillet176 :
« la Loge maçonnique Les amis des Hommes , qui tenait ses séances à Vaise rue
Roquette 7 dans le même local que la loge Les amis de la vérité avait suspendu
ses réunions immédiatement après le 2 décembre pour éviter de porter ombrage
à l’autorité. Aujourd’hui que la tranquillité est complètement rétablie, que toutes
choses a repris son état normal, nous venons en qualité de fonctionnaires de la
dite loge et en son nom, vous faire la Déclaration conformément à la loi, qu’elle
est dans l’intention de reprendre et de continuer ses travaux maçonniques dans
le même lieu.
Barbier, rue du mail 31, Croix-rousse »
Le Préfet, comme dit précédemment, autorise le Commissaire à donner son accord
pour que l’atelier puisse reprendre son activité177 :
« Vous m’informez que les membres de la loge maçonnique dite Les Amis des
hommes nous ont écrit à l’effet d’obtenir l’autorisation de se réunir comme
avant le 2 décembre. Vous voudrez bien monsieur le commissaire de police les
informer que cette autorisation leur est accordée à la condition toutefois qu’ils
feront parvenir […] un état nominatif des membres de la dite loge indiquant leurs
noms, prénoms, professions et demeures ainsi que le lieu et l’époque de leurs
réunions. »
Une fois les formalités administratives remplies, les Amis des Hommes pourraient de
nouveau se réunir. Néanmoins, nous pouvons observer que le Préfet s’emploie à rappeler
quelle est la sanction en cas de non-respect de la légalité :
« L’intervention de l’autorité dans les réunions de ce genre ne devra avoir
lieu qu’autant que les personnes qui en font partie s’écarteraient de leur but
philanthropique de l’institution maçonnique. Si donc des faits répréhensibles
venaient à votre connaissance, vous auriez à m’en informer sans délai afin que je
puisse prendre les mesures que je jugerai convenables. Vous n’auriez d’ailleurs à
intervenir qu’autant que vous auriez reçu mes ordres à cet égard ».178
Ainsi, le monopole de la violence légitime, expression de Max Weber, dont disposent les
autorités publiques peut être un recours éventuel en cas de désobéissance à la loi qui leur
interdit de s’occuper de matière politique. La répression est donc envisageable et pourrait
54
Partie 2 laconstruction exogène du fantasme : l'outil herméneutique
les frapper comme elle l’a déjà fait en 1851 lorsque des soldats se sont introduits dans le
temple.
Dans sa lettre adressée à Monsieur le Commissaire Spécial Mr Bergeret et datée du 23
août 1852179, il réclame les « Tableaux complets des loges pour « pour connaître l’opinion
de la majorité de chaque loge » ».
Le Préfet Bret désire également connaître « le nombre de loges composant le
département et l’esprit qui les anime, si cet esprit est très hostile ou favorable au
gouvernement », « les opinions des membres qui les dirigent, leur influence », si leurs
membres sont « partisans ou non du gouvernement, amis de l’ordre et du gouvernement
impérial ».
La phrase suivante « je vous prie de prendre ces renseignements avec la plus grande
réserve et le plus grand soin […] Vous me les ferez parvenir le plus tôt possible » insiste sur le
caractère urgent de la requête. Autrement dit, le Préfet est toujours aussi méfiant concernant
le milieu maçonnique et le caractère inquiétant de la lettre contribue à alimenter la crainte du
régime vis-à-vis des francs-maçons lyonnais. Il exige que les investigations se précisent. La
police doit non plus seulement assurer l’exécution des conformités administratives exigées
vis-à-vis de ceux-ci, mais également s’enquérir d’informations de type politique. Elle doit
sonder le cœur des sociétés maçonniques, apprendre quelle est leur sentiment politique
réel que le Préfet estime en mesure de nuire au pouvoir.
À cet effet, Loubet del Bayle souligne que l’exercice du contrôle social oblige les
institutions policières à se trouver au contact presque constant avec une grande diversité de
milieux sociaux, en pénétrant souvent très profondément dans l’intimité des groupes et des
individus. C’est pourquoi le préfet réclame au commissaire de nombreux renseignements
concernant la Loge Les Amis des Hommes, notamment les jours et heures de réunion mais
aussi son orientation politique.
L’efficacité de la fonction policière implique une familiarité quotidienne avec des
multiples aspects de la réalité sociétale ici à travers une forme d’espionnage : la police
doit réagir en véritable sismographe aux mouvements affectifs profonds qui se déroulent au
niveau de la conscience collective et au sein des diverses sous-cultures (maçonniques et
autres) qui composent une société.
La police est donc un appareil administratif qui est fonctionnellement obligé de pénétrer
profondément le tissu social et d’autant plus s’il lui semble représenter une menace pour le
pouvoir en place. « S’il est loin de tout savoir, le policier, entend, regarde, apprend »180 .
Cette pénétration des milieux instables donne donc spontanément à la police
une connaissance de la réalité supérieure à celle de la plupart des autres appareils
administratifs. La collecte et le rassemblement des informations sont essentiels pour
l’exercice de la fonction policière particulièrement dans la perspective d’une orientation
préventive de celle-ci. D'ailleurs, le docteur Loncard cite un criminologue français qui
constatait : « Il ne suffit pas à la police de sûreté d’avoir des agents habiles, il faut encore
qu’ils puissent trouver en toute occasion des renseignements aussi complets que possible
sur les gens qu’ils soupçonnent ou qu’ils ont mission de découvrir. De là, la nécessité d’un
service d’archives très riche et méticuleusement tenu à jour. Il ne faudrait pas croire que
les archives ne doivent renfermer que les données des criminels, condamnés ou même
poursuivis. Il y a grand intérêt à constituer des dossiers préventifs »181. Dès lors, il n’est pas
étonnant qu’un observateur attentif du travail policier puisse noter « La ressource majeure
de toute unité policière, qu’il s’agisse de police générale sur un territoire ou d’un service
55
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
ultra spécialisé (…) est l’information collectée, traitée (…). De sa qualité dépend la capacité
à prévoir, à anticiper, à maîtriser l’événement imprévu »182.
De ce fait, on peut considérer que toute institution policière a la capacité potentielle de
remplir une fonction d’information du système politique, parce que toute police dispose par
nécessité fonctionnelle d’un stock d’informations. Ceci noté, il est évident que les modalités
d’exercice de cette fonction peuvent varier dans des proportions considérables selon les
sociétés et les caractéristiques de leur organisation politique et policière. Dans le cas
du Second Empire, Napoléon III est habité par un besoin permanent de renseignements
sur les mouvements sociaux ou politiques susceptibles de déstabiliser ou de mettre en
péril l’ordre ou les institutions. De ce fait, la mission de la police est moins définie par la
notion « d’information politique générale » que par un souci d’informations sur les milieux
d’opposition et sur les menaces susceptibles de porter atteinte aux intérêts du pouvoir .
L’organisation de tels services entraîne alors des spécificités fonctionnelles pour assurer la
mise en perspective et l’exploitation d’informations à la fois en ce qui concerne la rapidité de
la transmission et la centralisation mais aussi pour permettre une coordination dans l’espace
et dans le temps. Afin de pouvoir rapprocher, synthétiser, recouper les informations comme
le rappelait Fouché à ses préfets dans sa circulaire datée du 31 mars 1815 :
« Je ne demande et ne veux connaître que des faits recueillis avec soin,
présentés avec exactitude et simplicité, développés avec tous les détails qui
peuvent en faire sentir les conséquences, en indiquer les rapports, en faciliter le
rapprochement. Vous remarquerez que, resserrée dans certaines limites, votre
surveillance ne peut juger l’importance des faits qu’elle observe. Tel événement,
peu remarquable en apparence dans la sphère d’un département, peut avoir un
grand intérêt dans l’ordre général, par sa liaison avec des analogues que vous
n’avez pu connaître. »
Plus un régime est autoritaire, plus ce rôle de la police est important dans la mesure
où celle-ci peut parfois devenir la seule source d’information « objective » du pouvoir
ème
d’où ce commentaire d’un chroniqueur du début du XIX
siècle, Peuchet, qui note«
Comment sans la police ministérielle connaître le mouvement de la société, ses besoins,
ses déviations, l’état de l’opinion, les erreurs et les sectes qui tourmentent les esprits ? »183
Le problème du régime en 1852 réside dans le fait qu'en plus d'une méfiance structurelle
vis à vis des milieux à risques comme la Franc-Maçonnerie, s'ajoute des correspondances
préfectorales, excessivement inquiétantes, qui alimentent cette peur originelle du pouvoir.
C'est le cas du Préfet de Lyon qui adopte un discours alarmiste concernant la
Maçonnerie dans son département et c’est ce genre de discours, confessant implicitement
la faiblesse structurelle du régime de Napoléon III et véhiculant une image particulièrement
fragile de celui-ci, qui se fait le vecteur involontaire de thèses telles que celle de la
conspiration maçonnique des Amis des Hommes.
« Les sociétés secrètes cherchent à renouer leurs relations interrompues depuis
le 2 décembre par tous les moyens qu’elles peuvent mettre en œuvre. La Francmaçonnerie parait depuis quelques temps, prendre un caractère qui doit appeler l’attention
de l’administration. Elle semble vouloir se transformer en moyen de propagande et présenter
une organisation révolutionnaire.»184.
Il se dégage de ce fragment une hostilité de plus en plus marquée, dans la rédaction,
à l’égard du corps maçonnique dans son ensemble. La Franc-maçonnerie y est perçue
telle une institution comploteuse et génératrice de critiques concernant la nature du régime
56
Partie 2 laconstruction exogène du fantasme : l'outil herméneutique
en place, une source de troubles éventuels qui formeraient ses membres à l’insurrection
au même titre que la presse. Cette lettre est au cœur de la fabrique du fantasme du
complot. L’Ordre y est explicitement mis en accusation. Par voie de conséquence, la traque
administrative se poursuit et même s’intensifie :ce phénomène est notamment remarquable
ère
ème
dans la lettre de la préfecture du Rhône (police 1
division 4
bureau) à Monsieur le
Commissaire de Police datée du 31 août 1852185 :
«Veuillez vous enquérir avec le plus grand soin et dans les plus brefs délais
de la conduite privée et publique des ci-après dénommés, tous vénérables des loges
maçonniques de Lyon ».
L’État policier est clairement visible ici dans la mesure où le Préfet exige une
transmission d’informations qui ne touchent plus seulement le champ maçonnique mais
également la vie privée des frères. Les Amis des Hommes n’échappent pas à ce contrôle
d’une nature nouvelle, plus personnelle : vérifier l’honorabilité de son Vénérable Maître.
« Deux loges existent sous l’obédience du suprême conseil l’une a pour titre les amis
de la vérité [...]l’autre est établie à Caluire depuis 1848 sous la dénomination les amis des
Hommes. Vous prendrez sur ces deux loges les mêmes renseignements que pour celles
de Lyon ».
Cela dit, comme le spécifie la lettre, cette surveillance policière n’est pas exclusive de
notre Loge. C’est l’ensemble des ateliers lyonnais qui est concerné. En effet, l’évaluation
s’adresse aussi aux Loges suivantes : « l’Asile du Sage », « les Amis des Arts », « le Parfait
Silence » « l’Union et Confiance » « Les Enfants d’Hiram », « Bienfaisance et Amitié », «
Simplicité Constance » et « la Sincère Amitié ».
Les Amis des Hommes, soumis au même régime administratif que les autres ateliers
lyonnais ne peuvent pas s’extraire de la sphère de surveillance du Préfet. En cela, il
serait erroné de défendre une prétendue singularité de notre atelier qui ferait l'objet
d'une surveillance administrative spécifique. L’enjeu de la centralisation administrative est
d’obtenir une connaissance omnisciente du milieu maçonnique lyonnais afin d’anticiper
toute activité subversive et celle-ci concerne toutes les Loges de Lyon.
D'ailleurs, la police ne tarde guère à obéir à ces nouvelles instructions. La lettre de la
brigade de police datée du 7 septembre 1852 et adressée au Commissaire spécial en est
la preuve186 . Elle énonce clairement un jugement politique et moral à l’égard de Pierre
Barbier, Vénérable des Amis des Hommes depuis 1851. Il a d’ailleurs- comme l’ensemble
des membres de notre loge- fait l’objet d’une investigation en 1849 puisque comme nous
l’avons vu précédemment, il est fiché dans le document de police187 comme « ancien
mutuelliste ». Le commentaire envoyé par le Commissaire de Police constitue précisément
la réponse à la demande qui a été faite par le Préfet soit une analyse de la réputation de
Barbier dans sa vie privée.
« Barbier, vénérable de la loge dite les amis des hommes est un homme très avancé
en âge qui n’est que le manteau de personnes avancées en politique. Ce Barbier jouit à la
croix rousse d’une bonne réputation d’opinion et bonne moralité ».
Le style métaphorique de celle-ci: « Barbier[…] n’est le que le manteau de personnes
avancées en politique » alimente une fois de plus la théorie du complot en lui fournissant
une assise purement subjective mais renforçant le mythe de la subversivité des Amis des
Hommes : le terme « manteau » sous-entend une logique de dissimulation volontaire.
Le style rédactionnel de la missive, particulièrement allégorique, entretient avec d'autant
plus de vigueur le fantasme d’un obscurantisme maçonnique couvrant une conspiration
57
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
de type politique. Aussi, les conclusions plutôt satisfaisantes du témoignage de voisinage
(la bonne moralité) se trouvent elles diminuées par le fait que le Vénérable Maître n’est
très certainement que l’avatar politique d’un collectif maçonnique menaçant. La formule
lyrique est habile dans la mesure où Barbier y apparaît « instrumentalisé » : il n’est que
le « produit d’une stratégie » de représentation qui protège un ensemble d’individus peu
recommandables. Le Commissaire use ainsi de termes particulièrement calomnieux qui
exagèrent clairement la dangerosité potentielle de Barbier et participent clairement de la
croyance en la théorie du complot contre le régime impérial.
L’année 1852 est donc marquée par l’inquiétude des autorités lyonnaise à l’égard
de notre Loge et de son vénérable et plus généralement par un sentiment de suspicion
envers l’Ordre maçonnique tout entier. En étudiant minutieusement les expéditeurs et
destinataires des différentes lettres, nous avons pu remarquer que cette crainte de la
conspiration politique est alimentée tour à tour par le Préfet et les autorités de police
locales. Or, la transmission de telles informations contribue à nourrir la méfiance structurelle
du Second Empire. Aussi, l’État manifeste-t-il en retour un comportement paranoïaque
visible notamment dans la lettre du Secrétaire général et Conseiller d’État adressée au
Commissaire Spécial le 4 octobre 1853188 :
« Les loges maçonniques dites Les amis des hommes, les chevaliers du temple,
Equerre et Compas me sont toutes signalées comme s’occupant de politique d’une manière
très active. Il importe que j’en connaisse aussi exactement que possible le personnel de
cette loge, le lieu de séance, le nombre et la position des initiés »
Notre atelier est ainsi signalé comme « «s’occupant de politique d’une manière très
active ». Ce qui est souligné ici est l’effervescence politique des maçons qui s’oppose au
caractère pacifique imposé par les autorités aux associations de bienfaisance. Au-delà de
cette transgression de la légalité, le sens de la formule sous-entend implicitement que Les
Amis des Hommes, comme les membres des Loges citées ci-dessus, se préparent à passer
à l’acte révolutionnaire. L’expression « d’une manière très active » évoque une certaine
agitation menaçante.
La réponse du Commissaire Spécial, « la société maçonnique Les Amis des Hommes
est une loge bâtarde qui n’est pas reconnue du Grand-Orient. Cette loge est très mal
composée et n’est pas fréquentée par des maçons des loges reconnues. », loin de rassurer
les autorités politiques, confirme leurs craintes en insistant sur le caractère instable de la
composition de l'atelier.
Les Amis des Hommes ne sont effectivement pas reconnus du Grand-Orient de France
puisqu’ils dépendent du Suprême Conseil depuis leur installation par Les Amis de la Vérité
en 1848. Pour autant, la Loge ne doit pas être considérée comme une « loge bâtarde »
puisqu’elle a été reconnue par ses pairs au REAA. Or, c'est ce qui se produit et se prolonge
jusqu'en 1861 puisque nous avons en notre possession la lettre du Préfet adressée au
Vénérable Desmard sur laquelle sont apposées des notes exprimant toute la suspicion qui
règne à l'égard de notre atelier, du fait même qu'il dépende du Suprême Conseil « Note loge
dissidente relevant du suprême conseil, les réunions ont lieu montée du Gourguillon »189.
Le commissaire considère-il que ne peuvent être tolérés uniquement les ateliers
dépendants du Grand-Orient en vertu des gages de soumission garantis par ce dernier au
lendemain du coup d’État ? Rappelons que dès le 5 janvier 1852, le Prince Président obtient
que soit élu le Prince Murat à la Grande- Maîtrise de l’Obédience, et grâce à cette élection,
exerce un contrôle « népotique » sur l’Ordre. Nous pouvons donc émettre l’hypothèse que
la conduite maçonnique des Amis des Hommes est remise en question dans la mesure
58
Partie 2 laconstruction exogène du fantasme : l'outil herméneutique
où leur obédience n’est pas directement soumise à la tutelle de Napoléon III comme l’est
le Grand-Orient. En effet, à la lecture de cette lettre, il semble perceptible qu’il existe une
différence de traitement entre les Loges de ce dernier« reconnues » et celles du Suprême
Conseil plus suspectes de transgresser le règlement en parlant de politique. Ceci peut
également s’expliquer par les garanties offertes par la maçonnerie soumise au Rite Français
à travers les circulaires de 1852. Pour autant, il ne faut pas oublier que l’histoire des ateliers
se distingue en partie à Lyon, de celle de leur obédience respective. Autrement dit, le
comportement négligent (relativement aux exigences administratives) comme nous l’allons
voir et les sentiments socialo-républicains des Amis des Hommes n’ont strictement rien à
voir avec une quelconque influence ou directives dont pourrait être à l’origine le Suprême
Conseil.
Par ailleurs, la formulation de la phrase invite à penser que les Amis des Hommes
fonctionnent en « autonomie » et se réunissent en tant que loge « sauvage » ce qui n’est pas
le cas. Ils ont obtenu une autorisation de réunion du préfet daté du 17 juillet 1852190. Mais,
celle-ci était soumise à condition : délivrer les renseignements qui intéressent le pouvoir
soit la liste des membres, le nom du Vénérable, les jours, heures et lieux de réunion. Ce
que visiblement les Amis des Hommes ont omis de faire « Je n’ai pas obtenu jusqu’à ce
jour le nom du vénérable ».
Non satisfait, le Commissaire s’est donc rendu au local de l’atelier, que les Amis
des Hommes partagent avec les Amis de la Vérité afin de récupérer les informations
manquantes.
« Je suis allé à Vaise rue roquette n °7. Là est la loge des Amis de la vérité. M.
Brunier est vénérable de cette loge ». Cet homme lui apprend que « Le plus grand
nombre des amis des Hommes sont à la croix rousse et M. Barbier, maître tisseur
[…] est vénérable ». M.Bergeret a donc cherché à s’entretenir avec Barbier : « Je
me suis rendu au domicile du sieur Barbier, Vénérable. Il était absent. Sa dame
m’a dit que son mari fera tout ce qui dépendra de lui pour donner les noms par
écrit des membres, attendu qu’il y en a beaucoup qui l’ont quitté et d’autres qui
sont arrivés ; M Barbier sait qu’on doit faire imprimer de nouveaux tableaux »
La démarche du Commissaire est donc insistante. Cette détermination dans la recherche
des listes témoigne du sérieux de l’affaire qui ne tolère aucun laxisme administratif.
Autre point important, le Commissaire cite un de ses amis, ex membre de la société
des Amis de la Vérité « Un ami qui a cessé de fréquenter la loge des amis de la vérité
m’a remis ce tableau et m’a assuré qu’ils n’ont jamais assisté à leurs réunions et qu’on
les laissait réunir dans leur loge par complaisance, qu’il n’y avait rien de commun entre
eux ». Le commentaire anecdotique est retranscrit très certainement, dans la mesure où
il fait mention d’une information essentielle : une prise de distance volontaire des Amis de
la Vérité vis-à-vis des Amis des Hommes. Aussi, peut-on formuler l’hypothèse que s’ils ont
permis l’éclosion de notre loge et l’ont installée, étant donné la surveillance intense dont font
l’objet les ateliers en 1853, ils ne veulent pas être assimilés à la mauvaise réputation dont
sont victimes les Amis des Hommes. Cette mise à distance serait alors une preuve tangible
de la singularité de notre atelier par rapport aux autre mais étant donné la rareté de ce genre
de commentaire de la part d'autres ateliers, nous ne pouvons en déduire des conclusions.
Néanmoins, au vu de cette lettre rédigée par le Commissaire de Police et adressée
à Monsieur le Sénateur le 22 janvier 1855191 (aucun nom n’est spécifié), leur réputation
(suspecte) semble poursuivre les Amis des Hommes :
59
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
« j’ai l’honneur de vous adresser ci-joint le tableau des membres de la loge maçonnique
les Amis des hommes sous l’obédience du suprême conseil. J’ai fait suivre de courtes
annotations les noms des membres de cette loge qui ne sont connus comme appartenant
aux sociétés secrètes. »
Les Amis des Hommes ont donc fini par délivrer le Tableau de leur Loge mais la
suspicion quant à certains individus qui la composent demeure, la paranoïa qui entoure cet
atelier étant essentiellement basée sur l’activité politique ou la conviction politique supposée
(carbonari, voraces, socialistes, mutuelliste…) de certains de ses membres :
« en 1850, des poursuites étant dirigée contre plusieurs membres de cette
loge. Je fis, dans le local qu’elle occupait à Cuire et chez son vénérable, des
perquisitions amenèrent la saisie de pièces constatant que nul ne pouvait être
admis dans cette loge s’il n’avait pas donné des gages à la démocratie ». Cette
condition d’admission ne laisse aucun doute sur les opinions politiques des
membres »
C’est donc la tendance démocrate des Amis des Hommes qui leur est reprochée avant
tout. Le Second Empire ne tolère ainsi aucune dissidence politique. Le régime autoritaire
cherche à sanctionner toute opposition politique au sein des milieux maçonniques comme
nous pouvons le constater dans la suite de la correspondance :
« D’après les renseignements qui me sont fournis, cette loge n’a jamais cessé de
s’occuper de politique et la constitution maçonnique qui la régit n’est qu’un manteau
couvrant une association secrète de la plus dangereuse espèce »
L’expertise est très sévère. Le Commissaire emploie des termes volontairement
exagérés qui ont valeur d’avertissement. En cela, il est un vecteur de la paranoïa politique.
Une fois de plus, il a recours à l’allégorie du « manteau » qui décrit le principe de
la « dissimulation sournoise », du « complot » mais celle-ci se trouve ici renforcée par une
hyperbole « association secrète de la plus dangereuse espèce » qui inscrit l’atelier dans un
paradigme de « criminalité ».
Certaines de ses décisions comme celle stipulée dans la Lettre du Secrétaire Général
Délégué (ministère de l’Intérieur) au Commissaire Spécial de police et datée du 11 octobre
1861192 montrent à quel point le pouvoir a besoin de réaffirmer son contrôle sur l’ordre de
manière ponctuelle
« Suite aux renseignements qui lui sont parvenus, et dans l’intérêt de la
tranquillité publique, monsieur le Ministre de l’Intérieur vient d’arrêter les
dispositions suivantes : [… ]il est interdit à tout FM de se réunir pour l’élection
d’un grand maitre de l’ordre maçonnique avant le mois de mai 1862[…] je vous
charge de notifier immédiatement ces dispositions aux loges maçonniques de
Lyon et de veiller à ce qu’elles s’y conforment »
L’année 1861 marque donc à Lyon pour la seconde fois, le temps de la mise en veille de
sa maçonnerie qui a pour ordre de se plier aux exigences gouvernementales. L’analyse de
cette missive met en évidence l’accusation implicite qui lui est faite de « troubler l’ordre social
» : « dans l’intérêt de la tranquillité publique ». A ce propos, dans son approche sociologique
de la police, Loubet del Bayle parle d’un « contrôle policier négatif » par opposition au «
contrôle social intériorisé » résultant d’une autodiscipline des individus qui se fonde sur un
sentiment personnel d’obligation. Le contrôle externe (dont font l'objet les Loges) tel qu’il est
décrit dans son ouvrage sanctionne un comportement qui s’écarte de la norme ce qui n’est
absolument pas prouvé dans le cas de la Loge étudiée. Quoiqu’il en soit, sous le Second
60
Partie 2 laconstruction exogène du fantasme : l'outil herméneutique
Empire, la fonction policière intervenant au nom de la collectivité se trouve renforcée. Cela
ne signifie pas, bien évidemment qu'elle se réduise à l’usage de la force, de la censure et
qu’elle ne se traduise pas aussi par d’autres modes d’action et d’influence mais en dernière
analyse, c’est néanmoins dans la possibilité ultime du recours à la contrainte physique
comme la suspension des élections des Grands Maîtres que semble se révéler sa spécificité
au sein du régime extrêmement méfiant qu'est celui instauré par l'Empereur depuis son
coup d’État.
Ainsi, en 1861 encore, l'atmosphère est à la suspicion et au contrôle administratif des
ateliers.Le Ministre de l’Intérieur Persigny, par une circulaire du 16 octobre 1861193 invite
les Loges à solliciter du gouvernement leur reconnaissance et une autorisation officielle.
Cependant, si les mesures prises concernant la Franc-Maçonnerie paraissent sévères,
elles relèvent davantage de l’investigation et des renseignements généraux que de
l’intervention physique. Le pouvoir cherche surtout à anticiper une conspiration en contrôlant
les ateliers un à un c’est-à-dire en évaluant leur potentiel de dangerosité à travers une
intrusion administratives importante et une expertise de la population qui les compose.
Autrement dit, les dissolutions sont rares et les interdictions non définitives. Elles
ne représentent en général qu’une étape stratégique dans le processus de collecte
d’informations : les ateliers sont interdits pour réapparaître immédiatement à la condition
qu’ils fournissent les renseignements désirés. C’est une manière d’obliger les Vénérables
à diffuser les Tableaux de Loge.
A partir, du 12 novembre 1861, un changement notable a lieu dans le milieu
maçonnique lyonnais : dans une lettre194 adressée à Monsieur le Sénateur, Administrateur
du département du Rhône , les Vénérables de plusieurs ateliers de la ville annoncent que
leur Loges passent sous l’autorité du Grand-Orient:
« Les soussignés, vénérables des Loges de Lyon ont l’honneur de vous exposer
que les loges maçonniques (il s’agit des Loges Simplicité Constance, Chevaliers
du Temple, l’Asile du sage et la Candeur) sont représentées auprès du pouvoir
civil par l’administration du Grand-Orient de France dont le siège est à Paris, rue
cadet 16, que notre pouvoir central vient d’engager avec monsieur le ministre
de l’intérieur une correspondance qui a été suivie le trente octobre dernier d’une
autorisation régulière, donnée par Monsieur le ministre au GO. »
Ce changement est important dans la mesure où avant qu’il n’advienne, déjà, semblait
régner une atmosphère de discrimination à l’égard des loges dépendant du Suprême
Conseil.
La Lettre adressée à Monsieur le Ministre de l’Intérieur depuis la police 2ème bureau,
le 18 novembre 1861 stipule :
« appelé par la circulaire de votre excellence du 16 octobre dernier à donner
l’autorisation régulière aux loges maçonniques existant à Lyon, j’ai invité les
présidents de ces loges à me faire parvenir la liste de leurs membres . » , « Les
président ajoutent que les loges se mettraient immédiatement en conformité
si elles étaient contraintes de fournir à l’autorité civile le tableau de leurs
membres .J’ai l’honneur de vous faire part de ces faits en vous priant de me
donner des instructions ».
Il est donc logique que le Vénérable des Amis des Hommes fournisse le Tableau de sa Loge
le 19 novembre 1861 à Monsieur le Sénateur195 :
61
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
« Nous avons la faveur de vous transmette ci-joint le tableau des membres composant
la dite loge Les Amis des hommes ainsi que vous nous en avez fait la demande » « nous
obtempérons avec d’autant plus de plaisir à cet appel que depuis bien longtemps nous
ambitionnons l’avantage d’être reconnus par l’Etat et qu’un de nos premiers devoir est d’être
fidèles aux lois de l’Etat et à son chef »
L’orateur M. Reynier assure par cette lettre la totale obéissance de sa loge au régime.
De poursuivre :
« nous croyons de notre devoir de vous prévenir que nous relevons directement
du Suprême Conseil pour la France, ou rite Ecossais ancien et accepté sous
la grande maitrise de monsieur Viennet et n’avons rien de commun avec le
rite français ou Grand Orient, sous la présidence du Prince Murat et que nous
désirons comme par le passé conformément aux statuts et lois qui nous
régissent continuer nos rapports, notre correspondance, en un mot suivre et
obéir aux décrets émanant des chefs de la Franc-maçonnerie desquels nous
dépendons. »
Cette phrase est très subtile : tout en assurant une complète obéissance au pouvoir, il
affirme l’indépendance de sa Loge vis-à-vis du Grand Orient en rappelant son attachement
au Suprême Conseil. C’est d’autant plus remarquable qu’il fait cette déclaration à l’heure
où nombre de Loges passent au rite français et où les tensions entre les deux obédiences
principales se multiplient. Rappelons que Louis Napoléon Bonaparte, à travers la figure du
Maréchal Magnan tente à l’époque une fois de plus de fusionner les deux rites afin de placer
l’ensemble de la Maçonnerie sous sa tutelle. Donc cette lettre, dans une certaine mesure
défie le pouvoir puisque Les Amis des Hommes se positionnent par leur appartenance au
Suprême Conseil, du côté de leur Grand-Commandeur Viennet soit du côté de la résistance
au népotisme.
Conclusions :
Notre atelier est victime d’un fantasme politique : celui de la théorie du complot dont
certains de ses membres seraient à l’origine. Mais rappelons que Les Amis des Hommes
ne sont pas les seules victimes de la paranoïa d’État.
Cela dit, c’est un cercle vicieux qui se dessine à travers la correspondance préfectorale
de Lyon qui n’a de cesse d’alimenter la méfiance originelle du régime en focalisant son
attention sur cette Loge et en jetant l’anathème sur certains individus la constituant. Aussi,
le pouvoir est la victime secondaire du mécanisme de surveillance qu’il a lui-même généré.
Cependant, cette inquiétude vis-à-vis du monde maçonnique n’est pas toujours synonyme
de répression. Le Ministère de l’Intérieur bien souvent, fait preuve de modération à l’égard
de l’Ordre. L’Empereur entend ainsi le contrôler par le renouvellement permanent des
demandes d’autorisation et son omniscience tout en préservant sa pérennité. Mais il doit
pour cela calmer les ardeurs de Préfets lyonnais inquisiteurs et à la verve offenseuse.
62
Partie 3 la déconstruction endogène du fantasme : l'outil judiciaire
Partie 3 la déconstruction endogène du
fantasme : l'outil judiciaire
I Présentation du contenu des archives de pierre
charnier et du contexte historico-politique
Cette partie a pour objet l’analyse et parfois l'interprétation des archives du Fond Fernand
Rude196. Celles-ci constituent un dossier créé par Pierre Charnier, documents concernant
essentiellement le cas de Martin Serre, Claude Châlon et Jean Marie Benisson, trois
hommes poursuivis en Conseil de Guerre pour avoir appartenu à la Loge maçonnique Les
Amis des Hommes, dans laquelle "on se serait occupé de politique". Au cours du procès
en appel daté du 3 décembre 1850, les avocats de la défense, secondés par deux tisseurs
Pierre Charnier et Joseph Reynier,197 obtiennent l'acquittement des accusés.
A Pierre charnier, mutuelliste et vigoureux défenseur des amis des
hommes
Chef d’atelier de la soierie lyonnaise, Pierre Charnier fonde en septembre 1827 la Société
de surveillance et d’indications mutuelles, destinée à organiser l’entraide chez les chefs
d’atelier de la Croix-Rousse, et à protéger les maîtres-ouvriers contre les exigences des
maîtres fabricants et des négociants199. Très vite, il entre en conflit avec ses compagnons
qui lui reprochent son ambition personnelle. Une scission se produit et, en avril 1828, une
autre société se constitue, le Devoir Mutuel. À la veille des événements de novembre 1831,
Pierre Charnier travaille à l’élaboration du tarif établi à la suite de négociations engagées
entre fabricants et chefs d’atelier. Lors de la révolte des canuts, il fait partie de l’état-major
provisoire qui prend en main le maintien de l’ordre public et s’installe à l’Hôtel de Ville.
Après la reconquête de Lyon, il est envoyé à Paris avec deux autres chefs d’atelier pour
plaider la cause de ses compagnons, comme conseiller prud’homme et comme l’un des
deux auteurs du « Rapport fait à Monsieur le président du Conseil sur les causes générales
qui ont amené les événements de Lyon ». Au retour de sa mission, le 12 mars 1832, il pose
sa candidature à un poste de commissaire de police. En 1850, comme nous allons le voir, il
s'engage dans la défense de trois membres de notre ateliers condamnés devant le Conseil
de guerre. L’arrestation de ces membres est directement liée au contexte historique. En
effet, comme nous avons pu le constater, dès 1850, le climat progressiste qu’avait instauré
la proclamation de la Seconde République se dégrade et le pouvoir parisien se montre de
plus en plus méfiant à l’égard des Ordres maçonniques. Les Amis des Hommes subissent
de plein fouet ce changement d’attitude à l’égard des Loges. Cependant, si l’ensemble du
monde maçonnique est frappé par ce durcissement du régime, il règne dans le Rhône une
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
atmosphère encore plus sévère qui s’explique par les événements qui ont suivi l’instauration
de la Seconde République.
B Le mobile politique « réel » de l'arrestation des amis des hommes :
l'agitation révolutionnaire lyonnaise des annees 1848-1849
Les journées de février 1848 sont à Lyon le point de départ d’une agitation révolutionnaire
sans équivalent. Le peuple armé s’empare des forts, détruit et brûle, en invoquant la
concurrence déloyale des métiers à tisser installés dans les établissements religieux.
Ils réclament l’Égalité ainsi que l’instauration d’une République démocratique et sociale.
L’action des clubs et des corps irréguliers qui s’ajoute à la crise économique, remue
profondément les masses populaires. Les Voraces, entre autres, passent leur temps en
processions et manifestations populaires bruyantes : plantations d’arbres de la Liberté,
solennités commémoratives dont le but est d’honorer les victimes de la monarchie tombées
dans les émeutes républicaines, constituent avant tout autant de garanties symboliques
pour l’enracinement de la République tant désirée. Cependant cette euphorie et l’ivresse
intellectuelle qui s’empare de la ville de Lyon ne suffisent pas aux républicains : alors
que Voraces et membres de la charbonnerie contrôlent bon nombre d’établissements
religieux, la peur du péril monarchiste plane encore. En effet, il est d’opinion courante chez
les démocrates avancés que l’aristocratie et la bourgeoisie se préparent à prendre leur
revanche de la défaite du 24 février, et comme les pouvoirs provisoires ne savent pas
résister aux injonctions des clubs, à mainte reprise, des bandes armées perquisitionnent
chez certains suspects qui n’ont aucun recours contre la violation de leur domicile. Il règne
donc pendant les mois de mars et d’avril une vive agitation qui inquiète fortement le pouvoir.
Le moindre incident détermine un commencement d’émeute. L’épisode du bateau à vapeur
le Vautour 200exprime tout le mépris lyonnais à l’égard du légitimisme et démontre que
la population ouvrière n’écarte pas l’idée d’une tentative réactionnaire contre le nouveau
gouvernement qui redevient peu à peu conservateur. Aussi, en juin 1849, les Voraces
estimant que la République a été trahie se soulèvent à la Croix-Rousse201.
Dans les jours qui suivent ces échauffourées, le temple des Amis des Hommes est
investi par des soldats. Cette intrusion est la conséquence directe de la méfiance parisienne
à l’égard d’une ville « dangereuse » et plus encore à l’égard des sociétés spirituelles qui
s’y développent. Les soldats enlèvent les épées, les bijoux, le livre d’architecture, croyant
voir dans ces objets des indices d’une société secrète. Sept mois plus tard, la police fait
une visite domiciliaire chez le trésorier, saisit son livre de caisse et le tableau des membres.
Le lendemain, le Vénérable et les principaux Officiers étaient arrêtés sous l’accusation de
faire partie d’une société secrète.
C Le mobile « prétexté » : la prétendue participation des amis des
hommes au complot d'oran
er
Dans la lettre de la Mairie de Caluire adressée au Préfet et datée du 1 mai 1851202,
l’idée selon laquelle certains membres de la Loge Les Amis des Hommes ont participé au
complot d’Oran apparaît clairement « En 1840 plusieurs individus qui en faisaient partie
furent impliqués dans le « complot d’Oran » condamnés puis acquittés ». Au-delà du simple
mythe, le complot d’Oran est donc, à l’époque, érigé comme un fait subversif réel par les
autorités municipales de la Ville de Caluire.
64
Partie 3 la déconstruction endogène du fantasme : l'outil judiciaire
Pierre Chevallier précise que ce serait à la suite de la découverte à Oran d’une lettre où
il est question d’instructions transmises de Lyon à une société créée à Oran pour y préparer
un mouvement insurrectionnel que Les Amis des Hommes sont inquiétés et arrêtés203.
C'est pourquoi nous allons revenir sur cet épisode :
L’enquête faite à Oran établit l’existence d’une société politique dénommée Famille ou
Enfants de Carthage formée par des ventes de « Grands-Maitres » et de « bons cousins »
en liaison avec un mouvement de la métropole.
Le site web créé par le professeur Jean Paul Marchand intitulé « Chronique de la
Province française d’Oran »204 et s’appuyant sur les fonds de la Bibliothèque d’Outre
Mer (AOM) et du Centre de Documentation Historique sur l’Algérie (CDHA) situés à Aixen-Provence relate les premiers épisodes d’installation de la France en Algérie, soit la
conquête de l’intérieur du pays puis sa pacification au cours de la période comprise entre
1830 et 1873. Ce site est basé sur la numérisation d’un certain nombre de pièces d’archives
judiciaires et permet d’en apprendre davantage sur ce complot : en 1850, le poids de la
police secrète et du renseignement occulte grandit au fur et à mesure que les lendemains
idylliques promis par les journées de février 1848 se transforment en une reprise en main
par le Parti de l’Ordre. L’affaire du complot d’Oran dit des « bons cousins » agit comme une
incitation à toujours plus de répression contre les rouges, démagogues et partageux qui
conspirent en secret et en accord avec leurs amis de la métropole au rétablissement d’une
république « sociale » inspirée directement de la révolution de février 1848 confisquée par le
gouvernement. De plus, la phobie de l’homme révolutionnaire s’exacerbe avec les arrivées
successives des condamnés des procès politiques de France transportés en Algérie.
A la page 1 du dossier « Oran, la vie politique : le complot socialiste des « bons
cousins » et ses suites »205, Jean Paul Marchand souligne l’absence de traces laissées par
ce complot notamment à cause de la reprise en main réactionnaire d’après 1848 qui génère
beaucoup de fantasmes de conspiration infondés : « On ne trouve donc de renseignements
que dans les rapports de Procureurs Généraux qui ne font que formuler des hypothèses ou
par les découvertes peu fructueuses de la police ».
En mai 1848, un regroupement naît, encouragé par l’ouvrier Henri Maggiolo. Ses
membres sont recrutés parmi les adhérents de la Société de Secours mutuel. A l’origine,
ce groupe se nomme « les Enfants de Carthage » et son but est de propager des doctrines
socialistes. Il emprunte les formes du carbonarisme. A la suite de la fermeture des clubs
publics, le nombre de ses adhérents monte en flèche. Ils constituent des ventes, se
nomment entre eux les « bons cousins » et leurs réunions ont lieu hors de la ville d’Oran. Un
serrurier, Martin, à la tête d’une des ventes, met la société oranaise en rapport avec celle
de Lyon. Le 20 mai 1850, les « bons cousins » tentent de répandre un faux bruit dans la
ville d’Oran : un bateau de commerce aurait porté la nouvelle de la prise de Marseille et
de l’occupation de tous ses forts par les démocrates socialistes ; cette rumeur est censée
préparer le déclenchement d'une insurrection à Oran. Mais faute de moyen, la nouvelle du
soulèvement ne se confirme pas.
Le 6 juin, suite à une erreur d'un facteur, une lettre adressée à un certain Arnaud tombe
entre les mains des autorités. Le procureur de la République, Robinet de Cléry comprend
qu’il s’agit là d’une préparation insurrectionnelle. On découvre rapidement le destinataire
de la lettre, un certain Arnaud (en réalité André) employé de mairie. Au cours de son
interrogatoire, il dénonce 66 carbonari qui sont immédiatement mis sous les verrous. Le
responsable civil, Garbé rend le complot public par une circulaire qu’il adresse aux maires
du département « des projets criminels et insensés se trouvent dans l’ombre, une société
secrète entrée dans la réalisation de son projet au chef- lieu du département »206.
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
S’en suit un procès qui s’ouvre le 9 septembre 1850, soit quelques jours plus tôt que
le procès en France des Amis des Hommes devant le Tribunal d’Instance d’Oran, jugeant
criminellement. Il devient le procès le plus gigantesque que l’Algérie ait jamais connu. Un
des défenseurs, le professeur Emile Barrault, disciple de St Simon et député de l’Algérie
réalise une magnifique plaidoirie à travers laquelle il nie le complot et s’acharne à démontrer
que jamais il n'a été trouvée une communication entre les démocrates oranais et les ventes
de la métropole.
Par ailleurs, il dément l’idée que le groupement constituait une société secrète : « tout
le monde connaissait cette société », « société secrète d’autorité publique »207 tout comme
il déconstruit l’idée d’un projet révolutionnaire qu’il assimile au rêve d’un seul fou, André. En
résumé, selon lui, il n’y a pas de complot.
Le tribunal rend son jugement le 25 octobre. La sentence est prononcée «[…] attendu
que plusieurs membres de cette société se sont réunis dans le but d’arrêter la résolution de
soutenir par les armes un mouvement insurrectionnel qui doit venir de France […]attendu
qu’il n’est pas suffisamment démontré que ce complot ait été suivi d’actes commis ou
commencés pour préparer l’exécution »208, le tribunal condamne les membres à plusieurs
années de détention (de 6 mois à 7 ans).
Autrement dit, la durée de la peine prouve que l'authenticité d'un complot dirigé contre
l’État n'est pas avéré et encore moins la participation des Amis des Hommes à ce complot.
Pour autant, ce dernier a servi de prétexte à l'arrestation des membres de ladite Loge.
II La défense des trois amis des hommes par pierre
charnier : le temps de la déconstruction de la théorie
du complot
A Les archives de martin serre : la défense de pierre charnier contre
l'accusation de « société secrète »
Dans un premier temps, rappelons que Martin Serre, membre de la Loge Les Amis des
Hommes, à la différence des deux autres accusés, n’est pas inscrit sur les listes de
police209 . Autrement dit, nous pouvons supposer qu’il n’a fait l’objet d’aucune investigation
de nature « politique » préalablement au déroulement du procès. Et ce malgré sa profession
« compromettante » puisqu’il est tisseur. Une seconde explication serait que la police ait
effectivement essayé de collecter des informations le concernant mais que l’enquête s’est
révélée infructueuse.
La pièce 347 est une lettre écrite depuis le centre de détention de Roanne le 25 juillet
1850 par Serre à » Chaix, propriétaire a St Quentin , canton de la Verpillière pour remettre
a mademoiselle Serre, sa fille :
« il est probable que je sortirai bientôt attendu que je n’ai jamais appartenu à aucune
société politique », « adieu ma fille, dans quelques jours je serai près de toi. »
Le Conseil de Guerre entendant le condamner pour ce motif, l’accusé soutient son
innocence au motif qu’il n’a jamais appartenu à aucune société secrète. En raison du pourvoi
66
Partie 3 la déconstruction endogène du fantasme : l'outil judiciaire
e
interjeté par les condamnés, le conseil permanent de révision de la 6 division militaire se
réunit le 28 octobre pour statuer. Son arrêt casse le jugement de condamnation puisque
comme nous l’avons exposé dans le chapitre introductif, la loi sur les clubs du 28 juillet
1848 dans son article 14 reconnaît que la Franc-Maçonnerie n’est pas une société secrète.
Autrement dit, la question a été mal posée. L’affaire est renvoyée devant le premier Conseil
de Guerre de la même division qui statue sur une nouvelle question, l’accusation de s’être
occupé de matière politique. Les faits qui lui sont reprochés s'appuient sur la preuve que
constitue un texte de chanson saisi à son domicile. Convaincu de l'innocence de Serre,
Pierre Charnier accepte, à la demande de celui-ci, de devenir son défenseur devant le
Conseil de guerre.
Les pièces 349 à 351 constituent trois autres lettres écrites à la Croix Rousse le 3
Novembre 1850 et adressées à monsieur Charnier, membre du conseil des prudhommes,
dans le but qu’il plaide en sa faveur.
« je vous prie d’avoir l’extrême bonté de vouloir bien plaider en ma faveur devant
messieurs les juges formant le premier conseil de guerre séant à Lyon » « nous
pensons [Monsieur Serre et son épouse] que grâce à votre concours et à la bonté
de messieurs les juges du conseil, une partie de nos peines cesseront bientôt »
« Veuillez s’il vous plait monsieur employer tous les moyens possibles pour nous
faire sortir de cet embarras ».
Ces missives attestent de manière flagrante que Martin Serre est convaincu qu’il s’agit là
d’une méprise, d’une erreur de justice. Il reste persuadé que ses ennuis cesseront compte
tenu de son innocence.
Cela dit, dans la pièce 352 il n’hésite pas à faire part de certaines observations à Pierre
Charnier, qui pourraient éventuellement être utilisées par lui à titre de défense :
« l’on n’a rien saisi chez moi qu’une lettre de convocation de la loge
maçonnique » « dans le dossier existe une chanson imprimée intitulée
Cracovie ». « Cette chanson a été saisie non dans mon domicile mais chez le
sieur Dumas, l’un de nos co-accusés, lequel a été acquitté. Cette pièce fut saisie
avec des lettres de convocation à l’ordre du dit acquitté. La seule pièce saisie
chez moi est cette chanson intitulée Bienfaisance ».
La pièce 358 est un extrait de la chanson maçonnique saisie chez l’accusé : on peut
déchiffrer sur la pièce écrite à la main par Charnier « SAISIE SERRE CHANSON
MAÇONNIQUE »
Le refrain « Voilà les amis des hommes ! ». Seul le verset :
« Heureux en faute, chantons la bienfaisance, Par elle un jour nous serons
consolés »
est reproduit sur la pièce d’archive. Ce verset témoigne de la culpabilité de son auteur
à l’égard des faits reprochés. « Heureux en faute » renvoie à un aveu de culpabilité
évident. Il s’agirait là d’être en la faute vis-à-vis de l’interdiction de traiter de politique. Et
connaissant la réputation démocrate de la Loge que Pierre Chevallier lui-même souligne
lorsqu’il déclame sa surprise -« ce qui est remarquable, c’est le fait de la fondation de cette
Loge par le Suprême Conseil »210-, il parait probable que les membres communient dans
des aspirations socialistes.
La pièce 359 s’intitule « Interrogatoire Serre » suivi de la mention « inculpé d’avoir
appartenu à une société non autorisée ». Plus bas se distingue un dialogue fictif entre « D »
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
et « R » que l’on peut interpréter comme « demande » et « réponse ». Certaines phrases sont
soulignées par Charnier relativement à leur importance. Nous pouvons faire l’hypothèse
que cette pièce constitue un brouillon de défense écrit par Charnier en vue du procès : « R
je n’ai jamais appartenu à une société non autorisée »
Il s’agit là d’insister une fois de plus sur le fait que Serre n’a jamais fait partie
d’aucune société irrégulière. La Loge à laquelle il appartient a été reconnue comme société
maçonnique et donc par ce statut, elle présente une légalité protégée par la loi du 28 juillet
1848.
« D Cette loge n’est-elle pas une véritable association politique ? R Je sais bien
qu’on nous fait cette réputation, mais par méchanceté car jamais on ne s’est
occupé de politique, ce serait contre notre institution et nous ne le souffririons
pas, nous avons été régulièrement institués. »
Serre se défend sur la base de la mauvaise foi de certains individus qui auraient incriminé
l’atelier gratuitement. Or, la Loge tient sa légitimité de l’État.
«D N’êtes-vous pas locuteur d’une chanson intitulée « amis des hommes » ? »
Charnier prévoit une question relative à la saisie de la chanson qui incrimine
directement Serre puisqu’elle a été retrouvée à son domicile. « R J’ai fait une
chanson intitulée la bienfaisance mais je ne connais même pas celle dont
vous me parlez. J’ai fait imprimer une chanson il y a environ 4 ans. Chez
Lepargnez, mais ce n’est pas moi qui ai fait lithographier l’exemplaire que vous
me présentez. »
Serre rétorque qu’il est effectivement l’auteur d’une chanson mais qui n’est pas la même
que celle saisie à son domicile. La sienne, écrite il y a 4 ans, soit en 1846, s’intitulait « la
bienfaisance », sous-entendu elle est différente de celle présentée. Elle ne présentait pas
de dimension maçonnique.
Autrement dit, le texte de chanson saisi son domicile s’intitule La bienfaisance.
« D Vous ne dites pas la vérité car votre loge n’existait pas à cette époque et il n’en
est pas question dans la chanson. »
Charnier anticipe la réponse qui pourrait piéger l’accusé dans la mesure où le couplet
fait référence « aux amis des Hommes » soit le nom officiel de la Loge. Donc, s’il l’a
effectivement écrite 4 ans auparavant, pourquoi ce titre apparaît alors que l’atelier n’était
pas encore institué ? Il s’agit là d’un raisonnement qui démontre que Serre a menti « Vous
ne dites pas la vérité » et l’incrimine.
« R Il n’en n’est pas question dans la mienne mais on a fait quelques changements
ER
ème
dans celle que vous me montrez ainsi les 2 premiers vers des 1
et 4
couplets ne
sont pas de moi. »
L’accusé se défend en expliquant qu’à la différence de la chanson initiale dont il est à
l’origine, la structure de celle qui fait l’objet du procès repose sur des couplets distincts et
dont il n’est pas l’auteur. La défense de Serre s’appuie donc sur l’idée que les deux chansons
sont profondément différentes.
La pièce 360 s’intitule « Chanson maçonnique. »
« Le greffier a écrit sur la chanson lithographiée, j’ai signé sans prendre lecture »
68
Partie 3 la déconstruction endogène du fantasme : l'outil judiciaire
Par cette affirmation écrite au brouillon, on peut faire l’hypothèse que Charnier cherche
à « dé-responsabiliser » Serre. Ce dernier ayant signé la pièce qui l’incrimine machinalement
sans se rendre compte qu’il s’agissait là d’une autre chanson que la sienne.
La pièce 361 est une feuille sur laquelle le défenseur a écrit des éléments de défense
à mettre en avant :« Douleur de l’amour filial », « Antoinette Serre ! » « Douleur paternelle »
Ces petites phrasesfont écho à la lettre que Serre a écrite à sa fille depuis le Centre de
détention de Roanne 211. Nous pouvons aisément imaginer que Charnier entend utiliser la
situation familiale de Serre pour persuader le jury qu’il est nécessaire que l’accusé retrouve
sa liberté, ne serait-ce que pour revoir sa fille, Antoinette, qui a besoin de son père tout
comme son père a besoin d’elle à ses côtés. C’est un élément de défense.
B Les archives de l'affaire claude chalon, la défense de pierre charnier
contre la même accusation de «société secrète»
Claude Châlon, rappelons-le, est inscrit sur les listes de police comme « carbonari »,
membre de la vente « La Fraternité ». Or, ces documents212 ont été rédigés
vraisemblablement –mais cela n’est pas prouvé- en 1849. Autrement dit, il était déjà fiché
avant le déroulement du jugement devant le Conseil de guerre. Cela explique certainement
pourquoi Pierre Charnier-comme nous allons le voir- prépare une plaidoirie très développée
le concernant.
« A monsieur Charnier, membre du conseil des prud’hommes de Lyon, La croix
rousse le 14 octobre 1850 », « Je vous prie de bien vouloir transporter au conseil
de guerre pour vérifier le dossier de texte d’accusation qui pèse contre moi du
jugement qui a été rendu le 30 septembre, de l’affaire de la société dite des Amis
des hommes et vous supplie d’être mon défenseur à la révision de mon jugement
».
La pièce 380 est une lettre adressée à Pierre Charnier par Châlon, condamné lors du second
Conseil de guerre, daté du 30 septembre 1850 pour avoir fréquenté la société Les Amis
des Hommes, dans laquelle il lui demande d'être son défenseur lors de la révision de ce
jugement.
« Le 29 octobre 1850, Loge les amis des hommes » « victoire ! » « Le conseil de
révision a cassé le jugement »
La pièce 364 est une lettre de l'avocat monsieur Lançon, qui a obtenu la révision du jugement
proféré contre Châlon.
La pièce 365 est une lettre de Charnier adressée à M. Châlon daté du 29 octobre 1850 :
« Votre avocat, M. Lançon vient de m’annoncer la cassation de votre jugement » «
A l’œuvre de votre justification, le premier acte, c’est une visite de remerciement
à votre défenseur qui vient de rouvrir les portes de la justice, pour établir votre
innocence »
Charnier écrit à Châlon pour lui annoncer l’heureuse nouvelle : Son avocat Lançon a obtenu
la révision du jugement proféré contre lui. Cette pièce confirme donc la précédente.
La pièce 366 constitue une note en bas de page concernant l'arrestation d'un des
témoins à décharge.
« Cornu sur lequel je comptais pour compléter mon instruction est arrêté depuis hier(…)
soir. N’oublions pas de bien composer notre liste de témoins à décharge MM Aubertier ,
69
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
Réjouin, Geoffroy, Cheverien, Barbier prud’hommes sont importants. Je désirerais que mon
collègue Bret Prud’hommes à St Georgon fut au nombre de vos connaissances pouvant
attester votre moralité.»
Relativement à Eugène Auguste Cornu, que Pierre Charnier souhaitait faire témoigner
dans le cas de la défense de Châlon, nous savons qu’il est tisseur et membre de la Loge
Les Amis des Hommes213. L’article de presse du Salut Public daté du 8 octobre 1850 214
confirme cette condamnation « le 2eme Conseil de Guerre de la 6eme division militaire vient
de rendre son arrêt dans l’affaire dite des Amis des hommes, qui l’a occupé pendant deux
audiences consécutives. Voici les noms des accusés et la désignation des peines qu’ils ont
encourues : Cornu a été condamné à deux années de prison, 100 francs d’amende et un
an de privation de ses droits civils »
En cherchant dans le dictionnaire biographique Maitron, nous pouvons en savoir
davantage sur cet homme215. Notamment le 3 mars 1848, il est nommé membre de la
commission municipale provisoire de la commune de la Guillotière. Quelques semaines plus
tard, il est élu conseiller municipal et devient maire. Il jouit d’un grand prestige parmi les
ouvriers car sous la monarchie de Juillet, il est un des chefs de la société des Mutuellistes.
A la fin de l’année 1848, il participe à la fondation d’une association ouvrière de production :
La fabrique d’étoffes de soies unies. Un rapport du Procureur général de Lyon signale qu’il
se trouve en 1849 à la tête de la Société des Travailleurs Unis. Le 25 mars 1849, il est
révoqué de ses fonctions de maire de la Guillotière. Il participe à l’insurrection de juin 1849
tout en dirigeant probablement la société secrète La Nouvelle Montagne. Il doit se réfugier
en Suisse d’où il revient en novembre 1849. En septembre 1850, il est réélu conseiller
municipal « rouge » de la Guillotière.
Du reste, il parait étonnant de faire référence à cet homme compte tenu de ses
engagements, de sa position politique (conseiller municipal « rouge ») et de sa participation
à l’insurrection de juin 1849 qui représentent autant d’éléments « dangereux » aux yeux
du Conseil de Guerre (généralement de mœurs conservateurs et dévoué à la centrale
parisienne).
En ce qui concerne Auberthier, Réjouin et Cheverien, ils n’apparaissent pas dans le
dictionnaire biographique du Maitron216. Seul Barbier Pierre, maitre tisseur de 51 ans est
membre de la Loge mais il n’est pas inscrit dans le Maitron217 .
« nous, soussignés certifions qu’il est à notre pleine conscience que le sieur
Châlon, plieur à la fabrique ancien soldat de l’empire et de la garde royale, est
un homme qui s’est toujours montré l’un des plus zélés amis de l’ordre, dans les
circonstances les plus critiques, notamment en mai 1848 lorsqu’une sanglante
collision était sur le point d’éclater entre la garde nationale de la croix rousse et
une association armée dite les voraces. » « Le sieur dit Châlon, en sa qualité de
lieutenant de la garde nationale sut, par sa fermeté et son obéissance […] aux
ordres supérieurs, contenir […] la compagnie à laquelle il appartenait, laquelle
était sur le point de se laisser entraîner au désordre suscité par des instigateurs
invisibles. Sa conduite fut identique le 18 du même mois lorsqu’eut lieu à la Croix
rousse un commencement d’émeute »
La pièce 369 est un modèle d'attestation sur l'honneur de la bonne conduite de Châlon.
Cette déclaration fait donc l’éloge de son comportement, notamment en mai 1848, lors de
l’agitation révolutionnaire à Lyon. Ces personnes se portant garantes de l’accusé, mettent
en valeur le fait qu’en tant que soldat, Châlon a toujours respecté l’ordre social et les
institutions pour lesquelles il portait les armes et ce, quel que soit le type de régime (Empire,
70
Partie 3 la déconstruction endogène du fantasme : l'outil judiciaire
Restauration, Monarchie de Juillet, République…). Il s’est toujours tenu du côté du pouvoir
parisien en place (et non du côté insurrectionnel), obéissant aux directives étatiques à la
fois en étant soldat sous l’Empire et en servant dans la Garde Royale.
Ceci représente un élément de défense important puisqu’il prouve que l’accusé n’a
jamais été membre ni partisan des milices « voraces » et autres corps irréguliers ; et par là
même, renforce l’idée que Châlon ne représente pas une menace « républicaine » malgré
son étiquette « carbonari »218.
Mais l’élément le plus important à mettre en évidence c’est sa conduite exemplaire au
cours de l’un des épisodes de l’agitation révolutionnaire du 18 mai 1848 durant lequel la
Garde Nationale de la Croix-Rousse s’est opposée à une milice vorace. Cette déclaration en
la faveur de l'accusé est confirmée dans le journal de Joseph Bergier « aujourd'hui, 18 mai,
une nouvelle démonstration armée devait avoir lieu contre le palais de justice. En effet, une
centaine d'hommes armés[...]descendaient, en ce moment de la Croix-Rousse [...]Le palais
de justice et la prison étaient gardés par de nombreux détachements de gardes nationaux,
de gardes civique »219
En effet, en qualité de lieutenant de la Garde Nationale, il s’est illustré dans le but
de maintenir l’ordre alors que les événements étaient sur le point de dégénérer « deux
coups de fusil ont été entendus presque simultanément, et on a pu croire que l'affaire était
engagée. Il n'en était rien[...]un troisième coup de fusil a été tiré [...]par inadvertance. Ce
coup a été le signal d'une espèce de panique parmi les hommes qui descendaient de la
Croix-Rousse [...]des deux côtés on a chargé les armes ostensiblement »220.
La mise en avant de cette preuve de modération, voire de détestation vis à vis du
désordre semble être un signal subtil adressé au parti de l’Ordre qui rappelons-le remporte
les élections législative du 13 mai 1849 avec 59% des voix exprimées, soit la majorité
absolue.
Enfin, les signataires closent leur attestation en mettant en exergue l’honorabilité de cet
homme dans sa vie privée. Ainsi, les témoins à décharge participent tous de la formation
d’un portrait moral parfait à la fois en ce qui concerne la vie professionnelle de l’accusé
qu’en ce qui concerne sa vie privée.
La pièce 368 constitue la suite de l’attestation.
« les soussignés déclarent connaitre parfaitement le sieur Châlon et attestent
sur l’honneur que cet homme est de mœurs prévisibles, qu’il ne s’est jamais
mêlé aux troubles qui ont suivi la révolution de février 1848 et que dans maintes
circonstances, pour sa fermeté et son exemple il a puissamment contribué au
maintien de l’ordre, au respect des lois et de l’autorité. Ils certifient et affirment en
outre que les faits cités dans la supplique du sieur Châlon sont de la plus parfaite
exactitude et si ce malheureux devait subir la condamnation prononcée contre
lui, sa famille se trouverait réduite à la plus grande misère ».
Ce paragraphe, une fois de plus, est tout à fait élogieux à l‘égard de l’accusé. Il s’agit
de dissiper les derniers doutes relatifs à son comportement. L’expression « de mœurs
prévisibles » met en avant l’idée que c’est un homme calme, réfléchi qui n’agit pas dans
la spontanéité, ni dans l’excitation (intellectuelle, politique) caractéristique des républicains.
Les témoins assurent également qu’il n’a jamais participé à l’agitation révolutionnaire qu'a
connue la ville en 1848-1849. Bien au contraire, ils insistent une fois de plus sur le fait
que Châlon a agi en gardien de l’ordre social. Cette redondance est significative en ce
qu’elle exprime la focalisation des membres du gouvernement sur le passé lyonnais. C’est
71
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
un marqueur de la crainte du pouvoir vis-à-vis d’une éventuelle insurrection dans la Ville.
C’est aussi la preuve que la République, à l’heure de la révision du procès, est devenue
foncièrement conservatrice. Elle exprime une « peur manifeste » vis-à-vis des partis et
milices de type républicain qu’elle assimile nécessairement à l’agitation révolutionnaire.
Enfin, les témoins à décharge concluent sur une raison familiale d’acquitter l’accusé : la
situation matérielle précaire dans laquelle se trouverait sa famille en cas de condamnation.
« Membre signataire du diplôme : Lortet, Rey, Gery, Deysarines, Brun, Oderu,
Rogeure et Berger »
Tous les témoins à décharge pour Châlon sont donc membre de la Loge Les Amis des
Hommes à l’exception de « Deysarines »221. Pierre Charnier trouve certainement plus
efficace de faire témoigner des frères en qui Châlon a pleine confiance plutôt que des
personnes non initiées. Néanmoins, cela parait risqué dans la mesure où certains témoins
à décharge font partie des 18 membres ayant fait l’objet d’une condamnation pour la même
affaire et jouissant donc d’une mauvaise réputation judiciaire222 . C’est le cas de Brun
« Brun, reconnu coupable , 2 ans, 200 francs d’amende, 5 ans de privation » et de Desmard
« Desmard, reconnu coupable à l’unanimité un an de prison, 50F d’amende 2 ans de
privation »
Barbier223, pour sa part, serait né en 1826 puis devenu ouvrier des forges à SaintÉtienne (Loire) en 1846. Lors des manifestations de masse auxquelles donne lieu la grève
des mineurs du mois d’avril, il est blessé sérieusement à la hanche. Il s’agit d’une grève
contre la diminution des salaires décidée par la Compagnie générale des Mines de la Loire,
malgré la promesse faite par un ingénieur divisionnaire de la Compagnie qu’il n’y en aurait
pas. La grève commence le lundi 30 mars 1846. Elle se prolonge jusqu’au 15 mai et se
termine par un échec. Cette grève donne lieu à des manifestations très ardentes dans la
rue, qui rassemblent non seulement les mineurs grévistes mais leurs femmes et aussi des
ouvriers de toutes professions. Les autorités font appel à la troupe qui, lorsqu’elle intervient,
est bombardée à coups de pierres. Les soldats affolés tirent. Il y a cinq tués et sept blessés,
touchés au-dessous de la ceinture en général, ce que l’accusation expliquera par les ordres
qui auraient été donnés par les officiers de faire plus de peur que de mal. Plusieurs meneurs
sont condamnés à plusieurs mois de prison. Barbier ne correspond donc pas à ce que l'on
pourrait appeler un « témoin à décharge parfait » dans la mesure où lui même présente
un passif douteux.
En ce qui concerne Philippe Rey224, cabaretier à la Croix-Rousse (Rhône)et membre
de la Loge les Amis des Hommes, il est condamné, en novembre 1844, à quinze jours de
prison et cinquante francs d’amende, pour avoir hébergé dans son cabaret une réunion
de section de la société de secours mutuels non autorisée des fabricants de châles. En
effet, Rey est un proche collaborateur de Jean François Passinge, chef d’atelier à Lyon en
novembre 1844 et militant d’une société de secours mutuels non autorisée des fabricants
de châles de la Croix-Rousse. Passinge et dix-sept autres fabricants, plus Rey qui héberge
alors leur réunion de section, sont pris sur le fait. Sur les dix-neuf, Passinge et Rey sont
considérés comme les plus responsables. Autrement dit, ce témoin à décharge présente
lui aussi un passé judiciaire important qui visiblement ne gêne nullement Pierre Charnier
dans sa défense.
Pierre Lortet , médecin et membre de la Loge est signalé dans le Maitron comme
délégué de la Croix-Rousse au Comité central lyonnais à la fin février 1848. Il aurait été
également Commandant de la Garde nationale de la Croix-Rousse et candidat sur une liste
d’élus ouvriers du Rhône. Le fait que sa réputation sociale soit excellente et qu'il n'ait jamais
été arrêté en fait un témoin à charge de qualité.
72
Partie 3 la déconstruction endogène du fantasme : l'outil judiciaire
Il ne peut pas en être dit autant de Camille Gery, négociant à Lyon qui, proche de Joseph
Benoit, ressuscite à partir de 1840 dans la région de Lyon et de St Etienne la Société des
Droits de l’Homme des débuts de la monarchie de Juillet, une société secrète imprégnée
de babouvisme.
La pièce 370 constitue une préparation de l’interrogatoire de Châlon. Le même jeu fictif
« demande », « réponse » est établi.
« D Vous êtes accusé d’appartenir à une société non autorisée. R Je n’ai jamais
fait partie d’aucune société de ce genre, j’appartenais à la loge maçonnique des
Amis des hommes mais cette loge est autorisée. »
La même question que celle adressée précédemment à Martin Serre est répétée. De la
même manière, Châlon souligne l’institution légale de l’association maçonnique.
« D Ne constitue-t-elle pas une véritable association secrète déguisée R Je n’ai
jamais vu que l’on s’occupait d’autres choses que des travaux maçonniques,
je suis frère servant depuis le 1er janvier dernier et jamais les clefs ne sont
sorties de mes mains sans que j’aie assisté aux cérémonies, jamais on n’y a
traité des matières politiques. […] nous nous sommes réunis entre ouvriers pour
la forme parce que les autres exigent trop de dépenses, nous pensions aussi
[…]protéger la fraternité parce qu'en général, lorsqu’on est pauvre, l’on est traité
aussi dédaigneusement d’ailleurs. »
Châlon affirme que depuis qu’il fait partie de la société, jamais elle n’a abordé de thèmes
politiques. Etant donné qu’à dater du jour de son initiation, il a toujours été présent lors des
cérémonies, c’est en tant que témoin qu’il atteste de la « bonne conduite » de la Loge.
Dans un deuxième temps, il justifie la composition sociologique de l’atelier : si la majorité
des membres est constituée d’ouvriers, c’est parce qu’ainsi, les frais de cotisation pouvaient
être fixés sur une base relativement basse225.
C Les archives conjointes de l'affaire serre et chalon : la défense
originale de pierre charnier contre l'accusation de socialisme
La pièce 371 constituent des notes diverses de Pierre Charnier autour de sa plaidoirie en
vue de la défense conjointe de Martin Serre et de Châlon, tous deux jugés en conseil de
Guerre pour avoir fréquenté la société Les Amis des Hommes.
« DEFENSE CHALON ET SERRE » « Supposons messieurs, la France écrasée
sous le pouvoir du socialisme ! supposons les accusés en force d’un comité,
de récompenser, de décerner aux socialistes, n’entendez-vous pas les cris
de réprobations qui leur seraient adressés par vous franc-maçon(…)des
récompenses, des honneurs civiques ? qu’avez-vous fait pour le socialisme ?
ah ! Nous avons été reconnus coupable d’association secrète, plus, nous avons
été condamnés et acquittés ensuite. Soyez informés que votre jugement loin
d’être entouré d’une auréole de condamnation est (…) entaché, souillé d’une
empreinte anti-sociale pour une lâche défense […] »
Ici, Pierre charnier opère une forme de raisonnement par l’absurde très intelligent pour
disculper les deux co-accusés. En effet, en se plaçant volontairement dans un contexte
temporel imaginaire, celui d’un gouvernement socialiste complètement fictif, il démontre
que les deux maçons n’y auraient alors aucune légitimité. C’est une plaidoirie qui consiste
73
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
à se positionnervolontairement dans un univers irréel considéré comme une extension ou
exagération des faits reprochés pour réduire et discréditer l’engagement des deux maçons
vis-à-vis de ces mêmes faits. L’effet est puissant dans la mesure où Pierre Charnier retourne
complètement l’accusation et la déplace. Châlon et Serre ne sont plus coupables de
socialisme mais au contraire d’anti socialisme. Le défenseur use également d’exagération
et d’arguments ad hominem comme cette phrase « souillé d’une empreinte anti-sociale »
pour montrer à quel point les accusés sont en réalité des ennemis de la doctrine socialiste.
C’est donc une brillante plaidoirie qui repose sur le retournement de situation puisque
pierre Charnier cherche à convaincre l’audience que les deux accusés sont lâches et
non honorables « qu’avez-vous fait pour le socialisme ? ah ! Nous avons été reconnus
coupable d’association secrète, plus, nous avons été condamnés », l’ironie de cette phrase
montre bien la faiblesse de l’action maçonnique dans l’établissement (imaginaire) d’un
gouvernement socialiste.
« vous avez exprimé[…]la qualité de bon citoyen ? Vous le savez, il fallait appréhender
le triomphe du socialisme avec horreur (…) comme un cataclysme, c’est ainsi qu’on le
qualifiait »
Charnier finit par qualifier l’accusé de conservateur ayant une vision politique
réactionnaire. Il aurait peur du changement politique et des ruptures de l’ordre social établi :
c’est l’idée d’un bouleversement fort bien imagé par le « cataclysme » dont on peut imaginer
la portée. Autrement dit, en lui reprochant exactement ce que la République conservatrice
attend de lui, il participe de son éloge.
La pièce 372 poursuit la défense amorcée :
« défense Châlon Serre » « Vous étiez franc-maçon, vous aviez connu le
Grand Orient, une constitution réactionnaire anti progressiste, c’est-à-dire anti
humanitaire, la preuve irréfragable en vertu de la même constitution, vous deviez
vous abstenir de politique. »
Ici, c’est une référence directe à la nouvelle Constitution du Grand Orient datée du 10 août
1849, qui, séparant les principes fondamentaux de l'Ordre maçonnique des règles de son
fonctionnement, rappelle l’interdiction de traiter de matière politique pendant les réunions.
Pierre Charnier achève de filer la métaphore du régime socialiste pour exagérer le
caractère conservateur et anti-progressiste de cette Constitution dont la ligne directrice doit
s’appliquer à l’ensemble du monde maçonnique. Rappelons que 1850 marque la mise en
veille de la franc-maçonnerie qui n’a d’autres choix que de s’effacer devant la rigueur du
contrôle policier. Notre défenseur souligne ainsi l’immobilisme d’une franc-maçonnerie qui
s’était pourtant fait l’écho des avancées humanitaire portées par la Seconde République
mais qui aujourd’hui n’ose émettre quelques opinions en faveur du socialisme :« Enfin, vous
avez hautement eu l’infamie d’affirmer avoir été fidèle à cette proscription et vous avez mis le
comble à l’infamie par votre criminelle sincérité. » La plaidoirie se prolonge de manière habile
puisqu’elle rappelle l’obéissance des deux accusés à cette interdiction. C’est une manière
détournée de rappeler leur comportement de soumission à cette loi maçonnique bien qu’il
le leur en fasse grief dans le cadre de l’accusation fictive d’anti-socialisme, « criminelle
sincérité ».
« Retirez -vous dans l’obscurantisme de vos loges où vous aviez la folle
prétention d’y trouver la lumière. Trouvez-vous heureux que la colère du peuple
ne brise à l’instant votre autel, allez travailler à mériter la clémence pour un
prompt retour sur vous-même pour votre initiation et votre dévouement vous
former aux pratiques publiques du socialisme ».
74
Partie 3 la déconstruction endogène du fantasme : l'outil judiciaire
L’attitude maçonnique, toujours dans un régime socialiste imaginaire, est perçue
négativement puisqu’il s’agit d’un comportement sectaire « association secrète » qui ne
concerne qu’une minorité, une sorte d’ « élite » qui fonctionne par cooptation entre ses
membres, une attitude isolée et obscurantiste par rapport à la doctrine socialiste considérée
comme philosophie universelle et donc ouverte et accessible à tous. De plus, le Francmaçon étant apolitique puisqu’il ne doit pas faire cas de ses opinions personnelles en tenue,
il s’oppose à la dimension publique du socialisme. Il agit secrètement ou discrètement en
tant que profane. Il n’est pas un homme public qui cherche à diffuser des idées doctrinaires
pour participer à l’amélioration des conditions sociales. Charnier montre ainsi que les
accusés sont des individus « politiquement inactifs » ce qui les valorise aux yeux du jury.
« Enfin pour ce qui concerne vos deux clients : à toi Serre « impose silence à ta
muse plutôt que de lui laisser articuler des chansons vides de socialisme. »
Le reproche qu’adresse Charnier à Serre constitue une défense parfaite puisqu’une fois de
plus, il rappelle à quel point ce dernier ne défend pas la doctrine socialiste à travers ses
créations musicales. « vides de socialisme » insiste sur le fait que sa chanson ne contient
absolument aucun élément qui pourrait faire de lui un éventuel porte-parole du socialisme.
« A toi Châlon un peu plus de dignité personnelle, cesse d’appartenir à un ordre qui
exige l’humiliation de la servitude. Que ce rôle appartienne dorénavant à tour de rôle ou à
ceux qui auront mérité châtiment »
Enfin,ce dernier reproche, sous couvert d’une apostrophe adressée à Châlon, en réalité
concerne les deux maçons. C’est une critique directement dirigée vers l’Ordre maçonnique
dans la mesure où celui-ci comme institution dispense ses membres de tout commentaire
politique en ses temples. Il attaque donc la Franc-Maçonnerie sur son caractère restrictif
qui impose l’obéissance et le silence des opinions.
La pièce 353 est une poursuite de la plaidoirie :
« Qu’avez-vous fait en particulier ? » « Ainsi toi châlon, tu as mis obstacle à la
tempête populaire du 18 mai qui voulait élever une barricade[…]tu t’en as fait
un titre de gloire, tu l’as répété à satiété, tu t’en es servi comme d’un bouclier
radieux contre l’accusation de socialisme »
Littérairement parlant, Charnier termine sa plaidoirie par un retour au contexte politique
réel au sein duquel intervient le jugement, soit la Seconde République autoritaire, tout
en conservant le ton accusateur (accusation d’anti socialisme utilisée tout au long de la
métaphore filée). Cette transition a valeur de conclusion et met en évidence l’innocence
des deux hommes puisqu’elle les disculpe définitivement. Ainsi Châlon, s’il s’est rendu
coupable, c’est de s’être opposé à la révolution et donc à l’avènement d’un régime
réellement social.
« Et toi Serre ! A qui la poésie semble déférer parfois quelques étincelles de
génie….ta verve ne fut jamais embrasée par l’amour du socialisme. Ha non ! Loin
de là ; pour toi le socialisme était un volcan destructeur, un cataclysme ! C’est
pour cela que tu n’as jamais chanté le socialisme. Tu aurais craint de déclamer le
monde à la lueur d’une lave incendiaire »
En ce qui concerne Serre, s’il s’est rendu coupable, c’est d’avoir considéré le socialisme
comme une doctrine dangereuse et indésirable parce que destructrice de l’ordre social qu’il
vénère. Autrement dit, il est responsable du maintien du régime.
75
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
Ainsi, toute l’habilité de la plaidoirie de Charnier, c’est de transformer leur responsabilité
ou culpabilité « anti-sociale » en « preuve » de leur dévouement pour la République
conservatrice.
D Les archives de l'affaire benisson ou la certification du bon
comportement de la loge
La pièce 373 intitulée «BENISSON AFFAIRE LES AMIS DES HOMMES, Accusation
d’association illicite, Franc-maçonnerie 1847 », « Parfait silence et les amis des hommes »
constitue des notes diverses relatives à l’affaire.
Benisson est un membre de la Loge. Il est noté comme « carbonari » appartenant à
la vente « la Montagnarde » et au mouvement « Jeune Europe » dans la liste de police
226. C’est un ouvrier en soie et membre de la Société des Droits de l’Homme. Il est arrêté
lors des journées insurrectionnelles d’avril 1834 et remis en liberté par un non-lieu à suivre
prononcé avant l’ouverture des débats par la Cour des Pairs227 : « l’accusation porte sur
une association secrète formée avant 1848 et continuée jusqu’à la saisie d’une pièce. »
Nous pouvons imaginer qu’il est reproché à la Loge les Amis des Hommes de s’être
constituée antérieurement à sa date officielle de fondation qui est le 9 mars 1849 et de
manière illicite c’est-à-dire sans en avoir averti les autorités au préalable. Cette hypothèse
est cohérente avec ce qu’avance la Commission Histoire de la Loge ; soit que l’atelier est en
gestation depuis plusieurs années « Mr Chevenin a créé la loge qui organise les premières
réunions », « j’ai rayé cette note dans la crainte de vous compromettre ».
Malheureusement « Chevenin » est un nom inconnu du Maitron et ne se rapproche
orthographiquement parlant d'aucun nom de membre de la Loge228.
Cela dit, au vu de la seconde note de Pierre Charnier, nous pouvons tout de même
constater la crainte du défenseur de placer Benisson dans une situation délicate. Ce qui
montre la difficulté que rencontre la défense dans l’utilisation des éléments en sa possession
à cause du climat de suspicion généralisée qui règne à l’époque.
« chaque loge se réunit en conseil d’administration où tous les membres ont le droit d’y
assister, seulement les membres de l’administration ont voix délibératives. ». Nous pouvons
formuler l’hypothèse que mettre en lumière le fonctionnement interne de l’atelier permet à
Charnier de montrer le sérieux de l’institution, la discipline structurelle qui y règne et donc
implicitement de relever son comportement vertueux. Il poursuit : « lorsqu’on présente un
néophyte ou récipiendaire ou aspirant, le vénérable seul, sans prendre conseil de personne,
nomme une commission d’enquête pour faire son rapport sur la moralité de l’aspirant ». Le
processus initiatique repose pour beaucoup sur le jugement du vénérable, connu et donc
reconnu des autorités si la Loge existe légalement.
« rapports incriminés 1)bon père de famille, bon époux, bon républicain : Raffin
refusé 2)bon père, bon époux, bon démocrate tout ce qu’on peut lui reprocher,
c’est d’avoir fait 15 jours de prison pour avoir présidé un club » « pour cela n’a
pas été reçu »
Le fait de rapporter les traitements particuliers de Raffin et d’un autre aspirant dont le nom
est indéchiffrable est subtil puisque par le refus qui leur a été opposé alors qu’ils étaient l'un
démocrate et l'autre républicain, Charnier montre que la Loge n’accepte pas en son sein
des éléments qui pourraient être considérés comme particulièrement « dangereux »pour le
pouvoir. Notamment en ce qui concerne la seconde personne puisqu’elle a fait l’objet par le
76
Partie 3 la déconstruction endogène du fantasme : l'outil judiciaire
passé d’une arrestation et d’une détention de 15 jours. L’institution maçonnique fonctionne
donc dans le sens du respect des attentes des autorités vis-à-vis d’elle.
Cela dit, en recherchant Raffin dans le dictionnaire biographique, il est curieux de
constater qu’il y est classifié en tant que membre de la Loge. Autrement dit, Charnier ment
peut-être en ce qui concerne l’intégration de cet homme à l’atelier. Peut-être l’a-t-il intégré
malgré tout. Il peut également l’avoir rejoint plus tard. Par ailleurs, il n’apparaît pas non plus
dans les listes de police ni sur les Tableaux de Loge des années suivantes (1854, 1861
et 1865).
De plus, Raffin serait à l’origine d’une brochure imprimée à Lyon en janvier ou février
1848 s’intitulant « Souffrance du Peuple ». Le titre est éloquent et révélateur du penchant
« social » du personnage229.
La pièce 374 s’intitule « DEFENSE BENISSON »
«De plus d’être l’un des deux membres les plus influents étant le locataire du lieu des
réunions prétendues illicites ». Charnier expose ici ce qui peut être reproché à Benisson,
notamment d’être locataire du lieu de réunion.
« Son influence s’est exercée que sur le propriétaire et non sur les autres membres
de la loge »
A cette éventuelle attaque, Pierre Charnier entend opposer le fait que si Benisson
bénéficie d’une quelconque influence, c’est sur le propriétaire qu’elle a lieu et non sur les
autres maçons.
« Les preuves de cette association secrète ont fait complètement défaut dans le cours
du procès » « Est-il ou n’est-t-il pas un membre d’une association secrète ? Ou est-ce qu’il
a été vu ? Ou comment a-t-il agi secrètement ? »
Charnier souligne l’absence de preuve de l’illégalité de la Loge les Amis des Hommes.
D’où découle la question relative à la responsabilité personnelle de Benisson. Il déplace
ainsi la question du statut de la Loge à l’administration de la preuve que l’accusé n’aurait
jamais osé agir et conspirer secrètement, administration de la preuve qui est sans doute
facile à fournir :
« Considérons cette lettre, résultat nous jugerons de son esprit et nous verrons s’il
s’est écarté des règlements maçonniques ». En effet, pour cela, il suffit de prouver qu’il n’a
pas désobéi aux règles maçonniques.
La pièce 375 porte en tête la mention « Chef d’accusation locataire principal » puis«
membre influent, locataire responsable ? »
« benisson(..) prêt à servir de bouclier, de sentinelle avancée, de bouc-émissaire ?
Oh ! Non il a loué seulement parce qu’il jouissait d’un degré de crédit supérieur » :Charnier
prépare la défense de son client en répondant à l’accusation portée contre lui. Il assure que
si Benisson est le locataire principal de la Loge, c’est parce qu’il est davantage en mesure de
payer que d’autres maçons. Il ne se sert aucunement de son statut de locataire comme d’un
instrument pour étendre son pouvoir sur les autres membres. Ce sont les circonstances qui
l’ont placé dans cette situation de locataire principal et non une stratégie visant à accroître
son influence sur les autres maçons.
« parce que Benisson n’est pas riche, bien s’en faut mais nous savons tous bien qu’un
locataire de 14 années consécutives de résidence sous le même lieu et le même local
inspire une confiance exempte de tout soupçon quant au paiement » : Cela dit, Charnier
insiste sur le fait que ce dernier ne se trouve pas dans une situation d’aisance financière
77
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
mais que le fait qu’il loue depuis plusieurs années augmente sa crédibilité. Le but de cette
argumentation est de montrer qu’il est locataire principal parce qu’il offre des garanties de
paiements et non parce qu’il cherche à disposer de quelques influences sur l’atelier. Pour
finir, le défenseur relève que Benisson n’habite pas dans le local : «enfin Benisson n’est
pas domicilié criminellement parlant il est seulement responsable du versement du loyer »,
« il est domicilié rue d’enfer 5 ».
La pièce 376 constitue les arguments de la défense de Benisson :
« 1Comment peut-on donner le caractère de société secrète à une réunion
d’hommes marchant sous le patronage de membres que je viens d’avoir
l’honneur de vous désigner ? Et ce qui en démontre surtout les probabilités c’est
que la dite loge les Amis des hommes (sic) titre on ne peut plus pacifique »
Cet argument consiste à louer les individus qui composent la Loge pour montrer l’absurdité
de l’accusation de « société secrète ». Encenser les mérites et l'honorabilité personnelle
des accusés lui permet d’en déduire la respectabilité de la loge dans son ensemble. De
plus, il joue sur la performativité du langage pour associer la vertu linguistique du titre « les
Amis des Hommes » » à une vertu effective et ancrée dans le réel comme si la continuité
des deux domaines (langage et réalité) allait de soi.
« 2 Attendu surtout que la dite loge était fréquemment visitée par tous les autres
maçons faisant partie des autres loges de différents rites et parmi lesquelles il y a
des hommes de toutes les opinions comme il nous serait facile de le démontrer ,
qu’il en est de même dans celle incriminée si vous aviez devant vous tous les
hommes qui figurent sur le tableau ou si vous vouliez en ordonner l’enquête. »
Ce second argument, plutôt que de défendre l’atelier contre l’accusation de « parler
politique » en son sein, préfère en tirer parti en assurant que cette pluralité d’opinion existe
dans toutes les Loges et qu’il serait aisé de le prouver au regard des Tableaux de Loge. Le
seul élément dont nous disposons pour l’année 1849 est un document de police qui liste une
majorité de voraces et de carbonari appartenant à différentes ventes. Cela dit, il n’est qu’un
rapport de police, c’est-à-dire un regard particulier sur la Loge, subjectif, celui du pouvoir et
des autorités locales qui, rappelons-le, sont obsédés par l’idée de complot politique dont la
loge serait à l’origine. Autrement dit, ce document peut avoir fait l’objet d’une déformation.
C’est pourquoi nous ne pouvons pas assurer que le défenseur travestit la réalité en niant
l’unité politique démocrate et républicaine au sein de l’atelier.
« 3INSISTER Quand une société secrète est mise en cause par suite
d’arrestations en flagrant délit d’association illicite, tous les coupables ne sont
pas compromis. C’est qu’on ne peut pas les connaitre attendu que ceux qui
sont arrêtés ne font pas connaître les complices. Dans ce procès, l’affaire n’en
est donc pas aisée puisque le tableau des 72 membres est entre les mains de
l’accusation »
L’interprétation de cet argument est difficile à réaliser. Il semble que le défenseur veuille
« dé-responsabiliser » les accusés en insistant sur le fait qu’ils ne sont certainement pas
les seuls à être compromis mais sont bien les seuls à être « jugés »puisque par loyauté, ils
ont refusé de donner les noms des autres membres.
« 4ème conclusion : l’association illicite n’existe pas sans preuve/ faits identifiés dans
la lettre incriminée contre Benisson ».
Cette étape ultime de l’argumentation qui consiste en la négation totale de
l’accusation d’association secrète sans administration de la preuve montre que Charnier
78
Partie 3 la déconstruction endogène du fantasme : l'outil judiciaire
est perfectionniste dans son raisonnement car il a tout de même préalablement défendu les
accusés à trois reprises (arguments précédents) en considérant l’accusation légitime pour
ensuite démontrer son absence de fondement et donc son irrecevabilité.
« 5 Des membres de cette loge ont été convoqués par le commissaire du gouvernement
c’est ici une erreur de nombres insignifiants de jury si l’on poursuivait toute les loges ou il
s’en trouvât des condamnés ? Si par « criminologie on flétrissait toutes les corporations où
se trouvent des condamnés ».
Enfin, Pierre Charnier montre que l’erreur judiciaire qui repose sur une accusation
« erronée » -comme arrêter par extension tous les membres d’une loge où seuls certains
d’entre eux ont été condamnés-peut avoir des conséquences terribles si elle est reproduite
sur plusieurs autres loges. Il s’agit là d’une sorte de raisonnement kantien qui utilise
l’« universalisation » de l’erreur pour montrer qu’elle ne peut pas être tolérée.
« Consulter le catalogue de la loge pour l’édification du conseil afin de prouver que
réellement de ces deux récipiendaires, ni le républicain ni le démocrate n’ont été reçus »
Il s’agit ici d’une auto-recommandation que se fait le défenseur. Nous imaginons qu’il
envisage de récupérer le catalogue de la Loge soit les procès-verbaux afin de vérifier
la pertinence d’éléments qu’il souhaite utiliser pour la défense : c’est-à-dire montrer que
la Loge n’accepte d’initier aucun aspirant qui aurait des convictions républicaines ou
démocrates. En administrant la preuve de ce refus maçonnique vis-à-vis des deux individus,
il est en mesure de prouver l’innocence politique de la Loge.
« (Digression « joug démocratique, république ») » : Cette parenthèse est curieuse.
Elle semble traduire certaines pensées silencieuses de son auteur. Seules des hypothèses
peuvent être formulées. Une digression étant un développement qui s’écarte du sujet
principal, peut-être le défenseur veut-il utiliser l’expression « joug démocratique » ou « joug
républicain » pour associer aux deux notions politiques une connotation négative, le joug
étant synonyme d’emprise ou de domination malheureuse pour celui qui la subit et ainsi
prouver le conservatisme de la Loge.
« Plus, ces rapports sont des actes sûrement personnels à ceux qui les ont faits attendu
qu’ils sont adressés au vénérable qui est le président de la loge (…) qui peut adresser à
leurs rédacteurs des observations convenables, observation : les rédacteurs de ces deux
rapports n’ont pas été mis en cause. ». Nous pouvons imaginer que cette note consiste à
dénoncer le fait que les deux rédacteurs des rapports n’ont pas été inquiétés alors qu’ils
sont à l’origine d’un document qui prouve leur attachement à la démocratie et à la république
En effet, la manière de formuler le rapport à travers l’anaphore du terme « bon » par
laquelle le rédacteur formule par trois fois une expertise positive qu’elle concerne la vie
privée ou les convictions politiques de Raffin et du second individu « bon père de famille,
bon époux, bon républicain : Raffin refusé », « bon père, bon époux, bon démocrate »
manifeste leur appartenance partisane. Ceci est confirmé par leur jugement concernant un
troisième aspirant : Fournas Jean-Marie, traiteur de 39 ans230 « 3ème rapport relatif à
un nommé Fournas et décrit en ces termes : Bon père, bon époux, connu pour un parfait
honnête homme mais à l’égard des faits sociaux je ne le crois pas très avancé. Fournas
a été reçu( …) les deux autres ont été repoussés. » à travers lequel le rédacteur relève la
faible teneur sociale de ses opinions politiques et visiblement la déplore.
La sincérité de l’évaluation ainsi que la compassion dont font preuve les deux
rédacteurs à l’égard du second aspirant «[…] tout ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir
fait 15 jours de prison pour avoir présidé un club […] pour cela n’a pas été reçu » sousentendent qu’ils sont progressistes.
79
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
« plus tard, le nombre s’était accru, on s’est occupé de rapprocher le local en mai
1849[...]Les membres du GO de France et du suprême conseil se visitent réciproquement.
Il y en a même qui siègent dans l’un et l’autre conseil. »
Comme cela a déjà été dit, dans une partie antérieure, la Loge Les Amis des Hommes
n’est pas une société maçonnique isolée. Ses contours sont perméables et le principe
qui anime les ateliers est celui de la libre circulation et de l’entraide entre des maçons
qui pratiquent parfois le cumul des rites français et écossais permis par le Grand-Orient.
Autrement dit, l’hypothèse du cloisonnement maçonnique des membres n’est pas tenable.
C’est ainsi qu’en mettant en valeur cette convivialité entre les Francs-maçons, Charnier
montre que les Amis des Hommes ne présentent pas un destin singulier mais au contraire,
regroupent des maçons courtois formant un collectif maçonnique parmi d’autres. L’argument
est intéressant dans la mesure où il permet de déconstruire le mythe d’une loge socialiste
particulière qui, sur fond d’obscurantisme, préparerait un complot politique.
La pièce 378 intitulée « ordre d’interrogatoire » est une liste de noms de personnes qui
vont être interrogées en vue d’éclaircir l’affaire Benisson : « Brunet, Berger, Murat, Prost »
Ils sont tous membres de l’atelier. Martin Auguste Brunet est tisseur de 43 ans, Pierre
Prost, revendeur de meubles de 58 ans, Jean-Marie Berger, propriétaire rentier de 59 ans
et Blaise Murat, tisseur de 47 ans231. Ceux qui vont être interrogés sont donc, si l’on s’en
tient au document de police, tous membres de la Loge Les Amis des Hommes. Aucun
commentaire n’est mentionné respectivement à ces noms.
E LA RIVALITÉ ENTRE OBÉDIENCES : ARGUMENT DE LA DÉFENSE DE PIERRE
CHARNIER
La pièce 355 est un brouillon de préparation de la défense :
« Hors la violation de la loi commune, la justice à qui est confiée la garde du droit
commun ne consentirait pas descendre jusqu’à se faire l’instrument, le porterespect d’une secte quelconque. Si nous étions en face de la justice nationale
d’Ecosse, nous ne voudrions pas apprivoiser les loges placées sous l’obédience
du Grand-Orient de Paris. Nous le voudrions que nous ne le pourrions pas
attendu que nos statuts qui recommandent nous obligent à la Tolérance ».
Il est difficile de savoir exactement à qui le « nous » fait référence. Il semble qu’il s’agisse
des loges installées au REAA. En associant justice nationale et nationalité du rite, Charnier
inverse volontairement le contexte pour démontrer l’usage instrumental que fait le GO
du système judiciaire dans le but de coopter les Loges du Suprême Conseil. Il se place
volontairement dans le cadre hypothétique d’une « justice nationale d’Ecosse », soit une
justice soumise au REAA et donc à l’institution du Suprême Conseil. L’inversion lui permet de
montrer l’incorrection de l’attitude d’« apprivoisement » des loges qui ne dépendraient pas
de l’obédience écossaise et donc par extension du raisonnement, des Loges qui travaillent
au REAA par le Grand Orient.
Il cherche moins à attaquer de manière indirecte la complicité qui existe entre
l’obédience parisienne et les instances politico-judiciaires qu’à dénoncer la perfidie d’une
obédience « intolérante », macrophage, qui profite de sa position avantageuse pour
phagocyter les ateliers provinciaux qui ne dépendent pas d’elle mais du Suprême Conseil.
« Conséquemment, en force de gardien de la loi française, tous nos juges
appartiendraient au GO que nous n’aurions garde d’en récuser un seul pour la même raison,
à cause de cette tolérance maçonnique qui est non pas la vertu spéciale du rite écossais
mais bien l’apanage de la FM généralement parlant »
80
Partie 3 la déconstruction endogène du fantasme : l'outil judiciaire
L’idée est la suivante : la tolérance maçonnique est un principe fondamental que nulle
obédience ne doit nier quelle que soit sa situation. En l’occurrence, il s'agit de la position
avantageuse du GO vis-à-vis du pouvoir politique. Autrement dit, Charnier rejette l’idée
qu’une obédience puisse profiter de sa situation politique confortable pour influencer des
loges qui ne lui appartiennent pas. C’est une forme d’ « abus de pouvoir ». Nous pouvons
aussi supputer que le défenseur adresse une critique implicite au jury, l’accusant d’être
constitué en partie de membres acquis au GO.
La pièce 379 s’intitule « CORRESPONDANCE ». C’est une copie de Pierre Charnier
d’une lettre du Prince Paul de Wurtemberg, Secrétaire Général du Suprême Conseil au
Général Castellane à propos de l’organisation des Loges.
« Deux pouvoirs maçonniques marchent concurremment : le Suprême conseil,
fondé sur les principes de l’autorité hiérarchique la plus régulière, le plus
soutenu, et le Grand Orient, fondé sur le suffrage universel » « Ainsi règne entre
les maçons de l’une et de l’autre obédience dans certaines villes des relations,
ici accompagnées de beaucoup de sympathie, là en manquant complètement »
« c’est ce qui est arrivé à Lyon envers la loge de Caluire que […] que certains
députés du GO ont voulu faire considérer comme irrégulière en répandant des
accusations ou au moins des affirmations calomnieuses »
Cette lettre est très intéressante dans la mesure où le Prince Paul de Wurtemberg se
positionne en témoin d’une rivalité entre les deux obédiences. Cette concurrence, d’après
lui, serait à l’origine de l’accusation de socialisme dont sont victimes les accusés. Il s’agirait
d’une accusation mensongère uniquement fondée sur l’empathie existant entre certains
membres du Grand-Orient de France et du Suprême Conseil. Le procès serait donc la
conséquence exclusive des tensions entre les deux obédiences. Cette révélation remet en
question l’ensemble des fondements du procès puisqu’il reposerait d’après cette missive,
sur la seule base de la délation dont seraient à l’origine certains députés du Grand Orient.
Cependant, la pièce suivante (pièce 380) contredit l’argument précédemment avancé.
En effet, cette correspondance du Préfet de Lyon au Suprême Conseil et datée du 8 avril
1850, stipule:
« Nous sommes tous frères, vous ne devez pas voir dans ceux qui pensent
autrement que nous des ennemis mais bien des frères égarés, trompés qu’il
faut ramener par la persuasion et non par la violence » « si vous étiez obligés de
descendre dans la rue, vous inaugureriez à la fraternité si vous faisiez feu contre
vos frères, ce serait une infamie, une lâcheté »
Le message peut être interprété ainsi : il sous-entend que l’accusation de délation est
fausse et que la rivalité maçonnique entre les deux rites est un fantasme: Les membres des
Loges dépendant du Grand-Orient n’auraient jamais proféré de telles accusations. L’ordre
maçonnique, toutes obédiences confondues, est fraternel et aucun des membres du GrandOrient n’a trahi ce principe fondamental. Autrement dit, il faut modérer l’idée de concurrence
antérieurement défendue. La délation est certainement une invention.
Les deux pièces suivantes doivent être interprétées l’une après l’autre afin de
comprendre leur cohérence. La pièce 382 est une copie du décret du Suprême Conseil :
« Il sera adressé une note au conseil de révision afin de lui faire connaitre : 1° que
la loge Les Amis des Hommes Orient de Caluire Rhône est une loge régulière,
2° quels sont d’après les statuts et les règlements de l’ordre les prescriptions et
les usagers des ateliers de son obédience, particulièrement en ce qui a trait aux
81
LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
demandes et initiations, aux enquêtes et aux testaments Geoffroy le prince de
Wurtemberg »
La pièce 383 est une copie effectuée par Pierre Charnier du serment des membres
de la régulière Loge Les Amis des Hommes numéro 120 auquel il a ajouté un intitulé
« OBLIGATION »
« Vénérable officier dignitaire et membre de la loge régulière n 120, Promettons
solennellement en présence de l’être suprême et entre les mains des TT CC
FF commissaires installateurs […]Nous opposer de tout notre pouvoir à toute
infraction, changement ou innovation, de ne faire usage du pouvoir qui nous
est confié qu’avec prudence , sagesse et modération afin de maintenir la paix
en l’harmonie parmi les ouvriers soumis à notre direction, nous promettons
afin de faire respecter par toute la hiérarchie des grades et degrés du rite bien
reconnus et bien constitués. Au nom de Dieu et de St Jean, nous, commissaire
et installateur, délégués à cet effort, proclamons la très régulière loge st jean
d’Ecosse, sous le titre distinctif à l’ordre, régulièrement constituée et installée,
admise sous l’obédience du suprême conseil. »
D’une part, ces pièces prouvent que les accusés bénéficient de l’appui du Suprême Conseil
qui s’implique et assiste sa Loge dans ses démarches procédurales puisqu’il entend
communiquer une note au Conseil de Révision. Ce soutien apporté est une sorte de garantie
vis-à-vis du pouvoir dans la mesure où il signifie que la Loge est reconnue par lui, qu’elle
n’a pas agi isolément ni n’a manifesté un comportement anarchiste qui s’opposerait au
rigorisme disciplinaire de l’obédience.
D’autre part, le serment des Amis des Hommes est la manifestation explicite de
la soumission à la discipline apolitique exigée de la franc-maçonnerie. Mais le discours
déclaratif porte au-delà de la simple obéissance maçonnique puisque la loge se pose en
« défenseur » de l’ordre et de la paix sociale. La formulation sous-entend que l’atelier
fera tout ce qui est en son pouvoir pour modérer les éventuelles agitations que pourraient
provoquer certains de ses membres appartenant à la classe ouvrière.
La pièce 384 est une copie d'un extrait du traité d'union maçonnique effectuée par
Pierre Charnier. Nous relevons seulement certains des 13 points des doctrines antiques de
l’ordre et de l’écossisme :
« 1)La FM a pour objet Dieu et la vérité. Les rites d’une source commune
tendent au même fait » « 4) Attenter à l’indépendance d’un rite, c’est attenter à
l’indépendance de tous les rites, c’est établir un schisme, c’est troubler l’ordre
entier »
Tous les rites reposent sur une source unique et aspirent à la même consécration spirituelle,
cependant leur indépendance doit être respectée. Par voie de conséquence, le Grand Orient
et le Suprême Conseil dispensateurs de deux rites différents doivent fonctionner dans la
paix et l’harmonie sans se nuire mutuellement.
« 6) Fidèle avant tout à sa patrie, soumis aux lois et aux institutions qui la
régissent[...]ensuite l’accomplissement de son devoir de maçon »
Le point 6 est très important car il souligne la primauté du respect des institutions
étatiques sur l’épanouissement maçonnique. Il signifie donc qu’il existe une hiérarchie dans
laquelle la soumission aux autorités et institutions de l’État doit être considérée avant tout
engagement maçonnique. Autrement dit, le respect dû au pouvoir politique doit devancer
toute obéissance maçonnique.
82
Partie 3 la déconstruction endogène du fantasme : l'outil judiciaire
« 7) toute tentative dont le but serait de contraindre un membre par voie de persécution
ou de violence à quitter le rite auquel il est attaché est déclaré contraire à l’esprit et aux
lois de la maçonnerie ». Enfin, il faut interdire toute pression à l’encontre des membres des
deux obédiences qui pourraient obliger ceux-ci à changer le rite qu’ils pratiquent. Le choix
du rite est une liberté inviolable.
En copiant ces extraits du traité d’Union Maçonnique, Pierre Charnier entend-il appuyer
la version de la délation ? Auquel cas, il se servirait des extraits pour prouver d’une part,
que la Loge Les Amis des Hommes présente une obéissance sacrée à l’État et donc qu’elle
ne peut pas être accusée de « socialisme » et d’autre part, pour rappeler que les rivalités
entre les deux obédiences sont inacceptables. Aussi, il ne peut être toléré que les Amis
des Hommes soient accusés sur la seule base d’une dénonciation calomnieuse. Cela peut
être aussi un moyen de dénoncer la tentative de « satellisation » des loges du rite écossais
par le GO.
La pièce 388 est une pétition adressée au Président de la République et rédigée
par Pierre Charnier, pour obtenir la grâce pour Claude Châlon, condamné à une peine
de six mois d'emprisonnement pour avoir appartenu à la loge maçonnique Les Amis des
Hommes, et dans laquelle "on se serait occupé de politique". En effet, les condamnés
peuvent bénéficier de mesures de faveur aboutissant à l’extinction de leur sanction. La
grâce constitue l’acte par lequel le président de la République dispense un condamné frappé
d’une condamnation définitive et exécutoire de subir tout ou partie de sa peine. La grâce
individuelle doit être demandée par requête au président de la République.
« Votre serviteur soussigné Claude Châlon […] à l’honneur de vous exposer très
humblement : Qu’un jugement du 2ème conseil de guerre de la 6eme division militaire à
Lyon, vient de le condamner à 6 mois d’emprisonnement comme inculpé d’avoir appartenu
à une loge maçonnique dite les amis des hommes et sous laquelle on se serait occupé de
politique. »
Comme pour la défense de Martin Serre, Charnier a recours au pathos. Il cherche à
persuader le Président que la condamnation pourrait avoir des conséquences terribles :
Châlon emprisonné ne serait plus en mesure de subvenir aux besoins de sa famille qui
compte d’ailleurs plusieurs enfants : « Cette condamnation multiplie la peine de l’exposant
attendu qu’il est père de trois enfants dont l’un âgé de 8 ans », « Pendant la durée de sa
peine, sa clientèle se perdrait et sa femme serait dans la dure et indispensable nécessité
d’avoir recours à la charité publique. ». Celle-ci se retrouverait donc dans la plus grande
misère sociale.
Par ailleurs, le défenseur expose les faits qui ont donné lieu à la condamnation du
soussigné :
« Le suppliant, quoique ouvrier laborieux et économe gagnant à peine le stricte
nécessaire à sa jeune famille accepte l’emploi de servant dans la loge incriminée,
et cette adhésion n’eut d’autre mobile que les avantages d’un logement, le
produit d’un jardin et les gratifications inhérentes à cette sorte d’emplois. Sa
position n’était autre chose qu’une domesticité […] Jamais il n’est venu à sa
pensée qu’une seule de ces réunions ait eu le moindre caractère illicite »
Ici, Charnier avance l’argument selon lequel l’adhésion maçonnique de Châlon ne présente
aucun caractère d’engagement spirituel. Elle ne serait qu’un moyen de gagner de l’argent
pour maintenir sa famille en vie. Autrement dit, Châlon ne serait qu’un salarié de la Loge
s’employant de son mieux à préparer les travaux de l’atelier par l’arrangement du matériel
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
sans nul autre souci que de gagner l’estime des membres dont il se considère comme le
subordonné.
De plus, le défenseur, très adroit dans son argumentation, souligne que si la moindre
agitation ou digression politique avait eu lieu durant les tenues, Châlon, par devoir moral et
parce qu’il est quelqu’un d’honnête et de fiable, aurait quitté la Loge et laissé son emploi. Or,
ce n’est pas ce qu’il s’est passé, donc Charnier en déduit la respectabilité de l’institution. :
« […] son obéissance passive aurait été transformée en indignation alors le soussigné
n’aurait pas hésité à quitter un service déshonorant pour la seule raison qu’il aurait été
contraire à la probité qui ne permet pas à un honnête homme d’être l’ignoble valet de
perturbateurs. »
Charnier poursuit sa requête en louant la conduite du condamné, qu’il s’agisse de ses
actes menés en qualité de soldat ou/et de sa vie privée dont le témoignage de voisinage,
peut attester de l’authenticité : « Ç’eut été une dégradation opposée à ses honorables
précédents, soit comme soldat, soit dans la vie civile ; attesté par les notables de son quartier
qui se sont empressés de consoler la probité malheureuse en honorant le soussigné des
certificats ci-joints sur lesquels il appuie son humble supplique, pour laquelle il vous prie de
bien vouloir lui faire grâce. »
Cette pièce montre toute la détermination du défenseur pour extraire le condamné de
sa situation malheureuse. Il est donc très impliqué dans cette affaire et entend faire tout
ce qui est en son pouvoir pour aider Claude Châlon. Il obéit ici au principe d’entraide qui
entoure le milieu mutuelliste et franc-maçon. Pour autant, rien ne permet d’affirmer que
Pierre Charnier appartenait à une quelconque obédience.
La pièce 385 est une note concernant les limites des lois militaires par rapport au
recours en cassation : « les lois militaires n’ont pas la prédominance sur les arrêtés de
cassation, attendu que ces mêmes lois spéciales (militaires) ne sont que les satellites
entrainés par le droit commun ».
La concurrence des lois est-elle un recours envisagé par Pierre Charnier ? Espère-til trouver dans la confrontation des différentes disciplines de droit positif une solution pour
les accusés ? Nous ne pouvons répondre, néanmoins, cette note signale la subordination
structurelle de la décision militaire par rapport aux décisions de droit commun.
La pièce contient également un paragraphe intitulé « RENSEIGNEMENTS ». Il
mentionne : « Serre rien de grave à signaler », « Benisson très dangereux, appartenant à
toutes les sociétés secrètes, il est redouté ». Ces commentaires sont des notes de Pierre
Charnier en vue de préparer la plaidoirie des accusés.Nous constatons qu’il existe une
énorme différence entre la réputation plutôt bonne de Martin Serre et celle de Benisson qui
est craint à cause de la dangerosité de ses opinions.
Cependant, une autre note mentionnant « Berger et Serre connus comme républicains
socialistes » déconstruit le mythe de l’innocence de Serre qui présenterait un réel
attachement au socialisme et à la République, sentiment qu’il partagerait avec Jean Marie
Berger, le propriétaire rentier membre de la Loge. Mais quelle valeur accordée à ces
annotations ? Sont-ce des témoignages ou des éléments à partir desquels Pierre Charnier
entend construire sa plaidoirie? Quelqu’en soit l’origine, ces propos sont des marqueurs de
la mauvaise réputation des membres de l'atelier Les Amis des Hommes.
Une autre note suit les trois précédentes : « le bon le vertueux Châlon déshonoré !
Classé au nombre des ennemis de la paix publique ! Répondrais-je par des excuses [...] un
suppliant appel à l’indulgence des juges »
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Partie 3 la déconstruction endogène du fantasme : l'outil judiciaire
La formule use de l’ironie afin de montrer la gravité de l’accusation qui concerne Châlon.
En effet, elle ne peut être qu’une erreur étant donné la droiture morale et politique de cet
homme qu’il a démontré précédemment. C’est aussi une supplication à l’égard des juges
pour qu’ils reconnaissent l’absurdité de la condamnation de ce franc-maçon qui ne présente
selon lui que des qualités.
La pièce 392 est une Lettre de M. Hermelin232, avocat à la Cour d'Appel et membre de
la Loge Les Amis des Hommes avant 1854, adressée à Pierre Charnier le 6 octobre 1850
dans laquelle il lui communique son avis concernant certains oublis du compte-rendu qu'ils
ont apparemment rédigé ensemble, au sujet de l'affaire de la Loge Les Amis des Hommes.
« Dans notre compte rendu, nous avons omis le formulaire et la question à
placer en titre de l’article immédiatement après les mots préjudiciel […]Lettre
additionnelle : Loge maçonnique Les Amis des hommes de Caluire renvoi après
cassation –fins préjudicielles-double incident- pourvoi à la barre – 14 parvenus
–jugement par défaut-acquittement à l’unanimité. Lorsqu’un conseil […] accuse
un jugement d’un conseil de guerre pour le motif que le fait qui avait été soumis
à une condamnation ne constitue ni crime, ni délit, doit-il prononcer le renvoi
devant un autre tribunal de guerre ?-résolue négativement »
Sans entrer dans les détails du processus judiciaire (vice de procédure entre le droit militaire
et le droit commun), il parait important de relever un élément concernant l'atelier : la question
a été mal posée puisque l'atelier est reconnu par le Suprême Conseil et légalement institué
en tant que « société de bienfaisance » et non « société secrète ». Tout ceci sous-entend
qu’il y a eu une erreur judiciaire sur l’objet de l’accusation qui fausse le procès.
La pièce 393 est le compte-rendu de l'audience du premier Conseil de Guerre dans
lequel Pierre Charnier mentionne l'intervention de M. Hermelin, avocat à la Cour d'Appel.
« […]Monsieur Hermelin (avocat à la cour d’appel de Lyon) prie Monsieur le Président
de lui permettre de présenter ses conclusions préjudicielles ainsi « la loge les amis des
hommes était dans l’impossibilité de se constituer en société secrète vue la présence des
affiliés des autres Loges de la Maçonnerie sans exception ».
L’argument est connu : il s’agit de réfuter l’accusation de société secrète non pas en
insistant sur le procédé légal de son installation mais en insistant sur le fait que la Loge
présente des relations avec d’autres ateliers maçonniques lyonnais, qu’elle tient même
avec certains d’entre eux des tenues communes. Pour cela, elle ne peut pas faire l’objet
d’une telle accusation. Elle n’agit pas de manière isolée et son seul secret est le principe
maçonnique ; or il est commun à l’ensemble des ateliers.
La pièce 395 est une lettre de Pierre Charnier adressée le 12 décembre 1850 à l'avocat
M.Hermelin dans laquelle il le félicite pour sa défense lors du premier Conseil de guerre le
3 décembre 1850, au cours de laquelle il a obtenu l'acquittement des accusés dans l'affaire
de la Loge Les Amis des Hommes.
« La séance du 3 décembre courant mentionnée dans le Moniteur Judiciaire,
laissera de profonds souvenirs. Deux fois dans cette mémorable séance
l’accusation voulut soutenir le choc contre la puissance de vos lumineuses
conclusions, deux fois la vérité fut repoussée, vos studieuses recherches
semblèrent condamnées à ne produire aucun fruit. »
Elle souligne la puissance de la défense de M.Hermelin qui est parvenu à ses buts grâce à
un talent qui lui est propre : la rhétorique. Le récit décrivant la séance exprime par un rythme
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
accéléré, remarquable à travers la succession des propositions, la violence du combat
auquel s’est livré le défenseur pour qu’éclate la vérité.
« La justice du conseil de guerre s’est noblement inclinée en rendant un verdict
d’acquittement conforme à vos irrésistibles conclusions. » « Honneur à vous
monsieur ! Honneur à la noble impartialité du conseil de guerre ! Veuillez agréer
les témoignages de la plus respectueuse reconnaissance des co-accusés Chalon
et Serre ».
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Conclusion
Conclusion
L’étude des archives du procès des Amis des Hommes se clôt donc sur l’acquittement
de Châlon et Serre. La victoire de la défense implique la déconstruction de la théorie du
complot socialiste qui entoure les maçons de notre atelier. Faute de preuves, l’accusation,
pour l'historien tout du moins, ne tient pas. Ces conclusions judiciaires supposent donc
que les membres de la Loge ont été victimes d’un fantasme politique qui s’est formé à
partir de leur réputation socialo-républicaine. Porteurs d’idées progressistes, ils le sont
certainement cependant la justification d’un passage devant le Conseil de Guerre nécessite
l’administration de la preuve d’une menace effective qui n’a jamais été fournie. Ils ont
donc été accusés sur la seule base de la délation ou de la supputation qui est une notion
appartenant au domaine de l’imaginaire.
En raison de la surveillance politique dont elle fait l'objet ainsi qu'en vertu de son statut
et du respect de l’apolitisme qu’il induit, il paraît difficilement probable que la Loge puisse
constituer un lieu d’insurrection. Autre facteur limitant, les Amis des Hommes bien souvent
partagent leurs locaux avec d’autres ateliers233. Celui-ci n’est donc pas un lieu totalement
clos et au sein duquel pourrait se préparer isolément un complot contre l’État. C’est un
espace associatif particulier mais ouvert à d’autres Loges234 et parfois mais rarement aux
profanes par le biais de fêtes communales auxquelles nos maçons participent.
A ces explications externes s’ajoute une limite interne : la Loge a beau définir un
lieu social (en dehors des temples) de partage d'opinions, un fermenteur dans lequel
les idées prolifèrent et se bousculent, ses occupants ne présentent visiblement pas de
conscience politico-maçonnique collective. Les idées les plus révolutionnaires semblent
venir de l’extérieur.
L’atelier pourrait davantage être perçu comme une formation à parler, une école du
nouveau citoyen épris de rhétorique mais pacifique dans son statut maçonnique. Seul le
Vénérable aurait pu engager l'atelier dans une direction politique active, ce qui n'a jamais
été prouvé. D’ailleurs, la Loge ne dispose d'aucun réel leader d'opinions. Le seul homme
qui pourrait présenter un profil d’activisme est Joseph Reynier, fouriériste convaincu qui,
comme nous l'avons vu, est très impliqué dans le commerce véridique et solidaire235 mais
pour lequel l'engagement politique, aussi radical qu'il soit, n'a pas nécessairement supposé
de projet subversif.
Enfin, en tant qu’historien, il est impossible d’obtenir la preuve tangible d’une littérature
maçonnique engagée qu’auraient pu produire les Amis des Hommes dans la mesure où
aucun écrit n’est rédigé avant 1880.
Autrement dit, toutes les archives que j'ai eu en ma possession ne permettent ni de
confirmer la présence d'une volonté conspirationniste parmi les maçons, ni de l'infirmer. En
revanche, malgré leur aspect discontinu, elles confirment la construction d'un fantasme par
les autorités. Fantasme qui prend pleinement part à la construction d'un destin singulier a
posteriori.
« C'est par l'opération du soupçon que l'inconnu est institué comme secret.
Soupçonner , c'est penser que le « dessus » dissimule un « dessous », et que
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LES AMIS DES HOMMES, UNE LOGE LYONNAISE SUBVERSIVE ? HISTOIRE DE LA FABRIQUE
D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
l' « endroit » ne peut-être expliqué que par l'envers. Le soupçon gouverne,
semble-t-il la recherche policière de la vérité »
Hélène L'Heuillet, Basse politique, haute police, Arthème Fayard, Paris, 2001, p 240.
88
Bibliographie
Bibliographie
Sites internet
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D'UN FANTASME DU RÉGIME BONAPARTISTE ET DE SA DÉCONSTRUCTION (1848-1865).
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Sources
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Archives Municipales de Lyon, (18 rue Dugas-Montbel) : cote I2 46 469 à I2 46 534
Bibliothèque Municipale de Lyon, Fond Ancien
-Fonds Fernand Rude, Archives de Pierre Charnier cote MS Rude 380 F.347-396
-Fonds Bricauds cote 479972
90
Bibliographie
Centre de documentation du Musée Gadagne :
-cotes 1222-2 à 1222-4 et 1223-1 à 1223-9
-cotes N1107.13
IDERM (Institut d'Étude et de Recherche Maçonnique)
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