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LNA#54 / mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte
mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte / LNA#54
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parfaitement naturelle en dimensions plus grandes, au
cœur même des relations entre intégrabilité et algèbres
de Lie affines» 6).
Mais les mathématiques font partie de la vie et s’inscrivent
dans une société, le récit montre comment était organisée et
travaillait l’élite de la communauté mathématique de l’Europe
occidentale au sein de laquelle Sophie a pu faire carrière, sou-
tenue par ses amis Weierstrass et Mittag-Leer, en surmontant
dicultés et obstacles. À travers les documents d’époque est
mise au jour la misogynie qui s’est exercée contre elleau-delà
du strict cadre institutionnel : jugements condescendants sur
son travail, manœuvres pour l’empêcher de recevoir des dis-
tinctions, accusations entretenues de dépendance scientique
vis-à-vis de Weierstrass, remarques désobligeantes sur son
style de vie, rumeurs sur des erreurs qu’elle aurait commises
dans son travail et, au nal, refoulement de ce qu’elle a pu ap-
porter. Sophie Kovalevskaya était internationalement connue
et avait une excellente réputation scientique à l’époque,
ce n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui. Un roman s’est
construit sur son histoire pour en faire un personnage en
phase avec l’idée conventionnelle de la féminité.
Fatou, Julia, Montel, le grand prix des sciences mathématiques
de 1918 et après… 7 a une structure moins déconcertante et
l’empathie est moins forte avec le personnage un peu oublié
de Fatou. Mais, le choix est ici encore de faire reconnaître
l’importance des travaux de Fatou et sa modernité dans son
époque, d’expliquer pourquoi il est cependant mal connu et
comment cette méconnaissance puise dans sa personnalité
et dans l’histoire événementielle, celle de la guerre de 1914-1918,
véritable tuerie dans laquelle les jeunes intellectuels français
de l’ENS ont payé un particulièrement lourd tribut. Le récit
est une histoire d’hommes, il suit un ordre à peu près chro-
nologique, celui des documents sortis des comptes rendus
de séances de l’Académie des sciences, des mémoires publiés,
des correspondances. L’ouverture présente les thèmes en
1915, le problème et les personnages, mais c’est la guerre
qui sonne le glas, une génération de mathématiciens a été
sacriée et décimée. Pierre Fatou, 32 ans en 1914, de santé
fragile, n’a pas été mobilisé; Gaston Julia, brillant norma-
6Michèle Audin, op.cit.
7Michèle Audin, Fatou, Julia, Montel, le grand prix des sciences mathématiques de
1918, et après…, éd. Springer, Berlin, 2009.
lien, gravement blessé en janvier 1915 quelques mois après
être parti au front, renaît à la vie dans les sourances d’une
hospitalisation au Val de Grâce en travaillant les mathéma-
tiques; «gueule cassée», il portera toute sa vie un masque
de cuir. Hadamard, Jordan, Borel, Picard ont perdu des ls
dans la tourmente et celui-là qui est revenu sera leur gage de
renouvellement possible, ils soutiendront sa carrière.
L’itération des fractions rationnelles dans le domaine réel
est une question ancienne, liée à la résolution approchée des
équations algébriques par la méthode de Newton. Dans les
dernières années du XIXème siècle, l’extension de cette méthode
au domaine complexe a été étudiée d’un point de vue local.
Les travaux de Gabriel Koenigs ont conduit à la notion de
points d’attraction: si est un point xe de la fonction,
sous certaines conditions, les transformés successifs d’un
point z pris au voisinage de tendent vers . De nombreux
problèmes se posent alors: les points attractifs sont-ils
en nombre limité, quel est le domaine d’attraction de l’un
d’eux, quelle division du plan est ainsi associée à une fonction
donnée? La note de Fatou de 1906 est une première
tentative pour une étude globale, il y montre en gros que
les itérées d’une fraction rationnelle avec un unique point
xe convergent vers ce point sauf sur un ensemble totale-
ment discontinu et parfait; dans les autres cas, les lignes qui
séparent les domaines de convergence ne sont pas, en gé-
néral, analytiques. C’est la première fois que cette question
rencontre «la théorie des ensembles de points» (devenue la
topologie générale).
En décembre 1915, l’Académie des sciences met au concours,
pour l’année 1918, l’étude de la suite des puissances d’une
même substitution, en fonction du choix d’un élément initial.
Fatou et Julia, jeunes mathématiciens bénéciant, par leurs
études à l’ENS, d’un corpus de connaissances commun,
travaillent indépendamment le sujet du concours. Le récit suit
le rythme des notes de Fatou présentées en séance à l’Aca-
démie et celui des plis cachetés déposés par Julia. Ce dernier
apporte, le 24 décembre 1917, son manuscrit concourant
pour le grand prix et demande par lettre l’ouverture de ses
plis armant, avec une certaine arrogance, qu’ils contien-
nent les résultats annoncés par Fatou dans sa dernière note,
assertion que l’Académie juge fondée. Fatou ne concourt
pas, laissant la place libre à Julia, tout en continuant à travailler
la question et à publier.
Mais, si le problème de l’itération est au cœur des mathé-
matiques du récit, il ne s’agit pas d’une histoire de ce