Mémoires de sciences - Espace Culture - Lille 1

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LNA#54 / mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte
Comment écrire l’histoire d’un problème mathématique ?
Résurgences du passé dans le présent : systèmes intégrables dynamique complexe
Par Anne-Marie MARMIER
Maître de conférences honoraire de mathématiques
à l’Université Lille 1
Le grand récit historique du développement des mathématiques est comme un vaste palais toujours en construction
et toujours en travaux ; des salles s’offrent à la découverte, d’autres déjà équipées sont régulièrement repensées et de
nouveaux objets sont alors mis à jour derrière les drapés d’idéologies ou d’interprétations précédentes. Le plan n’est
pas posé a priori.
Le plus souvent, le discours s’organise suivant le temps et
l’espace, il rend compte des traces retrouvées et passe toujours
par faire voir ou raconter ce qui est lu dans les documents.
Mais l’histoire ne peut se suffire d’être un récit, elle ne se réduit
pas à une chronologie passive et à l’exhibition cumulative de
propositions mathématiques, elle vise à une intelligibilité ;
œuvre de connaissance, elle cherche à offrir quelque sens au
lecteur. Alors le récit déplie, explicite, explique, s’organise
en « intrigue », selon le terme de Paul Veyne 1.
Simplifions la complexité : en fait, deux réseaux d’intrigues
se déploient, celui qui porte les résultats mathématiques que
les documents conservés attestent et dont la liste peut être
faite (manuscrits, notes ou articles parus dans des revues,
livres édités, correspondances), et celui des acteurs avec des
personnalités, des intentions, des libertés et des hasards
dont « la conduite se détache sur fond de normalité et de
quotidienneté d’une époque » 2. L’un ne peut exister sans
l’autre, ils sont accrochés l’un à l’autre en des nœuds dont
les plus solides sont désignés comme « Théorème de Untel »
avec dates, souvent seuls signes dans l’enseignement que les
mathématiques sont œuvre humaine avec une histoire.
Le travail d’analyse et d’explication consiste alors le plus
souvent à remplir les trous de cette connaissance lacunaire
en proposant des relations causales (avérées par les textes
ou hypothétiques), en montrant comment à l’intérieur de
la discipline se transforment les pratiques pour façonner de
nouveaux objets ou concepts.
Mais l’histoire est inséparable de l’historien. Il y a d’abord le
choix du sujet, la manière dont on le délimite, on l’oriente,
dont on en présente la compréhension. Dans cet effort de
connaissance s’articulent ouverture à autrui et détachement.
Un travail est nécessaire car l’intervalle de temps qui sépare
de l’objet passé (textes anciens ou actions) n’est pas vide, les
événements étudiés ont porté des fruits, ont eu des conséquences et la connaissance qu’on en a ne peut être coupée de
tous ces effets. D’autre part, « la connaissance d’autrui est
médiate, inférée des comportements et expressions de notre
prochain, compte tenu de l’expérience que nous avons de
nous-mêmes et de la société où nous vivons » 3. En écho à
ces remarques viennent des propos d’Henri-Irénée Marrou
sur le travail de l’historien : « un progrès non pas linéaire (ce
qui serait d’un optimiste naïf), ni pendulaire (ce qui justifierait l’inquiétude du pessimiste), mais bien hélicoïdal – et
nous avons choisi de préciser qu’il décrit une hélice conique,
s’élargissant à chaque spire autant qu’elle progresse en profondeur », sur sa personnalité : « le meilleur historien […]
est l’homme qui par sa structure mentale sera le mieux accordé à résonner harmoniquement, à faire écho, à percevoir
la gamme de longueurs d’onde, spécifique de son objet » 4.
Quand ce travail d’historien ou d’historienne des mathématiques est fait par quelqu’un qui crée des mathématiques
et les pratique, l’objet passé est doublement saisi car il
intéresse aussi, et peut-être d’abord, pour son contenu scientifique qui peut venir féconder des recherches en cours ou
offrir une profondeur à des idées actuelles. Comment écrire
alors l’histoire d’un problème avec rigueur et sans confusion ?
Michèle Audin, mathématicienne, a pris le risque et se
cherche une méthode ; récemment, elle a offert à un large
public deux ouvrages dont la construction et les contenus
mathématique et humain illustrent les facettes multiples de
ce travail, sans clivage et sans mélanger les genres. Deux récits historiques et mathématiques, aux écritures différentes
mais où la conteuse ne se dérobe pas.
Souvenirs sur Sofia Kovalevskaya 5 est l’histoire d’une rencontre
entre deux femmes, mathématiciennes et engagées dans
leur temps. C’est aussi un travail de mémoire toujours
rigoureusement porté par des documents originaux, textes
autobiographiques et correspondances.
Paul Veyne, op. cit.
3
Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, éd. du Seuil, Paris, 1957
(rééd. 1975).
4
8
1
Paul Veyne, Comment on écrit l’ histoire, éd. du Seuil, Paris, 1978.
2
Paul Veyne, op. cit.
Michèle Audin, Souvenirs sur Sofia Kovalevskaya, éd. Calvage et Mounet, Paris, 2008.
5
mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte / LNA#54
Le déroulement du récit n’obéit pas vraiment à un ordre
chronologique linéaire ; les séquences offrent chacune un
point de vue particulier sur la personnalité de Sofia Kovalevskaya et un événement de sa vie ; mais elles ne sont pas
indépendantes, elles dialoguent et, au fil de la lecture, les
thèmes s’élargissent et s’approfondissent.
L’ouverture introduit les thèmes : dates de la vie de Sophie
et, en parallèle, des repères de l’histoire politique, culturelle
et scientif ique des pays européens
qu’elle a traversés ; des « histoires »
nous font plonger dans les événements
et tracent les traits de sa personnalité.
Apparaissent ainsi les contraintes et
interdictions pesant sur Sophie et les
femmes qui lui sont proches. Éternelle
mineure, sans liberté de mouvement
sauf à être mariée, sans accès possible
à l’université, le veuvage est à peu près
la seule façon pour une femme d’être
majeure et respectable, et aussi libre
qu’une femme peut l’être ; c’est ce
qui se passera pour elle.
une variable complexe) et se demande pour quelles autres
formes de solides les solutions peuvent être de ce type. Elle
montre alors que le mouvement ne peut être complètement
décrit par des formules que dans les deux cas déjà traités et
un troisième cas, celui d’un solide avec un axe de révolution orthogonal à la droite joignant le centre de gravité et
le point fixe, ce solide va s’appeler « toupie de Kowalevski ».
Le récit s’organise alors sur deux niveaux, des commentaires d’époque certes, mais c’est la mathématicienne qui
fait comprendre. Qu’entendre par faire
comprendre ? Avoir le souci de transmettre à des non-experts ce qui, d’une
aventure intellectuelle particulière, peut
être perçu dans sa généralité, tout en
faisant l’impasse sur des technicités par
ailleurs admirables : dessiner, expliquer,
simplifier pour donner à voir les formes
de pensée, trouver chez l’autre, le lecteur, le point de résonance qui va lui
permettre de partager quelque chose des
aspects de la pratique mathématique.
À partir de ses propres questions de
recherche sur l’intégrabilité des sysLe cœur du récit concerne les mathématèmes différentiels, elle a rencontré
tiques et explique des mathématiques :
le cas de la toupie de Kowalevski et,
Sofia Kovalevskaya - août 1895
la thèse de Sophie d ’abord (1874),
de là, elle a rencontré Sofia Kovalevsdirigée par Karl Weierstrass, puis les
kaya. Elle explique donc en projetant
articles sur le mouvement d’un solide autour d’un point fixe
son expérience de mathématicienne, celle-ci lui perqui lui vaudront le prix Bordin de l’Académie des Sciences
met d’argumenter et de démontrer avec soin en quoi
de Paris (1888).
ce travail est remarquable et novateur : il fait avancer
un problème sur lequel d’autres ont travaillé, il en proLe théorème démontré dans la thèse, dit « théorème de
pose une approche nouvelle qui conduit à appliquer des
Cauchy-Kovalevskaya », généralise un résultat de Cauchy, il
techniques nouvelles, il fait émerger de nouveaux proaffirme l’existence, sous certaines conditions, d’une solution
blèmes, dont on recommence à parler près d’un siècle
analytique locale unique pour une équation aux dérivées
après. Des mémoires du prix Bordin à la connaissance
partielles analytiques, et donne un contre-exemple montrant
actuelle des différentes notions d’intégrabilité, cette
l’optimalité de ces conditions qui surprend Weierstrass.
histoire permet aussi de souligner, en passant, deux inLe problème du mouvement d’un solide pesant avec un
variants dans l’exercice des mathématiques : étudier une
point fixe est ancien, il traîne depuis le XVIIIème siècle.
situation au miroir d’une autre (ici, examiner la possiIl s’agit de décrire explicitement le mouvement à l’aide de
bilité pour un système différentiel d’être complètement
fonctions ; Euler l’a résolu dans le cas où le centre de graintégrable à travers le groupe de Galois différentiel d’un
vité du solide coïncide avec le point fixe, Lagrange dans le
système linéaire associé), voir l’événement auquel on
cas où la droite qui joint le centre de gravité au point fixe
s’intéresse comme la trace d’une situation plus simple
est axe de révolution du solide, le cas d’une toupie. Sophie
en dimension supérieure (ici « la toupie de Kowalevski »
remarque que, dans ces deux cas, les solutions sont des
est la manifestation dans notre dimension 3 d’espace
fonctions méromorphes du temps (considéré alors comme
d’une famille de « toupies » qui apparaissent de façon
9
LNA#54 / mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte
parfaitement naturelle en dimensions plus grandes, au
cœur même des relations entre intégrabilité et algèbres
de Lie affines » 6 ).
Mais les mathématiques font partie de la vie et s’inscrivent
dans une société, le récit montre comment était organisée et
travaillait l’élite de la communauté mathématique de l’Europe
occidentale au sein de laquelle Sophie a pu faire carrière, soutenue par ses amis Weierstrass et Mittag-Leffler, en surmontant
difficultés et obstacles. À travers les documents d’époque est
mise au jour la misogynie qui s’est exercée contre elle au-delà
du strict cadre institutionnel : jugements condescendants sur
son travail, manœuvres pour l’empêcher de recevoir des distinctions, accusations entretenues de dépendance scientifique
vis-à-vis de Weierstrass, remarques désobligeantes sur son
style de vie, rumeurs sur des erreurs qu’elle aurait commises
dans son travail et, au final, refoulement de ce qu’elle a pu apporter. Sophie Kovalevskaya était internationalement connue
et avait une excellente réputation scientifique à l’époque,
ce n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui. Un roman s’est
construit sur son histoire pour en faire un personnage en
phase avec l’idée conventionnelle de la féminité.
Fatou, Julia, Montel, le grand prix des sciences mathématiques
de 1918 et après… 7 a une structure moins déconcertante et
l’empathie est moins forte avec le personnage un peu oublié
de Fatou. Mais, le choix est ici encore de faire reconnaître
l’importance des travaux de Fatou et sa modernité dans son
époque, d’expliquer pourquoi il est cependant mal connu et
comment cette méconnaissance puise dans sa personnalité
et dans l’histoire événementielle, celle de la guerre de 1914-1918,
véritable tuerie dans laquelle les jeunes intellectuels français
de l’ENS ont payé un particulièrement lourd tribut. Le récit
est une histoire d’hommes, il suit un ordre à peu près chronologique, celui des documents sortis des comptes rendus
de séances de l’Académie des sciences, des mémoires publiés,
des correspondances. L’ouverture présente les thèmes en
1915, le problème et les personnages, mais c’est la guerre
qui sonne le glas, une génération de mathématiciens a été
sacrifiée et décimée. Pierre Fatou, 32 ans en 1914, de santé
fragile, n’a pas été mobilisé ; Gaston Julia, brillant norma6
Michèle Audin, op.cit.
Michèle Audin, Fatou, Julia, Montel, le grand prix des sciences mathématiques de
1918, et après…, éd. Springer, Berlin, 2009.
7
10
lien, gravement blessé en janvier 1915 quelques mois après
être parti au front, renaît à la vie dans les souffrances d’une
hospitalisation au Val de Grâce en travaillant les mathématiques ; « gueule cassée », il portera toute sa vie un masque
de cuir. Hadamard, Jordan, Borel, Picard ont perdu des fils
dans la tourmente et celui-là qui est revenu sera leur gage de
renouvellement possible, ils soutiendront sa carrière.
L’itération des fractions rationnelles dans le domaine réel
est une question ancienne, liée à la résolution approchée des
équations algébriques par la méthode de Newton. Dans les
dernières années du XIXème siècle, l’extension de cette méthode
au domaine complexe a été étudiée d’un point de vue local.
Les travaux de Gabriel Koenigs ont conduit à la notion de
points d’attraction : si est un point fixe de la fonction,
sous certaines conditions, les transformés successifs d’un
point z pris au voisinage de tendent vers . De nombreux
problèmes se posent alors : les points attractifs sont-ils
en nombre limité, quel est le domaine d’attraction de l’un
d’eux, quelle division du plan est ainsi associée à une fonction
donnée ? La note de Fatou de 1906 est une première
tentative pour une étude globale, il y montre en gros que
les itérées d’une fraction rationnelle avec un unique point
fixe convergent vers ce point sauf sur un ensemble totalement discontinu et parfait ; dans les autres cas, les lignes qui
séparent les domaines de convergence ne sont pas, en général, analytiques. C’est la première fois que cette question
rencontre « la théorie des ensembles de points » (devenue la
topologie générale).
En décembre 1915, l’Académie des sciences met au concours,
pour l’année 1918, l’étude de la suite des puissances d’une
même substitution, en fonction du choix d’un élément initial.
Fatou et Julia, jeunes mathématiciens bénéficiant, par leurs
études à l’ENS, d’un corpus de connaissances commun,
travaillent indépendamment le sujet du concours. Le récit suit
le rythme des notes de Fatou présentées en séance à l’Académie et celui des plis cachetés déposés par Julia. Ce dernier
apporte, le 24 décembre 1917, son manuscrit concourant
pour le grand prix et demande par lettre l’ouverture de ses
plis affirmant, avec une certaine arrogance, qu’ils contiennent les résultats annoncés par Fatou dans sa dernière note,
assertion que l’Académie juge fondée. Fatou ne concourt
pas, laissant la place libre à Julia, tout en continuant à travailler
la question et à publier.
Mais, si le problème de l’itération est au cœur des mathématiques du récit, il ne s’agit pas d’une histoire de ce
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problème ; il suffit, pour le voir, de le comparer avec le texte
de D.S Alexander 8 par exemple. Il ne s’agit pas non plus
d’une lecture mathématicienne des articles qui éclairent les
résultats nouveaux en remettant en place les filiations depuis Fatou et Julia 9.
2
L’explication mathématique des mémoires de l’un et de
l’autre fait comprendre comment deux mathématiciens,
au sein d’une communauté, aboutissent indépendamment
sur un même problème à des résultats analogues avec des
styles mathématiques différents (Julia dans l’analyse complexe « à la Picard », Fatou, de par la théorie de la mesure,
plus ouvert à la topologie générale en création). Faire saisir
comment ces travaux construisent de nouveaux objets
et installent peu à peu un vocabulaire, comment cette recherche, quoique spécialisée, convoque pour avancer d’autres
branches des mathématiques. Un des beaux moments de
l’intrigue mathématique est certainement la prise en main
par l’un et l’autre, sans concertation réciproque, de l’outil
Daniel S. Alexander, A history of complex dynamics from Schröder to Fatou and
Julia, Vieweg § Sohn, Braunschweig/Wiesbaden, 1994.
des familles normales de fonctions méromorphes, présenté
par Paul Montel dans une note de 1917, ce qui montre à
quel point les pratiques sont déterminantes dans le travail
mathématique.
Après les publications de Fatou et Julia, la théorie des
ensembles de Julia s’endort pendant 50 ans environ (Julia n’a pas eu d’élèves intéressés à cette question et Fatou,
astronome-adjoint à l’observatoire de Paris, est à l’écart et
meurt assez jeune). Elle se trouve réactivée par le travail de
B. Mandelbrot sur des phénomènes naturels ou autres qui
n’obéissent pas au hasard circonscrit dans la loi des grands
nombres. Il présente, en 1980, les aspects fractals d’une
itération ; des images d’ensembles de Julia peuvent alors être
vues réellement, en rapport avec un nouvel objet, « l’ensemble de Mandelbrot ». Depuis, l’expérimentation mathématique via le support des machines amène à de nouvelles
découvertes et beaucoup prospectent la théorie.
L’autre partie du récit, inséparable de la première, ni en
contrepoint, ni en avant-scène, détachée et présente, dessine
les personnalités, les relations humaines à l’intérieur de la
communauté mathématique française et le traumatisme de
la guerre. Cette tension parcourt la forme chronologique
du récit : l’effort de guerre des mathématiciens, l’ambiance
patriotique, la propagande, la collaboration coupée pour
de longues années avec les mathématiciens allemands, la
toute puissance d’Émile Picard, les coteries et les querelles
de priorité.
Ces deux études de cas dépassent leurs singularités, elles
dégagent sur fond d’époque un paysage du monde mathématique et offrent ainsi une sorte de miroir à notre communauté où coexistent réaction et audaces. Elles racontent
comment les mathématiques actuelles peuvent se créer sans
rien perdre de leurs origines tout en s’en détachant, ouvertes
à d’autres transformations, comme va la vie.
8
Voir pour cela Paul Blanchard, « Complex analytic dynamics on the Riemann
sphere », Bulletin of the AMS, vol 11, 1984 ; ou F. Haeseler et H.O. Peitgen,
« Newton’s method and complex dynamical systems », Acta applicandae mathematicae, 13, 1988.
9
1 - The Mandelbrot set and some magnifications.
2 - Four different Julia sets of pc(z) = z 2 + c.
Newton’s Method and Complex Dynamical Systems
F. Haeseler and H.O. Peitgen
Acta Applicandae Mathematicae 13 (1988), 3 58. 3
© 1988 by KluwerAcademic Publishers
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