Dominique Wolton
CNRS, Paris
LES CONTRADICTIONS DE
L'ESPACE PUBLIC MÉDIATISÉ
La démocratie recquiert l'existence d'un espace public où sont débattus contradictoire-
ment les grands problèmes du moment. Cet espace symbolique inséparable du principe de
« publicité » et de « sécularisation », est une des conditions structurelles du fonctionnement de
la démocratie. La démocratie de masse a ensuite conduit à ce qu'un plus grand nombre
d'acteurs s'exprime sur un plus grand nombre de sujets. Ce qui a modifié l'espace public dans le
sens d'un élargissement, résultat conjugué de la démocratisation, et du rôle croissant des
médias. C'est pourquoi, l'espace public contemporain peut être appelé «espace public
médiatisé », au sens où il est fonctionnellement et normativement indissociable du rôle des
médias.
L'espace public est apparu dans sa forme moderne au XVIIIe siècle. Il est alors limité, lié à
l'existence d'une élite éclairée, petite en nombre, homogène sur le plan social et culturel, qui
débat entre
elle,
en petits cercles, informée à la fois par ses contacts personnels et par une presse
écrite et une librairie qui restent confidentielles dans leurs tirages.
Rien à voir avec l'espace public d'une démocratie de masse. Ici on trouve au contraire le
suffrage universel égalitaire
;
l'élargissement constant du champ politique ; une institutionnalisa-
tion des grandes fonctions (éducation; santé...); des acteurs d'origine sociale et culturelle
différenciée ; des conflits plus nombreux mais plus institutionnalisés ; une internationalisation
des problèmes; la présence des médias de masse; un rôle certain de l'opinion publique par
HERMÈS 10, 1991 95
Dominique Wolton
l'intermédiaire des sondages. Tout ceci n'a pas grand-chose à voir avec les références théoriques
et historiques que beaucoup ont en tête quand ils parlent de l'espace public.
C'est aujourd'hui, plus qu'aux XVIIIe et XIXe siècles qu'apparaît la nécessité, pour
comprendre ce qu'est la démocratie d'évaluer avec précision ce que recouvre ce concept. Si
celui-ci
s'est
progressivement imposé en vingt ans, au point de devenir presqu'à la mode, il faut
reconnaître par contre que les travaux le concernant restent peu nombreux {cf. note 1 et 2).
Pour ma part, j'essaye depuis maintenant plusieurs années de réfléchir aux caractéristiques
théoriques de cet espace public contemporain, et notamment au rôle qu'y jouent les médias.
Le paradoxe d'ailleurs de l'espace public médiatisé de la démocratie de masse est de
s'être
mis en place en un demi-siècle sans que beaucoup de travaux théoriques3 y soient consacrés. On
parlait encore des conditions d'émergence du modèle démocratique libéral, de ses possibilités,
on dénonçait le plus souvent ses impasses et ses mensonges, alors que de fait on était déjà entré
dans une autre histoire politique, celle de la démocratie de masse. La réalité a été plus rapide
que les idées.
J'ai suffisamment insisté ailleurs4 sur le fait que la communication n'est pas antinomique
avec la démocratie de masse mais qu'elle en est au contraire une condition structurelle, pour
qu'il soit nécessaire d'y revenir. Je voudrais plutôt examiner ici un certain nombre de
contradictions liées au fonctionnement de cet espace public élargi, caractéristique de la
démocratie de masse. Moins, pour remettre en cause son rôle et son statut, que pour analyser les
dysfonctionnements consécutifs à son avènement.
Revenons un moment sur les caractéristiques de l'espace public médiatisé où les liens
symboliques sont beaucoup plus importants que les liens réels et concrets. Π renvoie à une
société ouverte, urbanisée, dans laquelle les relations sociales sont marquées par une forte
valorisation de l'individu, tant sur le plan du travail que sur celui du modèle de consommation.
Mais,
cet espace est aussi marqué par l'organisation de masse, tant sur le plan du travail, que sur
celui de la consommation, des loisirs, de l'éducation. La contradiction principale de notre
société, et son intérêt, est de gérer ces deux dimensions opposées. Dans Eloge du Grand Public
(1990),
j'ai parlé de « société individualiste de
masse
» pour faire ressortir l'opposition entre ces
deux dimensions : une priorité accordée à tout ce qui facilite l'expression, l'identité, la
libération de l'individu, plus que de la personne d'ailleurs, et en même temps une société qui,
sur le plan économique, politique et culturel repose sur l'échelle du grand nombre. Cette
antinomie recquiert l'existence d'un espace public élargi médiatisé pour que les contradictions
inhérentes à cette double orientation ne soient pas trop violentes.
L'espace public médiatisé est un des lieux symboliques, parfois le seul, où peut se gérer
cette caractéristique contradictoire des sociétés actuelles.
C'est également un espace dans lequel la presse écrite et les médias audiovisuels jouent un
rôle considérable en terme d'information et de communication. Non seulement parce qu'ils sont
nombreux, libres et en concurrence, mais aussi parce que l'élargissement du champ de la
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Les contradictions de l'espace public médiatisé
politique leur confère un rôle central, tant pour la production que la diffusion de l'information.
Les sociétés ouvertes doivent disposer d'un moyen de relation à l'autre : c'est la fonction de
l'information, récit d'un monde qui élargit sans cesse ses frontières, mais qui s'adresse à une
communauté bien particulière beaucoup plus réduite, et en général, nationale. Les sociétés ne
peuvent s'ouvrir les unes sur les autres qu'à la condition de conserver leur identité. Communica-
tion et identité ne sont donc pas antagonistes, mais substantiellement liées. La communication
peut multiplier la diffusion d'informations de plus en plus nombreuses, venant de tous les coins
du monde, uniquement parce qu'il existe simultanément des communautés restreintes de
réception et d'interprétation de ces informations.
Enfin, c'est un espace public marqué par la présence des sondages. Ceux-ci construisent
une représentation constante de l'opinion publique. L'information des médias sur les événe-
ments d'une part, et l'information des sondages sur l'état de l'opinion d'autre part, sont la
condition de fonctionnement de l'espace public élargi de la démocratie de masse. On y retrouve
les caractéristiques de la société individualiste de masse avec la gestion de trois paramètres
souvent contradictoires : la liberté et la pluralité de l'information
;
la valorisation de l'individu
;
une société marquée par le nombre et la standardisation.
J'examinerai dix contradictions de cet espace public médiatisé.
1.
La tyrannie de l'événement
Le premier paradoxe est « la réduction » de toutes les échelles de temps à celle de
l'événement. C'est l'impérialisme du « news », de l'instant et du direct. Le temps de l'informa-
tion est littéralement réduit à la seule durée de l'instant. Il n'existe que ce qui surgit. Le
triomphe de l'information est la conséquence d'un double changement : l'élargissement du
champ de la politique, lié à la victoire de la démocratie et les fantastiques progrès sur le plan
technique, sur la production, la diffusion et la réception de l'information. Toute la difficulté
vient de ce double changement, politique et technique, l'un n'étant évidemment pas sans
rapport avec l'autre. Le changement technique dans l'information a permis de réaliser les rêves
les plus audacieux en donnant au citoyen le moyen de savoir ce qui se passe le plus rapidement
et le plus complètement possible quasiment partout en direct.
Résultat
?
Le direct qui était hier à la fois l'horizon de l'information et son idéal, devient le
pain quotidien, l'ordinaire. L'effet de ce changement de proportion sur la chaîne de l'informa-
tion est considérable car le direct apparaît en quelque sorte comme le standard, dont l'effet est
encore renforcé par le poids de l'image. La chronologie de l'information est aujourd'hui
étalonnée par rapport « au direct » alors même que de très nombreuses situations d'informa-
tions ne justifient pas un tel rythme ni une telle échelle de temps, ni surtout une telle échelle de
compréhension. Si le direct s'impose pour certains événements, il ne peut s'imposer comme la
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Dominique Wolton
norme et l'idéal de l'information. La domination d'un modèle de l'information marqué par
l'urgence et l'événement a nécessairement un impact très lourd sur toute la conception de
l'information : l'honnêteté d'une émission se jugerait simplement au fait d'être « en direct ». La
valorisation de l'instant est déjà très forte puisque tout ce qui est neuf et nouveau est privilégié,
tout ce qui est lent et complexe a tendance à être évacué. Quel événement peut durer plus d'une
semaine dans les médias
?
Tout ce qui dure trop longtemps lasse et n'attire plus l'attention. Il y a
évidemment une contradiction entre la rapidité de l'information, la simplification qui en résulte
et la complexité de l'histoire et des problèmes de société
La contradiction croissante entre la logique de l'information événementielle et le rythme du
fonctionnement de la société résulte assez directement du triomphe de l'information. Mais la
politique, et encore moins la société ne vivent au simple rythme de l'événement et du direct.
La démocratie nie le temps qu'il lui a fallu pour advenir.
Elle devient chronophage de la durée, sans laquelle elle n'est pas. Quel temps ne lui
a-t-il
pas fallu pour s'installer!... Pour que les hommes, les partis, et les intérêts apprennent à se
confronter plutôt qu'à se
battre.
A dialoguer plutôt qu'à s'éliminer. A se reconnaître, si ce n'est à
s'admettre. Seule la durée permet à la démocratie de trouver peu à peu ses marques. Pourquoi
ce temps et cette durée, condition structurelle de son existence, sont-ils niés par l'information
?
C'est, par et au travers de l'information que la démocratie gère ses conflits et ses contradictions.
Si la durée est niée dans la production et la consommation de l'information, le temps
indispensable à la gestion des contradictions au sein d'une démocratie risque lui-même d'être
nié ou sous-estimé. Le poids de l'idéologie technocratique contribue à accréditer cette idée
d'une rationalité du temps historique. Entre le temps technologique et le temps des médias, il
est bien difficile de préserver le temps de l'histoire et de la société.
2.
Le « bocal » médiatique
La victoire de l'information aurait dû rapprocher les journalistes, les hommes politiques, et
en général les élites, du reste de la société. En effet, l'omniprésence des médias et des sondages
permet de « tout savoir sur tout ». Pourtant, « la classe médiatique, intellectuelle et politique »
n'est pas plus proche des problèmes de société qu'hier, même si elle a très exactement le
sentiment inverse. En effet cette connaissance élargie de la réalité est très « médiatisée »,
c'est-à-dire liée à des informations, et dépend de moins en moins de l'expérience. A cet
éloignement inévitable de l'expérience s'ajoutent les biais qu'introduisent les journalistes et les
médias dans l'appréhension de la réalité. L'échelle de l'expérience ne
s'est
pas élargie
proportionnellement au nombre d'événements couverts par les médias, si bien que l'accès aux
événements hors du champ de l'expérience personnelle, est à la fois plus grand qu'hier et
dépend d'une médiation journalistique. A cet inévitable biais s'en ajoute un autre : l'omni-
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Les contradictions de l'espace public médiatisé
présence des médias et de l'information ne peut rien contre le fait qu'il est impossible de tout
savoir sur la réalité. On ne s'intéresse pas à tout, et de toute façon, un décalage demeure entre la
perception que l'on peut avoir de la réalité, par l'intermédiaire de l'information, et l'expérience
concrète que l'on en a par ailleurs. Il y a une « connaissance » de la réalité qui demande du
temps, et une certaine expérimentation, les deux étant en quelque sorte antinomiques avec le
schéma rationnel de l'information qui domine dans nos sociétés, avec la logique de l'événement,
l'instantané des sondages, la sécheresse des statistiques et la distance des enquêtes.
C'est donc l'attitude à l'égard de la réalité qui change puisque, de bonne foi, les élites
peuvent croire qu'elles savent l'essentiel. Mais elles savent tout sur « un certain mode ». De
toutes façons, elles ont tendance à « s'auto-intoxiquer » en utilisant les mêmes informations, en
partageant le plus souvent la même vision du monde, en changeant le plus souvent d'opinion
ensemble. Sensibles aux mêmes mouvements d'idées, elles pratiquent parfois un véritable
processus d'auto-identification, qui est à la fois un mode de distinction à l'égard des autres et un
moyen d'entraide mutuelle.
En d'autres termes, ü n'y a pas de lien direct entre appartenir à la même élite culturelle,
aujourd'hui plus nombreuse et plus « mélangée » qu'hier, et connaître mieux la réalité, même si
l'on en est mieux informé. Non seulement l'usage des mêmes informations et des mêmes
données tend à développer une vision identique du monde, mais surtout l'existence d'une
« communauté des élites » aboutit à un processus d'auto-légitimation. Les élites ont moins le
sentiment de tout savoir que de savoir l'essentiel, d'autant qu'elles voyagent beaucoup plus que
la moyenne des autres catégories sociales et culturelles et qu'à l'étranger elles rencontrent le plus
souvent des populations qui ont des caractéristiques socio-culturelles identiques. Contrairement
à ce que l'on n'aurait pu penser, l'omniprésence de l'information ne donne pas aux élites le
sentiment d'une réalité de plus en plus complexe, elle crée exactement le sentiment inverse. Il
n'y a donc pas contradiction entre croissance de l'information et croissance de la hiérarchie
sociale et culturelle, pas plus qu'il n'y en a entre l'élargissement de la vision du monde et le
maintien d'un décalage dans l'expérience de cette même réalité.
La coupure entre les élites et le reste du monde est peut-être plus dommageable qu'hier,
car hier le reste de la population ne voyait pas ce décalage, aujourd'hui plus visible grâce aux
médias. Autrement dit, on observe toujours le même effet de « bocal » des élites mais cet effet
est maintenant perçu par les autres catégories socio-culturelles.
Qui aurait pensé, il y a 60 ans, au début de l'essor des médias de masse, que leur
généralisation, comme celle des sondages, considérés à juste titre comme un outil démocratique,
aboutirait au renforcement d'un processus si ce n'est de non communication en tout cas de
communication tronquée
?
Le risque de coupure est également renforcé par l'effet de saturation que le public peut
avoir à l'égard d'un flot continu d'information. Le paradigme dominant de « l'information
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