Dominique Wolton
l'intermédiaire des sondages. Tout ceci n'a pas grand-chose à voir avec les références théoriques
et historiques que beaucoup ont en tête quand ils parlent de l'espace public.
C'est aujourd'hui, plus qu'aux XVIIIe et XIXe siècles qu'apparaît la nécessité, pour
comprendre ce qu'est la démocratie d'évaluer avec précision ce que recouvre ce concept. Si
celui-ci
s'est
progressivement imposé en vingt ans, au point de devenir presqu'à la mode, il faut
reconnaître par contre que les travaux le concernant restent peu nombreux {cf. note 1 et 2).
Pour ma part, j'essaye depuis maintenant plusieurs années de réfléchir aux caractéristiques
théoriques de cet espace public contemporain, et notamment au rôle qu'y jouent les médias.
Le paradoxe d'ailleurs de l'espace public médiatisé de la démocratie de masse est de
s'être
mis en place en un demi-siècle sans que beaucoup de travaux théoriques3 y soient consacrés. On
parlait encore des conditions d'émergence du modèle démocratique libéral, de ses possibilités,
on dénonçait le plus souvent ses impasses et ses mensonges, alors que de fait on était déjà entré
dans une autre histoire politique, celle de la démocratie de masse. La réalité a été plus rapide
que les idées.
J'ai suffisamment insisté ailleurs4 sur le fait que la communication n'est pas antinomique
avec la démocratie de masse mais qu'elle en est au contraire une condition structurelle, pour
qu'il soit nécessaire d'y revenir. Je voudrais plutôt examiner ici un certain nombre de
contradictions liées au fonctionnement de cet espace public élargi, caractéristique de la
démocratie de masse. Moins, pour remettre en cause son rôle et son statut, que pour analyser les
dysfonctionnements consécutifs à son avènement.
Revenons un moment sur les caractéristiques de l'espace public médiatisé où les liens
symboliques sont beaucoup plus importants que les liens réels et concrets. Π renvoie à une
société ouverte, urbanisée, dans laquelle les relations sociales sont marquées par une forte
valorisation de l'individu, tant sur le plan du travail que sur celui du modèle de consommation.
Mais,
cet espace est aussi marqué par l'organisation de masse, tant sur le plan du travail, que sur
celui de la consommation, des loisirs, de l'éducation. La contradiction principale de notre
société, et son intérêt, est de gérer ces deux dimensions opposées. Dans Eloge du Grand Public
(1990),
j'ai parlé de « société individualiste de
masse
» pour faire ressortir l'opposition entre ces
deux dimensions : une priorité accordée à tout ce qui facilite l'expression, l'identité, la
libération de l'individu, plus que de la personne d'ailleurs, et en même temps une société qui,
sur le plan économique, politique et culturel repose sur l'échelle du grand nombre. Cette
antinomie recquiert l'existence d'un espace public élargi médiatisé pour que les contradictions
inhérentes à cette double orientation ne soient pas trop violentes.
L'espace public médiatisé est un des lieux symboliques, parfois le seul, où peut se gérer
cette caractéristique contradictoire des sociétés actuelles.
C'est également un espace dans lequel la presse écrite et les médias audiovisuels jouent un
rôle considérable en terme d'information et de communication. Non seulement parce qu'ils sont
nombreux, libres et en concurrence, mais aussi parce que l'élargissement du champ de la
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