La nouvelle vague de privatisation en Russie

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La nouvelle vague de privatisation en Russie
Sergueï Gouriev
Note de l’Observatoire franco-russe, no 2, Janvier 2013
La nouvelle vague de privatisation en Russie
AUTEUR
Sergueï Gouriev
Sergueï Gouriev est professeur d’économie et recteur de la Nouvelle école
d’économie de Moscou (NES).
Sergueï Gouriev est diplômé avec mention summa cum laude de l’Institut de
Physique et de Technologie de Moscou. En 1997-98, après son doctorat, il obtient
un poste à l’Institut de Technologie du Massachusetts (MIT), puis enseigne en 200304 à l’Université de Princeton. Sergueï Gouriev publie des articles dans les plus
grandes revues internationales, telles que American Economic Review, American
Political Science Review, et Journal of European Economic Association. En 2006,
Sergueï Gouriev est sélectionné comme « Jeune Leader Mondial » par le Forum
économique mondial de Davos et rejoint, en 2011, le Conseil de l’Agenda Global
sur l’Europe. Il est membre du Conseil d’administration de la Sberbank, de Russia
Venture Company, d’Alfa Strakhovanie, de Russian Home Mortgage Lending Agency
et de la Dinasty Foundation. Il est membre du Conseil Scientifique, Technologique
et Educatif près la présidence russe, ainsi que du Conseil consultatif de l’Institut
Peterson pour l’Economie Internationale (Washington, DC) et du Conseil scientifique
de Bruegel, un cercle de réflexion économique basé à Bruxelles.
Sergueï Gouriev est membre du Conseil scientifique de l’Observatoire f rancorusse.
Observatoire Franco-Russe
Créé en mars 2012 à l’initiative du Conseil économique de la Chambre de
Commerce et d’Industrie Franco-Russe (CCIFR), l’Observatoire a pour vocation de
produire une expertise approfondie sur la Russie, ainsi que de promouvoir une
meilleure connaissance des réalités françaises auprès des élites politiques et
économiques russes. Il publie des notes thématiques et un rapport annuel sur la
Russie. Il organise également des manifestations (colloques, séminaires, conférences
de presse) à Paris, à Moscou et dans les régions russes. L’Observatoire franco-russe
s’est doté d’un conseil scientifique réunissant une douzaine d’universitaires et
experts (Alain Blum, Pascal Boniface, Isabelle Facon, Pierre Kopp, Jean Radvanyi,
Marie-Pierre Rey, Evgueni Gavrilenkov, Sergueï Gouriev, Fiodor Loukianov, Sergueï
Karaganov, Rouslan Poukhov, Konstantin Simonov) qui participent activement à ses
travaux.
Note de l’Observatoire franco-russe, no 2, Janvier 2013
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
Sommaire
2
Auteur / Observatoire franco-russe 3
Sommaire
4
Introduction
5
Que possède l’État russe ?
7
Pourquoi la privatisation est nécessaire 8
Les arguments contre la privatisation 12
Des paroles et des actes 13
Le risque d’un ajournement de la privatisation 15
Conclusion
16
Bibliographie
Note de l’Observatoire franco-russe, no 2, Janvier 2013
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
Introduction
L’État russe est sur le point de procéder à une vente massive de ses actifs. Depuis
plusieurs années, les présidents du pays — Dmitri Medvedev comme Vladimir
Poutine — affirment régulièrement que la privatisation est l’une des priorités de leur
politique économique. Dans son discours programmatique prononcé lors du Forum
économique international de Saint-Pétersbourg en juin 2011, Dmitri Medvedev
se déclare favorable à la vente des participations de l’Etat dans les compagnies
publiques où il détient des participations majoritaires ou des minorités de blocage,
à l’exception des infrastructures et des entreprises du secteur de la défense. Un
an plus tard, s’exprimant à la même tribune, son prédécesseur et successeur au
Kremlin, Vladimir Poutine, confirme son attachement à la prépondérance de la
propriété privée. Il réitère que « le capitalisme d’État n’est pas notre objectif » et
promet que l’État va « progressivement se retirer de toute une série de secteurs et
d’actifs ». Pendant la dernière campagne présidentielle, Vladimir Poutine a publié
son programme économique dans le journal Vedomosti1. Là aussi, « la réduction de
la part de l’État dans l’économie » est présentée comme l’une de ses priorités en
matière de politique économique.
Ces engagements ont été formalisés dans le décret présidentiel « Sur la
politique économique à long terme de l’État » que Vladimir Poutine a signé le 7
mai 2012, immédiatement après son investiture. Dans ce document, le président
russe s’engage à « parachever, avant l’année 2016, le retrait de l’État du capital
des compagnies qui ne relèvent ni du secteur des ressources naturelles, ni des
monopoles naturels, ni du complexe militaire ». Ces promesses sont moins
ambitieuses que celles qui découlaient de ses déclarations précédentes. En
particulier, le décret exclut la privatisation des compagnies œuvrant dans le secteur
des matières premières et des monopoles naturels (c’est-à-dire qu’il interdit la
vente de Gazprom et de Rosneft, dont la privatisation pourrait rapporter au budget
plus que celle de tous les autres actifs de l’État réunis). En revanche, le décret fixe
un délai clair pour la vente intégrale de tous les actifs visés - 2016. Comme nous
allons le voir, pour écouler dans un tel délai tous les actifs envisagés, l’État devra
effectuer un travail colossal. Car la part qu’il détient aujourd’hui dans l’économie
est extrêmement élevée.
1
« Nam noujna novaïa ekonomika » [Nous avons besoin d’une nouvelle économie], Vedomosti, 30 janvier 2012.
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
Que possède l’État russe ?
Il n’est pas si facile d’évaluer la part de l’État dans l’économie russe. Ce qui est
sûr, c’est qu’elle est trop importante, ce qu’admettent d’ailleurs volontiers Poutine
et Medvedev. L’État russe est omniprésent dans les secteurs stratégiques et détient
les plus grandes entreprises du pays. Même sans tenir compte des corporations
d’État (par exemple la Vneshekonombank ou Rosatom) ou des compagnies
publiques dont l’État détient 100 % du capital (par exemple les Chemins de fer de
Russie [RZD], la Compagnie unifiée de construction navale [OSK] ou la Compagnie
aéronautique unifiée [OAK]), l’État possède la majeure partie des plus grands
groupes du pays. Ainsi, si l’on examine les dix compagnies ayant la plus grande
capitalisation boursière, on s’aperçoit que l’État détient 62 % de leur capitalisation
boursière cumulée. Ce ratio est encore de 54 % si l’on élargit la palette aux vingt
plus grandes compagnies du pays.
Mais la propriété d’État ne se limite pas aux grandes entreprises. Le site de
l’Agence fédérale à la propriété d’État (Rosimouchtchestvo) indique que l’État
détient des participations dans 2 933 sociétés. De plus, l’Etat possède un milliard
d’hectares de biens fonciers (soit plus de la moitié de la superficie de la Russie !).
Combien tout cela vaut-il ? En réalité, même Rosimouchtchestvo l’ignore
pour l’instant. Ce n’est pas un hasard si le projet de Concept de gestion de la
propriété fédérale jusqu’en 2018 (il s’agit de facto du plan stratégique de travail de
Rosimouchtchestvo) prévoit que l’inventaire total des sites relevant de la propriété
fédérale ne sera pas terminé avant 2015. 1
D’après les calculs de la Direction de contrôle de l’administration présidentielle2,
ces actifs peuvent être estimés à plusieurs milles de milliards de roubles. Est-ce peu
ou beaucoup ? C’est indiscutablement beaucoup, gigantesque même : par exemple,
le Global Wealth Report de 2012 évalue la fortune personnelle cumulée de tous les
Russes à seulement 1300 milliards de dollars (soit 40000 milliards de roubles).
Sergueï Strelnikov, membre du Conseil d’experts auprès du gouvernement de la Fédération de Russie, «Vse
privatizirovano do vas » [Tout a été privatisé avant vous], Ekspert, 3 décembre 2012.
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
En outre, les actifs que possède et gère Rosimouchtchestvo ne constituent
que la partie émergée de l’iceberg. Premièrement, certains de ces actifs sont des
compagnies d’État qui possèdent d’innombrables filiales et entités dépendantes.
Ainsi, Gazprom n’est pas seulement un producteur de gaz. C’est aussi une
compagnie présente dans l’électricité, les médias, le secteur bancaire, l’immobilier,
etc. En second lieu, le gouvernement fédéral n’est pas la seule instance à posséder
des biens d’État : c’est également le cas des 83 sujets de la fédération et des
municipalités. Troisièmement, certaines organisations ne sont pas formellement
considérées comme des compagnies publiques mais appartiennent de facto
à cette catégorie. Mentionnons, entre autres, Sberbank (qui n’appartient pas
à Rosimouchtchestvo mais est rattaché à la Banque centrale de Russie), les
corporations publiques et ce qu’on appelle les « instituts de développement ». Les
corporations publiques sont des organisations non commerciales dont les conseils
d’administration sont présidés par de hauts fonctionnaires. Certaines d’entre elles
— comme la Vneshekonombank, Rostekhnologii ou Rosatom — possèdent des
actifs gigantesques dont l’évaluation financière n’a jamais été effectuée.
Les instituts de développement sont également des organisations non
commerciales qui ont été créées pour apporter des réponses concrètes et ciblées
dans des secteurs bien précis. Certains d’entre eux — comme par exemple la
Russian Venture Company — sont des sociétés par actions entièrement détenues
par Rosimouchtchestvo. Certains instituts de développement (Vneshekonombank,
Rostekhnologii) sont des corporations d’État. Mais il existe aussi des instituts de
développement qui ne sont ni des compagnies publiques, ni des corporations
d’État, comme par exemple le fonds Skolkovo, qui est une fondation à but nonlucratif.
L’État ne se contente pas de posséder un certain nombre d’actifs : il contrôle
des secteurs clés de l’économie. Cela vaut pour le transport (RZD, mais aussi
Transneft et Gazprom, qui détiennent le monopole pour l’acheminement par
oléoducs et gazoducs). Depuis le rachat de TNK-BP par Rosneft, les compagnies
d’État contrôlent également plus de la moitié de la production de pétrole. Le
marché gazier est dominé par Gazprom. Les six plus grandes banques de Russie
appartiennent à l’État et représentent 54 % des actifs du secteur. Pour résumer,
même s’il est difficile de mesurer la part exacte de l’État dans l’économie, il ne fait
aucun doute que cette part est très élevée.
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
Pourquoi la privatisation est nécessaire
Il existe quatre arguments évidents en faveur de la privatisation.
Premièrement, la privatisation améliorera la qualité du management et
l’efficacité du fonctionnement des entreprises concernées. Dans le monde entier,
les compagnies privatisées voient croître leur efficacité et leur capitalisation
boursière (Megginson, 2005 ; Guriev et Megginson, 2006).
Deuxièmement, la privatisation va nettement améliorer l’environnement
concurrentiel de l’économie russe. Aujourd’hui, ce sont les compagnies publiques
qui occupent les positions dominantes dans les secteurs clés de l’économie du pays.
Quand il leur arrive d’entrer en concurrence, elles ne le font pas selon les règles
du marché. Cette situation nuit à leurs clients et n’incite guère leurs fournisseurs à
développer leur offre.
Troisièmement, la privatisation va non seulement assainir l’environnement
concurrentiel, mais elle va également susciter une demande pour des réformes
institutionnelles. L’argument avancé par les réformateurs des années 1990 (Boycko
et al., 1995), qui expliquaient que sans propriété privée il ne saurait y avoir de
demande d’institutions de marché, paraît aujourd’hui indiscutable. Car, bien
évidemment, les compagnies et corporations d’État sont beaucoup moins sensibles
que les entreprises privées à l’inefficacité du système judiciaire, à l’absence de
concurrence et à la protection déficiente de la propriété privée. Or, dans de telles
conditions, il est illusoire de croire à la modernisation et la diversification de
l’économie, à l’amélioration du climat des investissements, à la fin de la fuite des
capitaux et à la hausse de la croissance.
Quatrièmement, la privatisation permettra des rentrées budgétaires
importantes. Aujourd’hui, le budget de l’État n’est pas déficitaire. On peut donc
penser que des rentrées supplémentaires ne s’imposent pas. Mais c’est une vision à
courte vue. En effet, des moyens supplémentaires permettraient à l’État de mettre
en œuvre, par exemple, la réforme des retraites.
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
Les arguments contre la privatisation
Même si Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev ont souvent souligné que la
privatisation était nécessaire, la plupart des Russes estiment qu’elle serait plutôt
néfaste. De ce point de vue, les Russes ne font pas exception. Comme le montrent
plusieurs études (Frye et al. 2009, 2012), la privatisation n’est guère appréciée
de la population dans la majorité des économies en transition. Mais le degré de
rejet de la privatisation est plus élevé en Russie que dans d’autres pays. D’après le
« Life in Transition Survey », enquête réalisée par la Banque européenne pour la
reconstruction et le développement (BERD) en 2010 auprès de 39 000 personnes
dans 35 pays du monde (30 économies en transition, plus la Grande-Bretagne,
l’Allemagne, la Turquie, la France et la Suède), en termes de confiance envers la
propriété privée, la Russie ne devance qu’un seul autre pays, l’Azerbaïdjan.
La raison principale du rejet d’une nouvelle phase de privatisation réside
ans le souvenir laissé par la privatisation menée dans les années 1990. L’opinion
publique russe perçoit la privatisation effectuée à cette époque comme un
échec : premièrement, elle aurait été conduite de façon malhonnête et injuste3,
deuxièmement, elle aurait été inefficace (aussi bien du point de vue des rentrées
budgétaires que sur le plan de l’amélioration du fonctionnement des entreprises
1
privatisées).
Mais il existe de nombreuses raisons de croire que la privatisation à venir sera
organisée de façon bien plus efficace que celle des années 1990. Premièrement, les
fondements de l’économie de marché (banques, marchés financiers et entreprises
de gestion) existent et fonctionnent aujourd’hui en Russie. Il n’y a donc pas lieu
de croire que le pays serait incapable de mettre en œuvre une vente honnête et
concurrentielle des propriétés de l’État. D’ailleurs, des précédents ont déjà eu lieu
— par exemple, en 2007-2008, lors de la privatisation des actifs énergétiques.
Au vu des pièces du procès ayant récemment opposé à Londres Boris Berezovski à Roman Abramovitch, on
peut affirmer qu’au moins certaines ventes aux enchères ont effectivement été marquées par des irrégularités.
3
Note de l’Observatoire franco-russe, no 2, Janvier 2013
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
Tableau 1. Degré de confiance envers la propriété privée. Source : Life in Transition Survey 2012, calculs de l’auteur4.1
Pays
Degré de confiance envers la
Pays
Degré de confiance envers la
propriété privée
propriété privée
Azerbaïdjan
0.35
Lituanie
0.52
Russie
0.38
Slovaquie
0.52
Kazakhstan
0.41
France
0.52
Serbie
0.41
Kosovo
0.52
Hongrie
0.41
Croatie
0.53
Lituanie
0.42
Albanie
0.55
Ukraine
0.44
Arménie
0.56
Monténégro
0.44
Roumanie
0.56
Estonie
0.45
Slovénie
0.59
Ouzbékistan
0.45
Suède
0.60
Bulgarie
0.46
Bélarus
0.60
Moldavie
0.47
Italie
0.61
Turquie
0.47
Mongolie
0.61
Kirghizistan
0.48
Grande-Bretagne
0.62
Bosnie
0.48
République tchèque
0.62
Macédoine
0.50
Géorgie
0.64
Pologne
0.51
Allemagne
0.67
Tadjikistan
0.51
0 signifie que les personnes interrogées considèrent qu’il est indispensable d’augmenter la part de l’État
dans l’économie ; 1 signifie qu’elles considèrent qu’il est indispensable d’augmenter la part du secteur privé.
Les valeurs intermédiaires sont exprimées par la méthode de l’interpolation linéaire.
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Note de l’Observatoire franco-russe, no 2, Janvier 2013
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
Deuxièmement, la Russie a vu éclore une nouvelle génération de managers,
bien plus compétents que ceux des années 1990. Il y a donc un riche vivier dans
lequel puiser pour remplacer les équipes dirigeantes des compagnies publiques
appelées à être privatisées5. Troisièmement, la stabilité macro-économique est
largement supérieure aujourd’hui, ce qui permet de faire des projets à bien plus
long terme et, par conséquent, d’inciter les nouveaux propriétaires privés à investir.
Autre argument des adversaires de la privatisation - la part de la propriété
d’État a augmenté dans de nombreux pays au cours de ces dernières années.
Cet argument est infondé. Il est vrai que, pendant la crise, dans de nombreux
pays développés, l’État a investi pour sauver le système bancaire et assainir des
entreprises ; mais une fois la crise passée, ces actifs ont généralement été privatisés
(Privatization Barometer, 2010). 2
Que faut-il penser des arguments de ceux qui affirment que « ce n’est pas
le moment » de vendre les actifs de l’État ? De nombreux détracteurs de la
privatisation estiment que, à l’heure actuelle, les entreprises russes sont trop bon
marché, et qu’il convient donc d’attendre que leurs prix montent afin de réaliser de
meilleures affaires. Il existe une autre version de cet argument : il ne faudrait pas se
contenter d’attendre que la conjoncture soit plus favorable, mais aussi restructurer
les compagnies d’État, ce qui augmentera leur prix. Ainsi, la privatisation, quand elle
sera effectuée, rapportera davantage. La réponse à cet argument est fort simple.
Il est vrai que les actifs russes sont bon marché (d’après les analystes des banques
d’investissement, leur prix est inférieur de 40 % à celui d’actifs comparables d’autres
pays en voie de développement). Mais si leurs prix sont si bas, c’est pour une raison
simple : c’est le prix que le marché leur attribue. Bien sûr, une préparation minimale
est indispensable avant de procéder à la vente. Mais il ne faut pas oublier que si
les compagnies publiques russes sont si bon marché, c’est précisément parce que
le marché ne croit pas que l’État est capable de les rendre plus efficaces. Dès 2008,
le gouvernement russe s’est engagé à faire des compagnies publiques de véritables
modèles de gestion corporative, mais jusqu’ici ces promesses sont restées lettre
morte (en dépit du fait que, par définition, l’État exerce un contrôle absolu sur ces
compagnies). En effet, il est très probable qu’une fois privatisés, ces actifs verront
leurs prix augmenter, mais cela se produira justement grâce à la privatisation, grâce
à l’arrivée de nouveaux propriétaires privés, plus efficaces6. 3
Comme l’ont montré Barberis et al. (1996), la privatisation améliore l’efficacité des entreprises privatisées
qui remplacent leurs anciens cadres par de nouveaux managers, plus aptes à travailler dans le secteur privé.
6
L’économie russe n’est pas la seule à être concernée par ce problème. Comme le montre l’examen de plusieurs dizaines de travaux scientifiques effectué par Megginson (2005), la privatisation aboutit en moyenne à
une augmentation de 30 % de la capitalisation de la compagnie.
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Note de l’Observatoire franco-russe, no 2, Janvier 2013
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
Certains détracteurs de la privatisation affirment que le secteur privé ne
peut pas fonctionner efficacement en Russie, notamment parce que la culture de
la propriété privée a été éradiquée au cours des décennies qu’a duré le pouvoir
soviétique. C’est, là encore, un argument erroné. S’il est vrai que, dans les années
1990, les entreprises privatisées n’ont pas obtenu de bons résultats, il est tout
aussi vrai que dès l’instant où la stabilité macro-économique et les instituts de
marché fondamentaux ont été instaurés en Russie, l’économie s’est mise à croître
— et cela, surtout grâce aux entreprises privées. Les études les plus pointues
consacrées aux effets de la privatisation dans les économies en transition (Brown
et al., 2006, и Brown et al., 2011) ont montré que, au départ, l’influence de la
privatisation sur la productivité des entreprises privatisées était négative ou nulle,
mais qu’ensuite, dans la première moitié de la décennie 20007, elle est devenue
positive et significative. 4
7
Cette étude n’examine pas la seconde moitié de la décennie.
Note de l’Observatoire franco-russe, no 2, Janvier 2013
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
Des paroles et des actes
En dépit de tous les arguments évidents qui plaident en faveur de la
privatisation, le processus n’a pratiquement pas démarré. Pis : la part de l’État dans
l’économie russe est en augmentation. Par exemple, les revenus générés par la
privatisation entre 2008 et 2010 se sont élevés à moins d’un milliard de dollars
(c’est-à-dire moins de 0,1 % du PIB annuel de la Russie). En 2011, ces revenus ont
été plus élevés : 121 milliards de roubles, soit environ 4 milliards de dollars. Mais
la plus grosse partie de cette somme a été obtenue grâce à la seule vente d’un
paquet d’actions de la Vneshtorgbank (VTB), pour 96 milliards de roubles. Toutes
les autres transactions cumulées n’ont pas dépassé le milliard de dollars. Il faut en
outre savoir que ce que l’on appelle « la privatisation de la VTB » n’est en réalité
rien d’autre que le retrait post-crise de l’État du capital de la VTB. En 2009, l’État
avait acheté le paquet d’actions en question de la VTB pour quelque 180 milliards
de roubles (soit 6 milliards de dollars).
En 2012, les résultats seront meilleurs, mais ce ne sera dû, une nouvelle fois,
qu’à une seule transaction - la privatisation de 7,6 % des actions de la Sberbank
pour 160 milliards de roubles (soit plus de 5 milliards de dollars). L’État conserve de
toute façon la majorité du capital de Sberbank.
Les plans pour l’avenir sont beaucoup plus ambitieux. Le décret intitulé « Plan
(programme) prévisionnel de privatisation des biens fédéraux et axes principaux
de la privatisation des biens fédéraux pour la période 2011-2013 », adopté en
2010, prévoit qu’au cours de ces trois années la privatisation rapportera environ
1000 milliards de roubles (près de 30 milliards de dollars) au budget russe. Même
si cela se produit, cette somme restera inférieure à celle versée par Rosneft aux
actionnaires privés et étrangers pour le rachat de TNK-BP (la compagnie publique
a déboursé près de 40 milliards de dollars en cash, le reste ayant été réglé via un
échange d’actions).
L’achat de TNK-BP n’est pas le seul exemple d’augmentation du rôle de l’État
dans l’économie. Dans l’immense majorité des cas, les actifs acquis par l’État ou
par les banques publiques pendant la crise n’ont pas été revendus par la suite. Il y a
même eu des transactions aucunement liées à la crise, comme par exemple l’achat
de la banque d’investissements Troïka par la Sberbank, ou bien encore l’acquisition
par Gazprom de divers actifs dans le secteur énergétique.
Pourquoi la privatisation n’a-t-elle pas lieu, du moins pour le moment ? Il est
tout à fait possible que l’État, qui a conscience de l’inefficacité des compagnies
publiques, redoute que la privatisation conduise à leur restructuration et à la
suppression de nombreux emplois inutiles. Ce qui, à son tour, conduirait à un
regain de mécontentement au sein de la population.
Note de l’Observatoire franco-russe, no 2, Janvier 2013
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
Le risque d’un ajournement de la privatisation
Que se passerait-t-il si, malgré tout, la privatisation venait à être remise à plus
tard ? La réponse à cette question dépend en large partie de l’évolution des cours
du pétrole. S’ils chutent et restent durablement bas, le gouvernement russe, après
avoir épuisé le fonds de réserves et coupé dans ses dépenses budgétaires, devra
tôt ou tard se résoudre à privatiser8. Le problème est, qu’à ce moment-là, les prix
du pétrole étant bas, les actifs russes verront également leur prix baisser. Il ne
sera pas possible de vendre les propriétés d’État dans de bonnes conditions. Cela,
à son tour, rendra la privatisation encore plus impopulaire. Il se peut qu’elle soit
également illégitime d’un point de vue politique. Redoutant les risques politiques,
les acheteurs potentiels des actifs de l’État exigeront de baisser les prix encore
davantage. Mais, à ce moment-là, il ne sera plus envisageable de repousser la
privatisation à des jours meilleurs. La Russie aura urgemment besoin d’argent frais,
notamment pour financer les dépenses sociales, domaine ô combien sensible.1
Que se passerait-il si, au contraire, les prix du pétrole venaient à augmenter?
Dans cette hypothèse, la privatisation serait profitable, mais l’incitation à
privatiser serait moindre. Premièrement, le budget n’aura pas besoin de rentrées
supplémentaires à court terme. Deuxièmement, la hausse de la capitalisation des
compagnies d’État (consécutive à la hausse des prix des ressources naturelles)
renforcerait la conviction des dirigeants de ces compagnies dans leur propre
efficacité. On peut même s’attendre, comme nous avons pu le voir dans un passé
récent, à ce que les compagnies publiques acquièrent de nouveaux actifs.
Et si les prix du pétrole ne changent pas ? Dans quelques années, la Russie sera
confrontée à un creusement rapide du déficit de son système de retraites. Cela
signifie que deux facteurs peuvent coïncider : le besoin d’argent de l’Etat et des
prix du pétrole élevés (qui impliquent des prix élevés pour les actifs russes). Dans
un tel cas de figure, la privatisation pourra avoir lieu, et elle pourra se faire à un
prix élevé.
Il existe un autre risque lié à l’ajournement de la privatisation, de nature
politique celui-là. Même si les employés des compagnies d’État constituent une
base électorale importante du pouvoir, le non-respect des délais officiellement fixés
Avec des prix du pétrole bas, il sera difficile et onéreux d’emprunter sur le marché extérieur. De plus, la
Russie est une économie trop grande. Pour compenser d’un tiers les pertes provoquées par la baisse des prix
du pétrole, la Russie devrait emprunter environ 50 milliards de dollars par an. Il est tout à fait possible que
les marchés obligataires n’aient pas un tel appétit pour les actifs russes.
8
Note de l’Observatoire franco-russe, no 2, Janvier 2013
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
pour mettre en œuvre la privatisation pourrait sérieusement nuire à la réputation
du gouvernement. En redevenant président en 2012, Vladimir Poutine a souligné
que ce mandat serait placé sous le signe de la transparence en ce qui concerne la
mise en œuvre des engagements pris. Ignorer ouvertement les promesses relatives
à la privatisation affaiblirait nettement le soutien au président et au gouvernement
au sein de la classe moyenne.
Note de l’Observatoire franco-russe, no 2, Janvier 2013
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
Conclusion
L’économie russe se trouve à la croisée des chemins. Le président Poutine
et le Premier ministre Medvedev ont annoncé qu’une privatisation de grande
ampleur aurait lieu dans les trois prochaines années. Elle devrait rendre l’économie
russe bien plus compétitive et efficace, et engendrer une demande de réformes
institutionnelles supplémentaires. Mais, pour l’heure, il est difficile de dire si ces
plans se réaliseront. Le gouvernement a déjà élaboré à plusieurs reprises d’ambitieux
plans de privatisation, et pourtant le poids relatif de l’État dans l’économie n’a fait
que croître. Cela dit, en 2012, Poutine et Medvedev ont confié à Rosimouchtchestvo
la tâche d’élaborer un nouveau « Concept de gestion de la propriété d’État »,
qui incorporera les principes suivants. Premièrement, Rosimouchtchestvo devra
« vendre ou expliquer » : s’il n’est pas possible de justifier publiquement les raisons
pour lesquelles un actif donné devrait rester entre les mains de l’État, alors cet actif
devra être cédé. Deuxièmement, le processus de vente doit être transparent et
fondé sur une concurrence non-faussée. La mise en œuvre de ces principes ôtera
à l’État les positions clés dont il dispose dans l’économie, et permettra de créer en
Russie une propriété privée légitime.
Note de l’Observatoire franco-russe, no 2, Janvier 2013
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La nouvelle vague de privatisation en Russie
Bibliographie
1. Nicholas Barberis, Maxim Boycko, Andrei Shleifer and Natalia Tsukanova,
« How Does Privatization Work ? Evidence from the Russian Shops », Journal of
Political Economy, vol. 104(4), 1996, pages 764-90.
2. Maxim Boycko, Andrei Shleifer and Robert Vishny, Privatizing Russia,
Cambridge, Mass.: MIT Press, 1995.
3. J. David Brown, John S. Earle and Almos Telegdy, « The Productivity Effects
of Privatization : Longitudinal Estimates from Hungary, Romania, Russia, and
Ukraine», Journal of Political Economy, vol. 114(1), 2006, pages 61-99.
4. J. David Brown, John S. Earle and Scott Gehlbach, « Privatization », GMU
School of Public Policy Research Paper No. 2012-03, 2011. Accessible aux adresses
suivantes : http://ssrn.com/abstract=1962827 or http://dx.doi.org/10.2139/
ssrn.1962827
5. Irina Denisova, Marcus Eller, Timothy Frye and Ekaterina Zhuravskaya,
« Who Wants to Revise Privatization ? The Complementarity of Market Skills and
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Note de l’Observatoire franco-russe, no 2, Janvier 2013
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