L`Europe et la Grèce, 1821-1830 - Université Paris 1 Panthéon

L’Europe et la Grèce, 1821-1830
Le Concert européen face à l’émergence d’un État-nation
ANNE COUDERC
Mots-clés : Concert européen, Sainte Alliance, Question d’Orient, Grèce,
Empire ottoman, Grande-Bretagne, Russie, nation, nationalisme.
Europe and Greece, 1821-1830 : the Concert of Europe facing the
Emergence of a Nation-State
Keywords : Concert of Europe, Holy Alliance, Eastern Question, Greece,
Ottoman Empire, Great Britain, Russia, Nation, Nationalism.
L’indépendance de la Grèce fut une affaire européenne1. Le fait est bien
connu : le vif intérêt des Lumières pour l’Antiquité avait mis la Grèce à
l’honneur depuis le XVIIIe siècle. En quête des racines de la civilisation
européenne, les voyageurs s’étaient succédé dans l’Empire ottoman, à la
recherche de ses vestiges, médailles ou colonnes, et même de ses
habitants, en se plaisant à voir leurs descendants dans les sujets chrétiens
1 Anne Couderc est maître de conférences à l’université Paris 1 et membre de
l’UMR SIRICE. Ses travaux portent sur la formation de l’État grec et sur l’histoire
des relations internationales au XIXe siècle, en particulier l’histoire et
l’historiographie de la Question d’Orient. Elle a co-dirigé, avec Olivier Delouis et
Petre Guran, Héritages de Byzance dans l’Europe du Sud-Est (XVIe-XXe siècle),
Athènes-Paris, École française d’Athènes, de Boccard, coll. « Mondes
Méditerranéens et Balkaniques », 4, 2013.
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du sultan, avilis par des siècles de captivité ou d’esclavage 2. La
régénération de la Grèce était devenue un thème récurrent depuis la
Révolution française et l’Empire, suffisamment partagé par les élites de
tous milieux pour survivre à ces régimes ; le soulèvement hellène de 1821
fut de ce fait salué avec enthousiasme autant par les représentants du
courant libéral que par des milieux beaucoup plus conservateurs. On
connaît bien aussi l’émotion internationale suscitée par la répression
ottomane, au lendemain des massacres de Chio en 1822, par le siège et la
chute de Missolonghi en 1826 et les ravages du Péloponnèse par les
troupes égyptiennes d’Ibrahim Pacha venues en renfort. La vague de
sympathie philhellène, portée par tous les media de l’époque, presse,
théâtre, concerts, littérature, peinture, affiches, mobilier, assiettes peintes,
tapisseries, vêtements, pénétra tous les foyers3. Plusieurs études récentes
ont mis en lumière le caractère transnational de cette grande émotion
européenne à l’origine des départs de volontaires prêts, à l’instar de Byron,
à combattre et à mourir en Hellènes pour défendre la cause sacrée de la
civilisation contre la barbarie4.
Cependant, l’histoire du mouvement national grec comporte encore, à
plus d’un égard, de nombreux champs à explorer ou à reconsidérer, autant
2 Cf., sur ces thématiques, Françoise et Roland Étienne, La Grèce antique :
archéologie d'une découverte, Paris, Gallimard, 1990 ; Georges Tolias, La
médaille et la rouille : l'image de la Grèce moderne dans la presse littéraire
parisienne (1794-1815), Paris, Athènes, Hatier, 1997 ; Chrissanthi Avlami (dir.),
L'Antiquité grecque au XIXe siècle : un exemplum contesté ?, Paris, L'Harmattan,
2000.
3 Jean Dimakis, La guerre de l'indépendance grecque vue par la presse
française, de 1821 à 1824. Contribution à l'étude de l'opinion publique et du
mouvement philhellénique en France, Thessalonique, Institut d’études
balkaniques, 1968.
4 Cf. contributions de Robert Frank, « Émotions mondiales, internationales et
transnationales » et de Hervé Mazurel, « Le moment philhellène de l’Occident
romantique », Monde(s), n° 1, 2012, respectivement p. 47-70 et p. 71-88 ;
Sandrine Maufroy, Le Philhellénisme franco-allemand (1845-1848), Paris, Belin,
2011 ; Hervé Mazurel, Vertiges de la guerre. Byron, les philhellènes et le mirage
grec, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
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du point de vue intérieur que de la façon dont il s’inscrit dans l’histoire
européenne. L’histoire la plus traditionnelle apparaît, d’une façon classique,
fortement tributaire de conceptions essentialistes développées au
XIXe siècle, les Hellènes de 1821 étant avant tout considérés comme les
descendants de Périclès et de Léonidas, relevant la tête après des siècles
de domination romaine, franque puis ottomane. L’autre interprétation,
longtemps proposée en Grèce, qui n’était au demeurant pas opposée à la
première, a été, sous l’influence du marxisme, une dénonciation du rôle
impérialiste et oppresseur des Grandes Puissances. L’historiographie
grecque récente est déjà fortement revenue sur ces schémas interprétatifs.
L’étude de l’origine et de l’organisation sociale des combattants de 1821,
qui étaient loin de former un groupe homogène, la prise en compte des
enjeux locaux de leur lutte, souvent plus prégnants que ceux d’une nation
encore bien abstraite, ont déjà donné lieu à de riches monographies5.
L’historiographie occidentale, de son côté, a longtemps présenté des
tendances comparables à celles de l’historiographie grecque, en particulier
parce que peu de questions ont été posées sur la nature politique et
l’identité du mouvement hellène : toute la tradition historique occidentale
apparaît influencée par le philhellénisme et les études récentes sur le
philhellénisme n’ont pas réellement remis ce biais en cause. Les Grecs
sont présentés de prime abord comme formant une nation anciennement
constituée entrée dans une phase de réveil, forçant la méfiance et
l’admiration de l’Europe et contraignant le Concert européen à reconnaître
leur nouvel État. Quant à la politique des Grandes Puissances et du
5 Sur l’histoire et l’historiographie de la construction de l’État grec, voir notamment
l’article de synthèse de Kostas Kostis, « The Formation of the State in Greece,
1830-1914 », in Marco Dogo, Guido Franzinetti (dir.), Disrupting and Reshaping.
Early Stages of Nation-building in the Balkans, Ravenne, Longo Editore, 2002,
p. 47-64 et son récent ouvrage sur le même thème : Les « enfants gâtés de
l’histoire ». La formation de l’État grec moderne, XVIII-XXIe siècle, Athènes, Polis,
2013 [en grec]. Sur les conditions de la nationalisation de la société grecque,
voir entre autres Sia Anagnostopoulou, The Passage from the Ottoman Empire
to the Nation-States: a Long and Difficult Process. The Greek Case, Istanbul,
Isis Press, 2004.
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Concert européen dans la crise grecque, elle est rarement étudiée dans sa
dimension de système. Elle est le plus généralement décrite, comme une
toile de fond, en termes d’atermoiements, d’attentisme, ou de calculs
géopolitiques qui certes furent réalité mais qui ne sont pas à même
d’expliquer en profondeur ce qui s’est réellement passé entre l’Europe et la
Grèce.
Sans doute, pour tenter de comprendre les interactions entre le Concert
européen et le mouvement hellène et leurs effets sur les formes de
gouvernance européenne comme sur la définition de la nation grecque,
faut-il s’efforcer de considérer l’ensemble du contexte européen de
l’époque. En particulier, la prise en compte de la action aux révoltes qui
éclatèrent simultanément dans les colonies espagnoles, en Espagne, au
Portugal et dans l’Italie sous domination autrichienne est indispensable
pour comprendre la façon dont le soulèvement grec fut appréhendé.
C’est de cet aspect que cette contribution entend traiter. L’historiographie
consacrée aux relations internationales présente la décision de reconnaître
l’État grec, prise par le Concert européen dans une forme réduite à la
France, la Grande-Bretagne et la Russie, comme un tournant, voire une
première entorse à une politique inspirée jusque-par l’esprit de la Sainte
Alliance6. L’idée générale est en effet que l’Autriche ne parvint pas après
1825 à contrer l’influence libérale britannique ni les tendances philhellènes
6 Sur ces questions et pour tous les développements de cet article relatifs au
contexte européen, voir Georges-Henri Soutou, L’Europe de 1815 à nos jours,
Paris, PUF, 2007 ; pour la question de la forme et de l’évolution du système
européen dans la première moitié du XIXe siècle, Paul W. Schroeder, The
Transformation of European Politics, 1763-1848, Oxford, Clarendon Press,
1994 ; pour la réflexion sur le lien entre les contours du Concert européen et les
formes prises par sa politique, Matthias Schulz, Normen und Praxis. Das
Europäische konzert der Großmächte als Sicherheitsrat, 1815-1860, Munich,
Oldenbourg, 2009. On peut aussi se reporter aux anciens ouvrages de Stanley
Hoffmann, Organisations internationales et pouvoirs politiques des États, Paris,
Armand Colin, 1954 et, pour les détails et les aspects plus factuels, de Jacques
Pirenne, Les grands courants de l’histoire universelle, t. 4, De la Révolution
française aux révolutions de 1830, Paris, Albin Michel, 1951.
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ou anti-ottomanes du tsar et que la politique contre-révolutionnaire des
conférences de Troppau et Laybach en 1820-1821 puis de Vérone en 1822
fut désormais tenue en échec et abandonnée. Georges-Henri Soutou
interprète notamment cette évolution comme un retour à la dimension
libérale qu’aurait d’emblée revêtu le système de Vienne en 18157.
On cherchera ici, à propos du cas grec, à éclairer et comprendre cette
transition dans la politique du Concert européen ; à la lecture de la
bibliographie, elle paraît en effet s’être opérée du jour au lendemain, sans
que la nature de ce changement ait très clairement fait l’objet d’analyse.
S’agit-il de rupture pure et simple, de tournant radical, ou bien plutôt d’une
forme d’évolution dont les tenants et aboutissants sont à interroger ? Pour
mener l’analyse, on étudiera les discussions entre les représentants des
puissances du Concert européen sur la politique à tenir face au
gouvernement grec et au gouvernement ottoman, en les mettant en
perspective avec les discussions relatives à l’ordre européen depuis le
congrès d’Aix-la-Chapelle de 1818, en particulier au moment des
révolutions en Espagne et en Italie. Une attention particulière sera
apportée aux principes mis en avant, notamment sur la question de l’action
collective des puissances, de ses formes et de ses modalités. L’enjeu est,
à terme, d’évaluer l’impact qu’a eu l’action du Concert européen sur la
formation de la nation grecque mais tout autant de comprendre dans quelle
mesure la action des puissances du Concert à une question intéressant
l’Europe, comme ici la question grecque, a pu avoir eu un impact sur les
contours mêmes du Concert européen.
Pour cela, l’étude distinguera trois moments successifs : de 1821 à 1825,
la période pendant laquelle le Concert n’intervint pas directement dans la
question grecque, malgré son importance au regard de la paix et de
l’équilibre européen ; 1826-1827, le moment de l’intervention des grandes
puissances, dont il faudra ici étudier la forme et la nature, pour imposer à la
Porte le principe de l’existence d’un État grec ; enfin, dans une troisième
7 Georges-Henri Soutou, L’Europe de 1815!, op. cit., p. 49-55.
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