Réflexion éthique autour de la prise en charge de patients porteurs

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Réflexion éthique autour de la prise en charge de patients porteurs de bactéries hautement
résistantes : gestion des risques et respect des personnes
Hôpital du Haut-Anjou, Château-Gontier
Jeudi 31 mars 2016
Réflexion éthique autour de la prise en charge de patients porteurs de
bactéries hautement résistantes (BHR) : gestion des risques et respect
des personnes.
par Elisabeth ROUCHON
Paradoxe du statut de la santé et conflit de devoirs.
La santé est une réalité ambivalente. Elle relève simultanément de deux domaines : elle est un bien
public et un bien privé.
Bien public, elle concerne la collectivité toute entière. Les instances politiques et administratives en
ont la responsabilité dans le cadre des programmes de prévention par exemple ; les établissements
de santé et leur personnel doivent appliquer des procédures standardisées, veiller à leur mise en
place, évaluer leurs résultats, etc. Elle est l’objet d’une gestion économique (elle a un coût) et
juridique(les établissements et les acteurs de santé engagent leur responsabilité non seulement
professionnelle mais aussi civile et pénale).
Bien privé, individuel, elle est un état auquel a droit le patient envisagé comme sujet singulier,
comme personne, et pas seulement comme membre anonyme d’une collectivité, d’une société , ou
d’une cohorte dans le cadre d’une évaluation statistique.
A ce statut ambivalent de la santé fait écho, au cœur de la pratique médicale, un conflit entre le
devoir de protéger au mieux la communauté et celui de prendre soin, au mieux, de la personne
souffrante (en tant qu’individu insubstituable). Ce conflit est le plus souvent latent mais il devient
manifeste dans le cas de ce qui risque de devenir crise sanitaire en raison d’une possible contagion
(transmission croisée des BHR). Face au danger il semble, dans un premier temps, rationnel (logique)
voire raisonnable (juste) de privilégier systématiquement les décisions et les actes qui peuvent
bénéficier au plus grand nombre, même s’ils sont effectués au détriment de la personne du patient.
On s’autoriserait alors à marginaliser et peut être à évacuer les questions autres que celles
techniques (est-ce que les mesures prises sont efficaces ?) et économiques (quel coût ont-elles ?) Il y
a prévalence d’une attitude qu’on qualifiera de « pragmatique ».
Mais qu’en est-il dans ce cas du sens et de la finalité éthiques d’un tel choix ? On peut rappeler ici
que la pratique médicale est une pratique prudentielle (au sens aristotélicien de la « prudence »)
c’est à dire qu’elle doit délibérer non seulement sur les moyens mais aussi sur les fins de l’action,
hiérarchiser les objectifs avec discernement. Elle ne peut être entièrement normalisée puisqu’elle
doit toujours s’adapter à la singularité des cas. Pour ces raisons une application systématique de
standards prédéfinis et de règles générales, imposées de l’extérieur, peut avoir des effets négatifs.
Rappelons au passage que le code de déontologie médicale impose au médecin d’exercer sa mission
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Réflexion éthique autour de la prise en charge de patients porteurs de bactéries hautement
résistantes : gestion des risques et respect des personnes
non seulement au service de la santé publique mais aussi au service de l’individu c’est à dire dans le
respect de la personne et de sa dignité.
Or il se trouve que la prise en charge des malades porteurs de BHR pose difficulté particulière : ces
bactéries mettent en échec l’antibiothérapie classique et font en conséquence peser le danger d’une
contagion inter humaine dans un milieu à forte concentration de personnes vulnérables. Cette
menace contribue à réactiver des représentations et des peurs, pour une part inconscientes mais non
négligeables, qui vont orienter vers le choix de programmes de lutte offensive (véritable stratégie
militaire) et de solutions hygiénistes parfois radicales.
Regard (anthropologique et psychanalytique) sur les représentations et les peurs qui sous
tendent la perception du malade porteur de BHR et leurs possibles effets stigmatisants.
Le patient porteur de BHR est en effet perçu de manière ambivalente à la fois comme victime
(parfois même victime d’une « double peine » dans le cas des infections nosocomiales) mais aussi
comme suspect puisqu’il est agent transmetteur (potentiel ou actuel) de la bactérie par laquelle il est
infesté. Il devient alors l’ « autre » dangereux, nocif, abritant dans son organisme l’ennemi invisible à
combattre. Comme tel, il doit être identifié et signalé, distingué de la population des autres malades,
constituant au sein de celle-ci une population à risque (faisant courir un risque aux autres :les
malades ou les résidents dans un EHPAD, mais aussi le personnel soignant, les visiteurs, par
extension lors des transports, transferts, retours à domicile , quiconque entre en contact non protégé
avec lui.)
Le repérage et le signalement de tels malades ne va pas sans poser problème : ce qui n’est en effet
qu’un attribut accidentel de la personne (être porteur d’une bactérie) peut devenir au regard du
danger représenté une caractéristique essentielle de l’individu voire ce qui constitue son identité. Il y
a là l’effet d’un processus inconscient de substantialisation qui est un mécanisme de défense des
sujets qui se posent, par opposition, comme « sains » ou indemnes. On désigne alors les personnes
par le terme générique les « porteurs », les « contacts », comme on parlait des « pestiférés », des
« tuberculeux » ou des « sidéens » ou « sidaïques ». En répertoriant, en classant les individus, on
tente de délimiter des territoires, de marquer des frontières et des interdits de franchissement de
celles-ci pour éviter les confusions catastrophiques ; bref on tente de maîtriser le mal. C’est la peur
du contact avec l’autre qui pourrait contaminer qui s’exprime dans cette volonté de distinction des
individus et des comportements à adopter à leur égard.
On notera au passage que si la discrimination (notion d’ordre juridique) insiste sur les différences et
peut permettre de promouvoir des mesures de protection justifiées ; la stigmatisation, elle,
(représentation sociale alimentée par l’imaginaire collectif) est d’emblée la marque d’une
dépréciation, d’un discrédit, qui conduit à refuser à l’autre certains droits voire à lui dénier son statut
de sujet de droits, de personne et partant sa dignité. On pense aux stigmates comme marques
visibles sur le corps des esclaves, des prostituées ou des prisonniers des camps de concentration. La
stigmatisation a conduit historiquement à l’éviction et parfois à l’éradication de populations entières.
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résistantes : gestion des risques et respect des personnes
Pour rester dans le champ de la santé, notre inconscient collectif porte indéniablement la trace des
peurs liées aux grandes épidémies. A chaque fois, sous des formes différentes mais répétant les
mêmes schémas, la peur de la contagion provoque une véritable contagion de la peur avec son
cortège d’effets irrationnels sur les comportements comme le montre bien l’historien Jean Delumeau
dans son ouvrage « la peur en Occident du XIVe au XVIIIe S. »
On peut donc craindre qu’aujourd’hui, sous des prétextes légitimes d’hygiène, ne ressurgisse un
véritable tabou du contact mettant en péril la dimension relationnelle et humaine du soin. Il n’est
bien sûr pas question ici de contester l’utilité et l’efficacité (et en ce sens la légitimité) des mesures
de protection(standards et complémentaires) mises en œuvre dans les services, ni de contester
parmi elles la mesure phare de l’isolement, mais d’en apprécier la manière de les présenter, de les
assumer et de les faire vivre c’est à dire de les donner à ressentir aux patients qui les subissent, aux
soignants qui les agissent et aux proches qui les partagent. Le contact est en effet une dimension
essentielle de la relation inter subjective ; il s’entend non seulement dans son sens physique de
toucher », peau à peau, mais aussi et surtout dans son sens symbolique : « entrer en contact » avec
l’autre, le poser comme inter-locuteur, dans la co- construction du sens du soin. Certes le masque
porté par le soignant dissimule le sourire mais il ne l’interdit pas et ce sont alors les yeux qui peuvent
exprimer à la place de la bouche. Le port de la blouse et des gants ne rend pas impossible ni
imperceptible une présence de qualité témoignant à l’autre souffrant la sollicitude et l’attention
qu’on lui porte.
C’est dire que, dans cette affaire, il s’agit de trouver un contrepoids à des mesures parfois difficiles à
vivre et pour les soignants qui ont l’impression de voir le soin réduit à sa pure instrumentalité et pour
les patients qui se sentent isolés, dépréciés et parfois même « abandonnés ». Ce contre poids
pourrait se trouver dans la réaffirmation et la mise en œuvre de valeurs comme l’attention à l’autre,
l’accueil bienveillant, la sollicitude, l’écoute et le partage des informations (y compris avec
l’entourage familial). Le but étant que la technicité (la gestion efficace des risques au nom du bien de
tous) ne fasse pas passer à l’arrière-plan le souci du sujet singulier fragilisé par l’épreuve du mal qui
l’atteint. Il s’agit de préserver toutes les dimensions possibles de l’accompagnement de la personne
et de la reconnaissance de sa dignité sans succomber aux injonctions actuelles du risque zéro, de la
sécurité absolue, de la santé parfaite et de l’efficacité qui feraient de l’hôpital de plus en plus un lieu
in-hospitalier.
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