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Robert Gardner
Author : Alice Leroy
Date : 27 septembre 2011
Anthropologue américain déçu par sa propre culture et fasciné par celles du monde,
cinéaste explorant les possibilités de l’image et du son jusqu’à l’expérimental, Robert
Gardner n’est jamais là où on l’attend. Il n’appartient ni à la tradition d’un cinéma
anthropologique rompu au réalisme de la description ethnographique, ni à celle d’un
cinéma d’avant-garde dont il ne s’est jamais revendiqué. Ses films, véritables expériences
sensorielles, sont traversés par une interrogation personnelle autant qu’universelle sur la
condition humaine, humanité périssable promise à un destin commun dont Gardner déplie
les mythes et les rituels.
Anthropologue et cinéaste. Cinéaste et anthropologue. Robert Gardner n’a cessé d’articuler ces
deux tendances – jamais contradictoires mais souvent paradoxales – de sa personnalité à travers
une œuvre dense et protéiforme. Récusant l’improbable objectivité que certains de ses pairs
exigent d’un cinéma ethnographique, il a patiemment construit un regard – d’aucuns diraient un
style – qui n’appartient qu’à lui et témoigne de sa propre expérience du monde. Par là, il est sans
aucun doute l’héritier de Robert Flaherty ou de Jean Rouch. À leurs voix reconnaissables parmi
toutes, il a ajouté la sienne, grave et préoccupée. Mais celui qui se réclame aussi de l’influence
croisée de Basil Wright [1] et d’Andreï Tarkovski a cherché tout au long de son œuvre à échapper à
l’héritage de la voice over du narrateur pour laisser le film disposer ses propres pistes de lecture,
déployer sa polysémie et parfois même sa confusion, dans une écriture plus proche du cinéma
expérimental.
Trois de ses films jalonnent cette évolution au cours d’une œuvre foisonnante qui l’amènera aussi
bien vers des terrains d’anthropologie aux quatre coins du monde que vers les territoires
imaginaires des peintres Mark Tobey [2] ou Sean Scully [3]. Dead Birds, son premier long-métrage
en 1964, dépeint le cours mythique de l’existence des Dani, une communauté isolée des hautes
terres de Nouvelle-Guinée où Gardner mène une expédition pour le compte du musée Peabody
entre 1961 et 1962. Quelques années plus tard, Rivers of Sand (1974) livre le récit désenchanté
d’une société patriarcale ayant atteint des extrêmes difficilement concevables : au sud de
l’Ethiopie, les femmes Hamar affichent les cicatrices et les scarifications d’une violence instituée
en rites de soumission. Forest of Bliss, tourné en Inde et sorti en 1986 est peut-être l’œuvre la plus
difficile de Gardner tant cet essai expérimental et sensoriel sur les rites funéraires de la cité de
Bénarès en Inde, où Gardner laisse toute latitude à sa propre appréhension de cette cité
grouillante de vivants et de morts, réfute tout didactisme.
Alors qu’il est encore étudiant en anthropologie à Harvard au début des années 1950, Gardner
lit Patterns of Culture de Ruth Benedict (l’ouvrage fait alors partie de la bibliothèque de tous les
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étudiants en anthropologie) et se lance dans l’étude des cultures indiennes de l’Amérique du
Nord. Il réalise ainsi son premier court-métrage, Blunden Harbour (1951), sur les Kwakiutl, dans les
traces d’un autre grand anthropologue américain, Edward Sheriff Curtis, qui dès 1914, avait
tourné un incroyable docu-fiction parmi les tribus amérindiennes de la côte Est, In the Land of the
Head Hunters|critique du film In the Land of the Head Hunters. Mais c’est aux côtés d’un autre
cinéaste et anthropologue que Gardner va faire ses armes : en 1952-1953, il part avec John
Marshall dans le désert du Kalahari qui s’étend entre le Botswana, la Namibie et l’Afrique du Sud
pour y filmer les Bushmen !Kung, une des dernières tribus de chasseurs sur cette terre aride. Le
jeune Marshall qui a longtemps vécu avec sa famille en Afrique du Sud connaît bien cette
population. The Hunters, son premier long-métrage, entame une œuvre de plus de vingt films
consacrés aux tribus du Kalahari. Bien que le film soit sans nul doute le projet de Marshall, Robert
Gardner est crédité comme co-réalisateur – il est en fait surtout l’auteur du montage. Mais cette
expérience est fondamentale dans la formation de Gardner, comme en témoigne son premier long-
métrage, Dead Birds (1964), animé d’une même écriture poétique. À la tête d’une expédition en
Nouvelle-Guinée occidentale, Gardner rencontre les Dani, une société fondée sur la guerre, rituel
quotidien auquel se prêtent les hommes des tribus de part et d’autre du fleuve qui traverse la
vallée du Baliem. Dead Birds s’ouvre sur un panoramique à 180° qui suit le vol d’un oiseau
depuis le sommet d’une colline. La voix de Gardner rapporte un mythe ancien de ces hautes
terres de Papouasie sur l’origine de la mortalité des hommes. Le serpent et l’oiseau
s’affrontèrent autrefois lors d’une course dont l’issue devait décider de la nature humaine. Ou
bien les hommes seraient comme les oiseaux, et mourraient, ou bien tels les serpents, ils
s’attacheraient une vie éternelle en changeant de peau. L’oiseau remporta la course et depuis ce
jour, tous les hommes furent condamnés à disparaître.
À l’espace mythique du récit répond l’espace géographique de la grande vallée qui prend des
allures de Monument Valley exotique où se mènent des combats sans merci entre les Dani et leurs
ennemis. Bien que la caméra dessine une carte comme le ferait un anthropologue sur son terrain
d’étude, elle ne remplit jamais chez Gardner un rôle d’observateur détaché, tant il s’oppose à ce
qu’il appelle le « surveillance filming » [4] – littéralement une caméra de surveillance – qui
prétendrait enregistrer une réalité sans agir sur celle-ci. Si avec Jean Rouch ou John Marshall
dans les années 1950, le cinéma ethnographique n’a plus vocation à être seulement un travail
préparatoire ou illustratif à celui de l’écriture anthropologique, alors Gardner s’inscrit en plein dans
l’héritage de ce cinéma plus préoccupé par les relations, les émotions, les interactions sociales ou
intimes qui se jouent entre les protagonistes, et aussi bien entre le filmeur et les filmés, que par
l’enregistrement prétendument objectif d’une situation donnée. Nulle tentation didactique chez
Gardner, qui dès son premier long-métrage, inscrit sa présence dans le texte aux accents
mystiques qui accompagne les images, à la fois récit mythique des origines de l’humanité et
réflexion personnelle sur la relation qui unit l’anthropologue aux hommes qu’il filme. La caméra de
Gardner est un médium de connaissance, sinon de reconnaissance d’autrui. Son cinéma donne
ainsi la pleine mesure des questions qui entourent l’anthropologie visuelle, cette pratique
incertaine d’un cinéma ethnographique qui oscille entre plusieurs pratiques et autant de
professions de foi. Cinéma et anthropologie entretiennent des rapports ambigus, rappelle David
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MacDougall : « Certains conçoivent l’anthropologie visuelle comme une technique de recherche,
d’autres comme un champ d’étude, d’autres comme un outil d’enseignement, d’autres encore
comme un mode de publication, et d’autres enfin comme une nouvelle approche de la
connaissance en anthropologie. » [5] Gardner, à la suite de Marshall ou de Rouch, appartient sans
nul doute à la dernière catégorie, lui dont le premier film doit autant à l’expérience du tournage
de The Hunters qu’à l’esthétique et à la narration poétique des Maitres fous (1957) [6].
Néanmoins, Gardner n’est pas satisfait par la forme littéraire, voire linéaire, de la voice over qui
caractérise les œuvres de ses maîtres à penser. Dans Rivers of Sand en 1974, le cinéaste se rend
en Éthiopie pour y filmer les Hamar, une tribu où la répartition sexuelle des rôles sociaux a pris des
formes si extrêmes que les femmes y sont pratiquement réduites en esclavage. À une époque où
les mouvements féministes prennent une ampleur nouvelle aux États-Unis, Rivers of Sand est reçu
comme un témoignage dérangeant sur une société où l’iniquité sociale et sexuelle sclérose les
relations entre hommes et femmes. Impossible alors pour le cinéaste de porter lui-même le récit de
cette souffrance féminine : il laisse la parole à Omali Inda, une femme âgée qui devient l’« actrice
» principale de son film au fil d’une longue conversation entre eux deux. S’il a pu lui être reproché
d’avoir structuré Rivers of Sand autour de cette figure centrale sans soumettre sa parole à caution,
Gardner revendique cette relation d’amitié avec Omali Inda, tout comme il assume ses émotions
contradictoires dans une société où tous les rapports sociaux sont fondés sur la violence. C’est
que l’anthropologue, dans chacun de ses films, évolue dans des espaces-frontières. La violence y
constitue le ciment social de cultures fondées sur l’hostilité et la souffrance. « Dead Birds » réfère
aux trophées récupérés sur les ennemis abattus sur le champ de bataille par les Dani. Quand l’un
des leurs est tué, les femmes se sectionnent un doigt en signe de deuil, tandis que dans Rivers of
Sand, le corps des femmes Hamar est couvert de scarifications et fouetté dès que celles-ci sont en
âge de se marier. Gardner avait d’abord envisagé d’intituler son film « Creatures of Pain » tant ces
femmes sont de vivantes figures de souffrance. Par-delà les sentiments mêlés que lui inspire cette
violence et qu’il ne cherche aucunement à dissimuler, Gardner interroge donc la notion de
frontière : celle, physique et symbolique, entre soi et autrui dans Dead Birds, celle des genres dans
Rivers of Sand, celle entre la vie et la mort dans Forest of Bliss. Dans deux de ces films au moins,
la frontière est délimitée par un fleuve : celui qui sépare les Dani de leurs ennemis héréditaires en
Nouvelle-Guinée, et le Gange dont l’une des rives est le territoire des morts dans Forest of Bliss.
Ce dernier film, tourné en Inde avec la complicité de l’anthropologue Ákos Östör, porte à son faîte
la recherche esthétique de Gardner. Voyage halluciné sur la rive des morts de Bénarès, avec ses
autels funéraires où sont incinérés les cadavres, Forest of Bliss ne suit pas un fil chronologique
mais plutôt une narration chromatique et phénoménologique. Sans imposer aucune grille de
lecture au spectateur, Gardner dispose des images comme autant d’indices le long d’un parcours
mystique : chiens, cerfs-volants, planches de bois, fleurs, etc. Au lieu de démêler, avec force
témoignages et spécialistes, le processus complexe de l’eschatologie Hindoue et de ses rituels
funéraires, Gardner invite le spectateur à sonder la matière des images pour en extraire ses
propres significations. Il accumule les instruments de ces cérémonies, leurs éléments concrets,
comme autant de pièces d’un puzzle que chacun est incité à reconstituer pour lui-même. Le film
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progresse malgré tout d’une aube à l’autre et d’une rive à l’autre, rejouant par là le cycle hindou
de la vie et de la mort (puisque celle-ci n’y est jamais un terme mais plutôt une recréation). Le
tournage s’est pourtant étalé sur plus de dix semaines dont Gardner a voulu partager la confusion
et les émotions qu’elles avaient convoquées en lui.
Les significations flottantes de Forest of Bliss n’ont pas été du goût de tous, en particulier d’un
certain nombre d’anthropologues qui, à la sortie du film en 1985, n’y ont vu qu’« “un bric?à?brac
de vignettes incompréhensibles” », «~un film qui “évoque l’intense frustration d’une
incompréhension initiale”~» [7]. Et en effet, si Dead Birds hérite de l’influence de toute une
génération de cinéastes-anthropologues dont Garder a admiré les œuvres, et River of Sand est
encore marqué par une certaine obédience à la forme explicative du film ethnographique, Forest of
Bliss engage le cinéaste sur un terrain où il est seul à s’aventurer : hors des mots, de la langue
écrite ou parlée, du film raconté. Forest of Bliss laisse prédominer la sensation et le mystère sur
une narration que Gardner avait jusqu’ici attachée à sa propre voix ou bien à un personnage.
L’écriture et la parole qui emportaient la puissance poétique des récits de Dead Birds et de Rivers
of Sand disparaissent ici au profit d’un montage de sonorités que Gardner construit au moment de
la post-synchronisation comme une partition musicale. Gardner a toujours fait l’image de ses films,
jamais le son. Il n’y avait encore aucune synchronisation quand le cinéaste a fait ses premières
armes et il a gardé l’habitude de confier la prise de son à un associé (Karl Heider). La post-
synchronisation prend valeur de création : le cinéaste y exagère certains bruits tandis qu’il en
amenuise d’autres. Le souffle d’un homme exhalant la fumée d’une cigarette ressemble à s’y
méprendre à un dernier râle. La parole au contraire est superflue et n’engage jamais la
compréhension de ce qui est dit. Hormis le monologue d’Omali Inda dans Rivers of Sand, la parole
reste d’ailleurs souvent accessoire dans le cinéma Gardner. À cela, une raison évidente d’abord :
si Robert Gardner a tourné en divers endroits de la planète, il y est rarement resté suffisamment
longtemps pour en maîtriser la langue, si bien qu’il est dépendant d’interprètes pour communiquer
avec la plupart de ses interlocuteurs. D’où, sans doute, la moindre importance qu’il accorde aux
dialogues puisque ce n’est certainement pas à travers le langage qu’il initie une rencontre avec
ceux qu’il filme. Une raison plus essentielle aussi : toute l’œuvre de Gardner pourrait se résumer à
la recherche d’une posture à la fois scientifique et artistique qui ne soit pas en contradiction avec
le réel filmé mais n’en impose pas pour autant une lecture directive. À cet effet, le cinéaste et
anthropologue a tenté de se défaire d’une écriture littéraire qui encombrait pour lui le regard
anthropologique, au profit d’une écriture cinématographique qu’il parvient véritablement à inventer
avec Forest of Bliss. La plupart des conversations y deviennent inaudibles (elles ne sont d’ailleurs
jamais traduites ni sous-titrées) tandis que les sons d’ambiance (chants, cloches, aboiements,
etc.) y forment une polyphonie extatique.
En 2002, Östör et Gardner publient un livre où ils reviennent sur la genèse du film : Making Forest
of Bliss [8], un ouvrage nécessaire sans doute à un film qui a suscité bien des débats. Les deux
hommes y assument leurs contradictions et celles de leur film : alors qu’Östör lit chaque «
séquence » sous l’angle des pratiques culturelles et religieuses hindoues, Gardner les relie à sa
propre culture : à la mythologie de la Grèce antique aussi bien qu’au Terre sans pain (Las Hurdes)
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de Buñuel. Comment ne pas voir d’ailleurs dans la première séquence, ce fleuve sombre charriant
des corps et dont la rive opposée est parcourue de chiens comme autant de cerbères, une
évocation directe du Styx et de L’Enfer de Dante ? Comment comprendre sinon la citation de Yeats
que Gardner place en exergue : « Everything in this world is either eater or eaten, the seed is food
and fire is the eater » [9], comme une épigraphe sur le cycle des morts dont les processions
rythment la vie de Bénarès ? De là, sans doute, l’enjeu fondamental de Forest of Bliss pour
Gardner, qui semble se demander comment, en différents endroits du monde, les hommes
s’accommodent de leur destin funeste. Comment chacun accepte la mort parce qu’elle
inéluctable et parce qu’elle peut être le recommencement de tout.
Il y a bel et bien une géographie émotionnelle dans le cinéma de Robert Gardner qui augmente en
intensité au fur et à mesure qu’il approche de ces espaces-frontières que sont les fleuves ou
l’intimité des femmes Hamar. Gardner s’intéresse aux états extrêmes de la condition humaine,
l’ordinaire n’y est jamais anodin, il est transpercé d’agonies ou d’extases. Entre cérémonies
funéraires et cris de douleur, rites de passage et scarifications, son cinéma est celui de la
composition des hommes avec la seule certitude qui les habitent, celle de leur finitude. En somme
Dead Birds, Rivers of Sand et Forest of Bliss pourraient composer une trilogie de la condition
humaine, comme le suggérait récemment Charles Warren [10].
« La culture commence avec la conscience de la mort » (« Culture starts with the knowledge of
death ») expliquait un jour le poète Octavio Paz à Robert Gardner lors d’une émission où ce
dernier l’avait invité à venir discuter de son film [11]. À quoi Gardner répondit que ce qui l’avait
sans doute fasciné dans ces cultures bellicistes, violentes, ou toutes entières tournées vers la
mort, c’était leur façon d’affronter sans détour la certitude de la mort, alors que sa propre culture
occidentale n’avait jamais cessé de dissimuler cette échéance, de l’oublier comme pour mieux la
conjurer. Dead Birds est plus qu’un film sur une société guerrière de Nouvelle-Guinée, c’est un
film sur la nature humaine et sur la façon dont les hommes acceptent leur mortalité. Rivers of Sand
ne se contente pas de décrire des pratiques sadiques à l’encontre des femmes dans une société
fondée sur leur mépris mais interroge plus fondamentalement les rituels de violence qui
déterminent les rapports sociaux, de manière littérale ou symbolique, dans les sociétés humaines.
Forest of Bliss ne documente pas seulement un regard occidental sur des cérémonies funéraires
indiennes, il interroge notre propre rapport à la mort, notre conscience d’êtres mortels. L’enjeu le
plus personnel mais peut-être aussi le plus fondamental du cinéma de Robert Gardner pourrait
bien résider dans ce beau paradoxe : porter son regard sur autrui pour le retourner sur soi. Ou
comment questionner une autre culture, c’est aussi interroger la sienne et son propre rapport au
monde. Interrogé sur ce qu’il avait appris à travers ses films, Gardner répondait récemment : « In
the end, I know a little more about myself than about those others in my films (…). I have learned
something about my own humanity. » [12]
Notes
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