MacDougall : « Certains conçoivent l’anthropologie visuelle comme une technique de recherche,
d’autres comme un champ d’étude, d’autres comme un outil d’enseignement, d’autres encore
comme un mode de publication, et d’autres enfin comme une nouvelle approche de la
connaissance en anthropologie. » [5] Gardner, à la suite de Marshall ou de Rouch, appartient sans
nul doute à la dernière catégorie, lui dont le premier film doit autant à l’expérience du tournage
de The Hunters qu’à l’esthétique et à la narration poétique des Maitres fous (1957) [6].
Néanmoins, Gardner n’est pas satisfait par la forme littéraire, voire linéaire, de la voice over qui
caractérise les œuvres de ses maîtres à penser. Dans Rivers of Sand en 1974, le cinéaste se rend
en Éthiopie pour y filmer les Hamar, une tribu où la répartition sexuelle des rôles sociaux a pris des
formes si extrêmes que les femmes y sont pratiquement réduites en esclavage. À une époque où
les mouvements féministes prennent une ampleur nouvelle aux États-Unis, Rivers of Sand est reçu
comme un témoignage dérangeant sur une société où l’iniquité sociale et sexuelle sclérose les
relations entre hommes et femmes. Impossible alors pour le cinéaste de porter lui-même le récit de
cette souffrance féminine : il laisse la parole à Omali Inda, une femme âgée qui devient l’« actrice
» principale de son film au fil d’une longue conversation entre eux deux. S’il a pu lui être reproché
d’avoir structuré Rivers of Sand autour de cette figure centrale sans soumettre sa parole à caution,
Gardner revendique cette relation d’amitié avec Omali Inda, tout comme il assume ses émotions
contradictoires dans une société où tous les rapports sociaux sont fondés sur la violence. C’est
que l’anthropologue, dans chacun de ses films, évolue dans des espaces-frontières. La violence y
constitue le ciment social de cultures fondées sur l’hostilité et la souffrance. « Dead Birds » réfère
aux trophées récupérés sur les ennemis abattus sur le champ de bataille par les Dani. Quand l’un
des leurs est tué, les femmes se sectionnent un doigt en signe de deuil, tandis que dans Rivers of
Sand, le corps des femmes Hamar est couvert de scarifications et fouetté dès que celles-ci sont en
âge de se marier. Gardner avait d’abord envisagé d’intituler son film « Creatures of Pain » tant ces
femmes sont de vivantes figures de souffrance. Par-delà les sentiments mêlés que lui inspire cette
violence et qu’il ne cherche aucunement à dissimuler, Gardner interroge donc la notion de
frontière : celle, physique et symbolique, entre soi et autrui dans Dead Birds, celle des genres dans
Rivers of Sand, celle entre la vie et la mort dans Forest of Bliss. Dans deux de ces films au moins,
la frontière est délimitée par un fleuve : celui qui sépare les Dani de leurs ennemis héréditaires en
Nouvelle-Guinée, et le Gange dont l’une des rives est le territoire des morts dans Forest of Bliss.
Ce dernier film, tourné en Inde avec la complicité de l’anthropologue Ákos Östör, porte à son faîte
la recherche esthétique de Gardner. Voyage halluciné sur la rive des morts de Bénarès, avec ses
autels funéraires où sont incinérés les cadavres, Forest of Bliss ne suit pas un fil chronologique
mais plutôt une narration chromatique et phénoménologique. Sans imposer aucune grille de
lecture au spectateur, Gardner dispose des images comme autant d’indices le long d’un parcours
mystique : chiens, cerfs-volants, planches de bois, fleurs, etc. Au lieu de démêler, avec force
témoignages et spécialistes, le processus complexe de l’eschatologie Hindoue et de ses rituels
funéraires, Gardner invite le spectateur à sonder la matière des images pour en extraire ses
propres significations. Il accumule les instruments de ces cérémonies, leurs éléments concrets,
comme autant de pièces d’un puzzle que chacun est incité à reconstituer pour lui-même. Le film
© 2017 critikat.com - tous droits réservés