Chapitre 1 Le « découplage » des deux Europe (1947-1950) Plan du chapitre Section 1 §1. §2. §3. Section 2 §1. §2. Section 3 La mise en place de la coopération économique entre les États européens : le Plan Marshall et l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) La mise en place d’une organisation répartissant l’aide du Plan Marshall : l’OECE Le travail effectué dans le cadre de l’OECE Le bilan sur le travail effectué par l’OECE (1948-1959) La difficile émergence d’une défense structurée de l’Europe de l’Ouest Le Traité de Dunkerque et le Traité de Bruxelles (l’Union occidentale) Le Traité de l’Atlantique Nord L’amorce d’une Europe politique : le Conseil de l’Europe RÉSUMÉ Cette période se caractérise par la mise en place de différentes structures devant permettre à l’Europe de l’Ouest de s’affirmer dans les domaines militaire, politique et économique et d’être ainsi capable de résister à un possible conflit avec le bloc de l’Est. 18 LE PUZZLE DES INSTITUTIONS EUROPÉENNES 3. En 1945, l’Europe, qui a subi trois guerres en soixante-dix ans (ou deux conflits mondiaux en une génération), est dévastée et divisée. Les États-Unis, dont la générosité n’est pas parvenue à redresser les économies européennes, n’entendent pas poursuivre leurs tentatives bilatérales de sauvetage. Ils incitent les États du vieux continent à s’unifier. Les États-Unis sont d’accord pour payer, mais exigent comme interlocuteur une organisation. 4. L’impulsion américaine intervient en 1947, année où la crise ôte aux pays européens tout espoir de regagner la prospérité avec leurs seules forces. Les États-Unis ont besoin d’une Europe solide afin d’établir économiquement le libre-échange, politiquement la démocratie, et, en termes géopolitiques, pour faire contrepoids au communisme. 5. La pression en faveur de l’union des États et le climat de guerre froide font ainsi naître les premières organisations européennes entre 1947 et 1949. La coopération européenne va se développer en trois étapes et sur trois plans différents : – économique, avec le Plan Marshall et la création de l’Organisation européenne de coopération économique (ci-après OECE) ; – politique et parlementaire, avec le Conseil de l’Europe ; – diplomatique et militaire, avec le pacte de Bruxelles et le pacte Atlantique. Section 1 La mise en place de la coopération économique entre les États européens : le Plan Marshall et l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) 6. La situation économique des pays d’Europe s’aggravant, l’hiver 1946-1947 fut très dure. Les productions agricole et industrielle étaient insuffisantes. Il fallait importer de la nourriture, des matières premières, des produits énergétiques, des machines pour remplacer l’outillage hors d’usage, alors qu’il n’y avait pas grand-chose à exporter. Les États européens devaient faire face à un énorme déficit commercial et un déficit de la balance des paiements qui ne pouvaient plus être comblés en raison de l’épuisement des réserves en or et en devises. Des crédits avaient déjà été octroyés par les États-Unis sur cette période (15 milliards de dollars en deux ans). 7. Le relèvement européen était nécessaire à l’ordre mondial. La moitié du territoire européen venant de passer sous la férule soviétique, les États-Unis sont soucieux de lutter, à la fois pour la démocratie et contre la politique expansionniste de Staline. Concrètement, l’URSS a fait « main basse », après 1945, sur 500 000 km2 équivalant à 22 millions d’habitants et recouvrant les États baltes, l’ancien territoire polonais de Biélorussie, l’Ukraine, la Ruthénie subcarpatique et la Moldavie ; l’URSS a piloté le « glissement » de la Pologne vers l’Ouest au détriment de l’Allemagne qui perdit des territoires au profit de cette dernière. CHAPITRE 1 – LE « DÉCOUPLAGE » DES DEUX EUROPE (1947-1950) 19 8. Indirectement, l’URSS s’implante grâce au parti communiste en Roumanie, en Bulgarie et en Pologne. En Europe occidentale, l’association du parti communiste aux gouvernements français, italien et belge, apparaît aux Américains comme une menace. Pour « endiguer » le danger soviétique, il faut une solidarité entre Européens et Américains (une solidarité atlantique) dans le but de renforcer la stabilité politique des pays concernés. Ainsi, c’est sous la menace soviétique et sous l’influence américaine que s’amorce le premier temps de la construction européenne. 9. En février 1947, alors que la Grande-Bretagne se déclare hors d’état de s’opposer efficacement à l’action des communistes en Grèce et d’aider la Turquie à résister aux pressions soviétiques, la « doctrine Trumann », énoncée par le nouveau président des États-Unis le 12 mars 1947 et entérinée par le Congrès américain dès le mois de mai, consiste à fournir des secours, y compris militaires, aux mouvements d’indépendance en Grèce et en Turquie contre les communistes. 10. Aussi, dans le cadre de la politique de « containment » visant à s’opposer à l’extension de la zone d’influence soviétique en Europe de l’Ouest, le général Marshall, conseillé par les sous-secrétaires Dean Acheson et William Clayton, décida-t-il de proposer un plan d’aide économique à l’Europe. Le 5 juin 1947, à l’Université d’Harvard, le général G. Marshall, secrétaire d’État aux affaires étrangères, propose une aide financière globale des États-Unis au relèvement des Européens. Cette aide est subordonnée au fait que ces pays se rassemblent au sein d’une institution chargée de la gestion collective de l’aide (après évaluation des besoins et des actions à mener) et de l’élaboration d’un programme de reconstruction européenne (« C’est l’affaire des Européens »). 11. L’invitation adressée à tous les pays d’Europe place les Soviétiques devant l’alternative d’accepter le Plan Marshall ou d’endosser la responsabilité de la division de l’Europe. Les Soviétiques refusent le 2 juillet 1947 de se joindre à la conférence sur le Plan Marshall. Cette réaction entraîne immédiatement la scission de l’Europe. Le refus des Soviétiques s’expliquait par le fait qu’ils considéraient ce plan de relèvement comme un empiétement sur la souveraineté nationale et s’opposaient à ce qu’il profitât à d’autres pays que les seules victimes de l’Allemagne nazie. Le refus soviétique entraînait celui des pays satellites comme la Tchécoslovaquie qui, en dépit de son intention d’accepter, fut obligée de faire marche arrière. 12. Le Plan Marshall devient une opération purement « occidentale ». S’il n’a pas divisé l’Europe, il fut le révélateur de la fracture profonde entre deux Europe. Les pays de l’Ouest allaient s’organiser entre eux et avec les États-Unis, alors que l’Union soviétique allait renforcer sa mainmise sur l’Europe orientale. Le Kominform sera créé en octobre 1947, et une coopération économique mise sur pied, en 1949, avec l’institution du Comecon. Aussi, à partir de 1947, l’unification ne pouvait plus être celle de la grande Europe, mais de chacune des deux Europe qui s’organisaient parallèlement. 20 LE PUZZLE DES INSTITUTIONS EUROPÉENNES §1. La mise en place d’une organisation répartissant l’aide du Plan Marshall : l’OECE 13. Pour répondre à la proposition américaine, les gouvernements français et britannique organisèrent à Paris une conférence sur la coopération économique européenne, à laquelle participèrent tous les pays d’Europe occidentale (à l’exception de l’Espagne, alors tenue à l’écart des démocraties à cause du régime du général Franco). C’était la première conférence européenne depuis la guerre. Du 12 juillet au 22 septembre 1947, fut établi un inventaire des ressources et des besoins et un programme commun de relèvement conformément aux exigences américaines. Les Européens devaient s’engager à ne plus avoir besoin d’aide en 1952 et à faire des progrès dans la voie de la coopération et de l’unité. Les États-Unis ne voulaient pas imposer un plan de reconstruction. Le 3 avril 1948, le congrès rappellera les avantages d’un grand marché intérieur sans frontières douanières à l’exemple des États-Unis et, chaque année, en votant les crédits Marshall, s’inquiétera des progrès de l’unification. 14. Les Européens étaient fort divisés sur les moyens à mettre en œuvre pour répondre aux demandes américaines. Pour sa part, Ernest Bevin, ministre britannique des Affaires étrangères, n’envisageait, pour mettre en œuvre le Plan Marshall, qu’une organisation temporaire. La France et l’Italie défendirent durant la conférence l’idée d’une intégration économique forte et durable. Tous les pays étaient d’accord pour abaisser les barrières douanières et transférer les devises. La délégation française appuyée par celle de l’Italie proposait d’aller jusqu’à l’union douanière. Cependant, les Britanniques s’y opposèrent, jugeant incompatibles le maintien des préférences impériales avec le Commonwealth et l’instauration d’une union douanière européenne. Les pays du Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg), bien que favorables à cette union douanière, ne voulaient pas y entrer en l’absence du Royaume-Uni. Quant aux Scandinaves, ils entendaient rester entre eux. Toutefois, largement pour donner satisfaction aux États-Unis, le rapport final du 22 septembre, qui évaluait le déficit européen à 22 milliards de dollars pour une période de quatre ans et suggérait une aide américaine de 19 milliards, formulait plusieurs déclarations d’intentions, reflétant bien ces divergences : création d’un groupe d’étude sur l’union douanière européenne, mise en application de l’union douanière du Benelux pour 1948, projet de coopération entre les trois pays scandinaves (Norvège, Suède, Danemark), déclaration française proposant de former une union douanière avec tous les pays qui le désireraient et, en raison de la réponse favorable de l’Italie, décision de créer un groupe avec cette dernière. 15. Il fut convenu qu’une organisation serait créée, non pour la seule période de la mise en œuvre du programme d’aide, mais de façon permanente. Les négociations entre les Européens aboutirent à la convention du 16 avril 1948 instituant l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), signée par l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Islande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Norvège, le Portugal, le Royaume-Uni, la Suède, la Suisse, la Turquie et les commandants militaires de zones occidentales CHAPITRE 1 – LE « DÉCOUPLAGE » DES DEUX EUROPE (1947-1950) 21 d’occupation en Allemagne (la République Fédérale en deviendra membre en octobre 1949). Certains gouvernements (notamment la France) auraient voulu que l’Organisation ait une certaine autonomie à l’égard des gouvernements avec un comité exécutif fort et un Secrétaire général capable de prendre des initiatives importantes de politique économique. Mais les Britanniques n’étaient prêts à accepter qu’une organisation entièrement contrôlée par un Conseil des ministres représentant tous les États membres et décidant à l’unanimité. Ils étaient soutenus par les petits pays, également soucieux de défendre leur souveraineté, tels la Suisse, l’Irlande, les pays scandinaves qui étaient opposés à ce que l’OECE puisse jouer un rôle autonome. C’est finalement la conception britannique qui prévalut et l’OECE reçut la structure d’une simple organisation de coopération intergouvernementale, ce qui allait limiter sa capacité d’action. 16. L’organe central était le Conseil des ministres, réuni plusieurs fois par an au niveau des ministres des Affaires étrangères et de l’Économie, et plus fréquemment au niveau des ambassadeurs, représentants permanents. Les décisions du Conseil engageaient les pays membres et devaient être prises à l’unanimité. Si toutefois un gouvernement n’était pas d’accord, il ne pouvait pas faire opposition, mais simplement s’abstenir et ne pas appliquer la décision ou la recommandation adoptée par les autres. Le Conseil était assisté d’un Comité exécutif restreint, chargé de préparer son travail, et de très nombreux comités techniques « horizontaux » (politique, économie, fiscalité, commerce extérieur, paiements, main-d’œuvre...) et « verticaux » (énergie, sidérurgie, mécanique, chimie...) composés de fonctionnaires nationaux et d’experts. Un secrétariat fut constitué avec des fonctionnaires détachés des administrations nationales, qui ne devaient recevoir d’instructions que de l’Organisation, et était composé d’une proportion croissante de fonctionnaires internationaux. §2. Le travail effectué dans le cadre de l’OECE 17. L’OECE chargea un comité spécial de quatre personnes d’examiner les programmes nationaux et de recommander une répartition équitable de l’aide Marshall qui serait adoptée par le Conseil. L’OECE se borna à formuler des directives non contraignantes pour que les États membres agissent dans les secteurs où ils avaient tous des moyens d’action : « stabilisation financière et monétaire, développement des exportations, réduction des importations en dollars non essentielles, modernisation de l’appareil de production, échange d’informations pour la coordination des investissements ». 18. Mais la pression américaine conduisit l’OECE à faire porter son effort sur l’accroissement du commerce intra-européen. Un « Code de libération des échanges » fut adopté le 18 août 1950 : il prévoyait la suppression des contingents d’importation (sauf pour le commerce d’État), qui sera progressivement réalisée au cours des années suivantes. En même temps était créée, le 19 septembre 1950, l’Union européenne de paiements, système de compensation multilatérale permettant de surmonter l’obstacle de la non-convertibilité des devises et d’accorder des crédits aux pays débiteurs. Le fonds de roulement était fourni par 22 LE PUZZLE DES INSTITUTIONS EUROPÉENNES les États-Unis. Ces deux mesures allaient permettre de développer rapidement les échanges entre pays européens, de mieux les équilibrer et les diversifier en fonction d’une plus grande rationalité économique. §3. Le bilan sur le travail effectué par l’OECE (1948-1959) 19. L’OECE a ainsi joué un rôle important bien que limité, surtout pendant les années où le Plan Marshall a permis à l’Europe occidentale de se relever. Sorte de conférence économique permanente, l’OECE a permis aux diplomates et aux fonctionnaires des pays membres de se rencontrer, de discuter des mêmes problèmes et d’élargir leur horizon. Les gouvernements d’Europe occidentale prirent l’habitude de la consultation à tous les niveaux. La confrontation et l’examen mutuel des positions nationales dans les nombreux comités, l’habitude de constituer des petits groupes d’experts chargés d’élaborer des solutions acceptables pour tous, permirent d’atténuer les inconvénients de l’unanimité. Elle a ainsi créé des habitudes de coopération et de réflexion dépassant le cadre national. 20. Toutefois la reconstruction s’est faite, non sur le plan européen, mais dans les cadres nationaux, sans coordination des objectifs et des investissements. Le grand marché européen n’a pas été créé. Les restrictions quantitatives et monétaires aux échanges ont été éliminées, mais pas les droits de douane. Il n’était pas possible à l’OECE de mettre sur pied une union douanière en raison de l’opposition de plusieurs pays, et particulièrement de la Grande-Bretagne. Si les Anglais avaient accepté, une solution aurait peut-être pu être trouvée. Sans eux, il n’y avait de place que pour des unions partielles. C’est dans cette dernière direction que la France essaya de s’engager, pour des raisons économiques, afin de limiter la concurrence, mais aussi par la volonté politique de prendre la tête d’un groupement continental, tandis que l’influence britannique était prépondérante à l’OECE. Le gouvernement français avait recherché, dès 1944, une union douanière avec la Belgique, puis avec l’ensemble du Benelux lorsque la création de celui-ci fut décidée. Les négociations entre la France et l’Italie aboutirent au Traité d’union douanière du 26 mars 1949, signé par les deux ministres des Affaires étrangères, Robert Schuman et le comte Carlo Sforza. En un an, tous les tarifs douaniers et obstacles au commerce devaient être abolis entre les deux pays. Une union économique serait réalisée en six ans par l’unification des législations fiscale, financière, sociale et commerciale. Un Conseil de l’union douanière préparerait les mesures d’application et serait l’embryon d’un futur gouvernement économique commun. L’union douanière franco-italienne, elle-même, ne put être réalisée en raison de l’opposition des « intérêts » (les grands groupes industriels) en France. Les débats de ratification du traité, retardés à cause des élections de 1951, furent ensuite bloqués en commission à l’Assemblée nationale, et le projet d’union douanière avec l’Italie fut abandonné. 21. L’OECE répartit, jusqu’à la fin 1951, une aide américaine de 12 milliards de dollars. Elle passera à dix-huit membres après l’entrée de l’Allemagne (1955) et de l’Espagne (1959). Les États-Unis et le Canada avaient un statut d’observateur. On CHAPITRE 1 – LE « DÉCOUPLAGE » DES DEUX EUROPE (1947-1950) 23 terminait définitivement la guerre en réintroduisant les anciens vaincus. Le bilan de l’OECE est largement positif : elle a permis la répartition de l’aide américaine, la coordination des politiques économiques nationales, la mise en place d’un système multilatéral de paiement et la libération des échanges. Section 2 La difficile émergence d’une défense structurée de l’Europe de l’Ouest §1. Le Traité de Dunkerque et le Traité de Bruxelles (l’Union occidentale) 22. En mai 1947, la tension internationale s’accroît : refus du Plan Marshall à l’Est, création du Kominform en octobre 1947, échec de la Conférence de Londres (novembre-décembre 1947) où les quatre grands (États-Unis, Union soviétique, Grande-Bretagne, France) essaient de régler les questions allemande et autrichienne, pays encore sous occupation alliée. En effet, le désaccord des vainqueurs sur les réparations, la démilitarisation du pays et les frontières orientales font échouer successivement les conférences quadripartites des ministres des Affaires étrangères : à Moscou, Staline continue à craindre une Allemagne forte en dépit de ses annexions orientales de fait qui ont affaibli le pays. Au contraire, l’administration américaine, suivie par les Anglais, est de plus en plus persuadée qu’il faut incorporer au camp occidental une Allemagne prospère et politiquement stable. Le gouvernement français qui craint tout rétablissement de l’Allemagne n’est favorable ni à l’égalité des droits de l’Allemagne, ni à son renforcement territorial. 23. À la fin de 1947, Georges Bidault, ministre français des Affaires étrangères, et son homologue britannique Ernest Bevin avaient indiqué au général Marshall que les pays d’Europe de l’Ouest avaient besoin d’un appui militaire américain contre le danger soviétique. Les Américains subordonnèrent leur concours à un effort de la part des Européens de coopération sur le plan de la défense. Il appartenait aux Européens de prendre l’initiative d’une organisation défensive, réplique militaire de ce qu’ils avaient réalisé au niveau économique avec l’OECE. 24. Dans un discours du 22 janvier 1948 à la Chambre des Communes, Ernest Bevin dénonçait la menace constituée par la politique soviétique et estimait « le moment venu pour une consolidation de l’Europe occidentale ». Il affirmait que « les nations libres de l’Europe occidentale doivent maintenant se rapprocher étroitement ». Il annonçait son intention de resserrer les liens de la Grande-Bretagne avec la France et les pays du Benelux afin de former « un important noyau en Europe occidentale auquel d’autres pays viendraient ensuite se joindre, dont l’Italie et plus tard l’Allemagne, quand elle sera devenue une démocratie ». Mais il précisait que ce ne serait pas une union politique formelle : « Si nous devons créer un organisme à l’Ouest, ce doit être une union spirituelle [...]. Même s’il faut signer des traités ou, tout au moins, des accords, l’union doit provenir, en premier lieu, d’une communauté dans les libertés de base et les principes moraux que nous soutenons tous ». Et il préconisait le mécanisme de la consultation mutuelle, base des relations entre pays du 24 LE PUZZLE DES INSTITUTIONS EUROPÉENNES Commonwealth, ce qui permettrait à la Grande-Bretagne de conserver sa liberté d’action. 25. Le « coup de Prague » du 25 février 1948, donnant tout le pouvoir en Tchécoslovaquie au parti communiste à l’instigation de l’Union soviétique, accéléra les négociations. Après s’être consultées, la Grande-Bretagne et la France proposèrent à la Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg des traités défensifs bilatéraux dans l’esprit du Traité franco-britannique de Dunkerque du 4 mars 1947 qui prévoyait une assistance militaire en cas d’agression ou de menace d’agression de la part de l’Allemagne, mais ne comportait comme automatisme que l’obligation de se consulter par voie diplomatique en cas de danger. Les trois pays du Benelux estimaient insuffisantes ces propositions et suggéraient un traité multilatéral comportant un accord militaire d’assistance mutuelle automatique et immédiate en cas d’agression, un accord politique organisant un système de consultations régulières sur tous les problèmes d’intérêt commun et un accord économique devant avoir pour objectif ultime une union économique. 26. Le Traité de Bruxelles, signé le 17 mars 1948 pour cinquante ans par les Cinq (Grande-Bretagne, France, Belgique, Pays-Bas et le Luxembourg), rappelait les valeurs essentielles de la civilisation occidentale qui méritent d’être défendues : les droits de l’homme, les libertés et les principes démocratiques. Il affirmait la volonté de coopérer pour reconstruire l’économie européenne, d’assurer la sécurité, notamment par son système d’assistance mutuelle automatique en cas d’agression armée en Europe. Un conseil consultatif examinerait toute situation pouvant constituer une menace pour la paix ou la stabilité économique. Ce traité était encore dirigé contre l’Allemagne, comme celui de Dunkerque, mais aussi contre toute autre menace, ce qui visait implicitement l’Union soviétique. Le Traité de Bruxelles donna naissance à un embryon d’organisation internationale : l’Union occidentale. La réunion des cinq ministres des Affaires étrangères en conseil consultatif ne devait se produire qu’à la demande de l’un d’eux ou à chaque fois que cela paraîtrait opportun sans qu’aucune périodicité ne fût prévue. Le traité contient des promesses plus larges de collaboration économique et culturelle et l’amorce d’une organisation régionale, conformément aux désirs des pays du Benelux. 27. Un comité permanent fut créé à Londres, réunissant une fois par mois des ambassadeurs des quatre puissances et un représentant du Foreign Office. Il était assisté d’un secrétariat. Le Conseil, organe suprême, prenait ses décisions d’un commun accord, c’est-à-dire à l’unanimité. L’Union occidentale était la première étape de la coopération européenne dans tous les domaines, principalement diplomatique et militaire, mais aussi économique, social et culturel pour lesquels des comités spécialisés furent mis sur pied, avec la réunion régulière des ministres intéressés. Un comité militaire permanent à Londres était chargé d’élaborer les plans de défense et de préparer la coordination des appareils militaires. Dès l’été 1948, un état-major commun aux Cinq s’installa à Fontainebleau. Un plan de défense fut établi, prévoyant l’intégration des forces aériennes. Un comité économique et financier étudia les problèmes de la production intégrée d’équipements militaires, les Cinq ne pouvant les fournir à eux seuls. CHAPITRE 1 – LE « DÉCOUPLAGE » DES DEUX EUROPE (1947-1950) 25 §2. Le Traité de l’Atlantique Nord 28. Le pacte de Bruxelles était, pour les Américains, le préalable à leur engagement militaire en Europe. Dès la signature du Traité de Bruxelles, MM. Bevin et Bidault ont demandé aux États-Unis d’assurer à l’Union occidentale l’aide militaire qui lui était indispensable pour résister à une éventuelle pression soviétique. Celle-ci se manifesta, avec le « coup de Prague », coup d’État communiste en Tchécoslovaquie le 25 février 1948, et surtout avec le blocus de Berlin. 29. Les Soviétiques prennent le contrôle militaire des accès enclavés en Allemagne de l’Est, pour réagir contre la bizone unissant, dans leur zone d’occupation, les secteurs anglais et américain. Loin de céder, les Occidentaux unifient leurs trois zones d’occupation à Berlin et décident de mettre en place des élections, une Assemblée constituante et une monnaie commune, le Deutsche Mark. Les Soviétiques réforment aussitôt la monnaie de leur secteur, proclament Berlin partie intégrante du territoire soviétique et organisent le blocus des trois secteurs occidentaux de la ville, situés au cœur de la zone soviétique d’occupation en Allemagne, le 23 juin 1948. Ce blocus ne sera levé que le 4 mai 1949. Mais le pont aérien allié, assuré à 95 % par les Américains, en fait un succès occidental. Berlin devient le symbole de la lutte pour la liberté. Le blocus change aussi le problème allemand de perspective aux yeux des Occidentaux. Il faut arrimer l’Allemagne à l’Ouest, au lieu de défendre sa vocation à se réunifier au nom du libéralisme. 30. La division allemande s’institutionnalise en 1949. La République est proclamée le 23 mai. Elle est constituée de onze Länder ou États fédérés qui disposent de pouvoirs propres. Les matières les plus importantes sont confiées au Bund, conformément aux vues américaine et anglaise. La Constitution se veut transitoire dans l’attente d’une unification ultérieure. En réplique, le 7 octobre suivant, la République Démocratique Allemande (RDA) est instituée dans la zone soviétique. 31. Ce contexte fit comprendre aux nouveaux signataires que leurs maigres forces armées ne pouvaient pas apporter la stabilité recherchée. Ils appellent à nouveau les États-Unis. Politiquement, ces derniers choisissent de diriger l’Alliance atlantique en décidant que l’Europe constitue leur ligne de défense. Cela est rendu possible par le vote de la résolution Vandenberg le 11 juin 1948 par le Sénat américain, laquelle autorise le gouvernement américain à conclure, en temps de paix, des alliances en dehors du continent américain. Ce pacte d’autodéfense et de coopération en matière de défense assure deux types de protections à ses signataires : – une assistance mutuelle en temps de paix ; – une assistance non automatique en cas de conflit. 32. Chaque État partie décide de l’action qu’il juge nécessaire de prendre, individuellement, et conjointement avec les autres parties, « y compris l’emploi de la force armée pour rétablir la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord », précise l’article 5. Le Traité d’Alliance atlantique fut signé, le 4 avril 1949, à Washington par les Cinq du pacte de Bruxelles, les États-Unis et le Canada ainsi 26 LE PUZZLE DES INSTITUTIONS EUROPÉENNES que la Norvège, le Danemark, l’Islande, le Portugal et l’Italie. La Grèce et la Turquie adhéreront en 1952. La guerre de Corée accélérera la mise sur pied de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), avec la création de commandements unifiés. Le général Eisenhower devint commandant en chef allié en Europe le 19 avril 1951. 33. L’Organisation proprement institutionnelle de l’Atlantique Nord, avec des organismes civils et militaires, naîtra le 20 septembre 1951, lorsque la convention d’Ottawa dotera l’alliance de la personnalité juridique, nécessaire à son essor opérationnel. L’alliance atlantique superpose une organisation militaire intégrée et hiérarchisée à l’organisation civile. Elle est formée d’un état-major international, dont le commandement est confié au général américain Eisenhower, et de quatre commandements suprêmes par région : Atlantique (SACLANT), Manche (CI-CHAN), Europe (SACEUR) et pour le Canada et les États-Unis un groupe stratégique de planification militaire. Environ 300 000 soldats américains stationnaient en Europe. Le dispositif civil, chargé de maintenir un contact politique entre les États membres, est placé sous l’égide de l’autorité politique suprême, le Conseil de l’Atlantique Nord. 34. Désormais, la défense de l’Europe va être organisée dans le cadre atlantique et bénéficiera d’une aide militaire et économique massive des États-Unis. L’Union occidentale s’inscrit alors dans un ensemble plus seulement européen, mais atlantique, ce qui la fait quasiment entrer en sommeil. Dans le domaine diplomatique et militaire, tout se fera dans le cadre du Pacte atlantique. L’engagement d’assistance mutuelle entre les Cinq subsistait mais les comités militaires et les états-majors du pacte de Bruxelles cessaient de fonctionner au profit des structures atlantiques. Section 3 L’amorce d’une Europe politique : le Conseil de l’Europe 35. L’institution du Conseil de l’Europe (5 mai 1949) est venue compléter, sur le plan politique et parlementaire, les deux premiers éléments du dispositif de coopération européenne qu’étaient l’OECE et l’Union occidentale. Winston Churchill réactive l’ardeur des fédéralistes. À Zurich, il appelle, le 19 septembre 1946, « sous son prestige », les ennemis d’hier à se réconcilier afin de créer des « États-Unis d’Europe ». 36. Convoqués par le « Comité international de la coordination pour l’Europe unie » (créé en novembre 1947), mouvement privé chargé d’établir la liaison entre tous les mouvements européens, et dirigé par le ministre britannique Duncan Sandys (gendre de Winston Churchill), mille délégués fédéralistes de dix-neuf États réunis en congrès à La Haye, du 7 au 10 mai 1948, proposent, à partir d’une assemblée parlementaire européenne élue par les Parlements nationaux, l’adoption d’une charte des droits de l’homme, la constitution d’une Cour de justice chargée d’en assurer le respect et la formation d’une Europe unie « rendue dans toute son étendue à la libre circulation des hommes ». CHAPITRE 1 – LE « DÉCOUPLAGE » DES DEUX EUROPE (1947-1950) 27 37. Cette proposition, transmise par le gouvernement français, propose aux autres parties du Traité de Bruxelles, fin juillet 1948, de créer une assemblée parlementaire, embryon d’un futur Parlement pour l’Europe. La Belgique y souscrit aussitôt. La Grande-Bretagne, qui tolérerait une assemblée de type diplomatique classique, refuse au contraire un organe de type fédéraliste aux pouvoirs étendus. L’organisation ne peut donc résulter que d’un compromis qui sera arrêté début 1949. L’Assemblée sera consultative, donc dépourvue de pouvoir de décision, et elle sera doublée par un Comité des ministres représentant les gouvernements. 38. La Convention portant statut du Conseil de l’Europe est signée le 5 mai 1949, à Londres, par dix États : le Danemark, l’Irlande, l’Italie, la Norvège et la Suède ayant été invités à rejoindre les cinq (France, Grande-Bretagne et pays du Benelux) du Traité de Bruxelles. Rejoindront ensuite : la Grèce et la Turquie (1949), l’Islande (1950), la République Fédérale d’Allemagne (1951), l’Autriche (1956), Chypre (1961), la Suisse (1963), Malte (1965) et le Portugal (1976). Compte tenu du contexte, seuls les États ouest-européens participeront au grand mouvement d’unification européen. L’organisation, qui siège à Strasbourg, a la vaste ambition de parvenir à « une union sans cesse plus étroite entre ses membres afin de sauvegarder et promouvoir les idées et les principes qui sont leur patrimoine commun et de favoriser leur progrès économique et social ». Elle s’apparente à un club d’États attachés à la démocratie libérale et au pluralisme politique où chaque membre reconnaît « le principe de prééminence du droit et le principe en vertu duquel toute personne placée sous sa juridiction doit jouir des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Ses compétences sont très larges : domaines économique, social, culturel, scientifique et juridique. Seules sont exclues, explicitement, les questions relatives à la défense nationale (article 1er, alinéa d). Mais les moyens du Conseil de l’Europe sont faibles. Ils consistent, selon l’article 1er, alinéa b) « en l’examen des questions, la conclusion d’accords, l’adoption d’une action commune ». Œuvre maîtresse du Conseil de l’Europe, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée le 4 novembre 1950, confortera ce rôle de magistrature morale et sera complétée par des protocoles successifs. 39. L’Organisation européenne de coopération économique n’était nullement en mesure de réaliser une intégration économique de l’Europe occidentale. Sur le plan politique, le Conseil de l’Europe était encore beaucoup plus décevant. Les organisations européennes existantes ne dépassaient pas le niveau de la coopération intergouvernementale, malgré les efforts de la France. Nos 40 à 44 réservés.