DOMINIC LÜDIN, URSULA SIEGFRIED, PETRA WINIGER GROUPE B CERUTTI Le Plan Marshall et la création de l’OECE I. Les relations entre l'URSS et les États Unis à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale Aux États-Unis, deux conceptions de la politique de l'URSS s'opposent. Une partie de l'administration américaine, dont Franklin D. Roosevelt, reconnaît le besoin de sécurité de la part de l'URSS et sa volonté de maintenir l'Allemagne affaiblie. Les partisans de l'autre conception sont convaincus que l'URSS n'est pas une puissance défensive mais qu'elle poursuit au contraire une stratégie expansionniste, qui vise à déclencher la révolution mondiale. Harry S. Truman, le successeur de Roosevelt, adhère à cette dernière conception de l'URSS. Ceci se traduit par une durcissement de la politique étrangère envers l'URSS. Truman est conforté dans sa conception par le « Long Telegram » du 22 février 1946 de George Kennan, ambassadeur américain à Moscou. Kennan souligne l'incompatibilité de l'idéologie soviétique avec le libéralisme américain et conclut à l'impossibilité d'une coexistence des deux. Il fonde ainsi la politique d'endiguement. Une mesure proposée par Kennan pour contenir l'expansionnisme soviétique serait de mettre sur pieds un programme constructif, qui renforcerait les États menacés par l'infiltration du « parasite » communiste. II. Le Plan Marshall A. La situation économique de l’Europe après la guerre Pendant la guerre une grande partie des centres de production et de l’infrastructure des transports a été détruite, et la production agricole et industrielle a fortement diminué. Les exigences de la guerre et les méthodes d’exploitation imposées par les armées d’occupation ont provoqué des distorsions graves des économies européennes. Le financement des importations, qui proviennent surtout de la zone dollar, épuise les réserves monétaires et en or des pays européens. Cette hémorragie des réserves avec l’adjonction de l’inflation provoque une crise financière. Le « dollar gap » empêche la remise en route du circuit monétaire normal. L’hiver rigoureux de 1946/47 rend la situation encore plus difficile. B. Le discours de George Marshall à Harvard : la proposition américaine Ce sont deux facteurs qui poussent le secrétaire d’Etat George Marshall à tenir son fameux discours à Harvard le 5 juin 1947 : la perception américaine d’une attitude peu coopérative de l’URSS et la dégradation progressive de la situation économique en Europe. Marshall constate que la situation en Europe est telle « qu’elle devra recevoir une aide [...] très importante ou s’exposer à une dislocation économique, sociale et politique très grave. » 1 Puisque l’aide antérieure s’est relevée inefficace, Marshall propose un programme coordonné d’aide qui doit être mis en œuvre avec une participation active des pays européens. Ce sont cependant eux qui doivent prendre l’initiative. Formellement, aucun pays européen n’est exclu, mais implicitement, Marshall prévient l’URSS de ne pas tenter de profiter de la misère de l’Europe. C. La Conférence franco-anglo-soviétique à Paris : la réponse européenne Sur invitation de la France et de la Grande-Bretagne se tient du 27 juin au 2 juillet 1947 à Paris une conférence entre les ministres des affaires étrangères français, britannique et soviétique, Bidault, Bevin et Molotov. Son but est d’acheminer un programme européen de 1 MARSHALL, G., "Discours du Plan Marshall", in: A la découverte de l'OECE, dirigé par GRIFFITHS, R., Collection Historique de l'OCDE, Paris, 1997, p. 278 DOMINIC LÜDIN, URSULA SIEGFRIED, PETRA WINIGER GROUPE B CERUTTI relèvement économique. La conférence ressemble cependant à un « curieux dialogue de sourds » 2 ; elle échoue en raison des divergences entre Occidentaux et Soviétiques. Le plan Marshall se heurte à deux intérêts de l’URSS : éviter une ingérence américaine dans les pays qu’elle considère comme sa zone d’influence et les réparations allemandes. Pour les Soviétiques, ces dernières sont une question de valeur économique autant que symbolique, pendant que pour les Occidentaux, il n’est pas question de faire payer l’Allemagne. Son rôle dans l’économie européenne est trop important pour ne pas la faire participer au programme de relèvement économique. Il paraîtrait en effet absurde d’accorder de l’aide à l’Allemagne qui serait tout de suite prélevée par les Soviétiques sous forme de réparations. L’échec de la Conférence franco-anglo-soviétique fait du Plan Marshall un projet exclusivement occidental. D. Le Comité de Coopération Économique Européenne (CCEE) : l’établissement d’un programme européen commun Du 4 juillet au 22 septembre 1947 le CCEE se réunit à Paris avec 16 pays participants pour la coordination d’un programme de relèvement économique. L’Espagne franquiste en est exclue, et les pays de l’Europe de l’Est ont dû rejetter l’invitation sous pression de l’URSS. Pendant les travaux du CCEE, des divergences concernant la vision de la reconstruction européenne se cristallisent entre les Américains et les Européens. Les Américains préconisent l’institution d’organes supranationaux et d’un marché européen libéralisé. Les Européens préfèrent des solutions intergouvernementales et veulent accorder plus de poids à l’Etat dans l’économie. On aboutit avec le Rapport Général quand même à un compromis, puisque les enjeux pour les deux parties sont considérables : l’aide économique est urgente pour les pays européens et la pression américaine forte. Les Etats Unis pour leur part ont un grand intérêt à la réalisation du plan Marshall pour refouler la menace communiste. E. Le Foreign Assistance Act : la condition pour la réalisation du programme de relèvement économique de l’Europe Le European Recovery Program doit obtenir l’accord du Congrès américain, mais l’opinion publique craint un impacte négatif sur l’économie des Etats Unis. L’impulsion décisive vient du Coup de Prague du 25 février 1948 par lequel les communistes s’emparent du pouvoir en Tchécoslovaquie. C’est un choc pour le monde occidental. Convaincus que la détresse économique constitue un terrain favorable au communisme, les américains craignent que l‘«effet domino » puisse se produire en toute l’Europe. Le 2 avril 1948, le Congrès vote le Foreign Assistance Act qui cré l’European Cooperation Administration et qui prévoit l’obligation pour les pays européens de signer des accords bilatéraux avec les Etats Unis pour assurer l’utilisation effective de l’aide américaine. Cette obligation est perçue par les Européens comme une ingérence américaine dans les affaires européennes puisque les accords bilatéraux donnent aux Etats Unis un contrôle sur l’utilisation de l’aide. II. L’Organisation Européenne de Coopération Economique (OECE) Le 16 avril 1948 seize pays signent la Convention de Coopération économique européene, l’acte constitutif de l’OECE. Elle est instituée sous la pression des Etats Unis pour collaborer avec l’ECA et pour répartir l’aide. Les conceptions de la nature institutionnelle de l’OECE sont très divers. Ainsi la France se prononce en faveur d’un caractère supranational après avoir dû accepter la participation des zones d’occupation allemandes qu’elle veut alors voir intégrées à un maximum, avec toutes leurs ressources clefs, notamment le charbon et l’acier. 2 BITSCH, M.-T., Histoire de la construction européenne, Editions Complexe, Bruxelles, 1996, p. 36 DOMINIC LÜDIN, URSULA SIEGFRIED, PETRA WINIGER GROUPE B CERUTTI La Grande-Bretagne et les petits pays sont cependant partisans d’une organisation strictement intergouvernementale. Ceci va à l’encontre des idées américaines qui y préfereraient une espèce d’« Etats Unis d’Europe », une Europe libre-échangiste cohérente, dirigée par une organisation dotée de compétences larges. Ces divergences se manifestent autour du projet d’une Union douanière qui échoue en raison du rejet européen. L’Union Européenne des Payements (UEP) a plus de succès. Elle instaure en 1950, après plusieures tentatives échoués, un système multilatéral de payements pour surmonter le dollar gap et pour empêcher les créditeurs de choisir leurs débiteurs en fonction de leur solvabilité. III. La Suisse et le Plan Marshall La Suisse n’a pas besoin d’aide américaine, mais elle a intérêt à une normalisation de la situation économique en Europe. Pour éviter l’isolement économique, elle devrait participer au plan Marshall, mais les motivations politiques derrière le projet américain posent un problème pour sa neutralité. C’est pourquoi elle n’accepte l’invitation au CCEE que quelques jours avant que l’URSS ne la refuse : acceptation en vue d’éviter l’isolement économique, mais au moment où la Suisse peut encore prétendre de croire à une participation russe au projet de relèvement économique et ainsi sauvegarder sa neutralité L’apport de la Suisse à l’OECE consiste à contribuer à sa fonctionnalité et à son efficacité, tout en insistant sur la liberté de décision des pays participants. L’article 14 est connu sous le nom de « clause suisse » et évite le blocage de décisions par la règle de l’unanimité. C’est en tenant compte des trois préoccupations centrales de la politique étrangère de la Suisse que l’on arrive à comprendre son attitude face au Plan Marshall et à l’OECE : préserver son indépendance, éviter l’isolement et lutter contre le communisme. Elle suit donc une ligne politiquement neutre, mais économiquement solidaire avec l’Occient. IV. Conclusion Le Programme de Relèvement Économique prend une fin prématurée en décembre 1951 à cause de la Guerre de Corée. L’OECE se transforme, en 1961, en OCDE. Pour les États-Unis, le Plan Marshall représentait une nécessité pour la mise en œuvre de la politique d’endiguement, mais il a également engendré des avantages pour l’économie américaine. Les États européens croyaient l’aide américaine indispensable à leur relèvement économique (idée aujourd’hui contestée par Allan Milward), mais ils étaient opposés aux projets américains visant à l’unité politique de l’Europe occidentale. Sous la pression de la situation économique, la coopération économique européenne s’est installée, malgré les Européens. Mais au sein de l’OECE, la coopération qui dépassait la simple répartition de l’aide américaine restait minimale. A vrai dire, les pays européens n’ont véritablement coopéré que quand il s’agissait de faire front commun contre les initiatives américaines, notamment celles qui visaient à instaurer un marché libre en Europe. Le mérite de l’OECE n’est pas à chercher dans un début d’apprentissage de la coopération ou dans un premier pas vers l’intégration de l’Europe. La création de l’OECE a plutôt montré aux Européens quelle Europe ils ne voulaient pas : une Europe libre-échangiste gouvernée par un organisme supranational. Mais les négociations autour du plan Marshall ont fait ressortir une voie proprement européenne de coopération, moins libre-échangiste et à caractère intergouvernemental. C’est cette conception de la coopération européenne qui déterminera les rapports entre les pays de l’Europe occidentale pendant les décennies à venir. 01/05/2003