Loi morale, loi politique : al

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Loi morale, loi politique :
al-Fārābī et Ibn Bāğğa
Charles Genequand
Al-Fārābī ne s’exprime que rarement sur la loi ou les lois en tant que telles, c’est-à-dire
sur les lois positives. Le plus souvent, dans les passages politiques de ses ouvrages,
il se contente de mentionner la cité, excellente ou corrompue, ou les opinions de
ses habitants, sans donner davantage de détails sur les lois qui conditionnent ou
expriment leur conduite ou leurs principes. Les textes qui s’approchent le plus d’une
telle définition se trouvent en particulier dans Taḥṣīl al-sa‘āda, mais ne dépassent
guère le cadre de principes généraux. Le passage suivant en offre un bon exemple :
Un aspect de la vertu délibérative (faḍīla fikriyya) est ce par quoi on peut découvrir
ce qui est le plus utile en vue d’une fin excellente commune à plusieurs nations,
à une nation ou à une cité dans une circonstance commune [...]. Cette vertu
délibérative est une vertu délibérative politique. Cette [fin] commune peut être ce
qui est de nature à se maintenir en existence pendant une longue durée. D’autres
[fins] changent1 dans de courtes périodes. Mais la vertu délibérative, qui découvre
le plus utile ou le meilleur commun à plusieurs nations ou à une nation ou à une
cité, lorsqu’il est de la nature de ce qui est découvert de durer longtemps, ou de
changer dans une période courte, est la vertu délibérative politique. Lorsqu’elle
ne découvre que les choses communes à plusieurs nations, à une nation ou à une
cité qui ne changent que sur des âges ou de longues périodes déterminées, elle
ressemble davantage à la capacité législative (waḍ‘ al-nawāmīs)2.
La vertu délibérative dont il est ici question correspond précisément à l’intelligence
pratique qu’Aristote distingue de la théorétique au début du livre VI de l’Éthique
à Nicomaque (1139a 5-15) et qu’il nomme un peu plus loin φρόνησις. La même
1
2
Je retiens la lecture tatabaddal suggérée par Āl Yasin dans sa note 10, confirmée par mutabaddila à la l. 17.
La traduction que M. Mahdi donne de ce passage dans Mahdi Muhsin (1962), Alfarabi’s Philosophy of
Plato and Aristotle, translated with an introduction, Cornell University Press, New York, p. 28, me paraît
sujette à caution dans la mesure où elle fait porter l’alternative entre la longue durée et les courtes périodes
non sur la fin excellente, mais sur « the events that affect them in common », ce qui est manifestement
erroné.
Al-Fārābī Abū Naṣr (1981), Kitāb Taḥṣīl al-sa‘āda, éd. Āl Yāsīn Ğa‘far, Dār al-Andalus, Beyrouth, p. 69,
8 – 70, 2.
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distinction est reprise par al-Fārābī dans Al-Madīna al-fāḍila3 où il distingue deux
parties dans la faculté rationnelle (quwwa nāṭiqa) : une théorétique (naẓariyya) et
une pratique (‘amaliyya), ainsi que dans Al-Siyāsa al-madaniyya4. De même dans
Fuṣūl muntaza‘a5 il distingue ces deux facultés, et à l’intérieur de la partie pratique
une partie délibérative (fikrī) et une partie productive (mihnī). Au début de Taḥṣīl alsa‘āda, en revanche, on trouve parmi les quatre choses qui permettent d’accéder au
bonheur les vertus théorétiques et les vertus délibératives (faḍā’il fikriyya), les deux
dernières étant les vertus morales (ḫulqiyya) et les arts productifs (ṣinā‘āt ‘amaliyya).
Aristote, quant à lui, distingue les vertus morales et les vertus intellectuelles (Éthique
à Nicomaque 1103a 3-10 ; 1138b 35 – 1139a 1), mais non des vertus qui seraient
propres à la partie théorétique et pratique respectivement, quoique tout son traité
montre que les vertus morales relèvent en un certain sens de l’intelligence pratique.
La position d’al-Fārābī paraît donc dans une certaine mesure plus cohérente que
celle d’Aristote, puisqu’il fait correspondre des vertus spécifiques, théorétiques
et délibératives, aux deux parties de l’âme rationnelle. Il est vrai que l’on ne voit
plus très bien dès lors à quoi correspond la distinction entre vertus pratiques et
morales. Il est impossible de comparer de manière précise sa terminologie à celle
de la traduction arabe de l’Éthique à Nicomaque étant donné que cette dernière ne
nous a malheureusement pas été conservée pour le livre VI. La conséquence la plus
importante de la présentation personnelle qu’al-Fārābī fait de cette question est de
rattacher plus étroitement la législation à la philosophie morale ou pratique qu’à la
philosophie théorétique.
Une autre distinction que l’on trouve dans ce paragraphe est celle qui sépare la
vertu délibérative politique de la capacité législative. Aristote distingue également
dans l’intelligence pratique (φρόνησις) un aspect législatif et un aspect qu’il appelle
politique, qui est pratique et délibératif (1141b 23-27), et attribue une place éminente
au premier par rapport au second.
Ces quelques précisions permettront de mieux situer et comprendre le passage suivant dans lequel al-Fārābī aborde de façon plus directe la question de la législation :
De même il est évident que lorsqu’on veut faire exister en acte les intelligibles des
choses volontaires que fournit la philosophie pratique, il faut stipuler les conditions
par lesquelles il est possible qu’elles existent en acte, et lorsque ces conditions ont
3
4
5
Cf. Walzer Richard (éd. et tr.) (1985), Al-Farabi on the Perfect State. Abū Naṣr al-Fārābī’s mabādi’ ārā’
ahl al-madīna al-fāḍila, A revised text with introduction, translation and commentary, Oxford University
Press, Oxford, p. 208, 2-3.
Al-Fārābī Abū Naṣr (1986), Kitāb al-Siyāsa al-madaniyya al-mulaqqab bi-mabādi’al-mawjūdāt, éd.
Najjar Fawzi, Dar al-Mashreq, Beyrouth, p. 33, 3.
Id. (1971), Fuṣūl muntaza‘a, éd. Najjar Fawzi, Dar al-Mashreq, Beyrouth, p. 29, 5-7.
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été stipulées, il faut les consigner dans les lois. Le législateur (wāḍi‘ al-nawāmīs)
est celui qui a la capacité, par l’excellence de sa délibération, de produire les conditions par lesquelles elles vont exister en acte de manière à ce qu’on atteigne ainsi
le bonheur suprême. Il est évident que le législateur ne peut viser à découvrir leurs
conditions, ni à les concevoir préalablement par l’intellect, qu’il ne peut produire
les conditions par lesquelles il puisse guider vers le bonheur suprême ou concevoir
par l’intellect le bonheur suprême, qu’il n’est pas possible qu’il acquière ces intelligibles et que par eux l’essence de la législation devienne premier commandement,
sans avoir préalablement maîtrisé la philosophie6.
Ce deuxième passage nous place à nouveau clairement dans le champ intellectuel
qui est celui de l’Éthique à Nicomaque : les choses volontaires, la philosophie
pratique, constituent par excellence l’objet de cet ouvrage. De même, la mention
du bonheur comme fin de l’homme en constitue l’un des thèmes dominants. Mais la
seconde moitié du paragraphe semble immédiatement apporter un correctif à cette
manière de voir en affirmant la nécessité d’acquérir des intelligibles de ces notions
et de maîtriser la philosophie tout court, ce qui semble bien impliquer la philosophie
théorétique aussi. Toutefois, l’accent porte moins ici sur la philosophie, théorétique
ou pratique, ou sur une discipline quelle qu’elle soit, et particulièrement la législation,
que sur la personne qui la maîtrise et est capable de la mettre en œuvre, à savoir, dans
le cas qui nous occupe, le législateur. C’est à lui qu’il nous faut maintenant nous
intéresser. Le texte suivant est l’un des plus précis et détaillés :
Les chefs et dirigeants de cette cité sont de quatre sortes. L’un est le roi en réalité
(al-malik ‘alā al-ḥaqīqa), le premier chef, qui est celui en qui sont réunies six
conditions : la sagesse, le raisonnement parfait, le don de la persuasion, le don de
la suggestion (ǧūdat al-taḫyīl), la capacité à combattre en personne et l’absence de
tout défaut corporel l’empêchant de faire la guerre. Celui en qui toutes ces qualités
sont réunies est le modèle à suivre (dustūr) dans ses manières de vivre (siyar) et ses
actions, celui dont les préceptes et les recommandations sont acceptés ; il convient
qu’il gouverne selon ce qu’il pense et comme il veut. La deuxième [sorte] est qu’il
n’y ait pas d’homme chez qui toutes ces qualités soient réunies mais qu’elles soient
réparties dans un groupe de telle manière que l’un détermine le but, le deuxième
ce qui conduit au but, le troisième possède le don de la persuasion et le don de la
suggestion, qu’un autre possède la capacité de combattre, et que ce groupe dans son
ensemble occupe la place du roi ; on les appelle les chefs excellents et les vertueux,
et leur gouvernement s’appelle le gouvernement des vertueux. La troisième est que
ceux-ci n’existent pas non plus et que le chef de la cité soit celui en qui se trouve la
connaissance des législations et des traditions antérieures données par les premiers
imams et par lesquelles ils ont gouverné les cités. Il faut qu’il ait aussi le don de
discerner les lieux et les circonstances auxquelles il doit appliquer ces traditions
conformément au but des anciens ; qu’il ait ensuite la capacité de découvrir ce
6
Al-Fārābī, K. Taḥṣīl al-sa‘āda, éd. Āl Yāsīn, p. 91, 14 – 92, 2.
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qui n’est pas explicité dans les traditions orales (maḥfūẓa) et écrites d’autrefois,
suivant par ce qu’il découvre le modèle des traditions antérieures. Ensuite qu’il
ait le don de l’intelligence et de l’intellect (ra’y wa-ta‘aqqul) pour les événements
qui surviennent successivement et n’ont pas été prévus dans les modes de vie
précédents et qu’il puisse ainsi préserver la prospérité de la cité, qu’il ait le don de
la persuasion et de la suggestion et la capacité de combattre. Celui-là est appelé
roi traditionnel (malik al-sunna) et son pouvoir royauté traditionnelle (sunnī). La
quatrième est qu’il n’y ait pas un homme en qui toutes ces qualités soient réunies
mais qu’elles soient réparties dans un groupe et qu’à eux tous ils occupent la place
du roi traditionnel. Ce groupe est appelé chefs traditionnels7.
Ce passage présente donc quatre formes de gouvernement manifestement rangées
en ordre décroissant de perfection. Le chef idéal est le premier qui réunit en lui les
six capacités qualifiantes pour la fonction suprême. Bien qu’al-Fārābī ne le spécifie
pas ici, ce chef correspond manifestement au prophète-philosophe possédant à la
fois la sagesse théorique et la capacité de l’exprimer en images à l’intention de
ceux qui ne sont pas à même de la saisir sous sa forme abstraite pure. Le caractère
saillant de cette conception du roi en vérité est la parfaite coïncidence en lui de la
Loi et du Législateur. Le législateur est l’incarnation de la loi. Il est la loi. On peut
donc le considérer comme prophète, même si cela n’est pas dit explicitement ici.
Au contraire, dans le troisième modèle, la loi est antérieure et extérieure au chef qui
ne fait que l’appliquer et l’interpréter. Ce type correspond à l’imam-calife de la loi
islamique8. En poursuivant l’analogie avec les institutions de l’islam, on dirait que
la quatrième catégorie correspond à la classe des ulémas. Seule la deuxième n’a pas
d’analogue évident en islam. Ces équivalences ne sont pas explicitées par al-Fārābī
mais clairement suggérées par le vocabulaire utilisé.
Cette coïncidence du législateur parfait et de la loi a une conséquence importante,
c’est qu’il n’y a pas de loi positive, ou plus exactement que la loi positive est une
sorte de loi dégénérée, un pis-aller. Al-Fārābī en est donc réduit à décrire ou expliquer
l’origine, le fonctionnement, l’application de la loi en se gardant de s’intéresser à
son contenu effectif. Dans les nombreux passages en particulier où il l’aborde en
relation avec le législateur, ce sont les conditions de sa production et de sa mise en
œuvre qu’il discute en tant que problème philosophique, non les lois concrètes et
positives. En revanche, lorsqu’il mentionne des lois particulières, comme dans le
Compendium des Lois, il se contente de poser leur existence comme un donné et
d’en tirer certaines conséquences quant à leurs effets, mais sans s’interroger sur leur
7
8
Al-Fārābī, Fuṣūl muntaza‘a, éd. Najjar, § 58, p. 66, 2 – 67, 12 = id. (1961), Fuṣūl al-madanī. Aphorisms
of the Statesman, éd. et tr. Dunlop Donald M., Cambridge University Press, Cambridge, § 54.
On trouve une description plus détaillée de ses fonctions dans al-Fārābī Abū Naṣr (1968), Kitāb al-Milla,
in Mahdi Muhsin (éd.), Kitāb al-Milla wa-nuṣūs ukhrā, Dar al-Mashreq, Beyrouth, p. 49, 2-8.
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origine ou le moyen d’en établir de bonnes et de justes. Ailleurs, il s’intéresse à la
manière dont elles doivent ou peuvent être utilisées ou mises en œuvre par l’orateur
et sur leur rôle dans le débat rhétorique9. Cet état de fait n’est pas très étonnant dans
le contexte de la civilisation islamique du xe siècle où l’existence de la šarī‘a est un
donné qui ne saurait être remis en cause. Proposer une législation ne peut consister
qu’en une répétition de la šarī‘a, ce qui est inutile, ou proposer une loi différente,
ce qui serait impie. Il serait donc plus exact de dire non pas que l’absence de loi
positive découle de la coïncidence de la loi et du législateur, mais qu’elle en est la
cause. Al‑Fārābī ne fait que tirer implicitement la conséquence du contexte politicojuridique dans lequel il vit.
Ces vues sont confirmées et complétées par un passage d’al-Siyāsa al-madaniyya10
qui définit en des termes identiques le premier chef absolument, le roi en réalité
(ra’īs awwal ‘alā al-iṭlāq, al-malik fī al-ḥaqīqa) ainsi que le roi traditionnel, en
omettant les deux modes de gouvernement collectifs. La grande différence entre les
deux exposés est que celui d’al-Siyāsa al-madaniyya passe à peu près complètement
sous silence les deuxième et quatrième types, soit les royautés collectives, et surtout
que le chef y est avant tout caractérisé comme celui qui reçoit la révélation (yūḥā
ilay-hi) quand il s’attache à l’intellect agent, dont le mécanisme est alors précisément
décrit. S’il a un successeur de même niveau, ce dernier peut modifier la šarī‘a. S’il
n’en a point, on reprend les lois écrites et orales (kutibat wa-ḥufiẓat) pour gouverner
la cité, et ce chef est appelé malik al-sunna.
K. al-Milla11 parle du ra’īs awwal fāḍil qui exerce le métier royal (mihna
malakiyya), lié à la révélation (waḥī) qu’il reçoit de Dieu et qui lui permet de fixer
les conditions šarā’iṭ du bon gouvernement. Il conclut12 :
« Il a été montré dans la science théorétique comment se produit la révélation de
Dieu Très-Haut à l’homme qui reçoit la révélation et comment naît en l’homme
la faculté qui vient de la révélation et de l’auteur de la révélation (mūḥī). Les
doctrines qui prévalent dans la religion (milla) excellente portent soit sur les choses
théorétiques soit sur les choses volontaires. Les choses théorétiques sont ce par quoi
l’on décrit » (à partir d’ici je paraphrase et résume fortement le texte arabe) : Dieu,
les rūḥāniyyūn, l’univers et ses parties, les corps premiers qui sont les principes de
tous les corps qui naissent et meurent, l’homme, l’âme et l’intellect et leurs rapports
Cf. al-Fārābī Abū Naṣr (1971), Kitāb al-Ḫaṭāba, in Langhade Jacques et Grignaschi M. (éds.), Al-Fārābī :
Deux ouvrages inédits sur la Rhétorique. I- Kitāb al-Ḫaṭāba. II- Didascalia in Rethoricam Aristotelis ex
glosa Alpharabi, Dar al-Mashreq, Beyrouth, p. 159-162. Je remercie Maroun Aouad d’avoir attiré mon
attention sur ce point.
10
Voir al-Fārābī, K. al-Siyāsa al-madaniyya, éd. Najjar, p. 79, 3 – 81, 4.
11
Id., K. al-Milla, éd. Mahdi, p. 44, 6.
12
Ibid., p. 44, 12 – 45, 16.
9
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à Dieu et aux rūḥāniyyūn, la prophétie et la révélation, la mort et la vie dernière,
le bonheur des justes et les peines des méchants. « La deuxième sorte » (al-ḍarb
al-ṯānī : il veut sans doute parler des doctrines portant sur les choses volontaires
quoiqu’il n’ait pas spécifié quelle était la « première sorte ») décrit les prophètes,
les rois excellents, les imams, leurs actions, la destinée de leurs âmes et des âmes
des cités qui leur ont obéi, ainsi que les mauvais chefs, leurs actions et la destinée
de leurs âmes et des âmes de ceux qui les ont suivis.
Ce qui se trouve ici résumé est immédiatement reconnaissable : il s’agit du plan,
pour ainsi dire de la table des matières, des deux grands traités d’al-Fārābī, al-Siyāsa
al-madaniyya et al-Madīna al-fāḍila, surtout ce dernier qui traite plus en détail
de la révélation, quoique pour certaines particularités terminologiques il soit plus
proche du premier, en particulier pour ce qui est du terme de rūḥāniyyūn qui désigne
l’ensemble des entités incorporelles, moteurs des sphères et Intellect Agent. Il couvre
les deux parties de la philosophie théorétique et pratique, volontaire et pratique ayant
en l’occurrence le même sens. À la charnière entre les deux se trouve la théorie de la
révélation, donc du législateur ; le terme n’apparaît pas ici, mais la terminologie est
pour le reste la même.
Le point le plus important de tout ce passage de K. al-Milla, et qui ne paraît
pas avoir été suffisamment remarqué jusqu’ici, est qu’al-Fārābī lui-même parle à
ce sujet de philosophie théorétique, ce qui devrait suffire à réfuter toute tentative
de voir dans al-Madīna al-fāḍila et al-Siyāsa al-madaniyya des écrits populaires
et politiques13. Le fait qu’il ne soit pas question des vertus (faḍā’il) dans ces deux
ouvrages confirme leur appartenance à la partie théorétique et non pratique de la
philosophie. La discussion des types de cités n’y intervient qu’en tant que ceux-ci
dépendent des conceptions, des « opinions » de leurs dirigeants et se rattachent par
là à la partie théorétique.
Un autre passage plus loin dans le même ouvrage permet de préciser la conception
farabienne de la politique :
La science politique examine d’abord le bonheur et explique qu’il est de deux
sortes : le bonheur qui est supposé être le bonheur sans que ce soit le cas, et le
bonheur qui est véritablement le bonheur, celui qui est recherché pour lui-même et
qui n’est à aucun moment recherché pour obtenir par lui quelque chose d’autre que
lui, alors que toutes les autres choses ne sont recherchées que pour l’obtenir lui, et
lorsqu’il a été obtenu la recherche cesse. Celui-ci n’existe pas dans cette vie mais
seulement dans l’autre vie qui la suit, et il est appelé bonheur suprême. Quant à celui
que l’on suppose être le bonheur et qui ne l’est pas, c’est par exemple la richesse,
les plaisirs, l’honneur ou d’être glorifié, ou d’autres choses que l’on recherche et
13
Galston Myriam (1990), Politics and Excellence, the Political Philosophy of Alfarabi, Princeton University
Press, Princeton, p. 201 (citant M. Mahdi avec approbation).
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acquiert dans cette vie et que les masses appellent des biens. Elle examine ensuite
les actes, les modes de vie, les mœurs, les qualités et les dispositions volontaires de
manière complète et exhaustive14.
Ce passage est pour l’essentiel une paraphrase du début de l’Éthique à Nicomaque
(I, 1-4) dont on peut résumer ainsi les principales articulations : Toutes choses visent
un certain bien ; nos actions aussi visent donc un bien. Parmi ceux-ci, certains sont
subordonnés à d’autres. Certaines fins sont recherchées pour elles-mêmes, d’autres
en vue de quelque chose d’autre. Il nous faut donc définir de quelle science ou
capacité (τίνος τῶν ἐπιστημῶν ἤ δυνάμεων) dépend la fin qui est choisie pour ellemême ; cela doit être de la plus souveraine et dominante (κυριωτάτη καὶ µάλιστα
ἀρχιτεκτονική). Telle semble être la politique. Le bien suprême est le bonheur
(εὐδαιμονία) ; mais qu’est-ce que le bonheur ? Pour la masse (οἱ πολλοί) c’est
quelque chose de visible et de manifeste comme le plaisir, la richesse ou l’honneur,
(mais il est évident qu’il s’agit d’une opinion erronée). Le but de la politique est donc
le bonheur.
Il faut prendre garde à cette triade des faux bonheurs ou des fins erronées.
On la retrouve systématiquement dans les descriptions qu’al-Fārābī fait des cités
mauvaises. C’est ainsi que dans al-Siyāsa al-madaniyya15, les habitants de trois des
cités « ignorantes » sont définis par le fait qu’ils s’entraident en vue d’acquérir ces
trois sortes de faux biens auxquels l’auteur en ajoute un quatrième, la domination.
De manière significative, ce dernier fait figure d’ajout par rapport aux trois autres,
comme le montre la tournure utilisée pour l’introduire : « Il y a autre chose que
les gens de la ǧāhiliyya aiment beaucoup... »16. Qu’il soit guidé en cela par le
précédent de la République de Platon avec ses quatre formes dégénérées de la cité
ne fait évidemment aucun doute, et Platon lui-même associe les mêmes défauts aux
différentes formes politiques. Cela ne doit pas nous aveugler quant au fait que c’est
avant tout l’Éthique à Nicomaque qui sert de guide à al-Fārābī dans la seconde partie
de cet ouvrage, et dans sa philosophie politique en général. Mais le préjugé qui veut
à tout prix voir dans les cités farabiennes des « constitutions » est si puissant qu’il a
empêché jusqu’ici de reconnaître ce fait pourtant évident17.
Al-Fārābī, K. al-Milla, éd. Mahdi, p. 52, 10 – 53, 2. Cf. aussi p. 55, 14-16 où les cités et gouvernements
ğāhilī sont divisés selon leurs fins entre ces trois mêmes catégories.
15
Al-Fārābī, K. al-Siyāsa al-madaniyya, éd. Najjar, p. 88, 14 – 90, 9.
16
Ibid., p. 90, 10.
17
C’est le défaut de l’article de Crone Patricia (2004), « Al-Fārābī’s Imperfect Constitutions », in
Gannagé E., Crone P., Aouad M., Gutas D. et Schutrumpf E. (éds.), The Greek Strand in Islamic Political
Thought, Proceedings of the Conference Held at the Institute for Advanced Study, Princeton, 16‑27 June
2003, Mélanges de l’Université Saint-Joseph 57, p. 191-228, qui malgré sa mise en garde initiale et
les guillemets parfois utilisés fait néanmoins passer la politique farabienne sur le lit de Procruste de
14
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La coïncidence de la loi et du législateur rend compte dans une large mesure de la
position particulière qu’occupe la science politique chez al-Fārābī, à la charnière pour
ainsi dire des sciences théorétiques et pratiques. Le vrai législateur est caractérisé
par le fait que sa compétence lui vient par la révélation. C’est ainsi que K. al-Milla
place l’investigation de la révélation, c’est-à-dire du mécanisme de la révélation par
l’intermédiaire de l’intellect agent, dans la science théorétique. Mais lorsqu’il s’agit
de considérer le contenu de la révélation-législation, non pas tant comme loi positive,
dont on a vu qu’al-Fārābī ne parle pas, mais quant à ses modalités d’application et
à ses fins, à ses formes dégénérées ou simplement à ses substituts de second ordre,
nous passons dans le domaine de la philosophie pratique, c’est-à-dire politique.
Dans un cas elle est vue du haut, du point de vue de sa source et de son réceptacle,
le législateur, dans l’autre du bas, du point de vue de ses bénéficiaires, des sujets.
Cela explique qu’al-Fārābī puisse sans contradiction la placer parmi les facultés de
l’intellect pratique, dans Taḥṣīl al-sa‘āda18 par exemple, comme on l’a vu plus haut,
et parmi les théorétiques dans K. al-Milla. C’est dans ce dernier ouvrage que la
double nature de l’enquête politique apparaît de la manière à la fois la plus nette
et non dépourvue d’une certaine ambiguïté qui a mystifié les exégètes. Al-Fārābī y
présente un premier exposé sur ce qu’il appelle « science politique » (‘ilm madanī)
d’où est tiré le passage précité. Plus loin il introduit ce qu’il appelle « science
politique qui fait partie de la philosophie (allaḏī huwa ǧuz’ min al-falsafa) ». Son
contenu ne diffère du premier qu’en ceci qu’elle n’examine les actions et les modes
de vie que du point de vue de leurs principes généraux (kulliyyāt) et de la manière
de les traduire en particuliers (al-rusūm fī taqdīri-hā fī al-ǧuz’iyyāt), mais sans
s’astreindre à déterminer ces particuliers eux-mêmes qui sont par nature infinis et
n’appartiennent donc pas à la philosophie. Ce deuxième exposé est complété par
une esquisse programmatique de philosophie théorique et métaphysique s’élevant
jusqu’à la divinité. Cette distinction est explicitée à l’aide d’une comparaison avec
la médecine qui requiert elle aussi la connaissance à la fois des principes de l’art et
des particuliers, les individus à soigner19.
l’interprétation traditionnelle de la République. D’une manière générale, et en particulier dans le domaine
politique, l’influence de Platon sur al-Fārābī a été grandement exagérée par de nombreux chercheurs. Il faut
remarquer en particulier qu’al-Fārābī, contrairement à Platon, n’évoque jamais l’évolution de la cité ni le
passage d’une forme à une autre. Ses types d’entités politiques sont statiques.
18
Galston, Politics and Excellence, p. 211 écrit à ce propos que « la description détaillée de l’intellect
pratique dans Taḥṣīl al-sa‘āda d’al-Fārābī est la conséquence du silence que garde cet ouvrage sur le rôle
de l’intellect agent ». À mon sens, c’est bien plutôt l’inverse. C’est parce qu’il y envisage la loi du point de
vue pratique qu’il n’évoque pas la révélation.
19
Ici encore, la source directe d’al-Fārābī est clairement l’Éthique à Nicomaque, 1181b 2-6 où Aristote
expose l’inutilité de la connaissance des cas pratiques sans celle des principes.
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Faut-il conclure de cette absence d’un exposé systématique d’une loi positive chez
al-Fārābī et de l’usage abondant qu’il fait de l’Éthique à Nicomaque qu’il n’a pas
de philosophie politique, mais seulement une éthique déguisée en politique. C’est la
position défendue récemment par Dimitri Gutas20 qui pense avoir trouvé l’explication
de cet état de fait dans la traduction, erronée selon lui (« mistranslation ») du terme
πολιτεία par sīra, « mode de vie », alors que ce dernier terme correspondrait plutôt
à βίος21. L’explication, simpliste dans le meilleur des cas, trouve de toute manière
les éléments de sa réfutation dans l’article même de Gutas. Ce dernier a en effet
relevé avec soin les différents passages de l’Éthique à Nicomaque où le mot apparaît
et leur traduction arabe. On constate ainsi que le traducteur a utilisé des équivalents
différents afin de rendre dans chaque cas le sens correspondant le plus conformément
au contexte : siyāsa, sīra madaniyya, hay’a madaniyya, voire būlūtiyā. S’il est
permis de contester de cas en cas la pertinence de tel ou tel choix, il est néanmoins
évident que les décisions du traducteur sont fondées sur la volonté de rendre le texte
de façon précise et non en traduisant mécaniquement un mot donné par un seul
correspondant dans l’autre langue. Qu’il ait, d’autre part, une compréhension exacte
de la signification du mot « politique » est montré par sa manière analytique de rendre
πολιτική par ṣinā‘at tadbīr al-mudun ou d’autres expressions similaires (Éthique à
Nicomaque, 1094a 27 ; 1094b 15 ; etc.). Lors donc qu’il a recours à sīra, c’est qu’il
veut dire sīra. La question renvoie à la notion aristotélicienne (et platonicienne) de
la politique. Or, c’est bien comme « politique » qu’Aristote définit le sujet de son
Éthique ainsi qu’on l’a vu dans les chapitres introductifs de cet ouvrage paraphrasés
plus haut. Les deux notions, éthique et politique, sont pour lui, et pour les Grecs en
général, étroitement liées : « De même que dans les cités, ce sont les dispositions
légales (νόμιμα) et les mœurs (ἤθη) qui sont en force, dans les maisons ce sont les
ordres du père et les habitudes (ἔθη) » (1180b 3-5). De même, les disciplines ayant
pour objet ces notions n’en constituent à la vérité qu’une seule. Le « politique »,
même comme législateur, est moins celui qui invente les lois que celui qui les fait
respecter : « Le politique veut rendre les citoyens bons et soumis aux lois » (EN,
1102a 9-10). Un témoignage particulièrement clair à cet égard est la définition
qu’Aristote donne dans la Rhétorique de la discipline dont il traite présentement : « la
rhétorique est comme un rejeton (παραφυές τι) de la dialectique et de la discipline
Gutas Dimitri (2004), « The Meaning of madanī in al-Fārābī’s “Political” Philosophy », in Gannagé,
Crone, Aouad et al. (éds.), The Greek Strand in Islamic Political Thought, p. 259-282.
21
Ibid., p. 270. De manière également étrange, Crone, « Al-Fārābī’s Imperfect Constitutions », p. 220, attribue
spécifiquement aux chrétiens l’usage de politeia « in the loose sense of “way of life” or “conduct” ».
20
500
Charles Genequand
(πραγµατείας) qui s’occupe des mœurs (ἔθη), qu’il est juste d’appeler politique »
(Rhétorique, 1356a 25).
L’imbrication des deux registres éthique et politique remonte d’ailleurs à Platon.
Elle s’exprime de manière particulièrement claire dans cette déclaration de Socrate
dans la République (544d) : « Sais-tu donc, demandai-je, qu’il faut qu’il y ait autant
de caractères d’hommes (ἀνθρώπων τρόπων) que de constitutions (πολιτειῶν) ?
Ou penses-tu que les politeiai viennent du chêne et du rocher, et non des mœurs
prévalant dans les cités (ἐκ τῶν ἠθῶν τῶν ἐν ταῖς πόλεσιν) qui entraînent les
autres choses après elles ? » De fait, la plus grande partie des livres VIII et IX de la
République est consacrée à une description parallèle des politeiai et des défauts de
leurs habitants respectifs, appât de la richesse, du plaisir, des honneurs, du pouvoir.
Qui plus est, Socrate ne cache pas que la fin propre de sa recherche dans tout le
dialogue est la justice en l’homme, et que le passage par l’étude des cités n’a qu’une
utilité heuristique et méthodologique. Il est en effet plus facile de déterminer la
nature de la justice en l’examinant dans un cadre plus grand, de même qu’il est plus
aisé de lire une inscription en gros caractères22. Dans un cas comme dans l’autre, il
s’agit d’une étude des mœurs, donc d’une éthique23.
Dans la dernière partie de son article (p. 276-7), Gutas oppose de manière
radicale la théorie politique d’al-Fārābī et celles de Platon et d’Aristote, affirmant
que la première est entièrement dépourvue de tout concept et de toute description
des institutions et, de manière plus générale, de lois, ce qui définit selon lui la
philosophie politique. Le contraste repose sur une lecture extrêmement superficielle
des deux grands philosophes grecs. On vient de le voir, l’inspiration de la partie
apparemment la plus politique de la République, celle qui contient la description
de ce que l’on persiste trop souvent à appeler, de façon totalement inappropriée, les
« constitutions », est en réalité fondée sur des principes et guidée par des considérations
qui relèvent essentiellement de l’éthique. En dépit de certaines apparences, il n’en va
pas différemment des Lois. Je me contenterai pour étayer cette affirmation de citer
quelques remarques de Luc Brisson dans la remarquable introduction qu’il a placée
en tête de sa récente traduction des Lois :
La législation a dans les Lois deux particularités remarquables, qui sont toutes
deux des initiatives platoniciennes. Elles tiennent l’une et l’autre à la manière dont
Platon veut lier la loi et les modes de vie, la loi et les mœurs (ēthē), de telle sorte
que le respect des prescriptions légales soit parfaitement immanent aux conduites,
au point que cette prescription devienne elle-même un mode de vie [...]. Parce
22
23
Platon, République, 368c-369a.
« Nous avons commencé par examiner les mœurs (ἤθη) dans les politeiai avant de le faire chez les
particuliers (ἐν ταῖς ἰδιώταις) », ibid., 545b.
Mélanges de l’Université Saint-Joseph 61 (2008)
Loi morale, loi politique : al-Fārābī et Ibn Bāğğa
501
qu’elle se prononce sur les conduites, sur les modes de vie, la loi est un discours
éthique dont Platon tient qu’il ne devrait pas seulement interdire les conduites
illicites, mais indiquer et favoriser les bonnes mœurs. Dans la mesure où le discours
législatif est le discours que l’autorité civique adresse à l’ensemble des citoyens, ce
discours doit assumer une vocation édifiante et pédagogique24.
Gutas n’est pas mieux inspiré en cherchant à recruter Aristote et sa Politique
à l’appui de sa thèse. Sans doute, on ne trouve pas chez al-Fārābī, et pour cause,
l’équivalent des données concrètes tirées de la vie des cités grecques qu’Aristote
expose dans les livres III et VII en particulier, mais là encore, la visée éthique est
évidente à la lecture la plus superficielle25. Quelques citations devraient suffire :
« C’est la vertu et le vice politique qu’examinent ceux qui se préoccupent de bonne
législation » (εὐνοµία) (Politique, III 9, 1280b 5), où « politique » a évidemment
son sens habituel de « social », « ayant trait à ce qui vit en communauté », ainsi
que Gutas n’a pas manqué de nous le rappeler doctement26. Mais contrairement à
l’adage, les vertus et les vices publics et privés sont les mêmes pour Aristote, et pour
les Grecs en général à la possible exception des Cyniques :
Puisque [...] il a été montré précédemment que c’est nécessairement la même vertu
qui appartient à l’homme et au citoyen de la cité excellente, il est clair que c’est
de la même manière et par les mêmes moyens qu’un homme devient vertueux
(σπουδαῖος) et capable d’établir une cité gouvernée aristocratiquement ou
royalement, de sorte que ce seront la même éducation et les mêmes habitudes qui
rendront un homme vertueux et qui en feront un homme politique et un roi (Pol.,
III 18, 1288a 37 – b 2).
Si les qualités individuelles et politiques, ou collectives, sont essentiellement les
mêmes, la fin de l’homme qu’elles permettent d’atteindre, à savoir le bonheur, est
également la même, qu’on l’envisage du point de vue du citoyen ou de la cité dans
son ensemble : « Il nous reste à dire si le bonheur est le même pour chaque homme
pris individuellement et pour la cité. Cela aussi est évident : tous seraient d’accord
pour dire que c’est le même » (Pol., VII 2, 1324a 5). Enfin, pour ce qui est de la
prétendue confusion entre politeia et bios dont le traducteur arabe se serait rendu
coupable, Aristote y a répondu d’avance : « Celui qui entend mener une recherche
appropriée sur la meilleure politeia doit nécessairement définir préalablement quel
est le mode de vie le plus digne d’être choisi (τίς αἰρετώτατος βίος) » (Pol., VII 1,
Brisson Luc et Pradeau Jean-François (tr.) (2006), Platon, Les Lois, 2 vol., (GF) Flammarion, Paris.
Sur la pensée politique d’Aristote, on lira avec profit le chapitre de Taylor C.C.W. (1995), « Politics », in
Barnes Jonathan (éd.), The Cambridge Companion to Aristotle, Cambridge University Press, Cambridge,
p. 233-258.
26
Gutas, « The Meaning of madanī », p. 266.
24
25
502
Charles Genequand
1323a 14 – 16). Il est à souligner que cette dernière affirmation ouvre le livre VII
et peut être considérée comme programmatique pour l’ensemble des deux derniers
livres de la Politique qui ne font guère que développer et illustrer cette thèse. On
pourrait multiplier les exemples presque à l’infini, mais cela nous entraînerait trop
loin du thème de cet article. La question du rapport entre l’Éthique à Nicomaque
et la Politique d’Aristote est d’ailleurs complexe et ne saurait être abordée ici. Je
me contenterai de noter que la conclusion de l’Éthique à Nicomaque qui constitue
en même temps une sorte d’introduction à la Politique met en relief le caractère
subordonné et purement utilitaire des lois positives dans la réflexion politique. C’est
en particulier sur ce passage que Gutas (p. 262-3) s’appuie pour étayer sa thèse de
la « mistranslation » de politeia par sīra. Il y affirme que politeia est utilisé dix-huit
fois dans l’Éthique à Nicomaque, toutes sauf une dans le sens de constitution, terme
qu’il glose un peu plus bas par « blueprint for government ». Il ressort à l’évidence
de ce qui précède que cette compréhension de ce que signifie politeia pour Platon et
Aristote est totalement erronée et anachronique, et que Gutas est tombé lui-même
dans le travers qu’il dénonce chez d’autres. Il n’est pas sans intérêt de noter que
dans le dictionnaire grec de Liddell et Scott, sur les huit sens reconnus pour politeia,
« civil polity, constitution of a state » n’est placé qu’en septième position.
Dans son zèle à éradiquer tout vestige d’une interprétation politique de la
philosophie d’al-Fārābī, Gutas s’attaque à la conclusion d’un autre ouvrage dans
lequel pourtant elle ne joue qu’un rôle très effacé, Falsafat Arisṭūṭālīs, et à la
traduction qu’en a donnée Muhsin Mahdi. Il est vrai que le texte du passage en
question est très incertain et son interprétation en conséquence délicate, posant en
particulier la question du statut de la métaphysique chez al-Fārābī qu’il n’est pas
possible d’aborder ici. Dans ces lignes qui sont presque les dernières du texte tel
qu’il nous est parvenu, al-Fārābī déclare que la science étudiée jusqu’ici « se révèle
indispensable pour acquérir l’intellect (l’acte) pour lequel l’homme a été créé ». Les
mots litigieux sont donc : ṣāra ḍarūriyyan fī an yaḥṣula bi-hi al-‘aql (al-fi‘l) allaḏī
li-aǧli-hi kuwwina al-insān. Dans son édition du texte, Mahdi retient la leçon al-‘aql
comme si elle était celle de l’unique manuscrit Aya Sofya, mais dans sa traduction,
il indique que le manuscrit porte al-fi‘l, ajoute l’adjectif al-madanī sur la base de
la paraphrase d’al-Baġdādī, et traduit en conséquence « has turned to be necessary
for realizing the political activity for the sake of which man is made ». En l’absence
du manuscrit, il n’est pas possible de déterminer quelle lecture est la bonne, mais la
confusion entre les deux mots est de toute manière extrêmement commune. Gutas
accuse néanmoins Mahdi d’avoir commis une « enormity of misrepresentation »
en falsifiant le texte pour lui donner un biais politique et propose de lire al-‘aql
al-madanī, gardant ainsi le texte d’al-Baġdādī qui n’a pourtant aucune autorité
Mélanges de l’Université Saint-Joseph 61 (2008)
Loi morale, loi politique : al-Fārābī et Ibn Bāğğa
503
contre celui d’al-Fārābī. Il traduit de surcroît « the city-dweller’s intellect », ce qui
est grammaticalement faux et n’a rigoureusement aucun sens. Comment la science
permettrait-elle d’acquérir un intellect ? C’est bien évidemment l’inverse, et la
science à son tour permet d’accomplir les actions requises. Que l’expression al-fi‘l
al-madanī soit parfaitement naturelle pour al-Fārābī est montré par le passage d’alSiyāsa al-madaniyya27 où il est dit que le bonheur des citoyens (ahl al-madīna)
varie en fonction des perfections qu’ils acquièrent par leurs actions politiques (bi-alaf‘āl al-madaniyya), ce qui signifie, bien sûr, les actions qu’ils accomplissent en
tant que membres d’une collectivité humaine. On notera aussi la formulation très
proche de Taḥṣīl al-sa‘āda28 : « L’action par laquelle on atteint le bonheur pour
l’obtention duquel l’homme a été créé » (li-fi‘l mā yanālūna bi-hi al-sa‘ādata allatī
li-aǧli bulūġi-hā kuwwina al-insān). L’action morale, pour al-Fārābī, n’est donc pas
concevable en dehors d’un cadre politique, ce qu’exprime très exactement l’adjectif
madanī. Cela n’empêche pas qu’elle puisse être envisagée sous deux aspects : moral
au sens d’action déterminée par une motivation intérieure (ḫulqī), ou politique
en tant que conditionnée par des règles externes (siyāsī)29. L’excellence de la cité
est toutefois nécessaire et prioritaire pour assurer l’excellence de l’individu30, et
l’excellence de la cité à son tour ne peut être assurée que par celui qui maîtrise
également la philosophie théorique.
Ibn Bāǧǧa (Avempace) doit sans doute aux écrits d’al-Fārābī l’essentiel de sa
formation philosophique. Il s’y réfère à maintes reprises, et même là où il ne le
nomme pas il est souvent facile de repérer les textes dont il s’est inspiré. Dans la
dédicace de l’Épître de l’Adieu, il est avec Aristote le seul auteur à qui il reconnaisse
le mérite de l’avoir précédé sur la voie de ses propres découvertes31. Sur la question
de la loi et du législateur toutefois il ne s’exprime pas et par conséquent ne suit pas
son maître dans sa théorie de l’imagination et du rôle de l’intellect agent. Peut-on
donc trouver chez lui une théorie politique, et quel sens faudrait-il alors donner à
cet adjectif ? Le terme de tadbīr qui donne son titre à son principal ouvrage est celui
qu’al-Fārābī utilise le plus couramment pour exprimer l’idée de « gouvernement »,
et cet usage est dûment enregistré par Ibn Bāǧǧa lorsqu’il passe en revue au début de
son Tadbīr al-mutawaḥḥid les différentes significations de ce mot. Mais il en reste là
Al-Fārābī, K. al-Siyāsa al-madaniyya, éd. Najjar, p. 81, 14-15.
Ibid, p. 81, 5-6.
29
Al-Fārābī Abū Naṣr (1927), Kitāb al-Tanbīh ‘alā taḥṣīl al-sa‘āda, Maṭba‘at Majlis Dā’irat al-Ma‘ārif
al‑‘Uthmāniyya, Hyderabad, p. 20.
30
Id., Fuṣūl muntaza‘a, éd. Najjar, § 92, p. 93, 9-13 = Fuṣūl al-madanī, éd. Dunlop, § 87, p. 162, 7-12.
31
Ibn Bāğğa Abū Bakr Muḥammad (1968), Rasā’il ilāhiyya, éd. Fakhry Majid, Dār al-Nahār li-al-Nashr,
Beyrouth, p. 114, 4-6.
27
28
504
Charles Genequand
et la notion de tadbīr telle qu’il la développe dans la suite n’a plus grand-chose à voir
avec cette idée. Il convient de prendre garde également aux nombreux passages dans
lesquels il mentionne la science ou l’art politique (‘ilm madanī, ṣinā‘a madaniyya),
mais pour ajouter aussitôt que c’est ailleurs qu’il doit en être traité. C’est ainsi qu’il
distingue les métiers des facultés pour affirmer que la notion de tadbīr s’applique
surtout aux secondes, dont il donne comme exemple l’art de la guerre, et dont il
dit qu’elles ont été exposées dans la science politique32. La référence, comme trop
souvent chez Ibn Bāǧǧa, est ambiguë : il peut s’agir aussi bien de la science politique
comme discipline que du titre d’un traité. Toutefois, étant donné que la distinction
établie dans ce passage semble bien correspondre à celle que fait Aristote entre le
productif et le pratique, il est possible que ce soit à l’Éthique à Nicomaque que pense
Ibn Bāǧǧa.
Un peu plus loin, il indique que le tadbīr dans le sens de conduite des cités
peut être correct ou erroné et que Platon a expliqué ce qui le concerne dans alSiyāsa al-madaniyya, c’est-à-dire dans la République à laquelle Ibn Bāǧǧa donne ici
bizarrement le titre de l’ouvrage bien connu d’al-Fārābī33. L’important pour ce qui
nous concerne est qu’Ibn Bāǧǧa confirme ainsi que le gouvernement des cités n’est
pas l’objectif de Tadbīr al-mutawaḥḥid.
Dans un passage inspiré de celui de la République où Platon explique que dans
la cité parfaite il n’y aura pas besoin de médecins ni de juges, Ibn Bāǧǧa ajoute que
son propre discours serait caduc dans la cité parfaite et que ce qu’il contient de vrai
renvoie à l’art politique34. La science politique est donc pour Ibn Bāǧǧa celle des
principes et de l’idéal, alors que son discours ne constitue qu’un substitut destiné à
un monde imparfait, de même que la justice institutionnelle est rendue nécessaire
par la méchanceté des hommes et deviendrait superflue s’ils devenaient vertueux. La
science politique vise à apporter le bonheur aux habitants des cités (ahl al-mudun)
et s’oppose au tadbīr al-mutawaḥḥid qui est l’objet du traité d’Ibn Bāǧǧa35. Les fins
de l’isolé (mutawaḥḥid) en tant que partie d’une cité imamite (c’est-à-dire, dans son
vocabulaire, excellente) sont du ressort de la science politique, au contraire des actes
qui sont les siens dans les autres cités36.
Ibn Bāğğa, Rasā’il ilāhiyya, éd. Fakhry, p. 38, 2-4.
Ibid., p. 39, 8.
34
Ibid., p. 44, 4-5.
35
Ibid., p. 57, 1-3.
36
Ibid., p. 75, 1-6.
32
33
Mélanges de l’Université Saint-Joseph 61 (2008)
Loi morale, loi politique : al-Fārābī et Ibn Bāğğa
505
Ces différents passages n’ont de toute évidence pas été suffisamment pris en
compte par ceux qui, tels E. I. J. Rosenthal ou S. Harvey37, ont traité de la politique
d’Ibn Bāǧǧa. Il n’est pas interdit de chercher dans Tadbīr al-mutawaḥḥid une forme
de philosophie politique, mais il conviendrait de préciser que pour l’auteur il s’agit
d’une discipline différente de celle qu’il appelle politique et dont l’objet est de se
substituer à celle-ci dans la situation d’absence de la cité parfaite où il se trouve.
Sur la question du législateur, Ibn Bāǧǧa se sépare tacitement d’al-Fārābī. Le terme
et le concept de révélation, waḥī, dont on a vu qu’ils en sont inséparables, n’apparaissent pas dans ses œuvres. Il admet néanmoins l’existence de formes de connaissance
supra-rationnelles mais considère qu’elles ne font pas partie de son traité :
Il y a une autre sorte [de formes spirituelles] dont ni l’individu ni le nom ni ce qui
la désigne n’a passé par le sens commun, qui peut provenir de l’intellect actif et par
l’intermédiaire de la faculté rationnelle, en particulier ce qui concerne les choses
futures qui sont en puissance, à savoir dans le rêve véridique et dans les prophéties
que l’on mentionne. Cela a été expliqué à la fin du deuxième livre Du Sens. Ces
choses ne sont pas par choix humain, et leur existence n’a pas d’effet qui soit du
ressort du présent traité. Elles ne se présentent aussi que chez quelques individus,
à de rares occasions, aucune discipline n’a traité précédemment de cette sorte
d’existants, et il n’y a pas de conduite humaine qui y mène ; c’est pourquoi elles
n’ont pas place dans ce traité38.
Le processus évoqué ici, avec le rôle de l’intellect actif (= agent) dérive de toute
évidence des théories farabiennes, mais il y manque tout lien avec les qualifications
politiques du chef de la cité excellente. Le seul passage d’Ibn Bāǧǧa où la figure et la
fonction du chef soient évoquées se trouve dans l’Épître de l’Adieu, dans un passage
d’ailleurs assez confus et déconnecté de son contexte. Ibn Bāǧǧa y distingue deux
types de chef suivant que celui-ci a en vue sa propre fin ou celle de son subordonné
(mar’ūs)39. Mais point de trace du Législateur-Prophète farabien. Faute d’une telle
personne pour établir le règne de la cité excellente, le bonheur, qui en constitue
comme on l’a vu la fin, est néanmoins accessible à l’individu :
C’est comme si les bienheureux, s’ils peuvent exister dans ces cités, ne possèdent
que le bonheur de l’individu. La bonne conduite est la conduite de l’individu, que
l’individu soit un ou plus qu’un, tant qu’une nation ou une cité ne se rallie pas à
leur opinion. Ce sont ceux que les soufis désignent par leur terme d’étrangers car,
bien qu’ils soient dans leurs patries et parmi leurs contemporains et leurs voisins,
Rosenthal Erwin I. J. (1958), Political Thought in Medieval Islam, Cambridge University Press,
Cambridge ; Harvey Steven (1992), « The Place of the Philosopher in the City according to Ibn Bājjah », in
Butterworth Charles (éd.), Political Aspects of Islamic Philosophy, Essays in Honor of M. Mahdi, Harvard
University Press, Cambridge (Mass.), p. 199-233.
38
Ibn Bāğğa, Rasā’il ilāhiyya, éd. Fakhry, p. 52, 14-18.
39
Ibid., p. 131, 8-132, 4.
37
506
Charles Genequand
ils sont étrangers dans leurs opinions, et que par leurs pensées ils sont partis en
voyage vers des rangs autres qui sont comme leurs patries, et tout ce qu’ils en
disent. Notre propos dans ce discours est la conduite de cet homme isolé. Il est clair
que sa condition sort du naturel, et nous dirons comment il doit se conduire afin
d’atteindre l’existence la plus parfaite40.
On peut être surpris de voir Ibn Bāǧǧa invoquer ici les soufis qu’il attaque
vivement ailleurs, d’autant plus que notion d’ « étranger » vient en fait d’al-Fārābī41
qui appelle ainsi les « vertueux » (afāḍil) qui ne sont pas regroupés dans une cité sous
la conduite d’un chef lui-même vertueux, mais dispersés sous divers gouvernements.
La notion d’individu (mufrad) semble bien être intentionnellement distinguée dans
ce passage de celle du mutawaḥḥid, traduit par « isolé », quoique la nuance soit
malaisée à définir. On peut tenter de la saisir à la lumière de la dernière phrase,
qui montre l’intention pédagogique d’Ibn Bāǧǧa, faire parvenir le mutawaḥḥid à
l’état le plus haut accessible à l’homme, celui de la contemplation intellectuelle.
Ibn Bāǧǧa dit que sa condition sort du naturel en vertu du principe que l’homme est
« naturellement politique ». L’isolé n’est pas physiquement isolé, un solitaire, mais
seul de son espèce. Certains passages l’incitent d’ailleurs à émigrer, mais seulement
si c’est possible, c’est-à-dire s’il existe ailleurs une cité excellente :
Il est donc manifeste que l’isolé ne doit pas fréquenter le corporel ni celui dont la
fin spirituelle est mêlée de corporéité, mais il ne doit fréquenter que les hommes
de science. Mais les hommes de science sont rares dans certains modes de vie et
nombreux dans d’autres au point d’être même inexistants dans certains cas. C’est
pourquoi, dans certains modes de vie, l’isolé doit se séparer de tous les hommes
autant qu’il lui est possible et ne se mêler à eux que dans les circonstances nécessaires
et dans la mesure indispensable, ou se réfugier dans les modes de vie dans lesquels
les sciences ont un impact, s’ils existent. Cela n’est pas en contradiction avec ce
qui a été dit dans la science politique et à ce qui a été montré dans la science
physique, à savoir que l’homme est politique par nature42.
L’objet qu’Ibn Bāǧǧa s’assigne dans son traité est donc le bonheur de l’homme
non-politique, ou plutôt le bonheur non-politique de l’homme, le bonheur qui ne
dépend pas de la qualité de la cité dans laquelle il vit. On trouve la confirmation de
cela dans un passage déjà cité plus haut : « Ce que nous disons est caduc lorsque la
cité est parfaite » (yasquṭu hāḏa allaḏī naqūlu-hu matā kānat al-madīna kāmila waIbid., p. 43, 9-16.
Al-Fārābī, Siyāsa madaniyya, éd. Najjar, p. 80, 9 ; id., Fuṣūl al-madanī, éd. Dunlop, §88, p. 164, 12 =
Fuṣūl muntaza‘a, éd. Najjar, §93, p. 95, 12 ; id., K. al-Milla, éd. Mahdi, p. 56, 2.
42
Ibn Bāğğa, Rasā’il ilāhiyya, éd. Fakhry, p. 90, 18 – 91, 1, passage qui fait écho à al-Fārābī, Fuṣūl muntaza‘a,
éd. Najjar, § 93, p. 95, 10-13 = Fuṣūl al-madanī, éd. Dunlop, § 88, p. 164, 9-13 ; id., K. al‑Milla, éd.
Mahdi, p. 56, 5-7. On notera toutefois l’importante différence d’accent entre les deux auteurs : Ibn Bāğğa
ne parle pas de cité excellente, mais de cité dans laquelle les sciences existent.
40
41
Mélanges de l’Université Saint-Joseph 61 (2008)
Loi morale, loi politique : al-Fārābī et Ibn Bāğğa
507
tasquṭu manfa‘atu hāḏā al-qawl)43. Le plus important ici est qu’Ibn Bāǧǧa reconnaît
explicitement que le bonheur découvert par l’individu pour lui-même pourrait
constituer le fondement du bonheur d’une cité. Il rejoint donc d’une certaine manière
la fin visée par al-Fārābī mais par un autre chemin, par le bas pour ainsi dire, là où
celui-ci la cherche par le haut, à partir de la révélation reçue par le législateur. C’est à
partir d’une étude de la psychologie humaine et des actes qu’elle conditionne qu’Ibn
Bāǧǧa cherche à dégager une pédagogie qui pourrait mener à l’établissement d’une
cité excellente. Cet aspect pédagogique ressort d’un passage comme celui-ci :
Comme nous voulons que ce que nous disons soit mis en pratique, nous ne nous
contentons pas de ce dont cela se compose, mais nous y ajoutons ce qui meut l’âme
vers cela, et c’est pourquoi nous jugeons bon d’utiliser dans ce chapitre, en sus
des discours rhétoriques indiquant ce dont se compose la conduite de l’isolé, le
genre connu sous le nom de discours affectifs (aqāwīl infi‘āliyya), qui, lorsqu’ils se
représentent les significations dont se compose la conduite, ne se les représentent
pas seulement sans ornement, mais se les représentent par une imagination qui
incite l’âme bestiale à désirer cette perfection, à s’y soumettre et à être mue par ce
que ce discours exige44.
Le bonheur individuel apparaît ainsi comme un pis-aller, un substitut partiellement
satisfaisant du bonheur collectif et politique véritable, une pierre d’attente sur la
voie qui conduit à celui-ci, et non pas comme une « déviation » pour reprendre
l’expression de Rosenthal. Il ne s’agit en aucun cas de vouloir le substituer au
bonheur politique, encore moins le lui opposer ou lui donner la prépondérance sur
celui-ci. La cité imamite n’existe pas à l’heure actuelle, mais rien ne donne à penser
qu’elle soit par essence irréalisable, quoique cette échéance paraisse à tout le moins
lointaine. La science politique, dont Ibn Bāǧǧa déclare ne pas vouloir s’occuper,
paraît bien correspondre à la politique d’al-Fārābī, science située aux confins des
sciences théorétiques d’une part, pratiques ou politiques de l’autre, et fin visée qui
doit nous servir de guide. De ce point de vue, on peut dire qu’Ibn Bāǧǧa fait subir
une sorte d’inversion à la philosophie d’al-Fārābī et à la primauté qu’elle accorde à
la cité excellente et à son législateur en lui substituant une démarche fondée sur une
psychologie, voire une physiologie individuelle45. Par un curieux détour, toutefois,
Voir supra, n. 23.
Ibn Bāğğa, Rasā’il ilāhiyya, éd. Fakhry, p. 58, 1-6. La notion rhétorique des aqāwīl infi‘āliyya mise en
œuvre ici vient sans doute de al-Fārābī, Taḥṣīl al-sa‘āda, éd. Āl Yāsīn, p. 79, 17 ; 82, 8-10. Sur cette
notion cf. Aouad Maroun (éd. et tr.) (2002), Averroès (Ibn Rušd), Commentaire moyen à la Rhétorique
d’Aristote. Édition critique du texte arabe et traduction française, 3 vol., (Corpus Philosophorum Medii
Aevi, Series A : Averroes Arabicus, 17) (Textes et traditions, 5) Vrin, Paris, vol. I, p. 109-114.
45
La dimension psychologique de la politique est d’ailleurs loin d’être ignorée par al-Fārābī, comme
en témoigne en particulier les § 3 et 4 des Fuṣūl. Il ne fait en cela que suivre l’Éthique à Nicomaque,
1102a 16‑23.
43
44
508
Charles Genequand
il réintroduit, ou introduit, dans sa réflexion une dimension politique dans un sens
plus moderne. En effet, les cités imparfaites farabiennes sont des modèles idéaux ou
théoriques bien plus que des entités réelles ou fondées sur des modèles réels46. Si
Ibn Bāǧǧa, comme on l’a dit et répété, ne croit pas à la possibilité de l’établissement
d’une cité excellente, il ne croit pas davantage à la réalité des autres qu’il ne mentionne
jamais que pour la forme et en passant. Il insiste aussi sur le caractère mixte des
« constitutions » existantes, ce qui relativise la valeur des formes « pures ». Enfin
et surtout, sa conception se distingue de manière radicale de celle d’al-Fārābī par
son caractère descriptif plutôt que normatif. De ce dernier point de vue d’ailleurs,
al-Fārābī est bien encore dans la tradition platonico-aristotélicienne. Ce qu’Aristote
recherche dans l’Éthique à Nicomaque aussi bien que dans la Politique, c’est la
politeia qui soit le mieux à même d’assurer ce qui constitue la fin de l’homme,
à savoir l’eudaimonia. Expliquer en détail la démarche d’Ibn Bāǧǧa reviendrait à
analyser en détail toute la théorie des formes spirituelles telle qu’il la développe dans
la deuxième partie de Tadbīr al-mutawaḥḥid, ce qui n’est évidemment pas possible
dans le cadre de cet article. Les deux extraits ci-dessous permettent de fixer deux
moments charnière de sa démarche :
Nous disons donc : la forme de tout corps engendré et périssable a trois degrés
dans l’être, le premier est le spirituel général, à savoir la forme intellectuelle, qui
est l’espèce ; le deuxième est la forme spirituelle particulière et la troisième la
forme corporelle. La [forme] spirituelle particulière a à son tour trois degrés : le
premier est son concept présent dans la faculté mnésique, le deuxième la trace
présente dans la faculté imaginative et le troisième l’image qui se produit dans le
sens commun47.
Ce que nous trouvons ici est la terminologie idiosyncrasique qu’Ibn Bāǧǧa introduit dans son traité, mais qui correspond à des notions héritées de la tradition. C’est
ainsi que ce qu’il appelle forme spirituelle générale correspond à la forme intelligible, tandis que la forme spirituelle particulière correspond aux facultés psychiques
comme le sens commun, l’imagination et la mémoire (les sens internes d’Ibn Sīnā).
À ces différentes formes correspondent à leur tour différentes fins ou sortes
d’actions :
Les fins que se fixe l’isolé sont au nombre de trois : soit [elle concerne] sa forme
corporelle, ou sa forme spirituelle particulière, ou sa forme spirituelle générale.
Les fins qui sont les siennes en tant que partie d’une cité imamite ont été exposées
Cf. al-Fārābī, Fuṣūl muntaza‘a, éd. Najjar, § 90 = Fuṣūl al-madanī, éd. Dunlop, § 85 : « Il est difficile et
peu probable (‘asīr wa-ba‘īd) qu’il existe une forme pure d’un gouvernement ignorant... ceux qui existent
sont mixtes (mamzūğa) ».
47
Ibn Bāğğa, Rasā’il ilāhiyya, éd. Fakhry, p. 58, 9-13.
46
Mélanges de l’Université Saint-Joseph 61 (2008)
Loi morale, loi politique : al-Fārābī et Ibn Bāğğa
509
dans la science politique. Pour ce qui est de celles qu’il se fixe dans chaque cité en
tant que partie d’une cité, ses actes à cet égard conviennent à l’isolé et sont l’une
de [ces formes]. Mais s’il vit dans la cité parfaite, ce qui concerne la cité en général
a été exposé dans la science politique48.
La science politique et la science développée par Ibn Bāǧǧa concernent donc le
même type d’homme ; c’est le milieu dans lequel il est plongé qui diffère. Dans la
science politique, il est envisagé comme être social vivant dans une société homogène,
alors qu’il est considéré dans le Tadbīr en tant qu’individu spécifiquement distinct,
pour ainsi dire, de ses congénères. L’isolé, contrairement à ce que pense Harvey,
n’est pas non plus nécessairement un philosophe puisque ses fins peuvent être une
forme corporelle ou spirituelle inférieure. Dans de tels contextes, mutawaḥḥid ne
semble guère signifier davantage qu’« individu ». Ibn Bāǧǧa a une conception
globale de la personne selon laquelle l’isolé doit ménager, conduire (dabbara) ses
formes inférieures de manière à ce qu’elles servent son but ultime, forme générale ou
intelligible, union avec l’intellect actif. « Nous n’avons pas l’intention d’énumérer les
différentes sortes de conduite, mais seulement la vraie conduite qui est la meilleure,
et parce que l’isolé peut atteindre le bonheur qui lui est propre »49.
Ibn Bāǧǧa fait donc correspondre de manière systématique, comme en un effet
de miroir, des formes ou représentations, des facultés réceptrices de ces formes
(imaginative etc.), des actes, et des fins. Les frontières entre ces différents niveaux
sont très fluides, ce qui rend la pensée d’Ibn Bāǧǧa souvent assez insaisissable.
La situation est rendue encore plus complexe par l’introduction d’un paramètre
supplémentaire : l’âge50.
Alors qu’al-Fārābī part du Législateur pour en déduire les lois et règles qui doivent assurer le bonheur de la cité et de l’individu, le point de départ d’Ibn Bāǧǧa
est psychologique, mais aussi moral, les deux étant imbriqués d’une manière qui
constitue d’ailleurs son originalité : il analyse les actes propres à différents types
d’hommes ou de classes sociales qu’il attribue aux quatre siyar ou mudun imparfaites. Les deux termes sont utilisés par lui de manière indifférenciée, ce qui souligne à
nouveau l’équivalence de politeia et bios. Ce concept n’est en tout état de cause pas
compris dans un sens politique « réaliste », mais a simplement une valeur classificatoire. Il faut noter de nouveau qu’Ibn Bāǧǧa ne nie pas la possibilité de la législation-révélation ; c’est de manière voulue qu’il l’exclut de son champ d’investigation.
Plus exactement, on pourrait dire que l’homologue du législateur-prophète farabien
Ibn Bāğğa, Rasā’il ilāhiyya, éd. Fakhry, p. 75, 1-6.
Ibid., p. 56-7.
50
Ibid., p. 72, 1-74, 17.
48
49
510
Charles Genequand
dans le système d’Ibn Bāǧǧa est Ibn Bāǧǧa lui-même en tant que maître à penser du
disciple à qui il adresse ses épîtres.
Les actes corporels et spirituels sont nécessaires comme support des actes
intellectuels. Ils ne doivent pas être pris pour fins en eux-mêmes. On peut voir là
un écho de la distinction de l’Éthique à Nicomaque entre le bien véritable qui est
fin par lui-même et les autres. Là réside la différence entre l’isolé selon les vœux
d’Ibn Bāǧǧa et les autres. « Tous les actes de l’homme, lorsqu’il fait partie d’une
cité, ont pour fin la cité, mais cela seulement dans la cité parfaite. Dans les quatre
autres cités et leurs composés, chacun de leurs habitants établit chacun de [ses actes]
comme fin préférée pour elle-même. Les moyens dans la cité parfaite sont des fins
dans les autres »51. Les habitants des cités non-excellentes se caractérisent par le fait
qu’ils ont pour fin une « forme » inférieure et subordonnée. Ce sont ces éléments
psychologiques et moraux qui déterminent réellement la conduite de l’homme. Le
type de cité (madīna ou sīra) n’est plus dès lors qu’une coquille vide susceptible
tout au plus de dicter des orientations générales à la conduite de ses habitants, ou
dépendant de celles-ci, ou si l’on veut un principe classificatoire ou taxinomique.
Ibn Bāǧǧa les met ensuite en avant pour définir certains types de sociétés, souvent il
est vrai de manière assez allusive lorsqu’il s’agit de contemporains, mais parfois de
manière plus explicite. C’est ainsi qu’il décrit assez longuement52 l’ostentation des
beaux atours et la prodigalité par laquelle les notables se mettent en valeur, et qu’il
l’attribue à la préférence accordée à la forme corporelle ou à celle du sens commun :
« C’est à cause d’eux que le pouvoir passe d’une nation à l’autre... C’est à cause de
tels hommes que les dynasties périclitent le plus souvent. » Il ajoute : « c’est chose
commune à notre époque tandis que nous écrivons ceci ; ce l’était davantage dans ce
pays dans la sīra des mulūk al-ṭawā’if ».
Un autre exemple éloquent de l’approche d’Ibn Bāǧǧa de la « politique » est le
suivant (72-73F) :
Le troisième âge53 est par convention, et c’est pourquoi certaines lois religieuses
imposent la garde des enfants pendant celui-ci. L’état dans lequel se trouvent alors
les formes spirituelles des enfants est un autre état et un amour plus propre à exister
par convention. La nature humaine peut y entrer et diffère selon les modes de vie,
comme le mode de vie associatif, et les enfants y sont plus aimés qu’ils ne le sont
dans les autres modes de vie à cause de la coopération pour la garde des maisons.
C’est évident chez les Arabes et les Berbères.
Ibn Bāğğa, Rasā’il ilāhiyya, éd. Fakhry, p. 62, 8-12.
Ibid., p. 63, 14-64, 10.
53
Ce qu’Ibn Bāğğa appelle le troisième âge est celui qui vient après celui du nourrisson et de l’enfant et au
cours duquel l’homme acquiert son autonomie et la raison, c’est-à-dire plus ou moins l’adolescence.
51
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Mélanges de l’Université Saint-Joseph 61 (2008)
Loi morale, loi politique : al-Fārābī et Ibn Bāğğa
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Ce que l’on a traduit ici par « mode de vie associatif » est l’arabe sīra ǧamā‘iyya,
ce qui, compte tenu du fait qu’Ibn Bāǧǧa utilise indifféremment sīra et madīna,
serait équivalent à madīna ǧamā‘iyya chez al-Fārābī et serait donc traduit, selon
l’interprétation traditionnelle, par « démocratie ». On voit ainsi de nouveau à quel
contresens peut conduire la volonté de comprendre la politique des philosophes
arabes classiques à travers des catégories préconçues et anachroniques.
Il apparaît donc qu’Ibn Bāǧǧa, en recherchant les moyens par lesquels l’homme
peut atteindre le bonheur de l’intellect en dehors du cadre de la cité constituée par
un Législateur inspiré, est amené à proposer, de manière certes embryonnaire, un
principe explicatif interne et psychologique à la constitution des différentes éthiques
politiques dont l’histoire de son pays et de son temps lui fournissait l’exemple.
Cette approche plus empirique et descriptive, relayée, dans une certaine mesure, par
Ibn Rušd et son Abrégé de la République de Platon, anticipe la politique d’Ibn Ḫaldūn
qui cite d’ailleurs ces deux seuls auteurs parmi les grands falāsifa du Maghreb, et les
cite avec éloge malgré sa position de principe négative à l’égard de la philosophie54.
Dans un autre passage, fréquemment cité dans des publications récentes, il semble
prendre ses distances avec la philosophie politique d’al-Fārābī.
Ce qu’on entend dire du gouvernement politique (siyāsa madaniyya) ne concerne
pas notre propos ici. Ce que les sages entendent par là est la manière dont chaque
membre de la société doit diriger son âme et sa conduite afin de pouvoir se
dispenser totalement de dirigeants. Ils appellent la société où se réalise ce que l’on
nomme ainsi « cité excellente (madīna fāḍila) », et les lois qui y sont observées
« gouvernement politique ». Ce qu’ils entendent n’est pas le gouvernement auquel
les membres de la société sont conduits conformément à l’intérêt général, mais
quelque chose de différent. Cette cité excellente est selon eux rare et difficile à
réaliser ; ils n’en parlent que de manière hypothétique et conjecturale55.
Gutas fait de ce texte un témoin-phare dans son acte d’accusation. Pourtant ce
passage ne dit pas ce qu’il veut y lire. D’une part, malgré les expressions madīna
fāḍila et siyāsa madaniyya, rien n’indique qu’il vise al-Fārābī plutôt que l’ensemble
des philosophes politiques, y compris Platon et Aristote. Comme on l’a vu plus haut,
Ibn Ḫaldūn (s.d.), Muqaddima, Le Caire, VI, p. 481 ; Cheddadi Abdesselam (tr.) (2002), Le Livre des
Exemples, vol. I : Autobiographie et Muqaddima d’Ibn Khaldūn, (Bibliothèque de la Pléiade, 490)
Gallimard, Paris, p. 945. Il est surprenant que Crone, « Al-Fārābī’s Imperfect Constitutions », p. 222224, dans sa recherche méticuleuse des antécédents et des successeurs d’al-Fārābī, ait passé Ibn Bāğğa
entièrement sous silence.
55
Ibn Ḫaldūn, Muqaddima, III, chap. 51, p. 303 (Que la civilisation humaine a besoin d’un gouvernement
pour son organisation) ; Cheddadi, Autobiographie et Muqaddima d’Ibn Khaldūn, chap. 50, p. 639, dont
je me suis inspiré. Le texte est problématique en quelques points, mais cela n’affecte pas le sens général.
Plutôt que « de manière hypothétique et conjecturale », il conviendrait de traduire « de manière prescriptive
et normative ».
54
512
Charles Genequand
le titre de Siyāsa madaniyya a pu être donné à la République et les deux expressions
semblent bien être utilisées ici plutôt comme noms communs que comme titres de
livres. Al-Fārābī apparaît ici tout au plus comme représentant par excellence la philo­
sophie politique en langue arabe. Ibn Ḫaldūn oppose la législation religieuse, seule
capable à ses yeux d’assurer le bonheur de l’homme dans ce monde et dans l’autre, à
ce qu’il appelle gouvernement rationnel (siyāsa ‘aqliyya) qui consiste simplement à
réfréner par la force les instincts agressifs de l’homme afin de rendre supportable la
vie en société. Les conceptions des philosophes concernent évidemment la première
des deux catégories envisagées par Ibn Ḫaldūn, en se proposant en outre de remonter
en deçà du langage imagé utilisé par les législateurs-prophètes pour en dévoiler la
source purement intelligible. Leur insistance, celle d’al-Fārābī en particulier, à poser
le bonheur comme fin de leur cité, et à identifier le bonheur suprême au bonheur de
l’au-delà56, le montre à l’évidence. Ibn Ḫaldūn ne nie d’ailleurs pas la possibilité
de cet état : il ne fait qu’affirmer que son occurrence est rare, ce que les falāsifa ne
contesteraient certainement pas. La distance qui le sépare de ces derniers est donc
loin d’être aussi considérable qu’il y paraît de prime abord. En effet, les règles purement pratiques et utilitaires de la siyāsa ‘aqliyya d’Ibn Ḫaldūn ont leur correspondant dans le niveau purement empirique de la politique dont al-Fārābī reconnaît
explicitement l’existence dans certains passages comme on l’a rappelé plus haut.
Qu’Ibn Ḫaldūn s’inspire des falāsifa également dans ce qu’il dit de cette politique
est montré par la suite du texte :
Le gouvernement rationnel dont nous avons parlé est de deux sortes : l’une dans
laquelle on prend en compte l’intérêt général, et celui du souverain en particulier
pour bien diriger son pouvoir ; c’était le gouvernement des Perses, conforme à la
sagesse. Dieu nous en a dispensés dans notre communauté religieuse et à l’époque
du califat, car la législation religieuse le supplée pour ce qui est des intérêts
généraux et particuliers ainsi que des règles morales (ādāb), et les règles politiques
(aḥkām al-mulk) y sont subordonnées. L’autre dans laquelle on prend en compte
l’intérêt du souverain et le moyen d’assurer son pouvoir par la contrainte et la
domination, et dans laquelle les intérêts généraux sont secondaires.
L’exemple des Perses dérive directement de la tradition représentée par
al-Fārābī, Ibn Bāǧǧa et Ibn Rušd57 dans laquelle il constitue l’exemple standard
d’une cité excellente historiquement attestée. Le scepticisme d’Ibn Ḫaldūn semble
Al-Fārābī, Taḥṣīl al-sa‘āda, éd. Yāsīn, p. 49, 5-6 ; K. al-Milla, 52, 15 ; 54, 3 ; id., Fuṣūl muntaza‘a, éd.
Najjar, § 28, p. 45-46 (= Fuṣūl al-madanī, éd. Dunlop, § 25, p. 120-121) pose clairement l’identité de
sa‘āda quṣwā, kamāl aḫīr et ḥayāt āḫira.
57
Cf. à ce sujet Aouad, Averroès (Ibn Rušd), Commentaire moyen à la Rhétorique d’Aristote, vol. I, p. 27‑29.
Voir aussi un autre passage de la Muqaddima III, chap. 25, p. 190 (Sur le Califat et l’Imamat), Cheddadi,
Autobiographie et Muqaddima d’Ibn Khaldūn, p. 469, parallèle à celui cité ci-dessus et opposant de
56
Mélanges de l’Université Saint-Joseph 61 (2008)
Loi morale, loi politique : al-Fārābī et Ibn Bāğğa
513
essentiellement dirigé contre la possibilité d’un état établi sur des bases philo­
sophiques et susceptible d’assurer le bonheur de ses habitants qui est au cœur de
la pensée d’al‑Fārābī. Dans la mesure où il se distancie d’al-Fārābī, Ibn Ḫaldūn se
rapproche d’Ibn Bāǧǧa. Deux points au moins dans ce seul passage se rattachent
étroitement à ce dernier. D’une part les deux auteurs s’accordent pour penser que la
politique vise l’état idéal, et que le monde réel exige une autre approche, fondée sur
la contrainte pour Ibn Ḫaldūn, sur la conduite de l’isolé pour Bāǧǧa. La distinction
des deux formes de politique rationnelle, l’une qui ne prend en compte que les
intérêts du gouvernant, et l’autre qui vise également le bien des gouvernés, se trouve
également chez ce dernier comme on l’a vu plus haut. Plus généralement, en mettant
le groupe social au centre de sa réflexion, Ibn Ḫaldūn se situe à mi-chemin entre
l’utopie farabienne et l’individualisme d’Ibn Bāǧǧa.
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514
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