Loi morale, loi politique : al-Fārābī et Ibn Bāğğa 493
été stipulées, il faut les consigner dans les lois. Le législateur (wāḍi‘ al-nawāmīs)
est celui qui a la capacité, par l’excellence de sa délibération, de produire les condi-
tions par lesquelles elles vont exister en acte de manière à ce qu’on atteigne ainsi
le bonheur suprême. Il est évident que le législateur ne peut viser à découvrir leurs
conditions, ni à les concevoir préalablement par l’intellect, qu’il ne peut produire
les conditions par lesquelles il puisse guider vers le bonheur suprême ou concevoir
par l’intellect le bonheur suprême, qu’il n’est pas possible qu’il acquière ces intelli-
gibles et que par eux l’essence de la législation devienne premier commandement,
sans avoir préalablement maîtrisé la philosophie6.
Ce deuxième passage nous place à nouveau clairement dans le champ intellectuel
qui est celui de l’Éthique à Nicomaque : les choses volontaires, la philosophie
pratique, constituent par excellence l’objet de cet ouvrage. De même, la mention
du bonheur comme n de l’homme en constitue l’un des thèmes dominants. Mais la
seconde moitié du paragraphe semble immédiatement apporter un correctif à cette
manière de voir en afrmant la nécessité d’acquérir des intelligibles de ces notions
et de maîtriser la philosophie tout court, ce qui semble bien impliquer la philosophie
théorétique aussi. Toutefois, l’accent porte moins ici sur la philosophie, théorétique
ou pratique, ou sur une discipline quelle qu’elle soit, et particulièrement la législation,
que sur la personne qui la maîtrise et est capable de la mettre en œuvre, à savoir, dans
le cas qui nous occupe, le législateur. C’est à lui qu’il nous faut maintenant nous
intéresser. Le texte suivant est l’un des plus précis et détaillés :
Les chefs et dirigeants de cette cité sont de quatre sortes. L’un est le roi en réalité
(al-malik ‘alā al-ḥaqīqa), le premier chef, qui est celui en qui sont réunies six
conditions : la sagesse, le raisonnement parfait, le don de la persuasion, le don de
la suggestion (ǧūdat al-taḫyīl), la capacité à combattre en personne et l’absence de
tout défaut corporel l’empêchant de faire la guerre. Celui en qui toutes ces qualités
sont réunies est le modèle à suivre (dustūr) dans ses manières de vivre (siyar) et ses
actions, celui dont les préceptes et les recommandations sont acceptés ; il convient
qu’il gouverne selon ce qu’il pense et comme il veut. La deuxième [sorte] est qu’il
n’y ait pas d’homme chez qui toutes ces qualités soient réunies mais qu’elles soient
réparties dans un groupe de telle manière que l’un détermine le but, le deuxième
ce qui conduit au but, le troisième possède le don de la persuasion et le don de la
suggestion, qu’un autre possède la capacité de combattre, et que ce groupe dans son
ensemble occupe la place du roi ; on les appelle les chefs excellents et les vertueux,
et leur gouvernement s’appelle le gouvernement des vertueux. La troisième est que
ceux-ci n’existent pas non plus et que le chef de la cité soit celui en qui se trouve la
connaissance des législations et des traditions antérieures données par les premiers
imams et par lesquelles ils ont gouverné les cités. Il faut qu’il ait aussi le don de
discerner les lieux et les circonstances auxquelles il doit appliquer ces traditions
conformément au but des anciens ; qu’il ait ensuite la capacité de découvrir ce
6 al-Fārābī, K. Taḥṣīl al-sa‘āda, éd. āl Yāsīn, p. 91, 14 – 92, 2.