Certains auteurs connaissent un destin singulier, où le succès initial fait rapi-
dement place à la critique acerbe et à loubli, plus ou moins condescendant. Cest
le cas de Lucien Lévy-Bruhl (-). Philosophe venu à l’anthropologie sur
letard (à plus de cinquante ans), Lévy-Bruhl révolutionne la discipline par son
hypothèse de la mentalité primitive . Auteur de six ouvrages monumentaux,
1. Le terme de primitif étant devenu péjoratif, il nous faut expliquer l’usage quen fait
Lévy-Bruhl. Lanthropologie a commencé par parler des barbares (incapables duser d’un langage
articulé) puis des sauvages (qui vivent dans les arbres). Le terme a fait place à celui de primitif,
signi ant premier mais aussi, dans un sens évolutionniste, non encore civilisé. Lévy-Bruhl utilise
ce mot, le plus répandu à lépoque, sans lui donner de valeur péjorative et en précisant qu’il s’agit
d’un terme impropre (LÉVYBRUHL L., Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris,
PUF, « Bibliotque de philosophie contemporaine », 1951 [1re édition en 1910], p.2 note1 ;
LÉVYBRUHL L., La Mentalité primitive, Paris, Retz, « Les classiques des sciences humaines », 1976
[1re édition en 1922], p.30). Il précise, dans une conférence radiophonique, que le « mot n’est pas
heureusement choisi. Il prête à l’équivoque. Pris au pied de la lettre, il serait à rejeter. En fait,
leshommes à qui on lapplique, les Australiens, les Papous, les Eskimos, les Peaux-Rouges, etc.,
ne sont pas plus primitifs que nous. Leurs civilisations n’ont pas moins de siècles derrière elles »
(LÉVYBRUHL L., « Ce que l’homme primitif apprend à lhomme », Anamnèse, n°2, 2006, p.268,
souligné par nous). Dans ses dernières œuvres, il le notera avec des guillemets. Les auteurs ultérieurs
préféreront homme archaïque (Cazeneuve) ou traditionnel (Eliade). Vocables aussi peu satisfaisants :
archaïque désigne ce qui est vieux, mais en quoi les aborines dAustralie sont-ils plus vieux que
leurs voisins blancs ? Pour sa part, traditionnel sous-entend que les peuples occidentaux n’ont pas
de tradition, parce quils seraient tout entiers tournés vers le progrès. Cest une idéologie. On a
aussi évoqué les sociétés orales : Carlo Prandi parle de « société illette » et de « population sans
écriture » (PRANDI C., op. cit.). Sans que cela soit tout à fait heureux. Suivant une indication de
Bruno Latour (LATOUR B., « Postmodern ? No, simply amodern ! Steps towards an anthropology
of science », Studies in History and Philosophy of Science, volume 21, n°1, 1990, p.145-171),
Introduction
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Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde
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il traduit des textes dethnographes allemands, anglais, espagnols, néerlandais,
qui sans lui seraient restés inconnus du public fraais. Peut-être plus décisif
encore : il est à l’initiative de la création de l’Institut d’ethnologie de l’universi
de Paris, qui a formé et envoyé sur le terrain de nombreux ethnologues, dont
Soustelle, Leenhardt, Griaule et Lévi-Strauss. De sorte que l’on peut dire sans
exagération qu’avant Lévy-Bruhl, il ny avait pas dethnographie fraaise, et que
celle-ci est née sous son impulsion. Et pourtant, après la seconde guerre mondiale,
vy-Bruhl est jeté aux oubliettes de l’histoire par un structuralisme simposant
comme la seule approche légitime. Lévi-Strauss le rejette mais sans prendre
lapeine de le discuter, comme on raye d’un trait de stylo une phrase mal écrite.
Quelques rapides allusions su sent : Lévy-Bruhl est dépassé, il se trompe, ses
idées sont profondément erronées, et pour tout dire insoutenables. Nous aurons
à revenir sur les raisons de ce rejet dautant plus expéditif qu’il ne s’appuie sur
aucun argument véritable. Il va de soi que la pensée de Lévy-Bruhl ne mérite pas
que l’on sy arrête, semble dire Lévi-Strauss. Rares sont les auteurs qui ont laudace
et l’originalité pour oser passer outre au jugement du maître de l’anthropologie
daprès-guerre . De plus, à une époque où lon croit qu’une pensée complexe
nécessite un style abscons, peu de gens prennent le temps de lire une œuvre dont
la simplicité du style est une des caractéristiques.
Si bien que Lévy-Bruhl fut longtemps considéré comme un auteur dépassé.
Sanssouci dexhaustivité —la liste serait trop longue— citons Jean Servier, qui voit
en Lévy-Bruhl un philosophe en chambre, dont la théorie doit le succès à sa position
sociale et sa notoriété, ainsi quà un préjugé des savants occidentaux qui avaient
décidé que les a-modernes sont de grands enfants . Citons aussi, pour mémoire,
cejugement sévère et anonyme tiré dune encyclopédie soviétique : « Lévy-Bruhl
non seulement fausse l’histoire de la culture, mais il décrit l’idéologie de la société
primitive dune manière incorrecte et calomnie les peuples arriérés modernes [sic]
qui vivent dans les colonies. [] Lévy-Bruhl sépare les peuples arriérés du reste du
monde par un gou re infranchissable et ainsi il présente des arguments antiscien-
ti ques qui justi ent l’asservissement de la population autochtone des colonies . »
nous parlerons quant à nous de sociés a-modernes. Par contre, nous continuerons à utiliser
mentalité primitive, sachant que cela ne désigne pas la pensée des primitifs mais la mentalité des
sociétés a-modernes, cette mentalité étant primitive au sens de première. Nous suivons ici lexemple
de Lévi-Strauss, qui évoque la pene sauvage, tout en récusant lexistence de sauvages.
2. Audace, originalité, ou bien anti-structuralisme. Songeons à Georges Gurvitch, dont
lanimosité envers Lévi-Strauss est célèbre. Pensons aussi aux époux Raoul et Laura Makarius,
auteurs dun livre contre Lévi-Strauss : MAKARIUS R. et L., Structuralisme ou ethnologie. Pourune
critique radicale de l’anthropologie de Lévi-Strauss, Paris, Anthropos, 1973.
3. SERVIER J., L’Ethnologie, Paris, PUF, « Que sais-je ? » n°2312, 1986, p.93-95.
4. VELMEZOVA E., « Lucien Lévy-Bruhl lu par Nikolaj Marr : deux tories des langues dites
primitives », Slavia occitania, n°17, 2003, p.137. Dans ce contexte sovtique, ce n’est pas Lévi-Strauss
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Introduction 9
Plus étonnant, on trouve une impression plutôt négative sous la plume de Louis-
Vincent omas : dans sa préface à La Mentalité primitive, lanthropologue déclare
que Lévy-Bruhl na plus de valeur quhistorique ; son œuvre fut profondément
révolutionnaire —une véritable révolution copernicienne, écrit le préfacier—
mais elle apparaît vieillie aujourdhui ; elle constitue une erreur singulière, à cetitre
plus intéressante pour le développement de lanthropologie quune vérité banale
mais une erreur tout de même . Et si  omas soutient que « grande est pour nous
la tentation de montrer à laide dexemples négro-africains la pertinence et la  nesse
de ses multiples analyses », c’est pour aussitôt « insister sur ses diverses limites ».
Limites d’ailleurs bien connues : comparatisme contestable, méconnaissance du
contexte historique et socio-économique, carence du vocabulaire (occasionna-
lisme, mystique, prélogique), fausse antinomie entre mentalités logique et prélo-
gique, opposition inexacte entre primitif et civilisé. Finalement, pour  omas,
Lévy-Bruhl est un théoricien dépassé, dont le mérite philosophique est davoir mis
en cause —avec Bergson, Brunschvicg ou Bachelard— « les fondements, les
aspects et les modes dexpression de la raison raisonnante ou discursive ».
Or, aujourdhui, Lévy-Bruhl refait de timides apparitions dans la littérature
anthropologique et philosophique. Certes, à lexception des travaux pionniers de
Dominique Merllié , la dominante est encore à lanathème, et si lauteur est évoqué,
c’est pour être aussitôtpud. Ainsi, Alain Séguy-Duclot n’y fait allusion que pour
en reprendre la vision classique : Lévy-Bruhl a compris limportance de lapensée
symbolique mais a défendu l’idée que la mentalité primitive devait évoluer pour
devenir logique civilisée, ce qui est montre linfériorité de cette pensée par rapport
à la rationalité . D’autres auteurs sont davantage bienveillants, comme Eduardo
Viveiros de Castro  qui invite les anthropologues à se pencher à nouveau surlœuvre
qui joue contre Lévy-Bruhl. Celui-ci servait de caution anthropologique au linguiste Nikolaj Marr,
penseur o ciel de la linguistique soviétique, avant sa destitution par Staline. Pour l’auteur de
larticle, critiquer Lévy-Bruhl permettait d’attaquer Marr, et donc de plaire au maître du Kremlin.
5. THOMAS L.-V., « Préface. Lucien Lévy-Bruhl : lorigine de lanthropologie moderne »,
LÉVYBRUHL L., La Mentalité primitive, Paris, Retz, « Les classiques des sciences humaines »,
1976, p.15 et 27.
6. Ibid., p.23.
7. Ibid., p.14.
8. En 1989, Dominique Merllié, alors secrétaire de la Revue philosophique de la France et
de l’Etranger, longtemps dirigée par Lévy-Bruhl, a consacré un numéro au philosophe. Il a écrit
trois articles à cette occasion, et de nombreux autres depuis.
9. SÉGUYDUCLOT A., Culture et civilisation, Paris, Cerf, « Passages », 2010, p.147-149.
10. « En somme, après tant dannées à nous promener du côté de chez Lévi-Strauss, on se
doutait bien qu’il s’avérait nécessaire de ré-explorer le côté de chez Lévy-Bruhl » (VIVEIROS DE
CASTRO E., Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, Paris, PUF,
« MétaphysiqueS », 2009, p.49).
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Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde
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de Lévy-Bruhl, dans une saine réaction à Lévi-Strauss. Lanthropologue britan-
nique Mary Douglas semble avoir anticipé cette invitation, en se demandant sil
ne faut pas réhabiliter la distinction entre prélogique et logique, quelle traduit en
analogique et analytique . Il faut encore mentionner Frédéric Keck, qui a consacré
à Lévy-Bruhl sa thèse de doctorat (en ), un livre (en ) et plusieurs articles.
Encore la perspective de ce dernier est-elle, de son propre aveu, tout extérieure :
s’inscrivant dans la ligne du structuralisme de Lévi-Strauss, cest en historien de
lanthropologie que Keck étudie Lévy-Bruhl.
Pourquoi ce retour à Lévy-Bruhl ? C’est-à-dire, pourquoi lauteur napparaît-il
plus tout à fait comme un penseur infréquentable et dépassé ? Lune des raisons
est sans doute à chercher du côté de Lévi-Strauss. À lheure où lanthropologie
française prend ses distances davec le structuralisme, ou en tout cas s’interroge
ànouveau frais sur la portée réelle de lœuvre de Lévi-Strauss, sur ce quelle per-
met et sur ce quelle occulte, il redevient possible de poser des questions considé-
rées jusque-là comme incongrues : quel est le rapport de lémotion et de la pensée,
quel est le statut de la connaissance anthropologique, la raison comporte-t-elle
une part culturelle, la logique est-elle universelle, la magie est-elle de la science
balbutiante ou une pratique autre…
Ces questions sont au cœur de lœuvre de Lévy-Bruhl. Cest pourquoi il est
intéressant de revisiter celle-ci.
Notre entreprise est double. Tout dabord, il s’agit de montrer la pertinence
des travaux de Lévy-Bruhl pour penser lanthropologie cognitive, pour ré échir
aux fondements et à la portée de lanthropologie et, sur un plan peuttre plus
directement philosophique, pour articuler identité et altérité, individuel et collec-
tif, expérience et croyance, a ectivité et logique. Pour respecter la complexité de
la pensée de lauteur, nous avons choisi de lui laisser la parole autant que possible.
C’est pourquoi notre texte accorde une large place aux citations de Lévy-Bruhl,
ce qui ne nous paraît pas inadéquat pour un auteur dautant moins lu quon croit
le connaître. En outre, cette manière de procéder est pour nous un gage de  délité
à lœuvre, absolument nécessaire dans la mesure où nous serons amenés à utiliser
les textes de Lévy-Bruhl pour répondre à ses détracteurs. En e et, notre thèse est
que Lévy-Bruhl, correctement lu, échappe à la plupart des critiques qui lui ont é
faites. Mais pour cela, évidemment, nous sommes obligés de chercher dans ses
livres de quoi nourrir nos réponses aux critiques. Il faut donc s’assurer que cestbien
11.DOUGLAS M., « Raisonnements circulaires. Retour nostalgique à Lévy-Bruhl », Gradhiva,
n°30-31, 2002, p.1-14. Pour elle, l« analogie est une précondition de la logique prédicative et,
de ce fait, elle est authentiquement prélogique » (ibid., p.8). Toutefois, Douglas juge que Lévy-Bruhl
n’a pas apporté les bonnes réponses parce qu’il était persuadé que la manière moderne de raisonner
(bae sur la logique prédicative et lexpérience objective) est la seule vraie. Nous montrerons que
Lévy-Bruhl, au contraire, a relativisé la croyance en la véracité de la pene moderne.
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Introduction 11
lauteur, et non le commentateur, qui s’exprime. Dans cette perspective, les cita-
tions sont un moyen de respecter la pensée de Lévy-Bruhl.
Néanmoins, notre présentation ne se veut pas, ou pas seulement, une réhabi-
litation, pour laquelle, après tout, le meilleur plaidoyer est encore la lecture des
textes de Lévy-Bruhl lui-même. Nous voulons articuler la pensée de Lévy-Bruhl
autour dun axe qui nétait pas explicitement le sien mais qui est pourtant au cœur
de son œuvre : la rationalité. Lorsque nous présenterons la mentalité primitive, cene
sera pas uniquement pour elle-me, mais aussi pour ce quelle permet dedire,
encreux ou en miroir, de la rationalité. Sur ce terrain, la pene de Lévy-Bruhl avait
une valeur que l’on pourrait presque quali er de prophétique, et elle garde encore
aujourdhui toute son importance. En e et, lœuvre de notre auteur peut se lire
comme une relativisation de la rationali. Si, comme il le soutient, lapensée pri-
mitive est unementalité et l’opposé de la rationalité, alors il faut envisager cette
dernière comme une mentalité, elle aussi. Autrement dit, il faut voir dans la raison
le produit de l’histoire occidentale. Telest, à notre avis, la découverte fondamentale
de Lévy-Bruhl. Cette idée sert de  l conducteur au présent livre.
D’autres, avant nous, ont soutenu cette lecture. Jean Duvignaud lavait antici-
pée dans les années, en parlant dun relativisme sociologique de Lévy-Bruhl .
Pour lui, Lévy-Bruhl a montré, contre lévolutionnisme explicite (Spencer, Comte)
ou larvé (Durkheim), que notre raison nest quun mode de penser parmi dautres :
« Ce qui signi e que l’être de lhomme ne se réduit point à limage de la personne
construite par les philosophes, que l’expérience humaine est capable (au sens
propre du mot) dune plurali dexpériences complexes, est grosse de plusieurs
systèmes parmi lesquels nous avons choisi arbitrairement le nôtre comme les pri-
mitifs choisissent le leur . » De manière similaire, Carlo Prandi fait remarquer
que Lévy-Bruhl est peut-être le seul philosophe du XXesiècle à faire lhypothèse
que la pensée humaine ne cncide pas nécessairement avec le logos de la philo-
sophie classique : « En réalité, on peut tout dabord prendre acte du fait que notre
auteur est peut-être lunique philosophe européen du XXesiècle (dautres sont
intervenus ensuite, surtout pour commenter ses travaux) qui, à deux siècles de
linvention dubon sauvage”, se soit rendu compte de la “percée” culturelle pro-
duite par les grandes découvertes géographiques et par les entreprises coloniales,
avançant l’hypothèse que la pensée humaine ne coïncide pas nécessairement avec
le logos de la philosophie classique . » Silvia Mancini est encore plus explicite,
12. DUVIGNAUD J., Le Langage perdu. Essai sur la di érence anthropologique, Paris, PUF,
« Sociologie d’aujourdhui », 1973, p.109.
13. Ibid., p.113.
14. « In realtà, si può anzitutto prendere atto del fatto che il nostro autore è forse lunico
losofo europeo del Novecento (altri sono intervenuti in seguito soprattutto per commentare i suoi
lavori) che, a due secoli dalla stagione del “buon selvaggio”, si sia reso conto dello “ sfondamento”
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