Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde
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il traduit des textes d’ethnographes allemands, anglais, espagnols, néerlandais,
qui sans lui seraient restés inconnus du public français. Peut-être plus décisif
encore : il est à l’initiative de la création de l’Institut d’ethnologie de l’université
de Paris, qui a formé et envoyé sur le terrain de nombreux ethnologues, dont
Soustelle, Leenhardt, Griaule et Lévi-Strauss. De sorte que l’on peut dire sans
exagération qu’avant Lévy-Bruhl, il n’y avait pas d’ethnographie française, et que
celle-ci est née sous son impulsion. Et pourtant, après la seconde guerre mondiale,
Lévy-Bruhl est jeté aux oubliettes de l’histoire par un structuralisme s’imposant
comme la seule approche légitime. Lévi-Strauss le rejette mais sans prendre
lapeine de le discuter, comme on raye d’un trait de stylo une phrase mal écrite.
Quelques rapides allusions su sent : Lévy-Bruhl est dépassé, il se trompe, ses
idées sont profondément erronées, et pour tout dire insoutenables. Nous aurons
à revenir sur les raisons de ce rejet d’autant plus expéditif qu’il ne s’appuie sur
aucun argument véritable. Il va de soi que la pensée de Lévy-Bruhl ne mérite pas
que l’on s’y arrête, semble dire Lévi-Strauss. Rares sont les auteurs qui ont l’audace
et l’originalité pour oser passer outre au jugement du maître de l’anthropologie
d’après-guerre . De plus, à une époque où l’on croit qu’une pensée complexe
nécessite un style abscons, peu de gens prennent le temps de lire une œuvre dont
la simplicité du style est une des caractéristiques.
Si bien que Lévy-Bruhl fut longtemps considéré comme un auteur dépassé.
Sanssouci d’exhaustivité —la liste serait trop longue— citons Jean Servier, qui voit
en Lévy-Bruhl un philosophe en chambre, dont la théorie doit le succès à sa position
sociale et sa notoriété, ainsi qu’à un préjugé des savants occidentaux qui avaient
décidé que les a-modernes sont de grands enfants . Citons aussi, pour mémoire,
cejugement sévère et anonyme tiré d’une encyclopédie soviétique : « Lévy-Bruhl
non seulement fausse l’histoire de la culture, mais il décrit l’idéologie de la société
primitive d’une manière incorrecte et calomnie les peuples arriérés modernes [sic]
qui vivent dans les colonies. […] Lévy-Bruhl sépare les peuples arriérés du reste du
monde par un gou re infranchissable et ainsi il présente des arguments antiscien-
ti ques qui justi ent l’asservissement de la population autochtone des colonies . »
nous parlerons quant à nous de sociétés a-modernes. Par contre, nous continuerons à utiliser
mentalité primitive, sachant que cela ne désigne pas la pensée des primitifs mais la mentalité des
sociétés a-modernes, cette mentalité étant primitive au sens de première. Nous suivons ici l’exemple
de Lévi-Strauss, qui évoque la pensée sauvage, tout en récusant l’existence de sauvages.
2. Audace, originalité, ou bien anti-structuralisme. Songeons à Georges Gurvitch, dont
l’animosité envers Lévi-Strauss est célèbre. Pensons aussi aux époux Raoul et Laura Makarius,
auteurs d’un livre contre Lévi-Strauss : MAKARIUS R. et L., Structuralisme ou ethnologie. Pourune
critique radicale de l’anthropologie de Lévi-Strauss, Paris, Anthropos, 1973.
3. SERVIER J., L’Ethnologie, Paris, PUF, « Que sais-je ? » n°2312, 1986, p.93-95.
4. VELMEZOVA E., « Lucien Lévy-Bruhl lu par Nikolaj Marr : deux théories des langues dites
primitives », Slavia occitania, n°17, 2003, p.137. Dans ce contexte soviétique, ce n’est pas Lévi-Strauss
[« Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde », Stanislas Deprez]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]