La mémoire de l`entreprise

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Article de la rubrique « La dynamique des savoirs »
Sciences Humaines Hors-série N° 24 - Mars/Avril 1999
La dynamique des savoirs
La mémoire de l'entreprise
Gaëtane Chapelle
Savoirs et compétences circulent dans l'entreprise. Pour les comprendre, la distinction
entre savoirs déclaratifs et savoirs procéduraux est empruntée aux sciences cognitives et
appliquée au monde de l'organisation.
Les savoirs et les connaissances jouent un rôle de plus en plus important dans la compétitivité
des entreprises. Nombreux sont ceux qui pensent, comme Henri Tézenas du Montcel, que la
«dématérialisation» de l'entreprise augmente (1) : la production physique ne concourt plus, en
effet, que pour un tiers de la valeur ajoutée. Les compétences de chaque salarié, les savoirs
partagés par tous, les brevets déposés représentent une part importante du capital. L'entreprise
est donc de plus en plus définie par une accumulation de savoirs et de savoir-faire. D'autre part,
les mouvements des salariés sont toujours plus fréquents. Départs en retraite, mobilité de
carrière, licenciements économiques massifs demandent à l'entreprise de mettre en place des
moyens pour conserver les connaissances de ceux qui partent. En effet, si l'on n'y prend pas
garde, le départ d'un collaborateur fait parfois perdre un savoir-faire précieux. On réalise alors
que l'absent avait un « tour de main » particulier pour telle ou telle tâche. L'aménagement et la
réduction du temps de travail, l'augmentation du travail à temps partiel nécessitent également un
partage des connaissances plus grand. Ils conduisent en effet à l'alternance des travailleurs sur
un même poste, et obligent donc à se transmettre les informations sur un dossier en cours.
Partager le savoir en entreprise est une chose. Comprendre ce qu'est le savoir en est une autre.
Ce terme, utilisé de façon très large, désigne toutes les informations, procédures ou
compétences qui existent dans une organisation. Si l'on se met à la place du nouvel employé qui
découvre l'entreprise, nombreuses sont les sources de savoirs. Il apparaît alors qu'une analyse
théorique des différents types de savoirs est nécessaire pour bien les comprendre. Certains
auteurs attribuent à l'entreprise des capacités de mémoire semblables à celle d'un individu et
empruntent alors les conceptions des sciences cognitives pour les modéliser.
L'entreprise sous l'oeil du nouveau venu
Pour découvrir l'entreprise, l'employé dispose de différentes sources de savoir (2) : les hommes,
d'abord, et leur mémoire individuelle, qui contient leurs compétences, leurs souvenirs, mais aussi
leurs dossiers et fichiers, leurs relations extérieures et leurs carnets d'adresses. La
documentation normative, ensuite, externe, comme les lois, le Code du travail, etc., ou interne,
comme le Manuel qualité qui décrit l'organisation, les missions et les principes de fonctionnement
des grandes unités. L'aspect didactique de la documentation interne, et sa mise à jour, sont
évidemment essentiels. D'autres sources de savoirs, beaucoup plus éparses, sont contenues
dans les savoirs techniques des services, dans les innovations réussies et ratées, dans les
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prévisions et les plannings. Les résultats et produits d'une entreprise sont également une mine
de savoirs pour le nouvel arrivant. Et enfin, les événements vécus par l'organisation, positifs ou
négatifs, sont riches d'informations à exploiter. On peut envisager de classer, archiver, toutes ces
sources de savoirs, de façon nette et lisible. Mais ne s'agit-il pas d'un voeu pieu ? En effet, outre
l'investissement de temps que cela demande, toute information ne peut pas être formalisée.
Parfois même, un excès de formalisation donne l'illusion d'avoir géré les savoirs de l'entreprise,
alors qu'une très grande partie d'entre eux échappent à toute rationalisation. Comme l'affirme
Philippe Baumard, « l'organisation ne peut résumer sa volonté de gérer son apprentissage à une
gestion de la codification et de la dissémination de ses savoirs. Car elle risque, ce faisant, de
laisser s'évaporer le non-exprimé, celui d'un savoir "que l'on sait sans pouvoir l'exprimer", ou que
l'on sait sans vouloir l'exprimer. »(3).
L'existence de savoirs tacites, ou non exprimés, est en effet un enjeu majeur dans la
compréhension de la mémoire de l'entreprise. Dans ce but, Martine Girod adopte une approche
résolument basée sur les travaux des sciences cognitives (4). Pour tenir compte de la dimension
collective de l'organisation, elle combine une distinction des types de mémoire déclarative et
procédurale et des niveaux de traitement : individuels, collectifs non centralisés, collectifs
centralisés. Selon la psychologie cognitive, la mémoire déclarative contient des connaissances
sur les faits et les événements que l'on a conscience de posséder et que l'on peut donc
verbaliser. La mémoire procédurale est la mémoire du « comment faire » une activité physique
ou mentale. Elle est difficilement verbalisable, et parfois même inconsciente.
Dans une entreprise, la « mémoire déclarative individuelle » concerne les connaissances
techniques, scientifiques ou administratives de quelqu'un. Elles sont généralement tout à fait
explicites, et contenues soit dans le cerveau de l'individu, soit dans ses dossiers. Cela veut donc
dire que cette information n'est disponible aux autres qu'à condition de passer par son
propriétaire. Par exemple, une assistante de direction sait où elle a rangé tel dossier, ou quelles
ont été les étapes d'une décision prise par le patron. Il y a donc un risque d'oubli important avec
le départ de l'intéressée. Heureusement, une partie de cette mémoire déclarative individuelle est
mise en commun, sous forme de « mémoire déclarative collective non centralisée », lors de
l'interaction entre plusieurs personnes. Par exemple, lorsqu'un membre d'une unité va chercher
un dossier chez un autre, ou lors de discussions. Il existe des tentatives pour faciliter le
développement de ces mémoires collectives. Par exemple, en incitant les employés à expliciter la
nature du classement de leurs dossiers sur une feuille collée sur l'armoire.
Mais c'est rarement efficace. Tout comme la mémoire déclarative individuelle, la mémoire
déclarative collective non centralisée est fragile et dépend de la présence, des relations et des
affinités entre les travailleurs.
Pour cette raison, certains savoirs sont stockés dans des bases de données centralisées,
souvent informatisées, que M. Girod classe dans la « mémoire déclarative centralisée ». Mais les
individus assurent n'avoir pratiquement jamais recours à ces banques de données. Ils se
plaignent souvent de la trop grande difficulté à retrouver l'information qui les intéresse, ou du
manque d'explication sur certains aspects des dossiers. Ils préfèrent recourir aux interactions
entre individus, c'est-à-dire à l'information collective non centralisée.
La mémoire d'une organisation est aussi constituée de « savoir-comment », ou de connaissances
procédurales. La « mémoire procédurale individuelle » concerne les savoir-faire d'un individu. Par
exemple, l'artisan sait réaliser une pièce de bois sans être capable de décrire toutes les étapes
nécessaires, ni les ajustements précis de ses mouvements. Ce savoir-faire est essentiellement
implicite, et s'acquiert sur le tas. Il est le résultat de l'expérience de l'individu et est donc
fortement affecté par le départ des anciens.
Tout comme c'était le cas pour la mémoire déclarative, la mémoire procédurale d'un individu peut
être transmise à d'autres. Mais le mode de transmission est tout autre : il ne passe pas par la
verbalisation de consignes, mais par l'exemple, lors d'un travail accompli en commun. Le
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transfert de connaissances procédurales est donc plus long et dépendant d'interactions suivies
entre les personnes.
Certaines procédures sont transcrites dans des manuels, et constituent ainsi une « mémoire
procédurale collective centralisée ». Elle sert généralement très peu à l'entreprise, excepté dans
des périodes de grand renouvellement des employés. Lors de délocalisation, par exemple. Mais,
en raison même du caractère peu verbalisable du savoir-faire, ces manuels ne peuvent
remplacer la mémoire procédurale individuelle ou collective non centralisée.
L'analyse par M. Girod de la mémoire organisationnelle met donc en évidence à la fois la
richesse des connaissances individuelles et collectives d'une entreprise, mais aussi leur fragilité,
en raison du caractère implicite d'une grande partie des informations. Il faut remarquer, à la suite
de François Régnier, qu'une connaissance implicite peut être dans certains cas qualifiée de
tacite, c'est-à-dire « que l'on tait ». Soit involontairement, car elle est non verbalisable, ou non
identifiée par son propriétaire (5). Soit volontairement, afin de conserver à chacun son utilité et
son pouvoir dans le service ou l'entreprise.
NOTES
1
H. Tézenas du Montcel, « L'avenir appartient à l'immatériel dans l'entreprise », Revue française
de gestion, n° 100, septembre-octobre 1994.
2
D. Thévenot, Le Partage des connaissances, une mémoire interactive pour la compétitivité de
l'entreprise, Technique et documentation, 1998.
3
P. Baumard, « Des organisations apprenantes ? Les dangers de la "consensualité" », Revue
française de gestion, 105, septembre-octobre 1995.
4
M. Girod, « La mémoire organisationnelle », Revue française de gestion, n° 105, septembreoctobre 1995.
5
F. Régnier, « Connaissances tacites : un rôle stratégique dans l'entreprise », Revue française de
gestion, n° 105, septembre-octobre 1995.
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