Comment vivre sa vie ?
Aux Controverses du " Monde " en Avignon, Alain Badiou a plaipour une philosophie
de la volonté qui ouvre l'espace des possibles, face au climat de résignation qui domine
l'époque. " Tu peux, donc tu dois ", telle est la maxime héritée de son père à laquelle il reste
fidèle
Il est bien loin le temps où Saint-Just pouvait s'écrier que " le bonheur est une idée neuve en
Europe ". Le ve européen s'épuise dans la bureaucratie de l'ère post-démocratique. De la
Syrie aux attentats contre Charlie, une fraction de la jeunesse préfère désormais la barbarie
à l'ennui. La quête d'identité vire à la guerre des communautés. Et les actes de désertions
intérieures se multiplient. Dans l'entreprise comme dans les partis, la déloyauté grandit. Et
la France détient le triste record de consommation de psychotropes en Europe. Face à cette
perte de sens, chacun, dans son couple, sa famille ou auprès de ses amis, se protège, se
retrouve, se replie. Chacun cherche à préserver ces îlots de bonheur arrachés au nihilisme
contemporain.
Ne noircissons cependant pas trop le tableau. Les Français font plus que d'autres des
enfants, signe de confiance en soi et en l'avenir. On vit en bien meilleure santé et beaucoup
plus longtemps dans nos contrées. Sans compter que des élans collectifs viennent parfois
redonner le moral aux citoyens atomisés. Et il est possible d'envisager le 11 janvier comme
la manifestation d'une immense pulsion de vie, une envie de refuser le " viva la muerte "
mondialisé.
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Alain Badiou : " C'est en étant heureux que l'on peut changer le monde "
Quelles ont été les rencontres déterminantes pour l'orientation de votre vie ?
Alain Badiou : Avant le théâtre et la philosophie, il y a eu une phrase de mon père. Pendant
la seconde guerre mondiale, en effet, s'est constitué un souvenir écran, déterminant pour la
suite de mon existence. A l'époque, j'avais 6 ans. Mon re, qui était dans la Résistance
il a été nommé à ce titre maire de Toulouse à la Liration , affichait sur le mur une grande
carte des opérations militaires et notamment de l'évolution du front russe. La ligne de ce
front était marquée sur la carte par une fine ficelle tenue par des punaises. J'avais plusieurs
fois observé le déplacement des punaises et de la ficelle, sans trop poser de questions :
homme de la clandestinité, mon père restait évasif, devant les enfants, quant à tout ce qui
concernait la situation politique et la guerre.
Nous étions au printemps 1944. Un jour, c'était au moment de l'offensive soviétique en
Crimée, je vois mon re placer la ficelle vers la gauche, dans un sens qui indiquait
nettement que les Allemands refluaient vers l'Ouest. Non seulement leur avance conquérante
était stoppée, mais c'est eux qui désormais perdaient de larges portions de territoire. Dans
un éclair de compréhension, je lui dis : " Mais alors, nous allons peut-être gagner la
guerre ? ", et, pour une fois, sa réponse est d'une grande netteté : " Mais bien sûr, Alain !
Il suffit de le vouloir. "
Cette phrase est-elle devenue votre maxime ?
Cette réponse est une véritable inscription paternelle. J'en ai hérité la conviction que quelles
que soient les circonstances, ce que l'on a voulu et cidé a une importance capitale. Depuis,
j'ai presque toujours été rebelle aux opinions dominantes, parce qu'elles sont presque
toujours conservatrices, et je n'ai jamais renoncé à une conviction uniquement parce qu'elle
n'était plus à la mode.
Vous faites grand cas de la volonté. Or une grande tradition philosophique, le
stoïcisme, conseille aux hommes de vouloir ce qui arrive pour être heureux. N'y a-t-il
pas plus de sagesse à accepter le monde tel qu'il est plutôt que vouloir le changer ?
Notre destin, dans les années 1940, était d'avoir perdu la guerre. Un stoïcien allait-il alors
dire qu'il était raisonnable d'être tous pétainistes ? Pétain faisait un triomphe lors de ses
visites en province, on pouvait penser qu'il avait épargné au pays le plus dur de la guerre.
Fallait-il accepter ? Je me méfie du stoïcisme, de nèque qui, richissime et du fond de sa
baignoire en or, prônait l'acceptation du destin.
Il y a aussi des matérialistes rigoureux, les épicuriens, qui considéraient comme absurde de
se lever contre les lois du monde et de risquer ainsi inutilement sa vie. Mais à quoi aboutit
cette doctrine ? A jouir du jour qui passe, au fameux Carpe diem d'Horace ? Ce n'est pas
sensationnel. Il y a dans ces sagesses antiques un élément d'égoïsme foncier : le sujet doit
trouver une place tranquille dans le monde tel qu'il est, sans se soucier que ce monde puisse
ravager la vie des autres.
Quelle est l'origine de ces éthiques égoïstes ?
Ces sagesses ont prospéré dans l'Empire romain, dont la situation historique ressemble
beaucoup à la nôtre : une hégémonie mondiale offrant peu de chance de définir et de
pratiquer une orientation absolument contraire à celle qu'exige le système économique et
politique. Ce genre de situation favorise partout l'idée que ce qu'il faut, c'est s'adapter à ce
système pour y trouver la meilleure place possible.
Alors, le philosophe " réaliste " devrait dire : " Renonçons à toute perspective de
changement du monde. Installons-nous " ? Ou, dans la version que donne Pascal Bruckner
de ce conservatisme buté : " Le mode de vie occidental est non négociable " ? Je ne m'y
résous pas. Je veux autre chose. C'est ma fidélité à la maxime paternelle.
Après la guerre, il y a eu un professeur qui vous a fait rencontrer le théâtre. Pourquoi
cette rencontre a-t-elle été déterminante ? Comment le théâtre est-il devenu un guide
de vie ?
Lorsque j'ai fait mes études, quiconque arrivait au collège commençait immédiatement par
Racine, Corneille et Molière. Que ça nous plaise ou non, nous devions les étudier
minutieusement, jusqu'en première, à raison d'une pièce de chacun d'eux par an : c'était le
programme. Mais on rencontre plus facilement une personne qu'un programme. Et c'est ce
qui m'est arrivé : en 4e, j'ai rencontré un professeur de français qui a traité le théâtre comme
une merveille à laquelle nous pouvions prendre part, parce que l'essentiel n'était pas de
l'étudier, mais de le jouer.
Il a créé une troupe dans laquelle chaque volontaire pouvait trouver sa place. Et c'est ainsi
que, progressivement, moi et d'autres sommes devenus acteurs. Quelle rencontre ! C'était
une sorte d'interruption dans nos vies ordinaires de potaches. Nous montions sur scène, face
à un public, seuls responsables de ce qui alors arrivait. Cela aussi, comme le disait mon père,
il fallait le vouloir ! J'ai jole rôle-titre des Fourberies de Scapin, ce qui m'a dressé à la
ruse et à la répartie. Je me souviens de l'émotion tremblante au moment où je me jetais dans
la lumière de la scène, de ma première réplique, " Qu'est-ce, Seigneur Octave, qu'avez-vous,
qu'y a-t-il, quel désordre est-ce ? " que, bondissant sur scène, je devais projeter vers un
parterre d'inconnus. Oui, pour faire du théâtre, il faut le vouloir et passer outre l'extrême
difficulté d'être là, seul en pleine lumre devant tous, avec le trac, qui est en vous ce quelque
chose qui se révolte contre le risque.
Y a-t-il un conservatisme subjectif, une disposition humaine à la conservation de soi et
du monde tel qu'il va ?
Oui, il y a quelque chose dans l'esprit humain de profondément conservateur et qui vient de
la vie elle-même. Avant toute chose, il faut continuer à vivre. Il faut se protéger, afin, comme
l'écrit Spinoza, de " persévérer dans son être ". Lorsque mon père m'expliquait que la
volonté peut suffire, il sous-entendait qu'il faut parfois mater en soi cette disposition
conservatrice.
Le théâtre, c'est aussi ce moment où le corps vivant sert une fiction. Quelque chose entre
alors en contradiction avec le pur et simple instinct de survie. Dans l'acte du comédien, il y
a la décision miraculeuse d'assumer le risque d'une exposition intégrale de soi. Grâce à mon
professeur de 4e, j'ai rencontré tout cela. Le théâtre a été ma vocation première. Et j'y reviens
toujours.
Au théâtre, vous avez donc rencontré la rencontre tout comme la décision
J'ai en effet, avant tout, rencontré quelqu'un : mon professeur de français. Il a é la
médiation vivante de la rencontre du théâtre. C'est exactement ce qu'explique Platon dans
Le Banquet, il expose que la philosophie elle-même dépend toujours de la rencontre de
quelqu'un. Tel est le sens du merveilleux récit que fait Alcibiade de sa rencontre avec
Socrate. A travers cette rencontre de quelqu'un sont posées les questions du vouloir, de la
décision, de l'exposition et du rapport à l'autre. Tout cela vous met dans une situation vitale
magnifique et périlleuse.
Votre autre rencontre a été la philosophie et la lecture de Jean-Paul Sartre. Pourquoi
avoir choisi la philosophie comme orientation de la vie ?
La philosophie, telle que je l'ai rencontrée dans la médiation de Sartre, prolonge elle aussi
la maxime paternelle. Je reste fidèle à Sartre sur un point essentiel : on ne peut pas arguer
de la situation pour ne rien faire. C'est un point central de sa philosophie. La situation n'est
jamais telle qu'il soit juste de cesser de vouloir, de décider, d'agir. Pour Sartre, c'est la
conscience libre et elle seule qui donne sens à une situation, et dès lors on ne peut pas se
débarrasser de sa responsabilité propre, quelles que soient les circonstances. Si même la
situation semble rendre impossible ce que notre volonté veut, eh bien il faudra vouloir le
changement radical de cette situation. Voilà la leçon sartrienne.
En quoi la philosophie pourrait-elle nous aider à être heureux ?
Le bonheur, c'est lorsque l'on découvre que l'on est capable de quelque chose dont on ne se
savait pas capable. Par exemple, dans la rencontre amoureuse, vous découvrez quelque
chose qui va mettre à mal votre égoïsme conservateur fondamental : vous allez accepter que
votre existence dépende ingralement d'une autre personne. Avant de l'expérimenter, vous
n'en avez pas la moindre idée.
Vous acceptez soudainement que votre propre existence soit dans la dépendance de l'autre.
Et les précautions que vous prenez habituellement pour vous protéger sont mises à mal par
cet autre qui s'est installé dans votre existence. Ensuite, il faudra chercher à tirer les
conséquences de ce bonheur, essayer de le maintenir à son apogée, ou tenter de le retrouver,
de le reconstituer, pour vivre sous le signe de cette nouveauté primordiale. Il faut alors
accepter que ce bonheur travaille parfois contre la satisfaction.
Pourquoi opposer bonheur et satisfaction ?
Tout d'abord, le bonheur est fondamentalement égalitaire, il intègre la question de l'autre,
alors que la satisfaction, liée à l'égoïsme de la survie, ignore l'égalité. Ensuite, la satisfaction
n'est pas dépendante de la rencontre ou de la décision. Elle survient quand on a trouvé dans
le monde une bonne place, un bon travail, une jolie voiture et de belles vacances à l'étranger.
La satisfaction, c'est la consommation des choses pour l'obtention desquelles on a lutté.
Après tout, c'est pour jouir de ses bienfaits que nous avons essayé d'occuper une place
convenable dans le monde tel qu'il est. Donc la satisfaction c'est, par rapport au bonheur,
une figure restreinte de la subjectivité, la figure de la réussite selon les normes du monde.
Le stoïcien peut dire : " Soyez satisfait d'être satisfait. " C'est une position ordinaire que
tout le monde, y compris moi, partage plus ou moins. Pourtant, en tant que philosophe, je
suis sommé de dire qu'il y a quelque chose de différent que j'appelle le bonheur. Et la
philosophie a toujours cherché à orienter l'humanité du côté de ce bonheur réel, y compris
lorsque celui-ci ne s'obtient qu'au détriment de la satisfaction.
Si le bonheur consiste à jouir de l'existence puissante et créatrice d'une chose qui
semblait impossible, faut-il changer le monde pour être heureux ?
Le rapport normal au monde est régi par la dialectique entre satisfaction et insatisfaction.
Au fond, c'est une dialectique de la revendication, on pourrait l'appeler " la vision syndicale
du monde ". Mais le bonheur réel n'est pas une catégorie normale de la vie sociale. Lorsque
vous faites une demande de bonheur à laquelle on vous répond non, vous avez deux
possibilités. La première consiste à vous changer vous-même et à cesser de demander cette
chose impossible. On vous interdit le bonheur et on vous enjoint de vous contenter de la
satisfaction. Vous obéissez. Telle est la racine subjective du conservatisme.
La deuxième possibilité est, comme le dit Lacan, de ne pas céder sur votre désir, ou, comme
le disait mon père, de ne pas cesser de vouloir ce que vous voulez. Alors, il y a un moment
il faut sirer changer le monde, pour sauver la figure d'humanité qu'il y a en vous, plutôt
que de céder à l'injonction de l'impossible.
C'est donc en étant heureux que l'on peut changer le monde ?
Oui ! En étant fidèle à l'idée d'être heureux, et en défendant le fait que le bonheur n'est pas
semblable à la satisfaction. Les maîtres du monde n'aiment pas le changement, donc si vous
choisissez de maintenir contre vents et marées que quelque chose d'autre est possible, on va
vous faire savoir par tous les moyens que c'est faux. C'est exactement le problème de la
Grèce aujourd'hui : le peuple grec a dit : " Nous ne voulons pas de votre tyrannie financière.
Nous voulons vivre autrement. " Les institutions européennes leur ont répondu : " Il faut
vouloir ce que nous voulons, même contre votre propre vouloir, et si vous continuez à ne
pas vouloir ce que vous ne voulez pas, vous allez voir ce qui va vous arriver ! "
Quand les gens sont dans le refus de la servitude volontaire, on les menace. Donc, les Grecs
ne sont pas en train de demander que l'on reste dans la dialectique satisfaction/insatisfaction.
Ils expliquent qu'ils aimeraient pouvoir décider que quelque chose d'autre est possible que
ce qui leur est imposé. D'autant que nous ne sommes pas dans le registre de l'utopie : quantité
d'économistes parfaitement conservateurs expliquent que l'on peut restructurer la dette
grecque, ce qui revient à la supprimer sans le dire. En réalité, ce que les dirigeants européens
considèrent comme impossible, c'est de laisser un peuple décider sur ce point. Ce n'est donc
pas une sanction économique rationnelle, mais une punition politique. C'est un châtiment
du désir de bonheur, au nom de la satisfaction insatisfaite.
" Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à
être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais ", écrit Pascal. Un véritable
bonheur doit-il être désespéré ?
C'est une phrase sinistre ! Mais si Pascal l'a écrite, c'est précisément parce qu'il pense qu'un
salut dans l'autre monde l'attend. Tous ceux qui arguent de l'impossibilité du bonheur en
philosophie en promettent un autre, ils savent que l'on ne peut pas enthousiasmer le lecteur
en lui exposant l'impossibilité au bonheur. Ils sortent ensuite de leur chapeau un bonheur
transcendant.
Je suis absolument contre cette thèse du bonheur toujours vé auquel on n'accède jamais.
C'est faux, le bonheur est absolument possible, mais pas dans la forme d'une satisfaction
conservatrice. Il est possible sous la condition des risques pris dans des rencontres et des
décisions, lesquelles sont proposées, en définitive, à un moment ou à un autre, à toute vie
humaine.
Mais que faites-vous des malheurs : la maladie, les accidents de la vie, les drames, les
ruptures et les séparations conflictuelles ?
Le fait qu'il y ait une différence entre bonheur et satisfaction entraîne une division du mot
malheur. Il y a des malheurs qui se contentent d'être de profondes insatisfactions. Mais,
même dans les situations les plus abîmées, la piste du bonheur est rarement entièrement
fermée, parce que la zone et l'importance du possible se déplacent. Pour quelqu'un qui a
deux jambes en bon état, faire trois pas, ce n'est rien ; pour un paralysé en rééducation, c'est
un bonheur immense.
Il ne faut donc jamais clarer que le bonheur est supprimé : il existe en modifiant, dans une
situation déterminée, la limite entre le possible et l'impossible. Il consiste à ne pas se laisser
imposer des impossibilités abstraites et générales.
Qu'est-ce que le malheur, alors ?
On pourrait donner comme première finition du malheur un état d'insatisfaction grave et
d'extension extrême de l'impossible. Mais le malheur peut également être un échec du
bonheur. La norme de filité que j'introduis, et qui est toujours liée à une rencontre, et donc
au bonheur, propose comme impératif la permanence de cette recherche du bonheur. La
fidélité est le seul imratif éthique, mais cet impératif n'est pas une assurance tous risques.
Il faut reconnaître qu'il existe des catastrophes du bonheur. Ces dernières sont de différents
ordres : certaines surviennent par lassitude, par abandon, d'autres par infidélité ou par
trahison. Dans ma philosophie, le mal, c'est le fait d'être subjectivement responsable d'une
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