Vous acceptez soudainement que votre propre existence soit dans la dépendance de l'autre.
Et les précautions que vous prenez habituellement pour vous protéger sont mises à mal par
cet autre qui s'est installé dans votre existence. Ensuite, il faudra chercher à tirer les
conséquences de ce bonheur, essayer de le maintenir à son apogée, ou tenter de le retrouver,
de le reconstituer, pour vivre sous le signe de cette nouveauté primordiale. Il faut alors
accepter que ce bonheur travaille parfois contre la satisfaction.
Pourquoi opposer bonheur et satisfaction ?
Tout d'abord, le bonheur est fondamentalement égalitaire, il intègre la question de l'autre,
alors que la satisfaction, liée à l'égoïsme de la survie, ignore l'égalité. Ensuite, la satisfaction
n'est pas dépendante de la rencontre ou de la décision. Elle survient quand on a trouvé dans
le monde une bonne place, un bon travail, une jolie voiture et de belles vacances à l'étranger.
La satisfaction, c'est la consommation des choses pour l'obtention desquelles on a lutté.
Après tout, c'est pour jouir de ses bienfaits que nous avons essayé d'occuper une place
convenable dans le monde tel qu'il est. Donc la satisfaction c'est, par rapport au bonheur,
une figure restreinte de la subjectivité, la figure de la réussite selon les normes du monde.
Le stoïcien peut dire : " Soyez satisfait d'être satisfait. " C'est une position ordinaire que
tout le monde, y compris moi, partage plus ou moins. Pourtant, en tant que philosophe, je
suis sommé de dire qu'il y a quelque chose de différent que j'appelle le bonheur. Et la
philosophie a toujours cherché à orienter l'humanité du côté de ce bonheur réel, y compris
lorsque celui-ci ne s'obtient qu'au détriment de la satisfaction.
Si le bonheur consiste à jouir de l'existence puissante et créatrice d'une chose qui
semblait impossible, faut-il changer le monde pour être heureux ?
Le rapport normal au monde est régi par la dialectique entre satisfaction et insatisfaction.
Au fond, c'est une dialectique de la revendication, on pourrait l'appeler " la vision syndicale
du monde ". Mais le bonheur réel n'est pas une catégorie normale de la vie sociale. Lorsque
vous faites une demande de bonheur à laquelle on vous répond non, vous avez deux
possibilités. La première consiste à vous changer vous-même et à cesser de demander cette
chose impossible. On vous interdit le bonheur et on vous enjoint de vous contenter de la
satisfaction. Vous obéissez. Telle est la racine subjective du conservatisme.
La deuxième possibilité est, comme le dit Lacan, de ne pas céder sur votre désir, ou, comme
le disait mon père, de ne pas cesser de vouloir ce que vous voulez. Alors, il y a un moment
où il faut désirer changer le monde, pour sauver la figure d'humanité qu'il y a en vous, plutôt
que de céder à l'injonction de l'impossible.
C'est donc en étant heureux que l'on peut changer le monde ?
Oui ! En étant fidèle à l'idée d'être heureux, et en défendant le fait que le bonheur n'est pas
semblable à la satisfaction. Les maîtres du monde n'aiment pas le changement, donc si vous
choisissez de maintenir contre vents et marées que quelque chose d'autre est possible, on va
vous faire savoir par tous les moyens que c'est faux. C'est exactement le problème de la
Grèce aujourd'hui : le peuple grec a dit : " Nous ne voulons pas de votre tyrannie financière.
Nous voulons vivre autrement. " Les institutions européennes leur ont répondu : " Il faut
vouloir ce que nous voulons, même contre votre propre vouloir, et si vous continuez à ne
pas vouloir ce que vous ne voulez pas, vous allez voir ce qui va vous arriver ! "