nouveau7. Réelle, concernant les reliques matérielles d’un objet préexistant, ou virtuelle, pour ce qui
est de la citation ou de l’allusion plus ou moins directe, la « spoliation », l’hommage artistique ou
l’appropriation remontent à la plus haute Antiquité8. Nombre de personnes interrogées par la mission
ont souligné que la création artistique était toujours un « recyclage », dans des proportions variables,
d’éléments antérieurs : la pratique transformative a une histoire. Depuis longtemps, le simple contexte
peut suffire à déterminer le sens des objets et, partant, à les transformer : on peut penser au cas des
boîte en ivoire médiévales, réalisées par des artisans musulmans pour servir de réceptacle à des
parfums ou des onguents, et qui devinrent des reliquaires une fois passés dans le trésors
ecclésiastiques de la chrétienté. Ainsi, les artistes, les objets et les pratiques créatives peuvent se
modifier sous l’effet de contacts interculturels, que ceux-ci soient délibérés, accidentels ou même
réprouvés9.
Les formes de la création seconde sont multiples. Que l’on songe à Montaigne, connu pour les
innombrables insertions de fragments de textes classiques dans ses Essais, ou à La Fontaine, dont les
fables sont largement inspirées d’Esope, l’ancienneté de la transformation littéraire, à des niveaux
d’intensité divers, est bien présente à l’esprit des acteurs de la création. Le dialogue avec les maîtres a
longtemps fourni une occasion de reprise, de citation ou de détournement, dans l’ensemble des beaux-
arts : ainsi de La Loge, de Max Beckmann, reprenant un tableau du même nom de Renoir, ou des
études de Francis Bacon à partir du portrait d’Innocent X par Vélazquez. En musique, on peut
évoquer, parmi mille exemples, l’insertion du choral de Bach dans le Concerto à la mémoire d'un ange
d'Alban Berg. L’appropriation assumée comme telle trouve l’une de ses œuvres fondatrices dans
L.H.O.O.Q. (1919), le ready-made conçu par Marcel Duchamp à partir d’une reproduction de la
Joconde. Chez Picasso, le remploi peut passer par un effort analytique : c’est le cas de son travail sur
les Ménines ou sur les Femmes d'Alger. D’autres fois, il privilégie la citation libre10. Dès les années
1970, prennent place dans une même œuvre picturale des éléments préservés dans leur intégrité : ils
sont juxtaposés, et la démarche artistique de transformation réside alors dans le caractère inédit de la
nouvelle coordination proposée (on pense à Celui-là ne s'échappera pas d'Equipo Cronica, 1971, ou
au found-footage expérimental du cinéaste autrichien Martin Arnold). La reprise explicite est souvent
pratiquée comme un passage, un tremplin vers l’affranchissement de l’artiste. Comme le dit Giovanni
Sample, auditionné par la mission, « reprendre des œuvres préexistantes permet de trouver son style.
Ce qui est important, c'est ensuite d'arriver à se détacher de ses aînés. »
La transformation artistique connaît une vigueur nouvelle depuis quelques années. Favorisées
par la technologie numérique et sa démocratisation, les pratiques contemporaines qui s’inscrivent dans
cette longue histoire de la transformation par adjonction, citation ou réappropriation sont aujourd’hui
nombreuses (voir infra). Elles s’appuient notamment sur le mouvement « appropriationniste » dont
Elaine Sturtevant11 a été l’inspiratrice dès les années 1960 en recréant, de ses propres mains, des
œuvres d’autrui (comme Flag, de Jasper Johns). Plus tard, des artistes comme Sherrie Levine, Mike
Bidlo, Richard Prince12 ont développé ces pratiques d’accaparement, travaillant « à la manière de »
certains de leurs prédécesseurs.
La conception même de l’art, au-delà des implications juridiques de ces œuvres, est bousculée par des
pratiques novatrices : manipulations radicales de données (Jason Salavon, The Grand Unification
Theory, 2010), re-performances de tubes pop (Candice Breitz, Queen – A portrait of Madonna, 2005),
indexation de programmes télévisés (Jennifer et Kevin McKoy, Every Anvil, 2002), montages
7 V. « L’art de la reprise. Remplois, détournements et assemblages à travers l’histoire », colloque organisé les 23 et 24 mai
2008 sous la responsabilité de Jean-Pierre Criqui.
8 Pour la notion de « spolia » en matière artistique, v. notamment Richard Brilliant, Dale Kinney (dir.), Reuse Value : Spolia
and Appropriation in Art and Architecture from Constantine to Sherrie Levine, Farnham, Burlington : Ashgate, 2011.
9 Christina M. Nielsen et al., « Transformation », Art Institute of Chicago Museum Studies, vol. 33, n°1, 2007, p. 71.
10 Brigitte Baer, « Picasso et les citations libres », in Pablo Picasso : les dernières années, 1963-1973, Rome : Carte Segrete,
1987, cité dans CNDP, « Emprunts et citations dans les arts visuels du XXe siècle », Mag Arts, automne 2002.
11 http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/05/09/l-artiste-americaine-sturtevant-est-morte_4413949_3246.html#
12 Voir, infra, les contentieux relatifs à la notion de fair use à propos des œuvres de Richard Prince, et la définition donnée
par les juges d’appel de l’appropriation en se référant à celle de la Tate Gallery : « the more or less direct taking over into a
work of art a real object or even an existing work of art. »