Sandra COULLENOT

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L'architecture vernaculaire, un modèle pour l’architecture de demain ?
Une étude de cas islandaise.
Sandra COULLENOT
Doctorante à l’Université Jean Monnet, Saint-Étienne
ED 483, Sociologie et Anthropologie, Centre Max Weber, UMR 5283
19 Place des Cordeliers – 71000 Mâcon
06.87.35.81.62
[email protected]
Mots clés : Islande, architecture vernaculaire, paysage, archéologie, savoir-faire.
Nombre de mots : 4977.
Introduction
La maison en tourbe est une construction traditionnelle ancienne qui, en traversant les
différents Âges de l'histoire islandaise (Âge Viking, etc…), s'est adaptée aux interactions et aux
activités humaines. La genèse de ce bâtiment coïncide avec l’arrivée d'un nouveau peuple sur une
île a priori inhospitalière (les colons venus s'installer en Islande venaient principalement de
Norvège). À peine cette terre volcanique foulée par ces individus arrachés à leur foyer natal, leur
premier accomplissement fut la recherche symbolique de l'emplacement de leur habitat : dans la
Baie des fumées (Reykjavík). Les nouveaux insulaires construisirent donc des fermes avec les
matériaux qu’ils avaient à disposition : la tourbe, le bois flotté et parfois la pierre. Non inhérent à
l’île, ce type d’architecture s’imposa à de nombreuses structures : églises, dépendances agricoles
(étables, forges, stations de pêche, etc...), passages semi-enterrés et clôtures. Bien qu’il y ait
différentes formes d’habitat (du hall au passage central 1), la structure des maisons était globalement
faite de deux parties : un squelette en bois enveloppé par des murs en tourbe. Les blocs de tourbe
étaient extraits de tourbières qui sont "des écosystèmes humides caractérisés par une saturation
quasi permanente en eau (...). Du fait des conditions anoxiques qui en découlent, les végétaux ne se
décomposent que très lentement et partiellement. Ils s’accumulent ainsi sous forme de tourbe sur
des épaisseurs pouvant atteindre près de 10 m" 2. Les murs étaient donc appareillés avec des blocs de
1 Hörður Ágústsson, “Inner construction of the Icelandic Turf House”, in West Nordic Building Customs
from the Roman Period to the 19th Century (with english summary), Stavanger 1982, pp. 173-185, résumé en
anglais page 185 ; Gudmundur Ólafsson & Höður Ágústsson, The Reconstructed Medieval Farm in
Thjórsárdalur and the development of the Icelandic turf house, Ed. Sigrún Kristjánsdóttir, 35 pages.
2 Cubizolle et al., Origine, fonctionnement et conservation des tourbières, Actes du colloque du château de
Goutelas 5-7 octobre 2005, textes rassemblés par Hervé Cubizolle, publication de l’Université de SaintRIDA2D 2015 – Session Architecture et construction durables
formes variées appelés strengur, snidda ou klömbruhnaus. Les aspects particuliers donnés aux blocs
composaient un habitat intimement intégré au paysage.
Ce mode de construction vernaculaire a perduré du landnám (vers 871, date de la
colonisation3) jusqu’à la première moitié du XXe siècle quand il fut supplanté par le béton. En effet,
si ce type de bâtiment a perduré pendant près de douze siècles, la société moderne islandaise a
aspiré dans les années 1930 au confort et à l'hygiène promis par un système capitaliste déjà en place
dans l'Europe du premier quart du XXe siècle. Les blocs de tourbe ont donc été abandonnés jusqu'à
ce que les maigres vestiges qui en restent prennent le statut de patrimoine bâti.
L'objectif de ma thèse est de comprendre la place de la maison en tourbe dans le patrimoine
national islandais. Il est établi que ce bâti rural non pérenne fait partie de l’architecture vernaculaire
mais il devient nécessaire d’aller plus loin et de se demander ce que cette appellation révèle.
Actuellement nous parlons surtout de patrimoine et la question qui se pose est quand cette
architecture est-elle devenue patrimoine et comment ce statut se maintient-il aujourd’hui?
L’analyse de mon objet est ethnographique et longitudinale puisqu’elle me conduit à me
focaliser sur des données collectées dès le XVIIe siècle et surtout sur des informations nouvelles
issues de mes recherches sur le terrain. Ce travail chronologique permettrait de trouver la
conversion de ce bâti en objet patrimonial et de montrer les idéologies des Islandais à différentes
époques. Hier, la maison en tourbe faisait parti du folklore islandais et aujourd’hui c’est un
patrimoine culturel.
Les nouvelles données que je collecte sont diverses selon les dispositifs employés (fouilles,
restitutions physiques et virtuelles, expérimentations). Mes acteurs-informateurs mettant en avant
ces architectures-sans-architectes sont principalement des conservateurs, des archéologues, des
architectes et des administrateurs (musées, UNESCO), des scientifiques (anthropologues, historiens
etc.), des artisans, des artistes et des étudiants. Leur diversité permet d’avoir des visions variées sur
le bâti islandais. Comment traitent-ils la question du vernaculaire ? Quels discours patrimonial
tiennent-ils ? Qu’en font-ils ? Il convient aussi de ne pas oublier les démarches des locaux
(agriculteurs, habitants, bénévoles) qui vivent de et avec ce patrimoine culturel et en assurent la
transmission. Chacun semble trouver sa place dans une institution publique ou privée. Néanmoins,
Étienne, 2007, page 46.
3 Orri Vésteinsson, Helgi Þorláksson et Árni Einarsson, Reykjavík 871+/- 2,Landnámssyningin, The
Settlement Exhibition, Bryndís Sverrisdóttir (éditrice), Minjasafn Reykjavíkur (Reykjavík City Muséum)
2005, 144 pages.
RIDA2D 2015 – Session Architecture et construction durables
lorsque les discours se rencontrent, comment ces différents acteurs définissent-ils leur patrimoine
bâti (en terme d’authenticité, d’immatérialité, d’émotion) ?
Patrimoine bâti islandais et architecture durable
À travers la thématique Architecture et construction durables, cette journée de rencontres
interdisciplinaires doctorales me permet d’aborder l’objet de ma thèse - une architecture
traditionnelle paradoxalement non pérenne - dans le temps présent : l’architecture vernaculaire en
tourbe, peut-elle être un modèle pour l’architecture de demain en Islande ?
Le mariage de l'architecture et de la notion d'écologie ou de développement durable est un
défi. Ce dernier fait maintenant parti des agendas politiques européens et semble solliciter de plus
en plus les initiatives pluridisciplinaires comme celles des sciences sociales. Dans cette perspective
très actuelle, pouvons-nous apprendre de l'architecture traditionnelle afin d'envisager un avenir bâti
respectueux de l'environnement?
Avec ses paysages grandioses, l’union de l’écologie et de l’architecture semble une évidence
en Islande. Mais qu’en est-il réellement ? Deux questions sont ainsi posées ici : quelle est la place
de l’architecture vernaculaire dans l’Islande d’aujourd’hui (en terme de traces archéologiques et de
vestiges et en terme d’immatérialité) ? Et quelle est la place du matériau tourbe dans l’architecture
islandaise contemporaine ?
Quelle est la place de l’architecture vernaculaire dans l’Islande d’aujourd’hui ?
● La place de l’architecture vernaculaire en terme de vestiges :
○ Les traces archéologiques. Les gens connaissent peu le métier d’archéologue et il faut
avouer qu’il n’est pas toujours facile de comprendre un chantier de fouilles où les traces d’un
bâtiment en tourbe se révèlent assez abstraites 4. Depuis les années 1990, un corpus de bâtiment a pu
être étoffé5 et leur préservation est une priorité. Par ailleurs, la diffusion et la vulgarisation
4 À ce sujet, voir Upp á yfirborðið : nýjar rannsóknir í íslenskri fornleifafræði, édité par Orri Vésteinsson (et
al.), Reykjavík : Fornleifastofnun Íslands, 2011, page 19.
5 Orri Vésteinsson, “Icelandic farmhouse excavations: field methods and sites choices”, in Archaeologia
Islandica 3, Rit Fornleifastofnunar Íslands 3, Occasional Papers on Icelandic Archaeology, Fornleifastofnun
Íslands, Reykjavík 2004, pp. 71-100.
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grandissante des résultats de fouilles et la polyvalence des différentes branches de l’archéologie et
de ses disciplines partenaires permettent aux visiteurs d’avoir une lecture plus claire des traces du
passé.
○ L’habitat en tourbe encore existant. Du fait de leur fragilité, les bâtiments parvenus
jusqu'à nous et qui datent essentiellement du XIX e siècle, nécessitent des restaurations régulières
faisant appel à des savoir-faire spécifiques. Les constructions encore visibles sont aujourd’hui
principalement prises en charge par la Collection des Bâtiments Historiques (Húsasafn) du Musée
National d’Islande. Dans un ouvrage assez récent traitant de l’habitat rural en Europe,
l’anthropologue Henri Raulin mentionne entre autre le site de Bustarfell et celui de Arbær qu’il
qualifie comme "le seul vrai musée en plein air proche de la capitale" 6. En réalité, toutes les
maisons en tourbe inscrites dans la Collection du Musée National d’Islande, soit 17 bâtiments7, sont
des bâtiments-musées qui endurent inévitablement les conditions du plein-air. Parmi ces bâtiments,
on compte aussi Keldur, Glaumbær, Litlibær, etc. Leur muséographie est celle des musées
folkloriques néanmoins leur présence est précieuse et ils sont très visités. Les campagnes de
restaurations menées sur cet ensemble sont supervisées par un architecte qui est en contact
permanent avec un réseau d’artisans garants du savoir-faire et présents dans chaque district.
○ Les Restitutions. La reconstruction expérimentale en archéologie est souvent considérée
comme un terrain miné. Les scientifiques qui font le choix de l’expérimentation le font souvent
avec précaution car les conséquences peuvent avoir un impact sur leur réputation et sur la crédibilité
de leurs recherches. Même si l’ethnoarchéologie et l’expérimentation ne sont pas choses nouvelles,
des archéologues notent qu’"il y a un grand manque d’expériences expérimentales dans la pratique
archéologique islandaise"8,jusqu’à récemment. Les quelques projets de restitutions existants partent
souvent d’une commémoration. C’est le cas de la reconstruction de la maison-longue de Stöng (daté
du XIIe siècle) dans la vallée de Þjórsá, commandée en 1974 pour célébrer les mille ans de la
colonisation de l’Islande. Nous pouvons mentionner deux autres projets de restitutions de maisons
en tourbe médiévales : la maison hypothétique de Eiríksstađir et le hall préservé au coeur de
Reykjavík (la Settlement Exhibition).
6 Henri Raulin, maison Paysanne d’Europe, Collection Nature, technique et patrimoine, Ibis Press, 2009,
243 pages.
7 La Collection compte au total quarante bâtiments.
8 N. Trbojevic, D. E. Mooney et A. J. Bell, "A Firewood Experiment at Eiríksstađir : A Step Toward
Quantifying the Use of Firewood for Daily Household Needs in Viking Age Iceland", in Archaeologia
Islandica 9, 2012, page 31. Traduit de l’anglais par l’auteur.
RIDA2D 2015 – Session Architecture et construction durables
L’exemple probablement le plus abouti par rapport à la mobilisation interdisciplinaire qu’il a
suscité est la tilgátuhús (maison hypothétique) de Eiríksstađir dans la vallée de Haukadalur (Ouest
de l’ Islande). Cette réplique à l’échelle 1 d’une maison de l’ Âge Viking est située sur un
emplacement connu dans les Sagas et dans la tradition orale. Ce lieu a une place particulière dans le
folklore islandais puisqu’il est associé à la figure d’Erik le Rouge. La tilgátuhús a été construite
avec des méthodes et des matériaux traditionnels à approximativement cent mètres des vestiges de
la maison originale où des fouilles furent menées en 1895, 1938 puis entre 1997 et 1999. La
réplique a ouvert ses portes au public en 2000 et a permis un dialogue fructueux entre les
archéologues du Musée National d’Islande, des archéologues d’institutions privées et les architectes
de l’agence Argos, auteurs des plans du projet. Il y eut beaucoup de discutions autour du nom donné
à cette reconstruction et le terme tilgátuhús fut retenu, créant la transparence avec le visiteur : la
réplique n’est pas l’original mais bien une interprétation.
Dans les années 2000, une maison-longue fut fouillée aux numéros 14 et 18 de la rue
Ađalstræti, au coeur de la capitale. Quelques années plus tard, dans le but d’en préserver les
vestiges datés du IXe siècle, un bâtiment d’exposition fut construit au-dessus étant donné la fragilité
des murs (un stabilisateur est régulièrement projeté sur la tourbe). Ce lieu à pris le nom de
Settlement Exhibition (littéralement l’exposition du peuplement). En tant que musée de la ville de
Reykjavík, ce lieu utilise des dispositifs muséographiques variés, à la fois classiques et innovants,
ajustés sur ou autour du bâtiment. Les vestiges sont en place centrale et on peut déambuler tout
autour en trouvant des outils virtuels proposant des hypothèses d’élévations grâce à des tables
interactives, des petits films animés etc. À travers les outils d’expérimentation digitale, les
scientifiques (re)construisent une mémoire de la vie passée de gens ordinaires dans leur maison.
Nous sommes donc loin des héros de Sagas. Ils suggèrent ainsi aux visiteurs que l’"archéologie est
en fait plus proche de la mémoire que de l’histoire" 9.
● La place de l’architecture vernaculaire en terme de mémoire et de savoir-faire :
○ Le projet UNESCO. L’État islandais s’est engagé dans le long processus de l’inscription
de "la tradition des fermes en tourbe" sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO. Un texte a
été rédigé à plusieurs mains en 2011 et le projet est porté par une délégation du mini stère de la
9 Þóra Pétursdóttir, "Small Things Forgotten Now Included, or What Else Do Things Deserve?", in
International Journal of Historical Archaeology, Volum 16 (3), 2012, pp. 577-603.
RIDA2D 2015 – Session Architecture et construction durables
culture10. Les quatorze bâtiments jugés représentatifs, donc choisis pour figurer sur une liste, ont été
restaurés. Ce projet met en exergue la question de leur immatérialité et nous pouvons considérer que
tout patrimoine est immatériel et un qu’un bâtiment ne peut pas uniquement se définir par sa
matérialité11. Dans le cas précis du bâti en tourbe, sa connaissance et sa valeur patrimoniale passe
aussi par des gestes et de l’oralité, soit une mémoire non conceptualisée. Le projet souligne
d’ailleurs que les "constructions traditionnelles sont toujours en pratique en Islande bien que peu
d’artisans aient reçu l’enseignement du savoir-faire détenu par les générations précédentes" 12.
○ Les stages de restauration. Chaque année le musée du patrimoine de Skagafjorður
(Byggðasafn Skagfirðinga), en association avec Fjölbrautaskóli Norđurlands Vestra et l’université
de Hólar, organise des stages appelés Fornverkaskólinn (Skagafjörður Heritage Craft School)13.
L’objectif de ces stages est d’enseigner les méthodes traditionnelles utilisées pour la préservation
des bâtiments en bois et en tourbe. Pour le deuxième stage mené à Tyrfingsstaðir 14 en juillet 2013,
quatorze personnes de milieux et d’âges différents ont participé à trois jours de restauration
intensive. Le travail de restauration repose sur le savoir-faire des anciens et des artisans qui y
participent. La transmission des informations et des gestes a été prodiguée par Bragi Skúlason
(charpentier) et Helgi Sigurðsson (maçon) qui travaillent aussi pour le Musée National d’Islande.
Des documents photographiques exposant l’aspect passé des bâtiments sont également utilisés afin
d’aider à restituer au mieux des portions qui se sont effondrées (une maison abandonnée, sans vie à
l’intérieur et autour se détériore très vite). À l’issue des stages, on peut sentir que les participants
ont satisfait leur besoin de connaissance des techniques de construction.
○ Le discours de quelques chercheurs. L’anthropologue Sigurjón Hafsteinsson constate
qu’au XIXe siècle, "l'image de la maison en tourbe comme un taudis enterré apparaissait dans les
médias comme un symbole de régression dont le pays avait souffert" 15. Aujourd’hui, l’image qu’on
en a renvoie à un héritage culturel que l’on assume voire affectionne (petites répliques de maisons
en tourbe dans les jardins, accrochées à la fenêtre). La maison en tourbe est même devenue un
10 Cf. http:// whc.unesco.org/fr/listesindicatives/5589/
11 L’Islande n’a en effet pas fait le choix de protéger son patrimoine bâti traditionnel par la Convention
pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel mise en place en 2003 et effective en 2006. Cette
orientation sera probablement questionnée dans le cadre de ma recherche doctorale.
12 http:// whc.unesco.org/fr/listesindicatives/5589/
13 http://www.glaumbaer.is/fornverkaskolinn
14 L’ensemble bâti de Tyrfingsstaðir ne fait pas partie de la Collection des Bâtiments Historiques mais figure
sur la liste du projet UNESCO de l’Islande.
15 Sigurjón Baldur Hafsteinsson, Museum politics and turf-house heritage, Félags- og mannvísindadeild
Ritstjórar: Gunnar Þór Jóhannesson og Helga Björnsdóttir, pp. 267-274, 2010.
RIDA2D 2015 – Session Architecture et construction durables
symbole marketing pour l’industrie touristique (produits mercantiles comme les cartes postales, les
miniatures, les brochures etc.). Le site de Skógar et son créateur Þórður Tómasson assurent, par le
biais d’une profusion d’objets-témoins, la dimension folklorique des bâtiments.
Dans nos sociétés capitalistes où les gratte-ciel se construisent promptement et où nos vies
sont secouées par l’instantanéité, l’archéologie a décidé de se pencher sur nos ruines
contemporaines. Gavin Lucas, archéologue et chercheur, a observé de nombreux bâtiments en béton
islandais qui l’on mené à repenser ce matériau qui a supplanté les blocs de tourbe. Il écrit : "(…) le
béton n’est pas juste un matériau moderne – c’est aussi quelque chose qui est solide, réel16".
Pourtant, la plupart des bâtiments qu’il a prospecté était déjà en état de ruine : " (…) les
connotations de solidité commence à s’effondrer 17" et ironiquement, cette détérioration du béton
reflète le "matériau absent" qu’il était censé remplacer : la tourbe. L’analyse de Gavin Lucas nous
permet de nous interroger sur la transition de la tourbe au béton. Il écrit : "Les fermes en béton qui
marquent le paysage islandais et remplacèrent les bâtiments en tourbe semble plus modernes, mais
leur construction repose aussi sur des compétences traditionnelles, juste transposées dans une
utilisation nouvelle. Par ailleurs, la plupart de ces structures en béton sont composites, utilisant de la
tourbe pour combler des cavités et faire isolation 18.
Quelle est la place de la tourbe en tant que matériau dans l’architecture islandaise
contemporaine ?
● Qu’est-ce que l’architecture islandaise aujourd’hui et comment s’inscrit-elle dans les
problématiques actuelles ?
○ L’architecture islandaise aujourd’hui. Les pays nordiques qui composent la Scandinavie
sont la Suède et la Norvège, le Danemark (le plus proche de l’Europe occidentale), la Finlande
(dominée par la Suède jusqu’au début du XIXe siècle), les îles Féroé et l’Islande (encore sous
l’emprise du Danemark pour les premières, détachée du Danemark en 1944 pour l’Islande) . Chacun
possède sa propre identité géographique, politique et culturelle. Depuis les années 1950,
l’architecture, l’urbanisme, le design et la mode scandinaves véhiculent des fantasmes de
minimalisme, d’avant-garde, de confort, de mélancolie, de combativité et de communion avec la
16 Gavin Lucas, Concrete Modernity, http://ruinmemories.org/2013/06/concrete-modernity/
17 Gavin Lucas, Concrete Modernity, http://ruinmemories.org/2013/06/concrete-modernity/
18 Gavin Lucas, Concrete Modernity, http://ruinmemories.org/2013/06/concrete-modernity/
RIDA2D 2015 – Session Architecture et construction durables
nature. Cependant certaines réalisations contournent ces clichés en mêlant "communautarisme,
collectivité et exceptions" 19. Les singularités et les lieux communs concernant les pays scandinaves
inspirent malgré le caractère parfois hostile ou vierge des paysages et des ambiances sombres ou
fantastiques (les nuits sans fin, les jours interminables, les températures douces ou froides, les
aurores boréales etc.). Dans ce tableau l’Islande est parfois la petite oubliée, mais depuis la crise
financière de l’automne 2008 et les activités volcaniques affolantes de 2010 et 2011, les médias et
les curieux se tournent de plus en plus dans sa direction, du côté de l’Atlantique nord.
Du point de vue de la production architecturale actuelle, la crise financière a gelé tous les
projets et des agences ont été contraintes à cesser toute activité. Avant ce cataclysme économique, le
secteur du bâtiment était prospère voire même exubérant. À partir de 2008 les chantiers ont donc été
stoppés et le symbole de cette période est incontestablement Harpa, la salle de concert et centre de
congrès dont la capitale Reykjavík rêvait. Son accouchement fut douloureux mais il eut lieu en
2011. Il est le fruit d’un concours international remporté par l’agence danoise Henning Larsen
Architects et les Islandais Batteríið. Le bâtiment est imposant et protégé par une enveloppe de verre
conçue par l’artiste danois d’origine islandaise Olafur Eliasson. Harpa est aujourd’hui devenu un
symbole, situé dans le quartier attractif de l’ancien port (Austurhöfn) ce qui permet au centre de la
ville de ne pas rester tourné sur lui-même mais de renouer avec son front de mer. Le succès de ce
nouvel espace de divertissement signifie peut-être que les choses vont mieux20. Le secteur de la
construction redémarre. "Pourtant, nous dit l’architecte islandais Einar Bjarki Malmquist 21, si la
crise a eu une influence sur la façon de penser la construction, beaucoup de choses restent égales à
elles-mêmes, et certains continuent à rêver à une croissance économique semblable à celle
d’autrefois, malheureusement"22.
Malgré tout, la commande publique et privée semble renaître et une nouvelle génération
d’architectes commence à se faire connaître internationalement (Studio Granda, Vatnavinir, PK
Arkitektar, Kollgáta, Gláma-Kím)23. Il y a peut-être peu de styles architecturaux en Islande mais la
19 Fanny Léglise , Édito de la revue A’A’ L’Architecture d’Aujourd’hui, numéro 402 consacrée à la
Scandinavie, septembre 2014, page 1.
20 À ce sujet, voir les projets de Skuggi, le projet sur l’accès au Golden Circle, et la polémique de l’achat de
terres islandaises par la Chine.
21 Einar Bjarki Malmquist vit et travaille à Oslo. Il est également le rédacteur de la revue norvégienne
Arkitektur N. crée en 1919 et initialement publiée sous le nom de Byggekunst.
22 Einar Bjarki Malmquist, "Proximités scandinaves, conversation" pp.38-45, in A’A’ numéro 402,
Septembre 2014, Page 41.
23 Les études d’architectures se font à l’Académie Islandaise des Arts (Listaháskóli Íslands) au sein du
Département Design et Architecture pendant deux ans (Licence). Les étudiants qui veulent poursuivre leur
RIDA2D 2015 – Session Architecture et construction durables
scène architecturale islandaise est loin d’être anecdotique. "Dans un pays aussi petit, les générations
sont interconnectées. La voix des jeunes semble quand même plus écoutée qu’avant la crise" 24.
○ Reykjavík, épicentre des projets ? L’Islande compte peu d’habitants (environ 320.000)
dont les deux tiers vivent à Reykjavík et son agglomération. On ne peut donc pas parler de budget et
d’aménagement urbains grandioses. Reykjavík est une ville portuaire qui s’est urbanisée au milieu
du XVIIIe siècle et qui est en pleine mutation. C’est une capitale petite mais étalée : elle se déploie
sur dix quartiers (Vesturbær, Miðborg, Hlíðar etc.) qui sont principalement constitués de maisons
individuelles ou d’immeubles bas. "C’est donc là que la majorité des projets architecturaux et
urbanistiques voient le jour"25.
○ Architecture, tourisme et nature islandaise. Les projets sont toujours profondément reliés
à la nature qui est omniprésente et les aléas de ces dernières années semblent pousser les Islandais à
reconsidérer les rapports entre l’humain, ses constructions et son environnement. Malmquist
constate en effet que "l’Islande, plus isolée, proche du Groenland, montre un profond mouvement
vers l’écologie – conséquence de la violence de la crise financière là-bas – et meilleure prise en
compte de ses sublimes paysages26". Il ajoute qu’"en pleine mutation économique et identitaire,
l’Islande voit son architecture s’orienter progressivement vers une meilleure prise en compte de
l’environnement et de la nature, la plus grande richesse du pays. C’est sans doute par là que peut se
forger une manière de construire et de vivre à la fois particulière, écologiquement responsable et
ouverte sur le monde27". Une majorité des agences d’architectes, qui s’investie dans des démarches
plus responsables, intègre des paysagistes dans leurs équipes (Landslag par exemple)28. Un
troisième acteur entre en jeu avec l’architecture : il s’agit du tourisme donc du public (islandais ou
étranger). Jusqu’à présent l’Islande a peu développé ses infrastructures touristiques. L’île est
désormais à un tournant concernant ce paramètre puisque cette activité est en plein essor et
considérée comme une véritable opportunité pour l’économie du pays. Des agences comme Arkís et
son projet "Rendez-vous avec la nature", Basalt Arkitektar et le collectif Vatnavinir oeuvrent pour
proposer des projets mariant paysage et architecture. Le projet de l’Islandais Karl Kvaran et de
cursus doivent partir à l’étranger.
24 Einar Bjarki Malmquist, ibid., Page 40.
25 A’A’ numéro 402, Septembre 2014, Page 69.
26 Einar Bjarki Malmquist, ibid., Page 38.
27 A’A’ numéro 402, Septembre 2014, Page 69.
28 L’intérêt prononcé pour le traitement de l’intérieur en harmonie avec l’extérieur n’est pas sans rappeler
l’héritage du finlandais Alvar Aalto.
RIDA2D 2015 – Session Architecture et construction durables
l’Iranienne Sahar Ghadéri s’inscrit aussi dans cette perspective. Ces deux jeunes architectes ont
remporté en 2012 un concours pour remplacer l’ancienne structure qui protège une maison Viking à
Stöng dans la vallée de Þjórsárdalur (sud de l’île)29. Le bâtiment – qui sera réalisé en 2015 - n’a pas
pour but d’avoir un statut de musée mais plutôt de centre d’interprétation. L’évocation de
l’architecture ancestrale ne se fera probablement pas à travers des choix concrets mais par le biais
d’une ambiance intérieure et extérieure avec un filtrage de la lumière 30 et avec la relation avec le
paysage. Le traitement des abords concernera l’aménagement d’un parking, des accès pour les
voitures, des chemins pédestres déjà existants et des espaces de détente (bancs etc.) tout en tâchant
de garder une spontanéité du parcours jusqu’au site. La force du bâtiment - élaboré comme une
carapace de bois en suspension au-dessus des vestiges archéologiques fouillées dès 1939 - résidera
dans l’expérience que le visiteur en fera. Les architectes souhaitent ainsi que le projet respecte le
travail des archéologues, l’environnement et les visiteurs sans uniquement l’inscrire dans une
esthétique appuyée. Le choix d’un bâtiment en bois, permettant différents modules au-dessus des
restes de la maison de Stöng, doit permettre aux futurs chercheurs de reprendre d’éventuelles
investigations. Ce projet se veut une architecture contemporaine qui respecte le passé et qui cherche
à se fondre dans le paysage.
● La place du matériau tourbe. L’architecte Einar Bjarki Malmquist cité plus haut constate
un intérêt renouvelé pour les matériaux, les savoir-faire et le vernaculaire dans la pratique de
l’architecture contemporaine. Bien sûr on ne construit plus en tourbe aujourd’hui (du moins pas
intégralement) cependant des projets tendent à montrer qu’il y a des survivances, des citations, des
inspirations (exemple d’un lotissement à Kópavogur). En Islande, l’habitat individuel a toujours fait
appel aux architectes. "L’Islande a été construite par des pêcheurs et des fermiers.
Traditionnellement, les maisons étaient petites, avec des pièces plurifonctionnelles. Se protéger du
rude climat, spécialement au bord de la mer et en hiver, était un défi. Ces dernières années, tout est
devenu, sans raison, plus grand. Dans ces grands bâtiments, intérieur et architecture n’étaient pas
pensés en relation. aujourd’hui, encore un effet de la crise, on revient à une pensée vernaculaire, où
les projets sont conçus dans leur globalité, jusqu’aux détails 31". Il est vrai que Reykjavík concentre
l’attention mais des projets en milieu rural prennent de plus en plus d’envergure. Des petites
maisons de campagne aux spacieuses résidences secondaires, l’architecture s’invite dans des zones
29 Informations recueillies lors d’un entretien réalisé à Paris le 12 mai 2014 avec l’architecte Karl Kvaran.
30 L’espace accessible aux visiteurs n’aura ni installation électrique ni fenêtre mais des petites ouvertures
pour obtenir une lumière filtrée rappelant l’obscurité de l’intérieur des maisons en tourbe. Une ouverture sur
le toit est prévue pour jeter un éclairage zénithal naturel sur le foyer de la maison.
31 Einar Bjarki Malmquist, ibid., Page 45.
RIDA2D 2015 – Session Architecture et construction durables
parfois très isolées. Malmquist analyse même que, "contrairement aux édifications urbaines,
souvent caractérisées par l’individualisme, la tendance [ des projets en milieu rural ] est en général à
l’intégration des bâtiments dans la nature, à la manière des fermes traditionnelles couvertes de
tourbe"32. Nous pouvons par exemple citer la maison de campagne de l’architecte Hjörleifur
Stefánsson33 et la maison-laboratoire de l’artiste Hannes Lárusson 34.
○ Þúfa de Ólöf Nordal.
Cette œuvre in situ conçue par l’artiste islandaise Ólöf Nordal a été réalisée sur un nouveau
terrain situé dans la zone portuaire en plein développement de la capitale et dont le propriétaire est
la florissante entreprise HB Grandi35. Cette dernière a lancé un concours pour qu’une installation
artistique s’implante à côté de son bâtiment dévoué au stockage de poisson. C’est Ólöf Nordal,
artiste islandaise, qui a remporté le concours organisé par ce commanditaire particulier. En
partenariat avec la ville de Reykjavík, du musée des Beaux-Arts et de l’Université d’art, l’artiste a
commencé son projet en octobre 2013 et il s’est achevé en décembre de la même année. L’oeuvre
est intitulée Þúfa, ce qui signifie butte, forme que l’on trouve dans tout le paysage islandais. Il s’agit
d’un monticule bien rond et plein recouvert de longues plaques de tourbe (strengur). On peut en
faire l’ascension grâce à un chemin hélicoïdal dallé qui mène, en son sommet, à un abri en bois
alimenté en poissons séchés par HB Grandi. Ólöf Nordal décrit cette installation urbaine – que l’on
voit depuis Harpa - comme une tour de Babel qui incite au voyage intérieur lorsqu’on grimpe
jusqu’en haut. Au départ, il n’était pas prévu que Þúfa soit construit en tourbe et cet emploi n’a
aucun rapport avec la valeur traditionnelle et patrimoniale de ce matériau. Cependant, sa forme
ronde a été complexe à obtenir et pour se faire l’artiste a faire appel à une équipe de dix personnes
principalement islandaises dont trois qui ont un savoir-faire notable concernant les constructions en
tourbe. Ce lieu devient de plus en plus populaire auprès des Islandais et des touristes.
32 Einar Bjarki Malmquist, ibid., Page 45.
33 Hjörleifur Stefánsson, Af jörðu, Íslensk torfhús, Crymogea Reykjavík í samstarfi við Þjóðminjasafn
Íslands, 2013, 320 pages.
34 Hannes Lárusson, "Íslenski bærinn" in Tímarit Máls og menningar, 2014; 75 (1), pp. 17-35, 2014.
35 Informations recueillies lors d’un entretien réalisé sur le site de Þúfa le 24 juin 2014 avec Ólöf Nordal.
HB Grandi entreprend le stockage de poisson dans le port de Reykjavík dans un bâtiment construit sur une
portion de terre nouvellement créée et dont la réalisation fut controversée.
RIDA2D 2015 – Session Architecture et construction durables
Conclusion
On ressent en Islande un retour à l’architecture vernaculaire en tourbe. Non pas comme un
courant à part entière mais comme une inspiration pour un projet de bâtiment, une installation
urbaine et artistique voire pour un projet littéraire. Chez les Islandais, l’oralité et les écrits se
nourrissent de la nature et de ce qu’elle apporte aux hommes comme imaginaire et ressource (de
construction). Voici une citation de La lettre à Helga de Bergsveinn Birgisson qui le montre d’une
façon un peu nostalgique toutefois. "La dernière fois que je suis passé par Hólmanes, il ne restait
plus rien sauf la butte toute verte où se dressait jadis la maison. La brise dans les herbes verdoyantes
et le souvenir d’êtres humains. Et c’est comme ça, ma Belle, qu’il en ira de nos fermes à nous
aussi"36. "Les vieilles fermes ont toutes disparu à présent, parce qu’elles rappelaient aux gens le
froid, l’humidité et ce qu’on appelle cruellement le mode de vie des culs-terreux" 37.
Pour revenir à la question de cette communication, à savoir la résonance du mode de
construction vernaculaire sur l’architecture actuelle, quelques éléments de réponses ont été
apportés. L’objectif de mon doctorat est d’approfondir mes entretiens auprès d’architectes,
d’étudiants et d’historiens de l’architecture afin de pouvoir affirmer ou infirmer mes hypothèses.
Enfin, puisque l’interdisciplinarité est une des intentions de ces rencontres, il est important de
souligner les contributions de l’anthropologie dans le domaine de l’architecture. Cette union
rappelle les premiers apports de Leroi-Gourhan 38, de Rappoport39 puis les contributions du CREA 40
ou encore d’Alban Bensa qui a travaillé avec Renzo Piano 41, et qui sont chers à mon travail
d’investigation.
36 Bergsveinn Birgisson, La lettre à Helga, Zulma 2013, page 58.
37 Bergsveinn Birgisson, La lettre à Helga, Zulma 2013, page 85.
38 André Leroi-Gourhan, Milieu et techniques, évolution et techniques, collection Sciences d'aujourd'hui,
Éditions Albin Michel, Paris, 1950, 512 pages.
39 Amos Rapoport, Pour une Anthropologie de la Maison, Collection Aspects de l'Urbanisme, Éditions
Dunod, 1977, pages 207.
40 Dirigé par François Laplantine et Jean-Baptiste Martin, Architecture et nature, Contribution à une
anthropologie du patrimoine, PUL, Collection CREA, 1996, 232 pages.
41 Alban Bensa, Ethnologie et architecture. Le Centre culturel Tjibaou, une réalisation de Renzo Piano,
2000, Paris, Adam Biro, 207 pages.
RIDA2D 2015 – Session Architecture et construction durables
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