Introduction Jean-Paul Cahn Jean-Paul Cahn est professeur à l'université de Paris XII. Luther et la Réforme. La période de la consolidation politique et religieuse (1525-1555) est un ouvrage collectif. Il donne la parole à des spécialistes : les contributions qui suivent sont le fruit de nombreuses années de travail. Il est destiné à éclairer des aspects majeurs d'une époque de l'histoire du Saint-Empire romain germanique trop souvent méconnue, à tort. Les décennies qui suivent les débats passionnés des premières années de la Réforme sont en effet largement oubliées de notre époque. Cela tient vraisemblablement au caractère moins flamboyant de cette période. Elle n'est pourtant ni moins importante pour le devenir de l'Empire et pour l'histoire de l'Allemagne, ni moins riche par ellemême. Dans ces années qui nous intéressent, le Saint-Empire traverse globalement, en dépit de parenthèses dramatiques, une phase de croissance économique et démographique1, sans atteindre à la sérénité politique. Le cadre est celui d'une société en mutation : tandis que l'agriculture demeure le nerf de l'économie, la modernisation s'affirme, coexistant avec des éléments traditionnels hérités du Moyen Âge2. La vie culturelle est une réalité : forts d'une profonde confiance en l'homme, les humanistes prêchent depuis le milieu du XVe siècle l'accès immédiat aux Écritures, ils n'épargnent pas leurs critiques à l'Église de Rome, mais ils lui restent fidèles ; ils s'intéressent aux mathématiques, à l'astronomie, aux langues anciennes, etc. La scolarisation élémentaire progresse tandis que l'extension depuis le milieu du XIVe siècle d'un réseau d'universités3, désormais dense et bien ancré pour l'époque, contribue à la formation et au débat4 ; l'écrit s'affirme dans cette société encore largement fondée sur la parole et sur le geste, en dépit de la persistance d'une mosaïque politique et linguistique. Les questions de la foi et du salut demeurent au cœur de la vie spirituelle5, mais déjà s'ébauchent des formes de pensée 1. En 1648, après la perte des Pays-Bas et de la Suisse, le Saint-Empire compte encore 11 à 12 millions d'âmes. 2. Bernard Poloni, « Les conceptions économiques de Luther » in Jean-Paul Cahn et Gérard Schneilin (éd.), Luther et la Réforme (1519-1526), Éditions du temps, Paris, 2000, p. 155 sq. 3. L'université de Prague est créée en 1348, celle de Vienne en 1365, celle de Heidelberg en 1386, celle de Leipzig en 1409, etc. L'université de Magdebourg sera la première université protestante. 4. Gérald Chaix, « Réformes, Empire et territoires » dans le présent ouvrage. 5. Gérald Chaix, « Le Saint-Empire romain de nation allemande à l'époque de Luther (1483-1546) » in Cahn et 5 Luther et la Réforme – 1525-1555 dont les ramifications influenceront les siècles suivants. L'Allemagne et l'Europe de 1525-1555 ont la richesse des périodes de transition, elles sont encore porteuses des valeurs du passé et déjà grosses d'idées et de mœurs futures. Elles voient s'affirmer tout à la fois les individus et les nations dans un large glissement de valeurs1 : alors que le sacerdoce accuse un déficit de considération, le prestige des riches banquiers fait qu'ils jouissent d'une estime croissante et d'un pouvoir tel que l'autorité impériale elle-même est tributaire d'eux2 : ils sont le porte-drapeau et le témoin de la réussite de ce que nous appellerions de nos jours un « capitalisme urbain », lequel s'impose depuis le siècle précédent, au sud du fait d'un commerce dynamique avec l'Italie, au nord grâce à la vitalité de la Hanse, au détriment de la petite noblesse et d'un véritable prolétariat rural. Si la guerre des Paysans3 s'inscrit dans une suite de mouvements insurrectionnels violents qui affectent en particulier l'Allemagne du Sud depuis la fin du XVe siècle (Bundschuh, der arme Konrad, etc.), elle constitue moins la fin d'une période qu'elle n'est une charnière, l'expression d'une mutation économique et sociale profonde, mais aussi l'exigence d'une « juste autorité4 » que certains jugent fondée en termes de théologie par Luther. Quand elle prend fin, il est manifeste que rien ne peut plus être comme par le passé5. La guerre des Paysans met en évidence l'obligation de penser autrement l'homme, la religion et la société. En ce sens elle est porteuse des changements qui interviennent dans les décennies suivantes6. Les Églises, romaines ou protestantes, sont confrontées à un impératif d'adaptation. Après le temps des débats fondamentaux, spectaculaires et passionnés, qui dominent partiellement ce premier quart du siècle7, s'amorce et s'impose désormais celui de la concrétisation. La tempête décroît sans se calmer immédiatement, on prépare non sans douleur la période de navigation au long cours. La phase de survie passée, il faut organiser la vie car nul n'est sorti indemne de la houle. L'affrontement des thèses essentielles cède la place – sans disparaître – à des stratégies de consolidation et d'adaptation qui ne se limitent pas au domaine spirituel, mais dans lesquelles la lutte pour le pouvoir entre princes – investis de fait par Luther d'une autorité spirituelle en sus de leur puissance temporelle – tient une place importante. L'ordre établi venant de Dieu et étant le fruit de sa volonté, l'obligation d'obéissance qui incombe au sujet, toujours subordonné à Dieu, mais Schneilin, op. cit., p. 63 sq. 1. Jean Delumeau et Thierry Wanegffelen, Naissance et affirmation de la Réforme, PUF, Paris, p. 13 sq. 2. Cf. e.a. Klaus Tenbrock, « Les circonstances qui conduisirent à l'élection de Charles [V] montraient dans quelle situation se trouvait l'Empire. Son destin était entre les mains d'un banquier », Geschichte Deutschlands, MunichPaderborn, 1968, p. 95-96. Rappelons brièvement que, Maximilien Ier n'ayant pas réussi à imposer à temps la candidature de son petit-fils Charles, un rival non négligeable se présente en la personne de François Ier. Charles se trouve alors dans l'obligation de mener une véritable campagne électorale que finance dans une large mesure le banquier Jakob Fugger. L'élection n'est aussi acquise qu'au prix d'importantes concessions aux princes (« Wahlkapitulation »). 3. Cf. e.a. Peter Blickle, Der Bauernkrieg. Die Revolution des Gemeinen Mannes, Beck'sche Reihe, Munich, 1998. 4. Sven Tode, « Conséquences et répercussions de la guerre des Paysans 1525-1555 » dans le présent ouvrage. 5. Gottfried Seebass, « L'évolution du protestantisme allemand » dans le présent ouvrage. 6. Ibid. 7. Cf., entre autres, en 1525, la violente réponse de Luther à Érasme, Du serf arbitre. 6 Introduction libre dans le domaine de l'Église invisible (regnum christi) et soumis à l'autorité dans le monde du visible (regnum mundi), n'est plus seulement un devoir civique, elle s'appuie sur un légitimation religieuse. Mais soumission n'est pas abstinence : Luther reconnaît d'autant plus volontiers au chrétien un droit de pensée politique, voire de résistance passive1, que lui-même est conduit à affronter certains princes, et même le premier d'entre eux. Le problème du droit de résistance ne se pose d'ailleurs pas exactement dans les mêmes termes, in fine, selon qu'il s'agit de l'homme du commun2 d'un détenteur de l'autorité3. L'interaction entre religion et politique est indiscutable ; les années 1525-1555 ne font que la renforcer. « Plus la lutte entre Luther et la papauté s'aggrave, écrivait André Drijard, plus Luther pense à la nation allemande à laquelle il est fier d'appartenir, qu'il s'efforce de régénérer et d'affranchir du joug de Rome4 ». À partir de À la noblesse chrétienne (1520), l'aspiration à l'identité et à l'unité nationales va de pair avec les mutations religieuses. L'expression de la foi se charge de connotations nationales tandis que la pensée nationale se pare d'accents religieux. Les princes, en affirmant leur compétence en matière de religion, créent un contrepoids au pouvoir central, l'alliance confessionnelle protestante établit un lien entre l'Alsace et la Poméranie5. Mais ici aussi se manifeste une distinction : le protestantisme est plutôt fédéraliste alors que les catholiques plaident davantage pour un pouvoir central fort6. Alors qu'à l'intérieur du Saint-Empire la présence de mercenaires espagnols (que l'on songe à la diète « cuirassée » d'Augsbourg7) au service de l'empereur8, cristallise le rejet de l'étranger, en arrière-plan extérieur, toujours d'une présence pesante, perdure la menace turque. Le précédent de la reconquista espagnole9 ne rassure en rien – d'autant moins que, pour la première fois dans l'histoire de l'Europe chrétienne, en la personne de François Ier, un souverain s'allie à une puissance non chrétienne, la Turquie, pour prendre les Habsbourg en étau : outil du malin, « le Turc impie » est réalité et angoisse, donnée politique et pousse-à-lafoi – et préoccupe Luther lui-même10. En lui s'incarne le danger qui pèse sur l'existence (de l'homme et du monde), il corrobore l'argumentaire en faveur de la foi en même temps qu'il détermine l'action politique des puissants. Ces deux di- 1. Luise Schorn-Schütte, « Luther et la politique » dans le présent ouvrage. 2. Eike Wolgast, « L'homme du commun entre 1525 et 1555 » dans le présent ouvrage. 3. Sur la question du droit de résistance de l'autorité, voir Frédéric Hartweg « Autorité temporelle et droit de résistance » dans le présent ouvrage. 4. André Drijard, L'Allemagne, Paris, 1966, p. 42. 5. Georg Schmidt, « Réforme et nation allemande » dans le présent ouvrage. 6. Ibid. 7. Claire Gantet, « Les Reichstage et la paix d'Augsbourg » dans le présent ouvrage. 8. Roi d'Espagne depuis 1516. En 1496-1494, les mariages du prince héritier espagnol Don Juan avec Marguerite de Bourgogne, fille de Maximilien, et celui du fils de ce dernier, Philippe, avec Jeanne, fille du roi d'Espagne (le « doppelter Ehevertrag ») a scellé l'alliance entre les Habsbourg et la Maison d'Espagne. Depuis 1438 (Albrecht II.), les Habsbourg étaient détenteurs uniques de la dignité impériale en Allemagne. 9. En 1492 a eu lieu la reconquête de la péninsule Ibérique et les Maures – musulmans – en ont été chassés. 10. Matthieu Arnold, « Luther avant et après 1525 : constantes et évolutions dans la théologie du Réformateur » dans le présent ouvrage. 7 Luther et la Réforme – 1525-1555 mensions, profane et religieuse, se rejoignent de manière spectaculaire à Ratisbonne en 15411. En 1534 paraît la première Bible intégrale en allemand, illustrée par Lucas Cranach ; du vivant de Luther elle connaît « 84 impressions originales et 253 faites d'après elles2 ». L'intérêt est grand et le débat théologique, l'affrontement des idées, ne disparaissent pas dans ce contexte allemand où politique et religieux s'imbriquent constamment, mais la dimension politique s'affirme, et avec elle le rapport de force ou de pouvoir trouve une expression nouvelle dans une recherche permanente du compromis. C'est ici qu'intervient Philippe Melanchthon : homme de conviction mais aussi de foi et de fidélité, homme de culture humaniste et négociateur pragmatique, il étend le message de son maître, il lui confère une dimension temporelle et structurelle visible3. Avec Martin Bucer – qui se consacre plus particulièrement aux questions de doctrine – c'est à lui qu'incombe la tâche de favoriser la mise en place d'un cadre concret, indispensable. Luther, qui a survécu à l'exclusion de la catholicité et à la mise au ban de l'empire, mais dont la confiance dans sa propre capacité à dominer les questions politiques s'est érodée et qui confie de plus en plus aux princes4 – notamment au très fidèle électeur de Saxe5 –l'institutionnalisation de la réforme du culte, est une figure emblématique, mais il n'est pas devenu pour autant, si l'on peut dire, un stylite. Il ne perd rien de sa fougue ni de son engagement : contrairement à l'image qui a longtemps prévalu, il n'est ni atteint de sclérose ni confiné dans une attitude défensive. Il adapte au besoin sa pensée aux impératifs contextuels6, il s'engage et il se bat jusqu'à la fin de sa vie contre le pape, « pire que les Turcs7 », et surtout il fait pleinement œuvre de pasteur et de prédicateur8 et, à ce titre, il demeure un personnage clé de l'après 1525. Il n'identifie pas l'ecclesia in mundo avec le regnum christi. Cette distinction est essentielle pour l'appréhension de sa conception du monde. Autorité religieuse et pouvoir civil émanent tous deux de l'ordo mundi voulu par le Créateur, mais leurs fonctions sont distinctes. Leurs domaines de compétence diffèrent, mais ils sont soumis aux limites que leur a fixées la volonté divine9. Dépité de s'être vu attribuer la responsabilité de la guerre des Paysans et démuni désormais du peu de confiance qu'il avait auparavant dans la plèbe in- 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 8 Jean Schillinger, « Le Saint-Empire face à la menace ottomane (1526-1568) » dans le présent ouvrage. Jean Delumeau-Thierry Wanegffelen, op. cit., p. 46. Cf. Pierre-André Bois, « Luther trahi par Melanchthon ? » dans le présent ouvrage. Luise Schorn-Schütte, « Luther et la politique » dans le présent ouvrage. Voir également Matthieu Arnold, « Luther et la noblesse allemande » in Cahn et Schneilin, op. cit., p. 118 sq. Ibid., p. 130. Matthieu Arnold évoque son passage de l'obligation de soumission des princes (« aucun prince ne doit faire la guerre à ses supérieurs [...] car on ne doit pas résister à l'autorité par la force ») à la reconnaissance, en 1531, du même droit de résistance lorsque la foi évangélique est menacée. Ibid., p. 126. Sur ce point voir également Luise Schorn-Schütte et Frédéric Hartweg, op. cit. Marc Lienhard, « Luther et le pape » in Cahn et Schneilin, op. cit., p. 116. Matthieu Arnold, « Luther avant et après 1525 », op. cit. Luise Schorn-Schütte, « Luther et la politique », op. cit. Introduction contrôlable, Luther attend des villes et des princes qu'ils appuient la construction de son Église1. La dimension politique que prend de plus en plus la Réforme est certes imputable aux convictions personnelles des détenteurs de pouvoir qui y ont adhéré ; elle est aussi, au moins en partie, le fruit des sempiternels calculs de puissance politique et économique (cf. la question de la sécularisation des biens d'Église – qui atteignent parfois le tiers des territoires) auxquels se livrent les princes et, de manière moins spectaculaire mais presque aussi déterminante, les groupes sociaux ou les villes. Elle tient aussi, au moins partiellement, à l'incapacité des théologiens novateurs à parvenir à une position commune. N'est-il pas révélateur que la demande qu'adresse l'empereur aux protestants de préciser leurs positions théologiques pour la diète de 1530 aboutisse non à une, mais à trois réponses (confessio augustana pour les luthériens, confessio tetrapolinata pour Strasbourg etc., et ratio fidei pour Zwingli2) ? Pour faire face à l'affaiblissement qui naît de leurs divisions les protestants tentent, avec des fortunes diverses, de se réunir au plan politique en dépit de leurs divergences dans le domaine religieux. En la matière, la Ligue de Smalkalde est exemplaire : devant les périls qu'ils perçoivent, les uns s'y associent malgré les désaccords de nature confessionnelle, d'autres restent à l'extérieur au nom de ces dissensions, au mépris du danger, généralement par refus de se dresser contre l'empereur. L'Intérim, qui aurait pu être un facteur de solidarité, entraîne le départ de nombre de prédicateurs de premier plan et à ce titre constitue, en fin de compte, un affaiblissement3. Pour Luther et les siens, l'inspection ecclésiastique est un outil de l'organisation de son Église qui contribue en lui-même et par les institutions auxquelles il donne naissance à la structuration confessionnelle. L'entreprise est en effet complexe et donne lieu à bien des complications, jusques et y compris en termes de droit (canon et impérial4). Parallèlement à l'organisation interne, des rapprochements s'imposent entre confessions réformées pour assurer leur sécurité dans le SaintEmpire. L'Église romaine a connu, au cours des siècles, de multiples et forts moments de contestation, généralement fondés sur la dénonciation de son infidélité à l'Évangile ou sur la critique de la confusion entre les dimensions temporelle et spirituelle (pouvoir temporel, justice ecclésiastique, pauvreté, mœurs du clergé, etc.). Luther n'est d'abord à ses yeux qu'un contestataire qu'il convient de rappeler à l'ordre selon les procédures en usage – mais l'échec de celles-ci crée une situation nouvelle. Non seulement un homme a tenu tête, victorieusement, pour la première fois à Rome5, mais la diffusion de ses idées affaiblit l'Église catholique dans les domaines séculier et religieux. Non seulement des princes se détournent 1. Eike Wolgast, « L'homme du commun entre 1525 et 1555 », dans le présent ouvrage. 2. Gottfried Seebass, « L'évolution du protestantisme allemand » dans le présent ouvrage. Voir également Heribert Smolinsky, « La crise et l'affirmation de l'Église catholique romaine », Ibid. 3. Ibid. 4. Gottfried Seebass, « L'évolution du protestantisme allemand » dans le présent ouvrage. 5. Cf. Pierre-André Bois, « Luther trahi par Melanchthon ? », op. cit. 9 Luther et la Réforme – 1525-1555 d'elle, mais certains, parmi les plus puissants d'entre ses représentants, menacent de faire sécession – tel par exemple l'archevêque de Cologne Hermann von Wied1. En outre, les remèdes auxquels elle recourt pour faire obstacle à la progression de la Réforme ne s'avèrent d'abord guère efficaces. La perte de hauts lieux de l'imprimerie affaiblit le catholicisme autant qu'elle stimule et renforce la contestation2. Rien n'y fait, ni les divisions de la Réforme, ni les débats avec l'autre – outil pourtant éprouvé de la remise en ordre de l'Église. La disputatio est une voie qui n'aboutit pas, les points d'accord étant rejetés par ceux qui n'ont pas pris part à la controverse. Cette période met même en évidence les divisions au sein de l'Église catholique en une tendance inflexible et combative (cf. Johannes Eck) et une autre, plus encline au débat (Érasme, par exemple). Mais la solution vient d'abord des armes, elle s'engage à partir de la victoire de Charles Quint sur la Ligue de Smalkalde3. Dans cette période complexe en effet, l'empereur demeure fidèle à la foi traditionnelle mais sans pouvoir compter sur l'appui d'une curie romaine qui balance – toujours la dimension internationale – entre la France et le Saint-Empire (ce qui conduit en particulier Rome à refuser le concile que l'empereur réclame de bonne heure) ; il s'efforce de développer une politique « universelle » tandis qu'à l'extérieur les tensions constantes avec la France – qui vont jusqu'à des années de guerre – et qu'à l'intérieur les luttes politiques et religieuses4 entravent sa marge de manœuvre. Face à lui, le Reichstag est profondément divisé par la question religieuse, mais pas affaibli. En dépit de sa foi et en raison de ses intérêts politiques, l'empereur ne peut rester inflexible5. L'influence du contexte international ne saurait être méconnue. La progression des armées turques dans les Balkans puis en direction de Vienne oblige l'empereur à des concessions – la reconnaissance par exemple, en 1532, des forces et de la foi protestantes. De la même manière les guerres – contre l'alliance franco-turque6 – en tenant Charles Quint éloigné, détournent-elles son regard de la diffusion de la foi réformée. L'empereur, qui se considère pourtant comme le gardien d'une chrétienté une et fonde son action politique sur cette conviction, poursuit durant une longue période, par la négociation ou par le glaive, l'objectif utopique de réunir catholiques et protestants en une même Église. Il s'ensuit, face au protestantisme, schématiquement, une valse-hésitation entre des périodes de fermeté (dans la ligne de Worms en 1521) et des phases d'assouplissement (cf. entre autres Nuremberg en 1524 ou Spire en 1526). Il ne renonce à cette ligne unitaire qu'au début des années 1550. L'incontournable coexistence des confessions en terre allemande impose alors de rechercher des solutions qui, ne pouvant venir de la force, et être donc 1. 2. 3. 4. Heribert Smolinsky, « La crise et l'affirmation de l'Église catholique romaine » dans le présent ouvrage. Ibid. Ibid. Cf. e.a. Ulf Dirlmeier, Andreas Gestrich, Ulrich Herrmann, Ernst Hinrichs, Christoph Klessmann, Jürgen Reulecke, Kleine deutsche Geschichte, Stuttgart, 1998, p. 149. 5. Thierry Wanegffelen, « Protestants assurés contre catholiques divisés et incertains : la Réforme déjà “solide” en 1548 » dans le présent ouvrage. 6. Cf. Claire Gantet, « 1530-1548-1555. Les Reichstage et la paix d'Augsbourg » dans le présent ouvrage. 10 Introduction imposées, sont nécessairement des compromis1. Cela est d'autant plus impératif que les États catholiques ne se rangent pas toujours, et surtout pas de manière homogène, derrière Charles Quint2. Même après la conclusion de la paix avec la France et la Turquie et la victoire militaire de 1547 sur une Ligue de Smalkalde3 affaiblie, le soutien trop hésitant des princes qui se réclament de la foi traditionnelle, en particulier la Bavière, empêche Charles Quint de mettre à profit son prestige pour imposer ses vues. Paix et suspension des hostilités (avec les Turcs) à l'extérieur, et victoire militaire à l'intérieur, lui en offrent pourtant la possibilité théorique. À côté de l'écrit, feuillets et libelles4, accessible à une élite influente (de plus en plus large), cantiques et sermons, accessibles à tous, tiennent une place privilégiée dans la diffusion et dans l'ancrage du protestantisme5. Luther leur a d'emblée consacré une attention effective6 et ils contribuent d'une manière remarquable à la diffusion de la foi et de la pensée réformées. Mais on aurait tort de négliger l'influence des catéchismes en tant que vecteurs de connaissance et de conscience religieuses : destinés à donner au public la culture religieuse nécessaire à l'entretien de sa croyance, et souvent doublés d'un effort de prédication, ils deviennent un véhicule de pensée dont le nombre des éditions, mais aussi des auteurs (Huldrych – ou Ulrich – Zwingli7, Martin Bucer8, Jean Cauvin, dit Calvin, Zacharias Ursinus et Caspar Olevian, et bien d'autres, moins connus) permet de mesurer la faveur. Leur impact est d'autant plus saillant qu'ils deviennent outil pédagogique : servant à l'apprentissage de la lecture, le Petit Catéchisme de Luther touche un grand nombre d'enfants9. Au milieu des années 1560 l'Église catholique romaine se trouve d'ailleurs dans l'obligation de réagir en diffusant à son tour son propre catéchisme10. À mesure que les courants majeurs du protestantisme acquièrent pignon sur rue ils peuvent de moins en moins se soustraire à la mise en place de structures. On passe de la « liberté du chrétien » qui a tant fait pour la diffusion des idées de Luther à l'« Église d'État ». Cette phase d'organisation se situe nécessairement dans le cadre des frontières nationales. Elle génère des ambitions, manifestations d'une aspiration à un pouvoir, et des déceptions. Le message de liberté11 dont est 1. Ibid. 2. Cf. Claire Gantet, « Les Reichstage et la paix d'Augsbourg » dans le présent ouvrage. 3. À propos de cette période, voir Thierry Wanegffelen, « Protestants assurés contre catholiques divisés » dans le présent ouvrage. 4. Cf. Monique Samuel-Scheyder à propos de l'utilisation de l'image (« Culte médiéval des “images” et iconoclasme de la Réforme »). 5. Cf. Claire Gantet, « Luther et les médias » in Cahn-Schneilin, op. cit., p. 246 sq. 6. Johannes Schilling, « Catéchismes et cantiques de la Réforme » dans le présent ouvrage. On pourra également se reporter e.a Hubert Guicharousse, « 95 thèses et 36 cantiques » in Cahn et Schneilin, op. cit., p. 168 sq. 7. Voir Bernd Moeller, « La réforme urbaine en Suisse et en haute Allemagne » dans le présent ouvrage. 8. Voir Gérald Chaix, op. cit. 9. Cf. Johannes Schilling, op. cit. 10. Cf. Heribert Smolinsky, op. cit. 11. Eberhard Jüngel, « La liberté, trait fondamental de la conception réformatrice de l'existence » (p. 77 sq.) ; Philippe Büttgen, « Luther, la liberté du chrétien et la question de la puissance » (p. 91 sq.) et Pierre-André Bois, « Martin Luther : une théologie de la libération ou de l'asservissement ? », tous trois in Cahn et Schneilin, op. cit. 11 Luther et la Réforme – 1525-1555 porteur l'enseignement de Luther a donné lieu à de dramatiques malentendus. La doctrine du « sacerdoce universel » a suscité bien des espoirs. Des femmes y ont vu l'occasion d'un engagement et elles ont pris dans l'affirmation des idées nouvelles une part effective ; mais le rôle essentiellement maternel que Luther et ses proches leur attribuent, allié à l'affirmation des hommes dans l'organisation du mouvement et à la suppression des couvents, engendrent déception et confinement1. Par le passé, doctrine et pratiques religieuses ont suscité une véritable tradition de remise en question – qui est parfois allée jusqu'au schisme. Avec le XVIe siècle se constitue un mode de pensée qui affirme sa capacité à rompre avec les idées et les références installées, et qui porte en germe le rationalisme. Du renoncement à la référence aux anciens que l'on trouve dans les écrits de Machiavel, entre 1513 et 1525, à la publication en 1543, à Nuremberg2, de De revolutionibus orbium coelestium libri VI du Polonais Nicolas Copernic, c'est le monde de la pensée qui change. Par le vent de liberté – réel ou supposé – qu'elle apporte, mais aussi par le succès qu'elle connaît, la contestation de l'Église romaine engendre à son tour des contestations – souvent radicales – dont l'Église de Luther est elle-même la cible. Certaines s'affirment dès avant la guerre des Paysans, Carlstadt, Müntzer... Parmi les formes d'expression de leur radicalisme, des gestes spectaculaires : rebaptiser touche au rite par lequel l'être humain devient chrétien3, détruire des images par la violence exprime le rejet de l'« ancienne » Église4 dans ce qui prend valeur de symbole de son éloignement de l'authenticité et de son goût du luxe terrestre. Ces gestes de rupture sont destinés à marquer la fin d'une forme de religiosité et la naissance d'une autre. Mais ils ont aussi une fonction interne au mouvement réformateur : l'obliger à aller plus vite et plus loin. Par la force de leur engagement, les dissidents radicaux font que ces gestes, d'abord simples signes, prennent une place au cœur même de leur doctrine. Le combat des Églises traditionnelles et nouvelles contre les radicaux reflète les lignes de force : Rome penche vers la répression sans faiblesse par laquelle elle a généralement anéanti ceux qui avaient contesté son autorité spirituelle et son pouvoir temporel5. Luther ne leur oppose pas une réponse unique, il adapte son combat à la nature et à la violence, aux idées et aux pratiques de l'agresseur6. Il a eu envers l'image une position nuancée ; il rejette celles qui ont un caractère blasphématoire et il réprouve les désordres qui accompagnent les destructions7. Les jeunes confessions, elles-mêmes obligées de 1. Anne Conrad, « Les femmes à l'époque de la Réforme » dans le présent ouvrage. 2. N'oublions pas qu'à cette époque Nuremberg produisait et vendait dans toute l'Europe des horloges et des instruments de mesure sans lesquels les grandes découvertes seraient difficilement imaginables. 3. Cf. Hans-Jürgen Goertz, « La réforme radicale des anabaptistes » dans le présent ouvrage. 4. Cf. Monique Samuel-Scheyder, « Culte médiéval des images et iconoclasme de la Réforme » dans le présent ouvrage. 5. Voir notamment Francesco Chiavaro et Christine J. de Gemeaux « Les vaudois », p. 7 sq. ; Frantisek Smahel « Luther, Hus et les hussites », p. 29 sq. ; ou encore Jana Nechutova « Doctrine hussite et Réforme luthérienne » p. 37 sq. in Cahn et Schneilin (éd.), op. cit. 6. Marc Lienhard, « Luther et les dissidents » dans le présent ouvrage. 7. Cf. Monqiue Samuel-Scheyder « Culte médiéval des images et iconoclasme de la Réforme » dans le présent ouvrage. 12 Introduction se défendre de l'accusation d'hérésie, ne peuvent faire l'économie d'un combat contre les utopies, mais elles adoptent des lignes de conduite répressives plus modulées1. Dans la pratique, l'extrémisme, fait de groupuscules dénués d'appuis politiques et insuffisamment structurés, largement en porte-à-faux du fait de sa tentative de mettre en pratique des conceptions utopiques et d'une impossible aspiration à réunir « apolitisme et radicalisme2 », mais aussi rejeté par tous comme perturbateur, décimé par la répression et privé d'adeptes potentiels par le caractère dissuasif de celle-ci, s'achemine vers la marginalité. En Allemagne, dans la continuité de la période qui précède 15253, le phénomène urbain reste la clé de voûte des trois décennies qui nous intéressent. Siège de l'imprimerie, de la population cultivée et des universités – la mobilité étudiante est un facteur capital de propagation idéologique – les villes ont déjà été touchées par l'humanisme et elles sont le terreau de la Réforme. Les spécificités linguistiques font que le Nord de l'Allemagne est touché avec quelque retard par les idées nouvelles ; mais leur diffusion est spectaculaire une fois qu'elles y pénètrent : seules Cologne et Aix-la-Chapelle restent à l'écart. La nouvelle foi prend parfois la forme d'une appréhension plus altruiste, moins individuelle, du salut ; au plan de la cité on voit s'organiser des caisses de solidarité et se créer ce que l'on peut appeler des comités associatifs destinés à imposer la volonté des fidèles – en matière, par exemple, de désignation des pasteurs – tout ceci entraînant parfois des modifications non négligeables dans les rapports de pouvoir entre institutions urbaines et entraînant la percée de nouvelles élites4. Pour Ulrich Zwingli, pétri de pensée humaniste et convaincu que les préceptes de la vie spirituelle ne peuvent émaner que de la Bible, la rencontre avec la pensée de Luther est un tournant plus qu'une révélation ; les idées du moine augustin de Wittenberg le convainquent de sa mission. Sa prédication est adaptée aux mentalités et aux attentes religieuses des villes du Sud-Ouest et de Suisse qui le soutiennent lorsqu'il entre en conflit avec Luther5 – bien que le luthéranisme ne soit pas absent de haute Allemagne. Il se distingue de Luther, accordant une place moins centrale à la justification et davantage de poids à la pratique, mais refusant d'enfermer Dieu dans quelque rite cultuel : pour lui l'eucharistie commémore le dernier repas du Christ (« faites ceci en mémoire de moi », Lc. 22, 19 et 1 ; Co 11, 246) et, à travers ce geste, le salut qu'il a apporté à l'homme, consolidant sa foi – symbolisme radical qui le place de fait aux côtés de Carlstadt contre Luther dans la polémique féroce qui oppose ces derniers et qui n'épargne pas Zwingli. Le dépouillement des églises est une manifestation extérieure de cette conception. Mais le conflit est beaucoup plus profond : au mépris des points de convergence il conduit à une scission qui dure des siècles7. 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. Hans-Jürgen Goertz, « La Réforme radicale des anabaptistes » dans le présent ouvrage. James M. Stayer, Anabaptists, cit. in Peter Blickle, Die Reformation im Reich, Stuttgart, 2000, p. 165. Cf. Bernd Moeller, « Luther et la culture urbaine en Allemagne » in Cahn et Schneilin, op. cit., p. 221 sq. Rainer Postel, « La Réforme urbaine dans le nord et le centre de l'Allemagne » dans le présent ouvrage. Voir Bernd Moeller, « La réforme urbaine en Suisse et en haute Allemagne » dans le présent ouvrage. La Bible, traduction Emile Osty, p. 2243 et p. 2407, Paris, 1973. Voir Bernd Moeller, « La réforme urbaine en Suisse et en haute Allemagne » dans le présent ouvrage. 13 Luther et la Réforme – 1525-1555 « Cujus regio, ejus religio ». La fortune de cette formule – au demeurant pertinente – a pu masquer d'autres voies d'appréhension et d'explication. Deux contributions montrent que les choses sont plus complexes et que la géographie, politique et culturelle, a imprimé sa marque à la diffusion des idées de Luther. On constate en effet que la Réforme touche avant tout l'aire culturelle qui n'a jamais été romanisée, ce qui conduit à s'interroger sur l'adéquation des idées de Luther aux attentes de ces régions1. Mais on note également que les princes s'appuient sur l'évolution de leur temps pour unifier leurs territoires et y renforcer leur empreinte – politique scolaire, voire universitaire2... Cependant ces politiques territoriales ne relèvent pas du seul représentant de l'autorité : juristes, théologiens, hiérarchie ecclésiastique contribuent à la définition des politiques et, à travers elles, aux équilibres entre hiérarchie ecclésiale, pouvoirs régionaux et autorité centrale3. Ainsi se trouve mis en évidence le rôle des acteurs – des princes aux paysans en passant par les pasteurs4. Parmi les villes allemandes, en raison des événements majeurs dont elles sont le théâtre, certaines occupent une place privilégiée qui fait d'elles des miroirs de toute une évolution. Parmi elles les villes libres en général, vecteurs d'idées et creuset de la structuration des nouvelles Églises, mais également, en tant que théâtre des débats politico-religieux majeurs des décisions déterminantes de cette période, Worms, Trèves, Spire, mais surtout Augsbourg, où se déroulent les diètes capitales de 1530, 1548 et 15555. Celles-ci auront une influence bien au-delà des années concernées. L'apparition des juristes aux côtés des théologiens6 marque une étape importante, dans l'histoire de l'Allemagne, vers les traités de Westphalie qui verront l'affirmation des diplomates faire de la fin de la guerre de Trente Ans la première paix moderne7 en même temps qu'y sera aboli le lien de dépendance confessionnelle territoriale dans laquelle se trouvent les sujets par rapport à l'autorité. Notre période prend fin avec la difficile paix d'Augsbourg en 15558 (dont sont exclus zwinglistes et calvinistes dont aucun territoire n'a officiellement adopté la confession, ainsi que les adeptes de l'aile gauche de la Réforme), neuf ans après la mort de Luther, dix ans après l'un de ses écrits les plus violents contre Rome, Contre la papauté romaine fondée par le diable, un an, grosso modo, après le début de l'entreprise de recatholisation9 qu'entreprennent les jésuites sous la direction de Pierre Canisius dès avant l'insuccès du concile de Trente à l'occasion du- 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. Pierre Béhar, « La Réforme : un succès germanique » dans le présent ouvrage. Cf. Gérald Chaix, « Réformes, Empire et territoires » dans le présent ouvrage. Ibid. Ibid. Cf. Claire Gantet, op. cit. Ibid., voir également Gérald Chaix, op. cit. Voir e.a. Pierre-André Bois, « La guerre de Trente Ans, Première Guerre mondiale des temps modernes » in Françoise Knopper et Alain Ruiz, Politique européenne et question allemande depuis la paix de Westphalie, Toulouse, 2000, p. 15 sq. 8. Cf. Claire Gantet, op. cit. 9. Cf. Heribert Smolinski, op. cit. 14 Introduction quel les évêques catholiques allemands eux-mêmes ne jouent qu'un rôle modeste1. Elle laisse une Allemagne dans laquelle les rapports de puissance ont évolué, un Saint-Empire dont le morcellement politique est accentué par l'autorité renforcée des princes, et qui est désormais, en outre, divisée également, au plan religieux, en deux, voire trois confessions (par suite de l'extension du calvinisme), mais dans laquelle la traduction de la Bible a jeté les premiers jalons d'un essor intellectuel, voire d'une unité culturelle, à venir. Le présent livre est conçu de manière à mettre en valeur l'interaction des dimensions politique et religieuse ainsi que les rapports de pouvoir qui caractérisent notre période. La première partie en est consacrée au cadre dans lequel se consolide et se structure la Réforme dans les années 1525-1555. La seconde brosse les grands traits théologiques et politiques de cette période. Elle prend en compte non seulement le luthéranisme, mais aussi la dissidence – essentiellement radicale – de la Réforme, ainsi que l'appréhension catégorielle (autorité, peuple). La troisième partie est consacrée à la consolidation et à la diffusion de la Réforme dans le Saint-Empire face à l'Église traditionnelle, dans sa dimension géographique et événementielle. Cet ouvrage n'a été possible que parce que d'éminents connaisseurs de Luther et de cette période ont accepté de mettre à son service leur compétence et parce que des germanistes français ont bien voulu prendre en charge la traduction des manuscrits de leurs collègues allemands. Le Centre d'études d'histoire de la Renaissance de Tours et la faculté de théologie protestante de Strasbourg ont été d'une grande aide. Que tous veuillent bien trouver ici l'expression de la très cordiale gratitude des éditeurs. 1. Ibid. 15