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Introduction
Jean-Paul Cahn
Jean-Paul Cahn est professeur à l'université de Paris XII.
Luther et la Réforme. La période de la consolidation politique et religieuse
(1525-1555) est un ouvrage collectif. Il donne la parole à des spécialistes : les
contributions qui suivent sont le fruit de nombreuses années de travail. Il est
destiné à éclairer des aspects majeurs d'une époque de l'histoire du Saint-Empire
romain germanique trop souvent méconnue, à tort. Les décennies qui suivent les
débats passionnés des premières années de la Réforme sont en effet largement
oubliées de notre époque. Cela tient vraisemblablement au caractère moins
flamboyant de cette période. Elle n'est pourtant ni moins importante pour le
devenir de l'Empire et pour l'histoire de l'Allemagne, ni moins riche par elle-
me.
Dans ces années qui nous intéressent, le Saint-Empire traverse globalement, en
dépit de parenthèses dramatiques, une phase de croissance économique et démo-
graphique1, sans atteindre à la sérénité politique. Le cadre est celui d'une société
en mutation : tandis que l'agriculture demeure le nerf de l'économie, la modernisa-
tion s'affirme, coexistant avec des éléments traditionnels hérités du Moyen Âge2.
La vie culturelle est une réalité : forts d'une profonde confiance en l'homme, les
humanistes prêchent depuis le milieu du XVe siècle l'accès immédiat aux Écritu-
res, ils n'épargnent pas leurs critiques à l'Église de Rome, mais ils lui restent fidè-
les ; ils s'intéressent aux mathématiques, à l'astronomie, aux langues anciennes,
etc. La scolarisation élémentaire progresse tandis que l'extension depuis le milieu
du XIVe siècle d'un réseau d'universités3, désormais dense et bien ancré pour
l'époque, contribue à la formation et au débat4 ; l'écrit s'affirme dans cette société
encore largement fondée sur la parole et sur le geste, en dépit de la persistance
d'une mosaïque politique et linguistique. Les questions de la foi et du salut de-
meurent au cœur de la vie spirituelle5, mais déjà s'ébauchent des formes de pensée
1. En 1648, après la perte des Pays-Bas et de la Suisse, le Saint-Empire compte encore 11 à 12 millions d'âmes.
2. Bernard Poloni, « Les conceptions économiques de Luther » in Jean-Paul Cahn et Gérard Schneilin (éd.), Luther
et la Réforme (1519-1526), Éditions du temps, Paris, 2000, p. 155 sq.
3. L'université de Prague est créée en 1348, celle de Vienne en 1365, celle de Heidelberg en 1386, celle de Leipzig
en 1409, etc. L'université de Magdebourg sera la première université protestante.
4. Gérald Chaix, « Réformes, Empire et territoires » dans le présent ouvrage.
5. Gérald Chaix, « Le Saint-Empire romain de nation allemande à l'époque de Luther (1483-1546) » in Cahn et
Luther et la Réforme – 1525-1555
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dont les ramifications influenceront les siècles suivants. L'Allemagne et l'Europe
de 1525-1555 ont la richesse des périodes de transition, elles sont encore porteu-
ses des valeurs du passé et déjà grosses d'idées et de mœurs futures. Elles voient
s'affirmer tout à la fois les individus et les nations dans un large glissement de
valeurs1 : alors que le sacerdoce accuse un déficit de considération, le prestige des
riches banquiers fait qu'ils jouissent d'une estime croissante et d'un pouvoir tel que
l'autorité impériale elle-même est tributaire d'eux2 : ils sont le porte-drapeau et le
témoin de la réussite de ce que nous appellerions de nos jours un « capitalisme
urbain », lequel s'impose depuis le siècle précédent, au sud du fait d'un commerce
dynamique avec l'Italie, au nord grâce à la vitalité de la Hanse, au détriment de la
petite noblesse et d'un véritable prolétariat rural.
Si la guerre des Paysans3 s'inscrit dans une suite de mouvements insurrection-
nels violents qui affectent en particulier l'Allemagne du Sud depuis la fin du
XVe siècle (Bundschuh, der arme Konrad, etc.), elle constitue moins la fin d'une
période qu'elle n'est une charnière, l'expression d'une mutation économique et
sociale profonde, mais aussi l'exigence d'une « juste autorité4 » que certains jugent
fondée en termes de théologie par Luther. Quand elle prend fin, il est manifeste
que rien ne peut plus être comme par le passé5. La guerre des Paysans met en
évidence l'obligation de penser autrement l'homme, la religion et la société. En ce
sens elle est porteuse des changements qui interviennent dans les décennies sui-
vantes6. Les Églises, romaines ou protestantes, sont confrontées à un impératif
d'adaptation.
Après le temps des débats fondamentaux, spectaculaires et passionnés, qui do-
minent partiellement ce premier quart du siècle7, s'amorce et s'impose désormais
celui de la concrétisation. La tempête décroît sans se calmer immédiatement, on
prépare non sans douleur la période de navigation au long cours. La phase de
survie passée, il faut organiser la vie car nul n'est sorti indemne de la houle. L'af-
frontement des thèses essentielles cède la place sans disparaître à des straté-
gies de consolidation et d'adaptation qui ne se limitent pas au domaine spirituel,
mais dans lesquelles la lutte pour le pouvoir entre princes investis de fait par
Luther d'une autorité spirituelle en sus de leur puissance temporelle tient une
place importante. L'ordre établi venant de Dieu et étant le fruit de sa volonté,
l'obligation d'obéissance qui incombe au sujet, toujours subordonné à Dieu, mais
Schneilin, op. cit., p. 63 sq.
1. Jean Delumeau et Thierry Wanegffelen, Naissance et affirmation de la Réforme, PUF, Paris, p. 13 sq.
2. Cf. e.a. Klaus Tenbrock, « Les circonstances qui conduisirent à l'élection de Charles [V] montraient dans quelle
situation se trouvait l'Empire. Son destin était entre les mains d'un banquier », Geschichte Deutschlands, Munich-
Paderborn, 1968, p. 95-96. Rappelons brièvement que, Maximilien Ier n'ayant pas réussi à imposer à temps la can-
didature de son petit-fils Charles, un rival non négligeable se psente en la personne de Fraois Ier. Charles se
trouve alors dans l'obligation de mener une véritable campagne électorale que finance dans une large mesure le
banquier Jakob Fugger. L'élection n'est aussi acquise qu'au prix d'importantes concessions aux princes
Wahlkapitulation »).
3. Cf. e.a. Peter Blickle, Der Bauernkrieg. Die Revolution des Gemeinen Mannes, Beck'sche Reihe, Munich, 1998.
4. Sven Tode, « Conséquences et répercussions de la guerre des Paysans 1525-1555 » dans le présent ouvrage.
5. Gottfried Seebass, « L'évolution du protestantisme allemand » dans le présent ouvrage.
6. Ibid.
7. Cf., entre autres, en 1525, la violente réponse de Luther à Érasme, Du serf arbitre.
Introduction
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libre dans le domaine de l'Église invisible (regnum christi) et soumis à l'autorité
dans le monde du visible (regnum mundi), n'est plus seulement un devoir civique,
elle s'appuie sur un légitimation religieuse. Mais soumission n'est pas abstinence :
Luther reconnaît d'autant plus volontiers au chrétien un droit de pensée politique,
voire de résistance passive1, que lui-même est conduit à affronter certains princes,
et même le premier d'entre eux. Le problème du droit de résistance ne se pose
d'ailleurs pas exactement dans les mêmes termes, in fine, selon qu'il s'agit de
l'homme du commun2 d'un détenteur de l'autorité3.
L'interaction entre religion et politique est indiscutable ; les années 1525-1555
ne font que la renforcer. « Plus la lutte entre Luther et la papauté s'aggrave, écri-
vait André Drijard, plus Luther pense à la nation allemande à laquelle il est fier
d'appartenir, qu'il s'efforce de régénérer et d'affranchir du joug de Rome4 ». À
partir de À la noblesse chrétienne (1520), l'aspiration à l'identité et à l'unité natio-
nales va de pair avec les mutations religieuses. L'expression de la foi se charge de
connotations nationales tandis que la pensée nationale se pare d'accents religieux.
Les princes, en affirmant leur compétence en matière de religion, créent un con-
trepoids au pouvoir central, l'alliance confessionnelle protestante établit un lien
entre l'Alsace et la Poméranie5. Mais ici aussi se manifeste une distinction : le
protestantisme est plutôt fédéraliste alors que les catholiques plaident davantage
pour un pouvoir central fort6.
Alors qu'à l'intérieur du Saint-Empire la présence de mercenaires espagnols
(que l'on songe à la diète « cuirassée » d'Augsbourg7) au service de l'empereur8,
cristallise le rejet de l'étranger, en arrière-plan extérieur, toujours d'une présence
pesante, perdure la menace turque. Le précédent de la reconquista espagnole9 ne
rassure en rien d'autant moins que, pour la première fois dans l'histoire de l'Eu-
rope chrétienne, en la personne de François Ier, un souverain s'allie à une puis-
sance non chrétienne, la Turquie, pour prendre les Habsbourg en étau : outil du
malin, « le Turc impie » est réalité et angoisse, donnée politique et pousse-à-la-
foi et préoccupe Luther lui-même10. En lui s'incarne le danger qui pèse sur
l'existence (de l'homme et du monde), il corrobore l'argumentaire en faveur de la
foi en même temps qu'il détermine l'action politique des puissants. Ces deux di-
1. Luise Schorn-Schütte, « Luther et la politique » dans le psent ouvrage.
2. Eike Wolgast, « L'homme du commun entre 1525 et 1555 » dans le présent ouvrage.
3. Sur la question du droit de résistance de l'autorité, voir Frédéric Hartweg « Autorité temporelle et droit de résis-
tance » dans le présent ouvrage.
4. André Drijard, L'Allemagne, Paris, 1966, p. 42.
5. Georg Schmidt, « Réforme et nation allemande » dans le présent ouvrage.
6. Ibid.
7. Claire Gantet, « Les Reichstage et la paix d'Augsbourg » dans le présent ouvrage.
8. Roi d'Espagne depuis 1516. En 1496-1494, les mariages du prince héritier espagnol Don Juan avec Marguerite de
Bourgogne, fille de Maximilien, et celui du fils de ce dernier, Philippe, avec Jeanne, fille du roi d'Espagne (le
« doppelter Ehevertrag ») a scellé l'alliance entre les Habsbourg et la Maison d'Espagne. Depuis 1438 (Albrecht
II.), les Habsbourg étaient détenteurs uniques de la dignité impériale en Allemagne.
9. En 1492 a eu lieu la reconquête de la péninsule Ibérique et les Maures – musulmans – en ont été chassés.
10. Matthieu Arnold, « Luther avant et après 1525 : constantes et évolutions dans la théologie du Réformateur » dans
le présent ouvrage.
Luther et la Réforme – 1525-1555
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mensions, profane et religieuse, se rejoignent de manière spectaculaire à Ratis-
bonne en 15411.
En 1534 paraît la première Bible intégrale en allemand, illustrée par Lucas
Cranach ; du vivant de Luther elle connaît « 84 impressions originales et 253
faites d'après elles2 ». L'intérêt est grand et le débat théologique, l'affrontement
des idées, ne disparaissent pas dans ce contexte allemand où politique et religieux
s'imbriquent constamment, mais la dimension politique s'affirme, et avec elle le
rapport de force ou de pouvoir trouve une expression nouvelle dans une recherche
permanente du compromis. C'est ici qu'intervient Philippe Melanchthon : homme
de conviction mais aussi de foi et de fidélité, homme de culture humaniste et né-
gociateur pragmatique, il étend le message de son maître, il lui confère une di-
mension temporelle et structurelle visible3. Avec Martin Bucer qui se consacre
plus particulièrement aux questions de doctrine c'est à lui qu'incombe la tâche
de favoriser la mise en place d'un cadre concret, indispensable.
Luther, qui a survécu à l'exclusion de la catholicité et à la mise au ban de l'em-
pire, mais dont la confiance dans sa propre capacité à dominer les questions poli-
tiques s'est érodée et qui confie de plus en plus aux princes4 – notamment au très
fidèle électeur de Saxe5 l'institutionnalisation de la réforme du culte, est une
figure emblématique, mais il n'est pas devenu pour autant, si l'on peut dire, un
stylite. Il ne perd rien de sa fougue ni de son engagement : contrairement à l'image
qui a longtemps prévalu, il n'est ni atteint de sclérose ni confiné dans une attitude
défensive. Il adapte au besoin sa pensée aux impératifs contextuels6, il s'engage et
il se bat jusqu'à la fin de sa vie contre le pape, « pire que les Turcs7 », et surtout il
fait pleinement œuvre de pasteur et de prédicateur8 et, à ce titre, il demeure un
personnage clé de l'après 1525. Il n'identifie pas l'ecclesia in mundo avec le re-
gnum christi. Cette distinction est essentielle pour l'appréhension de sa conception
du monde. Autorité religieuse et pouvoir civil émanent tous deux de l'ordo mundi
voulu par le Créateur, mais leurs fonctions sont distinctes. Leurs domaines de
compétence diffèrent, mais ils sont soumis aux limites que leur a fixées la volonté
divine9. Dépité de s'être vu attribuer la responsabilité de la guerre des Paysans et
démuni désormais du peu de confiance qu'il avait auparavant dans la plèbe in-
1. Jean Schillinger, « Le Saint-Empire face à la menace ottomane (1526-1568) » dans le présent ouvrage.
2. Jean Delumeau-Thierry Wanegffelen, op. cit., p. 46.
3. Cf. Pierre-And Bois, « Luther trahi par Melanchthon ? » dans le psent ouvrage.
4. Luise Schorn-Schütte, « Luther et la politique » dans le présent ouvrage. Voir également Matthieu Arnold,
« Luther et la noblesse allemande » in Cahn et Schneilin, op. cit., p. 118 sq.
5. Ibid., p. 130.
6. Matthieu Arnold évoque son passage de l'obligation de soumission des princes (« aucun prince ne doit faire la
guerre à ses supérieurs [...] car on ne doit pas résister à l'autorité par la force ») à la reconnaissance, en 1531, du
même droit de résistance lorsque la foi évangélique est menacée. Ibid., p. 126. Sur ce point voir également Luise
Schorn-Schütte et Frédéric Hartweg, op. cit.
7. Marc Lienhard, « Luther et le pape » in Cahn et Schneilin, op. cit., p. 116.
8. Matthieu Arnold, « Luther avant et après 1525 », op. cit.
9. Luise Schorn-Schütte, « Luther et la politique », op. cit.
Introduction
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contrôlable, Luther attend des villes et des princes qu'ils appuient la construction
de son Église1.
La dimension politique que prend de plus en plus la Réforme est certes impu-
table aux convictions personnelles des détenteurs de pouvoir qui y ont adhéré ;
elle est aussi, au moins en partie, le fruit des sempiternels calculs de puissance
politique et économique (cf. la question de la sécularisation des biens d'Église
qui atteignent parfois le tiers des territoires) auxquels se livrent les princes et, de
manière moins spectaculaire mais presque aussi déterminante, les groupes sociaux
ou les villes. Elle tient aussi, au moins partiellement, à l'incapacité des théologiens
novateurs à parvenir à une position commune. N'est-il pas révélateur que la de-
mande qu'adresse l'empereur aux protestants de préciser leurs positions théologi-
ques pour la diète de 1530 aboutisse non à une, mais à trois réponses (confessio
augustana pour les luthériens, confessio tetrapolinata pour Strasbourg etc., et
ratio fidei pour Zwingli2) ? Pour faire face à l'affaiblissement qui naît de leurs
divisions les protestants tentent, avec des fortunes diverses, de se réunir au plan
politique en dépit de leurs divergences dans le domaine religieux. En la matière,
la Ligue de Smalkalde est exemplaire : devant les périls qu'ils perçoivent, les uns
s'y associent malgré les désaccords de nature confessionnelle, d'autres restent à
l'extérieur au nom de ces dissensions, au mépris du danger, généralement par refus
de se dresser contre l'empereur. L'Intérim, qui aurait pu être un facteur de solidari-
té, entraîne le départ de nombre de prédicateurs de premier plan et à ce titre cons-
titue, en fin de compte, un affaiblissement3.
Pour Luther et les siens, l'inspection ecclésiastique est un outil de l'organisation
de son Église qui contribue en lui-même et par les institutions auxquelles il donne
naissance à la structuration confessionnelle. L'entreprise est en effet complexe et
donne lieu à bien des complications, jusques et y compris en termes de droit (ca-
non et impérial4). Parallèlement à l'organisation interne, des rapprochements s'im-
posent entre confessions réformées pour assurer leur sécurité dans le Saint-
Empire.
L'Église romaine a connu, au cours des siècles, de multiples et forts moments
de contestation, généralement fondés sur la dénonciation de son infidélité à
l'Évangile ou sur la critique de la confusion entre les dimensions temporelle et
spirituelle (pouvoir temporel, justice ecclésiastique, pauvreté, urs du clergé,
etc.). Luther n'est d'abord à ses yeux qu'un contestataire qu'il convient de rappeler
à l'ordre selon les procédures en usage mais l'échec de celles-ci crée une situa-
tion nouvelle. Non seulement un homme a tenu tête, victorieusement, pour la
première fois à Rome5, mais la diffusion de ses idées affaiblit l'Église catholique
dans les domaines séculier et religieux. Non seulement des princes se détournent
1. Eike Wolgast, « L'homme du commun entre 1525 et 1555 », dans le présent ouvrage.
2. Gottfried Seebass, « L'évolution du protestantisme allemand » dans le présent ouvrage. Voir également Heribert
Smolinsky, « La crise et l'affirmation de l'Église catholique romaine », Ibid.
3. Ibid.
4. Gottfried Seebass, « L'évolution du protestantisme allemand » dans le présent ouvrage.
5. Cf. Pierre-And Bois, « Luther trahi par Melanchthon ? », op. cit.
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