1478 Revue Médicale Suisse
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16 juillet 2014
actualité, info
point de vue
Aphorisme : pas si éloigné qu’on
le dit du lieu commun ; apprendre
à s’en méfier.a Jean-Michel Chabot
est professeur de santé publique.
Dans le dernier numéro de
La Revu e du Praticien (Vol. 64, juin
2014), il signe un papier intitulé
«Trois aphorismes». Ne retenons
que le premier : «Les malades
sont devenus savants et les mala-
dies chroniques».
Voilà bien un aphorisme en passe
de devenir un lieu commun. C’est
acquis pour ce qui est de la chro-
nicité. L’aigu disparaît sous nos
yeux. Du moins le grand, le véri-
table aigu. L’espérance de vie
augmente dans des proportions
considérables et la prévention
commence à porter ses fruits.
Restent la fin de vie et les me-
naces épidémiques. Psychanalyse
ou pas, il en va bien différemment
pour ce qui est de la transforma-
tion du regard du patient sur son
propre corps.
Qui oserait, du moins parmi les
médecins, raisonnablement soute-
nir que l’accès gratuit à l’empire
«Internet-Wikipédia-Doctissimo»
a transformé le patient en savant ?
On pourrait aisément soutenir le
contraire. C’est que le foisonne-
ment est, comme toujours, un
obstacle au raisonnement. On le
mesure dans l’exercice de la
méde cine comme dans celui du
journalisme.
L’accès (gratuit ou presque) de
chaque citoyen à l’intégralité des
dépêches d’agences «bâtonnées»
dans l’urgence ne rend pas ces
cito yens plus éclairés qu’ils ne
l’étaient au temps des journaux
imprimés sur du papier. Et ces
mêmes citoyens commencent déjà
à témoigner, avec leurs moyens,
de leur besoin de classements, de
distances éclairées, de séparations
des commentaires et des faits.
Beso in de journalisme. Et, parallè-
lement, besoin de médecine. Le
tout non pas «à l’ancienne», mais
bel et bien dégagé de l’émotion
générée par l’illusion de la com-
munication immédiate.
Ne pas se voiler la face : la période
actuelle est plus que troublée. On
frôle le divorce et la relation est à
réinventer entre les journalistes et
celles et ceux qui ont besoin d’eux
dans les espaces démocratiques. Il
en va de même dans la relation
entre les médecins et celles et
ceux qui continuent de faire appel
à eux. Jean-Michel Chabot écrit
ceci dans La Revue du Praticien :
«La relation médecin-malade (qui
continue fondamentalement d’être
établie sur le colloque singulier)
s’en trouve modifiée. Ainsi le
mode de relation habituel évolue
progressivement vers une relation
de type contractuel, où les déci-
sions sont davantage expliquées,
au point que le vocable de déci-
sion médicale… partagée s’en est
trouvé consacré. (…) Pour autant,
il ne faut pas ignorer que cette
évolution connaît ses propres
limi tes, assez bien précisées par
l’auteur B. Schwartz, quand il
affir me dans les colonnes du New
York Times : "De fait, le point où le
choix tyrannise les patients plus
qu’il ne les libère pourrait bien
exister"».
Bel exemple d’understatement.
C’est sans doute là un point
essen tiel de notre époque : la
réap parition du tyran. Mais un
tyran ayant emprunté le costume
démocratique et les outils de l’in-
formatique. Un tyran qui vous
laisserait faire votre choix. Qui n’im-
poserait pas le novlangue d’Orwell
mais qui vous laisserait parler
comme on nous parle à la télévi-
sion.
Pour l’heure, il est préférable, en
société, de faire comme si ce point
(le point où le choix tyrannise les
patien ts) n’existait pas. Il faudra
pourtant bien en revenir prochai-
nement à quelques évidences
vieilles comme la pratique de la
médecine. Et revenir au «colloque
singulier». «Le "colloque singu-
lier" est une expression française
née sous la plume de l’écrivain
Georges Duhamel, en 1934. Ce
médecin défendait, dans La Revue
des deux Mondes, la médecine libé-
rale contre "l’étatisme" et la méde-
cine sociale au lendemain des
premières assurances sociales. Il y
décrivit la relation entre le méde-
cin et le malade comme un duo se
jouant dans un espace clos. L’ex-
pression a été reprise par Louis
Portes, président du Conseil
natio nal de l’Ordre des médecins
de 1943 à 1949. Il lui a associé la
formule célèbre d’une "confiance
qui rejoint librement une cons-
cience", qui promeut une relation
ouvertement déséquilibrée. De
plus, il l’ancre dans le secret : "Il
n’y a pas de médecine sans
confiance, de confiance sans
confidence et de confidence sans
secret." Dire que le colloque sin-
gulier est un mythe signifie qu’il
condense des représentations qui
tiennent de l’évidence pour les
médecins français, autour d’un
concept perçu comme un principe
moral plus que politique. Lors
d’une rencontre, des généralistes
suédois nous ont raconté leur
journée de travail qui commence
par une réunion pluridisciplinaire,
en lien régulier avec l’hôpital.
"Mais alors, vous n’avez pas de
vraie relation avec vos patients !",
s’est exclamé un médecin fran-
çais, condamnant ainsi par un
juge ment moral une prise en
charge plus collective.»1
Un paradoxe veut que le dévelop-
pement de l’accessibilité des
patien ts à internet survienne en
pleine période de crise écono-
mique. Une période qui fait, selon
les sociologues, que la profession
médicale reste une «valeur sûre»
car très attractive. Une profession
caractérisée par une autonomie
(relative), une reconnaissance (à
géométrie variable) ainsi (généra-
lement) que par une sécurité de
l’emploi. «En dépit des protesta-
tions des médecins, c’est un des
métiers qui jouissent d’un prestige
important autant que d’une situa-
tion objectivement favorable, écrit
encore la sociologue Anne-Chantal
Hardy. Ce sont les médecins qui
dévalorisent leur propre profes-
sion, pas les enseignants (dont les
enfants y réussissent très bien) ni
les milieux plus modestes, aux-
quels les facultés de médecine
tournent le dos.»
Et qu’en est-il des journalistes ?
Du moins des journalistes de l’écrit
et de la relation qu’ils entretien-
nent avec leurs patients lecteurs.
Un lieu commun veut que l’on
assis te, en ce début du troisième
millénaire de l’ère chrétienne (et
un peu plus d’un demi-millénaire
après Johannes Gutenberg), à la
mort de la presse écrite. C’est bien
beau, mais c’est faux. La vérité est
que nous assistons à la fin annon-
cée de pans entiers de la presse
d’information générale, imprimée
sur du papier journal. Pour le
reste, le journalisme et ses écritures
demeurent. De même que l’im-
pression : elle abandonne l’encre
et le papier pour gagner l’écran. Il
reste au journaliste écartelé entre
le print et le web à trouver le moyen
de ne pas désespérer : il lui suffit
de réinventer les liens avec son
lectorat. Et au médecin de faire de
même (colloques singuliers ou
pas) avec sa patientèle éternelle.
Jean-Yves Nau
jeanyves.nau@gmail.com
Avec internet le patient est plus savant :
c’est un (mauvais) conte pour enfants
LDD
a L’aphorisme, par définition, cherche à
résumer un mot, une situation et se veut
le contraire du lieu commun. Il constitue
un énoncé autosuffisant et peut être lu,
compris, interprété sans faire appel à un
autre texte. Un aphorisme est une pen-
sée qui autorise et provoque d’autres
pensées et qui fraye un sentier vers de
nouvelles perceptions et conceptions.
Même si sa formulation semble prendre
une apparence définitive, il ne prétend
pas tout dire ni dire le tout d’une chose.
Bibliographie
1 Extraits d’un entretien (publié sur le blog
«Carnets de santé» avec Anne-Chantal
Hardy , sociologue (chercheur CNRS au
sein du laboratoire Droit et changement
social, à Nantes). Cet entretien est basé
sur son livre
Travailler à guérir. Sociologie
de l’objet du travail médical
. (Pres ses
de l’EHESP, Rennes, 2013. 304 pages,
26 euros). Cet entretien a d’abord été
publié dans le numéro 902 de mai 2013
de la
Revue du Praticien Médecine Gé-
nérale
.