Conférence du 6 Février 2012 à l'EHESS à Paris (Boulevard Raspail) LES SOCIETES EXOTIQUES ET LEVI-STRAUSS, UNE ETUDE ANTHROPOLOGIQUE par M. Emmanuel DESVEAUX ancien assistant de Claude Levi-Strauss, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Immédiatement, la problématique est posée : comment les sociétés exotiques s’organisent-elles (aussi bien en théorie qu'en pratique) ? Quelles sont les divergences culturelles notables avec nous ? Introduction : l’intervenant principal cite d'abord Emile Durkheim, célèbre sociologue et anthropologue français, qui considérait l’autre comme une source de valeurs et de connaissances : ce qu’il définissait comme le but de l’anthropologie soit aller à la rencontre d'autres civilisations, riches en apprentissage pour nous. C’est alors que Levi-Strauss s’intéressa à ces société exotiques par l’étude de la théorie dite « structuraliste » où des systèmes basés sur le matérialisme et la culture influencent voire organisent la vie sociale et ses manifestations quotidiennes : ces systèmes se décryptent difficilement puisqu’ils dépendent de la culture de chacun avec des rituels (par exemple, la façon dont les gens se marient…) qui organisent la vie sociale. I- L’anthropologie et les sociétés exotiques en théorie : Structuralisme vs. Evolutionnisme En effet, Durkheim a inspiré Levi-Strauss dans son travail : ce dernier a ainsi pensé l’humanité dans chacune de ses facettes (soit le but de l’anthropologie pour lui) et affirmait que l’Occident ne devait pas être pris en exemple pour l’étude des sociétés car il existe une universalité de l’homme au-delà de cet Occident. C’est alors que Levi-Strauss établit cette nouvelle théorie sur l’évolution des sociétés : Avant, la pensée dite « évolutionniste » était dominante et pensait que l’histoire humaine était issue d’une évolution linéaire de l’ère primitive (pour eux, c'était égal à la sauvagerie et l’asociabilité de l’homme) à une progression vers notre ère par un progrès technique fulgurant concentré en Occident (donc cette pensée exclue les sociétés ex-Occidentales de l'Histoire) ; - Levi-Strauss oppose alors le structuralisme à la pensée évolutionniste en affirmant qu’il y a bien eu ce progrès technique en faisant un lien entre ce progrès et la culture et matérialité des sociétés dont la valeur identitaire aurait permis à chacune des sociétés d'avoir « son » progrès technique pour évoluer à sa manière. Il réhabilite ainsi les sociétés exotiques en affirmant qu'elles aussi ont connu un progrès technique ayant débouché à une évolution, à une différence près : il était isolé, ce qui a conduit au détachement de ces sociétés avec la nôtre et donc le rejet de ces dernières par les historiens occidentaux. Pour l'évolutionnisme, l’évolution technique est LE critère d'évolution qui permet d'étendre la domination d'une société (le colonialisme au 19 e siècle où l'on impressionnait les Indiens avec les armes à feu perfectionnées : progrès technique au service de l'expansion sociale) et c'est ainsi que l'Occident dominerait ces sociétés ! L’évolutionnisme exclut ainsi les sociétés exotiques de l’Histoire car elles n’auraient connu que peu voire pas de progrès technique comparé à l’Occident. Théorie infirmée par LeviStrauss comme démontré ci-dessus. Levi-Strauss place la culture de ces sociétés traditionnelles (les Aborigènes, Papous, Inuits, Pygmées…) comme un élément de « progrès » et pour lui justement « primitif » ne signifiait pas désordre social sans cohérence mais là où les choses sont déjà en place pour poser les bases de la société moderne (règles, hiérarchie…), et cette société primitive (qu’il considère volontiers comme exotique aussi) s’exprime selon des structures organisatrices communes à l'humanité entière comme la culture (chaque civilisation a sa propre culture) et la matérialité (structures reposent sur éléments concrets), donc ce sont les 2 grands principes du structuralisme lequel semble le mieux définir ces sociétés puisqu'en plus, le fait que les sociétés adoptent des structures communes (la société dépend de la culture) mais variées (puisque chaque culture est différente) fait que ces sociétés suivent alors des chemins divers, ce qui va à l’encontre de la « linéarité de l’Histoire » selon les évolutionnistes (voir passage en gras plus haut). Levi-Strauss, après avoir petit à petit imposé le structuralisme face à l’évolutionnisme concernant la question des sociétés exotiques, démontre que chaque culture se construit sur un principe de cohérence dans le sens où tout va dans le sens de la culture, comme avec la façon de manger, se vêtir ce qui un argument de plus pour la théorie structuraliste qui affirmait bien que le matérialisme et la culture organisaient la vie sociale qui tournait alors autour de ces systèmes dans ses manifestations quotidiennes (donc la manière de manger etc. comme dit ci-dessus + voir passage en rouge au début) ! Et d’ailleurs, il ajoute que les mythologies liées aux civilisations (grecques, romaines mais aussi afro-américaines) sont des récits cherchant en fait à renforcer l’identité de chaque civilisation en démontrant l’importance de la culture dans le passé de telle civilisation. Fort de ce dernier argument, le dernier point de l’étude théorique de Levi-Strauss de ces sociétés à travers son structuralisme concerne leur histoire propre : L'évolutionnisme, pour étudier l’Histoire, résonnait par diachronie (soit le fait de traverser le temps verticalement en occultant plusieurs événements localisés : globalement, de Adam à aujourd'hui donc, l'évolutionnisme excluait logiquement les sociétés exotiques localisées de son étude historique humaine) alors que Levi-Strauss et le structuralisme introduisent la synchronie (soit le fait de prendre une tranche de temps et de la contextualiser pour comprendre : idée d'anachronisme mais le but étant de concilier problème du passé avec analyse du présent). Pour les sociétés exotiques nombreuses, il est vrai que nous n’avons pas assez d’éléments pour retracer toute leur histoire (qui est comme nous, assez aléatoire et chaotique) mais là où l'évolutionnisme avec sa diachronie va purement et simplement les « effacer de l’Histoire humaine » pour justifier leur linéarité historique centrée sur l’Occident (voir passage en gras page 1), Levi-Strauss va dire qu’elles sont en fait les produits du mélange entre leur culture omniprésente (et propre) et leurs propres progrès, ce qui fait qu’on ne peut comprendre leurs « représentations historiques » et nous n’avons donc pas les moyens de retracer leur histoire ! (Exemple : les hiéroglyphes égyptiens, directement inspirés de leur culture ; une fois compris ils nous ont permis d’en savoir plus sur l'ancienne civilisation égyptienne : la compréhension d’une culture est donc la clé de la connaissance de l'Histoire de sa civilisation.) La synchronie structuraliste fut donc le dernier élément qui enterra la théorie évolutionniste quant à l'étude des sociétés exotiques et leur fonctionnement et Histoire (en plus du progrès technique et du fonctionnement théorique de ces sociétés). II- L’anthropologie et les sociétés exotiques en pratique : l’organisation sociale et familiale de ces sociétés Chaque civilisation possède sa propre organisation sociale bien différente de nous puisqu'elle dépend directement de leur culture (par définition différente selon les civilisations) comme montré dans ce I sur le structuralisme. D’abord, sur le plan social : Levi-Strauss oppose les sociétés « chaudes » (soit occidentales, qui accumulent de l'énergie historique car elles se référent à leur passé de dynamique changeante pour légitimer leur présent et se projeter dans le futur quand bien même elles imaginent un futur, il est en fait inimaginable) aux sociétés « froides » donc opposées sur le plan des mentalités (ce sont les sociétés exotiques qui, pour nous, n'auraient pas assez d'histoire et se projetteraient peu dans l'avenir. Elles vivent au jour le jour sans se préoccuper du passé et des problèmes futurs). Ces divergences de pensée intérieure se retrouvent sur la question de la vision extérieure des autres et du monde puisque Levi-Strauss constate que les sociétés chaudes ont tendance à penser que les Indiens (par exemple) n'étaient pas attachés à leur culture puisqu’ils ne cherchaient visiblement pas à l'étendre mais à la défendre des autres (résistance au colonialisme européen) et cela concerne la force dite de « culturation » où 2 cultures différentes se rencontrent, l’une va chercher à dominer l'autre et si elle est plus puissante que l'autre : la culture écrasée va adopter la culture dominante. Exemple aujourd'hui : on pourrait parler de « culturation » américaine... Et c’est un sentiment étrange pour les sociétés chaudes, habituées à des combats culturels (entre USA, Europe et Asie) puisqu’on remarque que les Indiens ne cherchent donc pas à recourir à la force de culturation contrairement à nous, donc on peut affirmer qu'il existe en fait une indifférence extérieure des Indiens (et plus largement des sociétés exotiques) vis à vis de nous donc elles ont une vision du monde bien différente de nous puisqu'elle est centrée sur l’intérieur et non l'extérieur ! Ensuite, sur le plan familial : on peut citer les Indiens d'Amérique (exemple parmi tant d'autres) : ils possèdent un système de parenté bien différent du notre où l'ordre des naissances est absolu (autrement dit, ils font une très grande distinction entre aîné et cadet). De plus, ils remontent très loin dans leur généalogie pour établir un ordre familial précis, il y a donc une recherche et un respect des ancêtres tandis que chez nous, on se limite à la connaissance des grands parents, on dira que notre mémoire généalogique est faible. Pour revenir à l'ordre des naissances, cette distinction immuable entre aîné et cadet influe même sur les relations intra-familiales et les droits et devoirs de chacun (peu importe, chez nous, qui est l'aîné et qui est le cadet). Les sociétés amérindiennes appliquant ce principe, ils considéraient par exemple que tout ce qui touchait à l'aîné se devait d'être radicalement différent de ce qui était lié au cadet, pour mieux marquer la distinction entre les deux, ce qui conduira Levi-Strauss à faire la conclusion suivante (qui vaut aussi pour nos sociétés) que nous allons expliciter : chaque individu de la société vit dans un temps décalé par rapport aux autres (rôle et manière de penser différents entre les individus d'une même société) ; en effet, dans les sociétés, aucun individu n'est en fait semblable puisqu'ils sont intégrés dans des classes plus ou moins subtiles. Chez les Indiens, l’ordre des naissances contribue à différencier l'individu au sein de sa famille : il y a donc les cadets, aînés, benjamins etc. qui n'auront pas les mêmes droits et devoirs et donc pas les mêmes rôles ce qui fait que le cadet vivra dans un temps (ou d'une manière) différent de celle de son aîné. C’est une classe de naissance par ordre (et non par situation sociale) qui sépare les individus. Il n'y a donc qu'une seule classe régissant l'ordre social. Chez nous, les classes sont plus implicites mais on distingue déjà la classe d'âges (par exemple pour la maternelle de 0 à 3 ans, Collège de 11 à 15 ans etc.) et donc on contribue à décaler le temps entre ces âges puisque théoriquement un élève de 12 ans ne peut aller au lycée (+ les films ou lectures « réservés » à partir d'un certain âge etc. et les différentes générations qui sont aussi décalées entre les « jeunes » et les « vieux »). En plus, il y a aussi la classe de genres qui contribuent à distinguer les hommes des femmes sur le plan notamment des métiers avec certains dits plus féminins (secrétaire, esthéticienne…) ou masculins que d'autres : bref, on contribue à décaler le temps pour les individus en créant des classes qui séparent fatalement et implicitement les individus et même si ces classes sont acceptées, elles contribuent à décaler le temps entre chaque individu. Pour le fonctionnement concret d'une société exotique en particulier : une étude fut réalisée sur celle des Arikara en Amérique du Nord (dans l'Etat du Missouri). Cette tribu comportait des classes de responsabilités rituelles (interprétées par l'ethnologue Arnold van Gennep) fondées donc sur les rites de passage (mariage, baptême , funérailles etc.) qui étaient assurés par des classes différentes. Exemple : la classe A s'occupait exclusivement des mariages et la classe inférieure B des baptêmes… Le principe ? Ces classes étaient en fait l'échelle sociale exotique : pour monter dans l'échelle sociale, il fallait être puis trouver un remplaçant pour la responsabilité rituelle dont on s'occupait dans sa classe avant d'intégrer la classe supérieure. Exemple : un membre de la classe B meurt et si ce membre n'a pas d'enfants mûrs pouvant lui succéder dans sa tâche, un membre de la classe C va le remplacer dans sa fonction rituelle (remplacement non aléatoire de C à B, cela se faisait par prestation sexuelle entre le potentiel successeur C avec un membre de la classe B) et donc monter dans l'échelle sociale. Or, le choix de remplacement dépend totalement de l'individu et c'est là la faille de ce système : si aucun membre de la classe C ne souhaite remplacer le mort de la classe B où s'il n'y a personne de « valable » dans cette classe pour intégrer la classe B (handicapés et jeunes enfant exclus). Le manque d'individus peut donc aussi provoquer la chute du système. D'où la conclusion de cette étude : – Chez nous, les classes sont préconçues avant même la naissance de l'individu (niveau social familial, genre et âge) donc dans nos sociétés occidentales c'est l'individu qui doit s'adapter à la société – ALORS QUE dans la plupart des sociétés exotiques, les classes sont définies au fil de la croissance de l'individu (ordre des naissances aléatoire + liberté du choix de remplacement d'une fonction) et ici c'est donc la société qui doit s'adapter à l'individu. C’était d'ailleurs la conclusion finale de Levi-Strauss pour expliquer la domination et disparition progressive de ces sociétés qui respectaient plus que tout l'individu, au prix de leur propre existence au final…