Rorty : critique davidsonienne
du réalisme putnamien
CHRISTOPHE SCHINCKUS
À ses débuts, le pragmatisme fut marqué par la théorie de la vérité proposée
par Charles S. Peirce. Celle-ci se présentait alors comme un subtil mélange
de vérité-consensus et de vérité-référence : la vérité peircéenne n’est ni indé-
pendante du consensus de la communauté, ni détachée du sujet qui la pro-
duit¹. Communauté, vérité et réalité se constituent ensemble en se repro-
duisant mutuellement à mesure que progresse le savoir. C’est sur la base de
cette théorie peircéenne de la vérité qu’un débat fait rage au sein même des
néopragmatistes². Bien qu’ils soient tous les trois d’accord sur l’implication
du sujet dans la défi nition de la vérité, Donald Davidson, Hilary Putnam et
Richard Rorty proposent chacun une argumentation diff érente de la notion
de vérité.
L’objectif avoué de Putnam dans l’élaboration de son réalisme interne est
de justifi er la supériorité – en matière de vérité – de la pratique scienti que
(a, p. -). Rorty, même s’il reconnaît que son pragmatisme est rela-
tivement proche de celui de Putnam³, ne peut accepter pareille dé marche et
déplore que la science soit aujourd’hui considérée comme la seule discipline
« La disposition de l’expérimentateur est de penser toute chose exactement comme toute chose
est pensée en laboratoire, c’est-à-dire comme une question d’expérimentation. » C. S. Peirce,
Collected papers of Charles Sanders Peirce, Cambridge Mass., Harvard University Press, réédition
, vol. , cité et traduit par Poulain, . Les résultats de l’expérimentation n’apparaissent
alors pas seulement comme une vérité extérieure (référence) pure mais également comme le
résultat d’une vérité-consensus sur la manière d’articuler le rappport à la référence. À ce sujet,
voir Poulain, .
Poulain, . Rorty (a) nous explique que ce qui sépare les pragmatistes classiques des
« néopragmatistes », outre l’ouverture à la philosophie continentale, réside dans ce que les
philosophes ont appelé le « tournant linguistique ».
« La conception que je désigne du nom de pragmatisme est pratiquement la même, encore
que ce ne soit pas tout à fait le cas, que la conception internaliste de la philosophie dont parle
Putnam dans son livre Raison, vérité et histoire ». Rorty, , p. .
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qui off re une vérité digne d’intérêt. Dans notre société contemporaine,
affi rme-t-il, les hommes de science ont remplacé les prêtres et sont consi-
dérés comme les seules personnes qui permettent encore à l’humanité de
rester en contact avec quelque chose qui se trouve au-delà d’elle-même.
Il ajoute que nous ne disposons d’aucun point de vue extra- linguistique
nous permettant de justifi er la supériorité des croyances scientifi ques⁴ et,
pour mieux s’en convaincre, propose une réponse davidsonienne⁵ à la posi-
tion putnamienne. Le désaccord opposant Putnam (réalisme interne) et
Rorty (relativisme épistémologique) concernant l’existence d’une certaine
« correspondance » avec la réalité qui justifi erait la supériorité de la pra tique
scientifi que pour le premier – ce qui est bien évidemment rejeté par le
second – constituera le cœur de ce texte.
Putnam : du réalisme métaphysique au réalisme interne
La « vérité-correspondance » de Putnam
Dans le cadre de cet article, nous nous intéresserons principalement
aux travaux que Putnam a publiés avant  (et plus précisément avant
e reefold Cord : Mind, Body and World), et pour cause : dans ses der-
niers écrits, dans lesquels il prétend avoir dépassé les positions que nous
présentons ici, l’auteur a opéré un déplacement du problème. En eff et, par
opposition à ses travaux précédents, où il s’intéressait à la « vérité », Putnam
reconnaît qu’il n’est pas nécessaire de la défi nir absolument (, p. ).
Il semble dissoudre son réalisme interne dans un « réalisme naturel » (,
p. ) qui s’apparente davantage à de la phénoménologie⁶, puisqu’il s’inté-
resse de plus en plus à la manière d’exprimer le monde qui nous entoure
sans pour autant fonder cette dernière sur une justifi cation extérieure. Nous
C’est pourquoi, il convient, selon Rorty, de penser le terme rationalité comme quelque chose de
raisonnable et de civilisé plutôt que comme quelque chose de méthodique. La rationalité serait
alors perçue comme une capacité à l’ouverture d’esprit, une tolérance, un respect de l’opinion
de ceux qui nous entourent. La science ne serait plus perçue comme la discipline déterminant
le vrai, l’objectif, de manière arbitraire (c’est-à-dire en accord avec ses critères préétablis), mais
plutôt comme un espace social parmi d’autres, un exemple de solidarité où la rationalité rimerait
avec la capacité à accepter un pluralisme méthodologique. Voir Rorty, .
Rorty présente d’ailleurs Davidson comme son « anti-essentialiste contemporain favori » (,
p. ).
Ce faisant, il nous semblerait que Putnam déplace peu à peu sa « philosophie des sciences » dans
un paradigme davantage issu de la phénoménologie que de la philosophie du langage qui, selon
Hottois (), demeure le paradigme dominant de la philosophie des sciences.
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nous intéressons donc ici en priorité aux écrits putnamiens concernant la
vérité et ne ferons qu’évoquer les diff érents arguments présentés postérieu-
rement par l’auteur.
D’une manière générale, Putnam critique ouvertement la conception
essentialiste de la science, qu’il nomme « réalisme métaphysique », et rejette
les thèses du réalisme métaphysique pour lequel « le monde est constitué
d’un ensemble fi xe d’objets indépendamment de l’esprit » (, p. ).
Dans cette conception du monde, la vérité est une sorte de correspondance
entre les mots (des symboles de la pensée) et des choses ou des ensembles de
choses extérieures (ibid.).
S’il rejette le réalisme métaphysique, Putnam n’adhère toutefois pas aux
thèses relativistes qui, selon lui, ne constituent pas une réelle alternative à
l’essentialisme. S’il reconnaît la légitimité des thèses relativistes, il explique
que ces conceptions sombrent dans les mêmes travers que le réalisme méta-
physique ().
Putnam, en vertu de son réalisme interne, est « disposé à traiter la réfé-
rence comme intérieure aux textes (ou aux théories) pour autant que nous
reconnaissions qu’il y a des textes qui sont meilleurs et d’autres pires »
(ibid.). Il ajoute que, si ce « meilleur » et ce « pire » dépendent eux-mêmes de
notre situation historique et de nos desseins, le critère de démarcation entre
« le meilleur et le pire » ne peut se réduire à une aff aire d’opinions.
Selon Putnam, une fois que l’on a explicité le monde dans lequel on se
trouve, l’existence des objets et le problème de la référence ne sont plus des
problèmes culturels. S’il est vrai que nos concepts sont relatifs à la culture, il
est erroné, affi rme-t-il, de penser que la vérité de ces concepts est également
relative à la culture⁷. L’auteur entend bien maintenir un lien entre vérité et
assertabilité. « Sa solution consiste à dire que la vérité est une idéalisation de
l’assertabilité garantie ou de l’acceptabilité rationnelle. La vérité est ce qui
serait justifi é dans des circonstances épistémiques idéales »⁸. Pour Putnam,
la vérité est « une sorte de cohérence idéale de nos croyances entre elles et
avec nos expériences telles qu’elles sont représentées dans notre système de
croyance » (, p. ).
« Bien entendu, nos concepts sont culturellement relatifs, mais il ne s’ensuit pas que la vérité
ou la fausseté de ce que nous disons en utilisant ces concepts soient simplement déterminées
par la culture » (Putnam, b, p. ).
Le concept de « condition idéale » pose bien évidemment problème. Voir à ce sujet Putnam,
, p. , Zeglen,  ou encore Engel, , p. . Rappelons le revirement théorique
opéré par Putnam sur ce concept de « conditions épistémiques idéales » (Putnam, ).
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En maintenant une relation entre la vérité et « les circonstances épisté-
miques idéales », Putman soutient l’idée d’une vérité-correspondance. La
correspondance putnamienne doit s’entendre au sens large telle que défi nie
par Davidson (, p. ), à savoir :
La propriété d’être vrai doit s’expliquer par une relation entre un énoncé et
quelque chose d’autre. Sans préjuger de ce que le quelque chose d’autre pourrait
être, je prendrai la liberté d’appeler toute conception de ce type une théorie de
la vérité-correspondance.
La vérité putnamienne se fonde sur la correspondance car elle présuppose
une certaine forme de relation (correspondance) avec la réalité. Dans son réa-
lisme interne, Putnam reconnaît que la science est une aff aire de textes et que
cette réalité ne peut être réduite à une « réalité extérieure » totalement indé-
pendante des individus (le réalisme métaphysique). En associant la vérité à
une certaine idéalisation des conditions dans laquelle elle s’énonce, il recon-
naît également que la réalité avec laquelle on met en relation les énoncés
dépend, certes, des textes (et donc du sujet) mais également des « circonstan-
ces épistémiques idéales » qui, elles, demeureraient indépen dantes du sujet.
Un énoncé est vrai s’il correspond à ce qui peut se justifi er dans des circons-
tances épistémiques idéales. C’est précisément dans ce sens que Putnam
adopte une approche de la vérité dite « de la correspondance ».
Le caractère transthéorique de la réalité ou la dimension causale
de la vérité putnamienne
Putnam propose son réalisme interne, sorte de version « allégée » de la
théorie de la référence, afi n de pouvoir expliquer les succès passés, présents
et futurs de la science qui, selon l’auteur, ne peuvent se comprendre et
avoir du sens que dans une conception réaliste de la vérité (sous la forme
vérité-correspondance) et de la référence (même si celle-ci peut évoluer).
Le philosophe ajoute que si les théories scientifi ques n’étaient que pur lan-
gage sans référence aucune, les succès actuels de la science relèveraient d’un
miracle⁹. Rendre intelligible l’évolution de la science et empêcher de pen-
ser celle-ci comme une erreur méta-inductive¹⁰ (comme ce serait le cas en
Putnam, , p.  : « If these objects [les électrons] do not really exist at all, then it is a
miracle that a theory which speaks of gravitational action at a distance succesfully predicts
phenomena. »
 Letson, , p. . Rorty parle de « méta-induction » pour illustrer l’hypothèse selon laquelle
la science ne serait pas une connaissance résultant d’un processus accumulatif et déductif, mais
plutôt un ensemble de généralisations inductives qui auraient évolué au gré de l’histoire. Voir
également Rorty, , p. .
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l’absence de référence), telles sont les principales motivations du réalisme
putnamien.
Pour Putnam, si la référence évolue avec nos croyances, elle confronte
les scientifi ques à une même réalité quelle que soit l’époque ; ce n’est pas
tant la référence qui évolue, que la perception qu’ils s’en font¹¹. Les théo-
ries et la perception de la référence évoluent avec le progrès scientifi que,
permettant à la référence de se préciser. Les théories anciennes de la science
qui utilisaient certains concepts se référaient bien aux mêmes entités que la
science contemporaine, même si ce que ces théories en disaient était faux¹².
Les nombreux termes scientifi ques apparus au cours de ces cinq dernières
décennies, qui ne renvoient à aucune référence dans la science du début du
siècle, permettent aux scientifi ques de mieux préciser ces concepts. Putnam
nous explique que le terme « particule » utilisé par Bohr en  renvoie à
notre concept actuel d’« électron »¹³.
En permettant à plusieurs termes diff érents de désigner la même réfé-
rence, le réalisme putnamien reconnaît le caractère transthéorique de cette
dernière¹⁴. Même si l’auteur parle du caractère transthéorique des termes
censés représenter la référence, il semble que ce caractère concerne davan-
tage la référence¹⁵. En eff et, si plusieurs termes distincts peuvent désigner
une référence unique, la seule chose qui soit réellement transthéorique
(c’est-à-dire présente dans toutes les visions théoriques), c’est l’unicité de la
référence. Ce caractère transthéorique de la référence, Putnam l’a qualifi é
de « transculturel » (a, p. ) et l’évoque dans sa confrontation entre
la physique de Bohr et la physique contemporaine ou encore dans ses écrits
consacrés à l’histoire de l’électricité¹⁶.
 Putnam, , p.  : « Pour un internaliste, il n’y a là rien de problématique : pourquoi ne
pourrait-il pas y avoir parfois des schémas conceptuels également cohérents, mais concep-
tuellement incompatibles, qui s’accorderaient tout aussi bien avec nos croyances dérivées de
l’expérience ? Si la vérité n’est pas une correspondance (unique), alors un certain pluralisme
devient possible. ».
 Ibid., p.  et .
 Putnam, , p. . Le savant danois aurait, au cours de ses recherches, profid’un introducing
event lui permettant de mettre au jour l’existence d’une réalité particulière encore constitutive
de notre savoir contemporain.
 Ibid. « Realists have held that there are successive scientifi c theories about the same things:
about heat, about electricity, about electrons and so forth; and this involves treating such terms
as “electricity” as transtheroretical terms… as terms that have the same reference in diff erent
theories. »
 C’est également la position défendue par Letson, , p. .
 Ibid., p. . « Benjamin Franklin knew that “electricity” was manifested in the form of sparks
and lightning bolts; someone else might know about currents and electromagnets; someone
else might know about atoms consisting of positively and negatively charged particles.  ey
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