Tracés 12 - Tracés. Revue de Sciences humaines

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Rorty : critique davidsonienne
du réalisme putnamien
C HRI ST O P H E SC H I NC K US
À ses débuts, le pragmatisme fut marqué par la théorie de la vérité proposée
par Charles S. Peirce. Celle-ci se présentait alors comme un subtil mélange
de vérité-consensus et de vérité-référence : la vérité peircéenne n’est ni indépendante du consensus de la communauté, ni détachée du sujet qui la produit¹. Communauté, vérité et réalité se constituent ensemble en se reproduisant mutuellement à mesure que progresse le savoir. C’est sur la base de
cette théorie peircéenne de la vérité qu’un débat fait rage au sein même des
néopragmatistes². Bien qu’ils soient tous les trois d’accord sur l’implication
du sujet dans la définition de la vérité, Donald Davidson, Hilary Putnam et
Richard Rorty proposent chacun une argumentation différente de la notion
de vérité.
L’objectif avoué de Putnam dans l’élaboration de son réalisme interne est
de justifier la supériorité – en matière de vérité – de la pratique scientifique
(1994a, p. 65-66). Rorty, même s’il reconnaît que son pragmatisme est relativement proche de celui de Putnam³, ne peut accepter pareille démarche et
déplore que la science soit aujourd’hui considérée comme la seule discipline
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« La disposition de l’expérimentateur est de penser toute chose exactement comme toute chose
est pensée en laboratoire, c’est-à-dire comme une question d’expérimentation. » C. S. Peirce,
Collected papers of Charles Sanders Peirce, Cambridge Mass., Harvard University Press, réédition
1960, vol. 5, cité et traduit par Poulain, 1999. Les résultats de l’expérimentation n’apparaissent
alors pas seulement comme une vérité extérieure (référence) pure mais également comme le
résultat d’une vérité-consensus sur la manière d’articuler le rappport à la référence. À ce sujet,
voir Poulain, 1999.
Poulain, 1999. Rorty (1990a) nous explique que ce qui sépare les pragmatistes classiques des
« néopragmatistes », outre l’ouverture à la philosophie continentale, réside dans ce que les
philosophes ont appelé le « tournant linguistique ».
« La conception que je désigne du nom de pragmatisme est pratiquement la même, encore
que ce ne soit pas tout à fait le cas, que la conception internaliste de la philosophie dont parle
Putnam dans son livre Raison, vérité et histoire ». Rorty, 1994, p. 41.
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qui offre une vérité digne d’intérêt. Dans notre société contemporaine,
affirme-t-il, les hommes de science ont remplacé les prêtres et sont considérés comme les seules personnes qui permettent encore à l’humanité de
rester en contact avec quelque chose qui se trouve au-delà d’elle-même.
Il ajoute que nous ne disposons d’aucun point de vue extra-linguistique
nous permettant de justifier la supériorité des croyances scientifiques⁴ et,
pour mieux s’en convaincre, propose une réponse davidsonienne⁵ à la position putnamienne. Le désaccord opposant Putnam (réalisme interne) et
Rorty (relativisme épistémologique) concernant l’existence d’une certaine
« correspondance » avec la réalité qui justifierait la supériorité de la pratique
scientifique pour le premier – ce qui est bien évidemment rejeté par le
second – constituera le cœur de ce texte.
Putnam : du réalisme métaphysique au réalisme interne
La « vérité-correspondance » de Putnam
Dans le cadre de cet article, nous nous intéresserons principalement
aux travaux que Putnam a publiés avant 1999 (et plus précisément avant
The Threefold Cord : Mind, Body and World), et pour cause : dans ses derniers écrits, dans lesquels il prétend avoir dépassé les positions que nous
présentons ici, l’auteur a opéré un déplacement du problème. En effet, par
opposition à ses travaux précédents, où il s’intéressait à la « vérité », Putnam
reconnaît qu’il n’est pas nécessaire de la définir absolument (2004, p. 117).
Il semble dissoudre son réalisme interne dans un « réalisme naturel » (1999,
p. 24) qui s’apparente davantage à de la phénoménologie⁶, puisqu’il s’intéresse de plus en plus à la manière d’exprimer le monde qui nous entoure
sans pour autant fonder cette dernière sur une justification extérieure. Nous
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C’est pourquoi, il convient, selon Rorty, de penser le terme rationalité comme quelque chose de
raisonnable et de civilisé plutôt que comme quelque chose de méthodique. La rationalité serait
alors perçue comme une capacité à l’ouverture d’esprit, une tolérance, un respect de l’opinion
de ceux qui nous entourent. La science ne serait plus perçue comme la discipline déterminant
le vrai, l’objectif, de manière arbitraire (c’est-à-dire en accord avec ses critères préétablis), mais
plutôt comme un espace social parmi d’autres, un exemple de solidarité où la rationalité rimerait
avec la capacité à accepter un pluralisme méthodologique. Voir Rorty, 1995.
Rorty présente d’ailleurs Davidson comme son « anti-essentialiste contemporain favori » (1994,
p. 120).
Ce faisant, il nous semblerait que Putnam déplace peu à peu sa « philosophie des sciences » dans
un paradigme davantage issu de la phénoménologie que de la philosophie du langage qui, selon
Hottois (2004), demeure le paradigme dominant de la philosophie des sciences.
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nous intéressons donc ici en priorité aux écrits putnamiens concernant la
vérité et ne ferons qu’évoquer les différents arguments présentés postérieurement par l’auteur.
D’une manière générale, Putnam critique ouvertement la conception
essentialiste de la science, qu’il nomme « réalisme métaphysique », et rejette
les thèses du réalisme métaphysique pour lequel « le monde est constitué
d’un ensemble fixe d’objets indépendamment de l’esprit » (1978, p. 123).
Dans cette conception du monde, la vérité est une sorte de correspondance
entre les mots (des symboles de la pensée) et des choses ou des ensembles de
choses extérieures (ibid.).
S’il rejette le réalisme métaphysique, Putnam n’adhère toutefois pas aux
thèses relativistes qui, selon lui, ne constituent pas une réelle alternative à
l’essentialisme. S’il reconnaît la légitimité des thèses relativistes, il explique
que ces conceptions sombrent dans les mêmes travers que le réalisme métaphysique (1992).
Putnam, en vertu de son réalisme interne, est « disposé à traiter la référence comme intérieure aux textes (ou aux théories) pour autant que nous
reconnaissions qu’il y a des textes qui sont meilleurs et d’autres pires »
(ibid.). Il ajoute que, si ce « meilleur » et ce « pire » dépendent eux-mêmes de
notre situation historique et de nos desseins, le critère de démarcation entre
« le meilleur et le pire » ne peut se réduire à une affaire d’opinions.
Selon Putnam, une fois que l’on a explicité le monde dans lequel on se
trouve, l’existence des objets et le problème de la référence ne sont plus des
problèmes culturels. S’il est vrai que nos concepts sont relatifs à la culture, il
est erroné, affirme-t-il, de penser que la vérité de ces concepts est également
relative à la culture⁷. L’auteur entend bien maintenir un lien entre vérité et
assertabilité. « Sa solution consiste à dire que la vérité est une idéalisation de
l’assertabilité garantie ou de l’acceptabilité rationnelle. La vérité est ce qui
serait justifié dans des circonstances épistémiques idéales »⁸. Pour Putnam,
la vérité est « une sorte de cohérence idéale de nos croyances entre elles et
avec nos expériences telles qu’elles sont représentées dans notre système de
croyance » (1984, p. 61).
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« Bien entendu, nos concepts sont culturellement relatifs, mais il ne s’ensuit pas que la vérité
ou la fausseté de ce que nous disons en utilisant ces concepts soient simplement déterminées
par la culture » (Putnam, 1994b, p. 243).
Le concept de « condition idéale » pose bien évidemment problème. Voir à ce sujet Putnam,
2004, p. 117, Zeglen, 2002 ou encore Engel, 1994, p. 214. Rappelons le revirement théorique
opéré par Putnam sur ce concept de « conditions épistémiques idéales » (Putnam, 1999).
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En maintenant une relation entre la vérité et « les circonstances épistémiques idéales », Putman soutient l’idée d’une vérité-correspondance. La
correspondance putnamienne doit s’entendre au sens large telle que définie
par Davidson (1984, p. 69), à savoir :
La propriété d’être vrai doit s’expliquer par une relation entre un énoncé et
quelque chose d’autre. Sans préjuger de ce que le quelque chose d’autre pourrait
être, je prendrai la liberté d’appeler toute conception de ce type une théorie de
la vérité-correspondance.
La vérité putnamienne se fonde sur la correspondance car elle présuppose
une certaine forme de relation (correspondance) avec la réalité. Dans son réalisme interne, Putnam reconnaît que la science est une affaire de textes et que
cette réalité ne peut être réduite à une « réalité extérieure » totalement indépendante des individus (le réalisme métaphysique). En associant la vérité à
une certaine idéalisation des conditions dans laquelle elle s’énonce, il reconnaît également que la réalité avec laquelle on met en relation les énoncés
dépend, certes, des textes (et donc du sujet) mais également des « circonstances épistémiques idéales » qui, elles, demeureraient indépendantes du sujet.
Un énoncé est vrai s’il correspond à ce qui peut se justifier dans des circonstances épistémiques idéales. C’est précisément dans ce sens que Putnam
adopte une approche de la vérité dite « de la correspondance ».
Le caractère transthéorique de la réalité ou la dimension causale
de la vérité putnamienne
Putnam propose son réalisme interne, sorte de version « allégée » de la
théorie de la référence, afin de pouvoir expliquer les succès passés, présents
et futurs de la science qui, selon l’auteur, ne peuvent se comprendre et
avoir du sens que dans une conception réaliste de la vérité (sous la forme
vérité-correspondance) et de la référence (même si celle-ci peut évoluer).
Le philosophe ajoute que si les théories scientifiques n’étaient que pur langage sans référence aucune, les succès actuels de la science relèveraient d’un
miracle⁹. Rendre intelligible l’évolution de la science et empêcher de penser celle-ci comme une erreur méta-inductive¹⁰ (comme ce serait le cas en
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Putnam, 1978, p. 18 : « If these objects [les électrons] do not really exist at all, then it is a
miracle that a theory which speaks of gravitational action at a distance succesfully predicts
phenomena. »
10 Letson, 1997, p. 124. Rorty parle de « méta-induction » pour illustrer l’hypothèse selon laquelle
la science ne serait pas une connaissance résultant d’un processus accumulatif et déductif, mais
plutôt un ensemble de généralisations inductives qui auraient évolué au gré de l’histoire. Voir
également Rorty, 1990, p. 319.
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l’absence de référence), telles sont les principales motivations du réalisme
putnamien.
Pour Putnam, si la référence évolue avec nos croyances, elle confronte
les scientifiques à une même réalité quelle que soit l’époque ; ce n’est pas
tant la référence qui évolue, que la perception qu’ils s’en font¹¹. Les théories et la perception de la référence évoluent avec le progrès scientifique,
permettant à la référence de se préciser. Les théories anciennes de la science
qui utilisaient certains concepts se référaient bien aux mêmes entités que la
science contemporaine, même si ce que ces théories en disaient était faux¹².
Les nombreux termes scientifiques apparus au cours de ces cinq dernières
décennies, qui ne renvoient à aucune référence dans la science du début du
siècle, permettent aux scientifiques de mieux préciser ces concepts. Putnam
nous explique que le terme « particule » utilisé par Bohr en 1911 renvoie à
notre concept actuel d’« électron »¹³.
En permettant à plusieurs termes différents de désigner la même référence, le réalisme putnamien reconnaît le caractère transthéorique de cette
dernière¹⁴. Même si l’auteur parle du caractère transthéorique des termes
censés représenter la référence, il semble que ce caractère concerne davantage la référence¹⁵. En effet, si plusieurs termes distincts peuvent désigner
une référence unique, la seule chose qui soit réellement transthéorique
(c’est-à-dire présente dans toutes les visions théoriques), c’est l’unicité de la
référence. Ce caractère transthéorique de la référence, Putnam l’a qualifié
de « transculturel » (1994a, p. 279) et l’évoque dans sa confrontation entre
la physique de Bohr et la physique contemporaine ou encore dans ses écrits
consacrés à l’histoire de l’électricité¹⁶.
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Putnam, 1984, p. 86 : « Pour un internaliste, il n’y a là rien de problématique : pourquoi ne
pourrait-il pas y avoir parfois des schémas conceptuels également cohérents, mais conceptuellement incompatibles, qui s’accorderaient tout aussi bien avec nos croyances dérivées de
l’expérience ? Si la vérité n’est pas une correspondance (unique), alors un certain pluralisme
devient possible. ».
12 Ibid., p. 24 et 25.
13 Putnam, 1975, p. 197. Le savant danois aurait, au cours de ses recherches, profité d’un introducing
event lui permettant de mettre au jour l’existence d’une réalité particulière encore constitutive
de notre savoir contemporain.
14 Ibid. « Realists have held that there are successive scientific theories about the same things:
about heat, about electricity, about electrons and so forth; and this involves treating such terms
as “electricity” as transtheroretical terms… as terms that have the same reference in different
theories. »
15 C’est également la position défendue par Letson, 1997, p. 40.
16 Ibid., p. 200. « Benjamin Franklin knew that “electricity” was manifested in the form of sparks
and lightning bolts; someone else might know about currents and electromagnets; someone
else might know about atoms consisting of positively and negatively charged particles. They
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Le caractère transthéorique du réalisme interne incarne, selon nous, une
belle illustration des débats¹⁷ entre Hilary Putnam et Saul Kripke. En effet,
le débat entre ces deux auteurs porte essentiellement sur leur utilisation du
concept de « désignateur rigide »¹⁸. Or, si celui-ci n’est autre que la désignation d’un même objet (incarnant la référence) dans tous les mondes
possibles, nous serions tenté de conclure que Kripke et Putnam partagent
les mêmes positions théoriques. Pourtant, il n’en est rien. Selon Sylvain
Auroux, « lorsqu’il parle de mondes possibles, le descriptiviste admet que
les NP [désignateurs] peuvent désigner des individus [ou des substances]
différents dans les différents mondes, puisqu’il ne dispose que de propriétés constantes qui, dans chacun des mondes, peuvent être satisfaites par des
individus [ou des substances] différents ; le causaliste, lui, admet que les
NP [désignateurs] désignent rigidement le même individu [ou substance]
dans tous les mondes possibles, individu auquel peuvent échoir des propriétés différentes » (1996, p. 157). En permettant au désignateur de désigner des substances différentes dans les différents mondes possibles, Putnam reconnaît qu’il est possible de nommer différemment une référence
qui présente les mêmes propriétés dans tous les mondes possibles (ce qui
nous permet d’affirmer, selon Putnam, que Bohr, au début du siècle, parlait
bien d’électron lorsqu’il parlait de particule). C’est la rigidité du désignateur
qui oppose Putnam et Kripke : contrairement au second, le premier utilise
les entités linguistiques de manière non rigide. En référence aux propos
sus-mentionnés d’Auroux, il nous semble que l’utilisation par Putnam du
concept de désignateur témoigne du fait qu’il propose une « causalité descriptiviste » de la référence alors que Kripke en propose une « causalité causaliste ».
S’il est vrai que la causalité putnamienne se veut plus souple – puisqu’elle reconnaît sa dimension sémantique – que les théories causales physicalistes, celle-ci n’en demeure pas moins ce qu’Engel nomme une théorie
causale de la référence. Dans le cadre du réalisme interne, est vrai ce qui
peut être justifié sur la base d’une correspondance (sous la forme d’une causalité « souple »), dans les circonstances épistémiques idéales avec une réfécould all use the term “electricity” without there being a discernible “intension” that they all
share. I want to suggest that they do have in common this: that each of them is connected by
a certain kind of causal chain to a situation in which a description of electricity is given, and
generally a causal description. »
17 À ce sujet, voir Wolf, 2002. Signalons également à ce sujet certains travaux qui présentent
Putnam comme un essentialiste (Read, Sharrock, 2002, p. 151-158).
18 Une expression linguistique est un désignateur rigide lorsqu’elle désigne le même individu dans
tous les mondes possibles.
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rence qui, certes, peut être nommée différemment, mais qui présente tout
de même un caractère transthéorique fort (et par conséquent une certaine
unicité)¹⁹. La vérité pour Putnam est une « vérité-correspondance » et cette
correspondance prend une forme causale grâce à ce caractère anhistorique
de la référence²⁰. C’est la raison pour laquelle nous étendons les propos
d’Engel à la causalité putnamienne²¹ :
[…] une théorie causale de la vérité, et donc une théorie de la vérité comme correspondance, dans la mesure où les relations causales entre les représentations
et les choses qu’elles représentent impliqueront des relations de correspondance
sous forme de lois.²²
Engel, poursuivant son analyse, affirme que toute théorie causale doit « soutenir que les liens causaux sont non seulement nécessaires, mais suffisants
pour assurer le caractère déterminé des représentations et des significations »
(ibid., p. 231). En affirmant le caractère nécessaire des liens causaux, Engel
soulève le caractère unique de la référence. Cette unicité n’est plus ontologique comme dans le réalisme métaphysique, mais relative aux conditions
de connaissance. En d’autres termes, s’il est vrai que la référence évolue en
fonction de nos croyances, elle peut être déterminée (donc unique) en un
certain lieu si les « circonstances épistémiques idéales » sont rencontrées.
Putnam ajoute que l’on ne peut penser la vérité autrement que comme
une « idéalisation de l’acceptabilité rationnelle » (1984, p. 67). Même s’il
mentionne que cette « acceptabilité rationnelle » dépend directement de
notre « biologie » et de notre « culture » (ibid.), il ne précise pas ce qu’il
entend par « justification idéalisée ». À cette ambiguïté s’ajoute la difficile
définition des « circonstances épistémiques idéales ». Dans ce contexte,
Urzula Zeglen (2002) souligne les séquelles métaphysiques de cette conception idéalisée de la vérité et s’interroge sur ces « conditions épistémiques
idéales » qui semblent tout aussi informulables et inaccessibles que la
19 Même lorsqu’il évoque le concept d’intention référentielle, Putnam (1975, p. 200) explique que
l’on ne peut penser la référence comme une intention : « The meaning that I have in my head
is not sufficient to refer to gold only. I will make a referential mistake. » La référence ne dépend
pas de son intention référentielle et c’est la raison pour laquelle plusieurs termes peuvent se
référer à la même référence.
20 Tout en reconnaissant que la manière de penser et d’expliquer cette référence dépend directement d’un processus historique.
21 S’il est vrai que les propos d’Engel s’appliquent surtout aux théories causales « fortes », il nous
semble que le caractère transthéorique implicite de la référence que l’on retrouve chez Putnam
nous permet d’étendre ces propos au réalisme interne. Voir aussi à ce sujet la note précédente.
22 Engel, 1994, p. 230.
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correspondance et la référence dans la logique du réalisme externe. Ce n’est
pas la référence elle-même qui est idéale, mais les conditions dans lesquelles
on peut connaître cette référence, qui évolue en fonction de nos croyances.
Il semblerait que le réalisme putnamien déplace le « mystère » de la référence
vers les conditions du savoir et subisse les mêmes critiques que celles adressées au réalisme métaphysique qu’il est censé remplacer²³.
Rorty : Le relativisme épistémologique
Selon Rorty, le programme davidsonien a rompu le lien entre vérité et justification en montrant à quel point la première notion était vide de sens
et en ramenant la seconde à un critère de cohérence. Rorty rappelle que
la philosophie de Davidson propose une sémantique totalement indépendante de la connaissance (c’est-à-dire de la manière dont on met en forme
la référence) :
Pour Davidson, la relation de correspondance n’a aucune préférence ontologique – elle peut associer n’importe quel mot à n’importe quelle chose. Cette
neutralité exprime le fait que, dans une perspective davidsonienne, la nature est
indifférente à la manière dont on la représente et n’a donc que faire d’une notation canonique. (Rorty, 1990b, p. 334)
Cet argument sape la position ontologique de Putnam selon laquelle la
notion de vérité ne peut se penser indépendamment d’une correspondance
causale²⁴ – cette dernière justifiant la supériorité de la pratique scientifique.
Pour Rorty, la rupture entre vérité et justification (qui prend la forme
d’une correspondance causale dans le réalisme interne) conjuguée à la neutralité ontologique de la sémantique davidsonienne débouche sur l’idée que
le réalisme putnamien n’est qu’un schème conceptuel particulier qui tente
de se justifier arbitrairement à partir de ses propres critères de justification.
Autre argument davidsonien utilisé par Rorty : celui de l’opposition
entre le concept de schème²⁵ et l’idée de contenu de schème. En accord
23 Rorty (1994, p. 45) revient également sur ce genre de critique en soulignant que Putnam glisse
à rebours dans le scientisme qu’il condamne à juste titre chez les autres.
24 Même si la définition de celle-ci évolue avec « les textes ».
25 Argument issu de l’article de Davidson : « Sur l’idée même de schème conceptuel » ([1984],
1993). Les schèmes conceptuels sont « des façons d’organiser l’expérience ; ce sont des systèmes
de catégories qui donnent forme aux données de la sensation ; ce sont des points de vue à partir
desquels les individus, les cultures ou les périodes contemplent le cours des choses ». Le schème
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avec cet argument, la vérité n’est pas relative à la manière de penser le
monde, mais uniquement à la manière d’exprimer cette manière de penser
le monde. Rorty souligne le fait que Putnam, en prônant une vérité inspirée
de la démarche scientifique, propose une vérité directement relative à un
schème particulier, et donc à une manière de penser le monde. Selon Rorty,
la philosophie davidsonienne rompt le lien entre vérité et justification ; il
en résulte que la manière de penser le monde (le schème) ne joue aucun
rôle dans la vérité d’un argument qui ne dépend que du langage dans lequel
il a été formulé (donc de la manière d’exprimer la manière de penser le
monde). L’apport de Davidson, selon Rorty, est d’avoir démontré que « les
choses qui appartiennent au monde ne rendent pas vrais nos énoncés, ni a
fortiori nos croyances » (Rorty, 1994, p. 139). L’auteur déplore le dualisme
traditionnel, en philosophie de la connaissance, selon lequel « il existe, dans
notre langage, des énoncés qui correspondent à la réalité, et d’autres qui ne
sont vrais, pour ainsi dire, que par courtoisie » (ibid., p. 140). Rorty rappelle comment Davidson a ruiné ce vieux dualisme encore trop ancré dans
la philosophie des sciences. « Au lieu de cela, nous avons la possibilité de
distinguer les énoncés qui sont subordonnés à telle ou telle fin et ceux qui
sont subordonnés à d’autres fins » (ibid.). On observe ici comment Rorty
utilise l’opposition entre le schème et son contenu pour soutenir un certain
relativisme épistémologique.
De son côté, Davidson mentionne explicitement son souhait de ruiner
ce qu’il appelle le relativisme conceptuel qui soutient la thèse de l’incommensurabilité (d’inspiration kuhnienne) des schèmes conceptuels. Parce
qu’ils sont associés directement au langage dans lequel ils se construisent,
Davidson transforme la thèse d’incommensurabilité en thèse d’« intraduisibilité » des schèmes. Il soutient que, si la vérité est bien relative au langage
utilisé, les différents langages ne sont pas pour autant intraduisibles, car si
tel était le cas, le concept de vérité serait indépendant du concept de traduction. Pour Davidson, ce genre de position est inconcevable. Nous ne
pouvons penser la notion de traduction, et par conséquent celle de signification, indépendamment de celle de vérité :
L’idée même d’une traduction ou d’une interprétation d’une langue distincte
de la nôtre doit reposer, en vertu du principe de charité, sur l’idée que la plupart des croyances de ceux que nous interprétons doivent être vraies, et que
l’interprète ou le traducteur doit partager un ensemble de croyances vraies avec
conceptuel englobe l’ensemble des croyances, espoirs et savoirs qui permettent aux individus
de penser le monde.
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C HR IS TO P HE S CHIN CK US
l’interprété. Il s’ensuit que nous ne pouvons pas, en vertu de la nature même de
l’interprétation, juger que d’autres locuteurs de notre langage, ou des locuteurs
d’un autre langage, ont des croyances radicalement différentes des nôtres. Par
conséquent, nos langages doivent, en ce sens, être traduisibles. Par conséquent,
nos schèmes conceptuels ne peuvent pas être à la fois largement vrais et intraduisibles. (Engel, 1994, p. 242)²⁶
Pour Davidson, juger le caractère vrai ou faux d’un énoncé, c’est préalablement l’interpréter dans les termes de nos croyances.
Dans sa critique, qui sera d’ailleurs reprise et rappelée par Putnam,
Davidson se fonde sur le caractère autoréfutant de la thèse d’incommensurabilité des schèmes conceptuels : « Parler de différents points de vue a un
sens, mais seulement s’il existe un système de coordonnées commun sur
lequel on puisse les disposer ; et pourtant, l’existence d’un système commun
fait mentir l’idée que tout serait dramatiquement incomparable » (1984,
p. 268). Pour Davidson, il n’y a aucune chance pour que quelqu’un puisse
s’élever à un certain point de vue qui lui permette de comparer les différents
langages en se débarrassant temporairement du sien. L’auteur accentue sa
position en expliquant que la non-traduction entraîne la non-existence du
langage : « Une forme d’activité que l’on ne peut pas interpréter comme
linguistique dans notre langage n’est pas elle-même une forme de comportement linguistique » (ibid., p. 270). Pour l’auteur, si l’interprète ne peut
traduire ce qui lui paraissait être un langage, cette chose qui lui résiste ne
peut être considérée comme un langage. C’est précisément ce dernier argument qui permettra à Rorty, comme nous allons le voir, de « renverser » l’argument d’incommensurabilité.
Bien qu’il s’oppose au relativisme conceptuel, Davidson modère ses propos et affirme :
[Si] nous n’avons pas trouvé de fondement intelligible permettant d’affirmer
que les schèmes sont différents […], il serait erroné d’annoncer la glorieuse
nouvelle que toute l’espèce humaine – tous les locuteurs d’une langue, tout
au moins – partagent un schème commun et une ontologie commune. Car, si
nous ne pouvons dire de façon intelligible que les schèmes sont différents, nous
ne pouvons dire non plus de façon intelligible qu’ils n’en font qu’un. (Ibid.,
p. 288-289)
Rorty associe cette idée à une lecture particulière de l’argument davidsonien selon lequel la traduction d’un langage nous permet de reconnaître
l’existence de ce langage, pour faire de l’incommensurabilité un argument
26 Voir aussi Letson, 1997, p. 88.
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favorable au relativisme. Putnam, pour justifier son réalisme, supposait que
ce qui ne pouvait être traduit ne constituait pas un langage, mais simplement un ensemble de bruits subjectifs. Cette conception de la traduction
nous permettait alors de comprendre les anciennes théories scientifiques²⁷
et donc de justifier le caractère linéaire et progressif de la science.
Étonnamment, Rorty utilise cet argument davidsonien – la nontraduction engendre un non-langage – comme un élément favorable au relativisme épistémologique. Pour lui, cet argument nous donne « les moyens de
traiter équitablement à la fois la physique et la poésie » (ibid., p. 135). « Davidson a montré qu’il n’existe rien de tel que le fait de savoir ce qu’est une chose
en dehors du fait de savoir qu’elle se situe dans telles ou telles relations avec
d’autres choses » (ibid., p. 124). Selon Rorty, on ne peut penser un élément
ou un événement indépendamment de toute une série d’autres éléments
(spécifiques au langage utilisé) qui permettent la pensée de cet élément ou
de cet événement. Rorty ajoute : « le fait que nous ne pouvons être dans l’erreur qu’à propos de choses pour lesquelles on est la plupart du temps dans le
vrai ne signifie pas qu’on ne peut mal décrire que ce que l’on a préalablement
identifié » (ibid., p. 124). Pour lui, si la fausseté d’un bruit ne peut se penser
que par rapport à ce que l’on considère comme vrai, c’est-à-dire par rapport
à un bruit que l’on peut qualifier de langage selon Davidson, l’inverse n’est
pas forcément vrai. Rien ne permet de dire que le bruit qui nous résiste et
que l’on ne peut qualifier de vrai ou faux est un non-langage. En d’autres
termes, si un langage « résiste » au langage scientifique, ce dernier ne peut
se prononcer sur le langage qui lui résiste. On observe ici une conséquence
typiquement rortienne du programme davidsonien.
Howard Sankey (1994, p. 112) et Ben H. Letson (1997, p. 101) nous
offrent une lecture éclairante de cette conséquence implicite de la philosophie davidsonienne. Les auteurs rappellent, comme Rorty le fait, que
l’échec d’une traduction ne nous permet pas d’affirmer la présence d’un
27 Pour Putnam, s’il est possible de comprendre les anciennes théories, c’est que nous sommes en
mesure de les traduire dans les termes de la science contemporaine. Le philosophe américain
illustre cet argument lorsqu’il affirme, en faisant référence à Davidson, qu’un « relativiste conséquent ne devrait pas pouvoir traiter les autres comme des locuteurs (ou des êtres pensants) :
si leurs bruits sont à ce point incommensurables aux nôtres, alors ce ne sont que des bruits ».
Dans le réalisme putnamien, tout langage intraduisible s’apparenterait dès lors à un nonlangage. Pour de nombreux auteurs, il n’y a aucune raison de penser qu’un échec de traduction
entraîne nécessairement une impossibilité d’interprétation. « To interpret an expression must
simply be to understand what it means. To understand an expression is not to translate it, nor
is understanding restricted to what is expressed in a home language. Rather, to understand
consists simply in knowing the meaning of an expression, whatever language it belongs to. »
Putnam, 1984, p. 140.
147
C HR IS TO P HE S CHIN CK US
« non-langage ». La traduction d’un langage est une condition suffisante
mais non nécessaire à l’existence de ce langage. Si tel n’était pas le cas, la
critique davidsonienne du relativisme conceptuel serait prise à son propre
piège : en cas d’échec de traduction d’un langage, on ne peut conclure que
ce qui nous résiste n’est pas de l’ordre du langage – comme l’affirme ouvertement Davidson (1993, p. 270) et le pense implicitement Putnam –, car on
ne peut tenir de pareils propos sans l’existence d’un argument neutre nous
permettant de dire que ce qui nous résiste est vraiment différent de ce que
nous appelons un langage (c’est précisément un point sur lequel Davidson
critique le relativisme) ; au mieux, nous ne pouvons rien dire sur ce qui
nous résiste. En développant ce point de vue, Rorty propose une analyse
davidsonienne de l’argument de Davidson et se veut plus davidsonien que
ce dernier puisqu’il garde, contrairement à lui, une position ontologiquement neutre²⁸ tout au long de son raisonnement.
Les conséquences de cet argument sont favorables au relativisme épistémologique. En effet, si on ne peut traduire un langage à l’aide d’un autre,
alors aucun langage²⁹ ne peut rien dire sur celui qui lui résiste. C’est pourquoi Rorty affirme que « Davidson nous offre tout le respect pour la science
dont nous avons besoin, associé à un plus grand respect pour la poésie
que celui dont la tradition philosophique occidentale s’est habituellement
accordé le droit » (Rorty, 1994, p. 152).
Dans Objectivisme, relativisme et vérité, Rorty utilise également une autre
thèse davidsonienne, à savoir celle selon laquelle les raisons peuvent être des
causes : « Cette thèse revient à affirmer qu’un événement donné peut être
tout aussi bien décrit en des termes physiologiques que psychologiques,
non intentionnels qu’intentionnels » (ibid., p. 136). On retrouve ici une
réponse indirecte à ce que Putnam dénommait la signification référentielle
d’un énoncé. Selon ce dernier, il convient de ne pas confondre intention
et référence³⁰. La position de Rorty, fondée sur le programme davidsonien,
28 « Ontologiquement neutre » étant l’une des principales caractéristiques de Davidson, selon
Rorty (1990b).
29 Bien que ces langages apparaissent comme des bruits l’un pour l’autre.
30 L’erreur fondamentale des relativistes, selon Putnam, est la réduction de la référence à sa signification dans un langage. La signification référentielle incarne la signification que le locuteur
attribue au terme qu’il utilise pour parler de la référence. Il ressort de l’utilisation du terme par
le locuteur une intention particulière (relative à une théorie particulière). Voir Putnam, 1984,
p. 53 et 54. Pour ce dernier, il convient de distinguer la référence (identique pour toutes les
conceptions théoriques) de la signification référentielle (propre à chaque langage). Il ajoute,
comme nous l’avons vu plus haut, que l’on ne peut penser la référence comme une intention.
Voir citation note 19 supra (« The meaning… »).
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RO RTY : CRITIQ UE DAV IDS O N I E N N E D U R É A L I SM E P U T N A M I E N
semble réduire la référence à sa signification référentielle, et pour cause :
l’impossibilité rortienne d’être « hors langage ».
Rorty déplore la confusion entre « se référer à un X réel » et « parler réellement de X ». La première attitude évoque la nature intrinsèque d’un X réel,
nature qui serait indépendante du langage censé parler de cet objet. Pour
Rorty, cette attitude est inconcevable. On ne peut sortir du langage pour
se rapprocher de la réalité d’un objet. La seconde attitude est celle adoptée
par les hommes depuis que le langage s’est développé. Parler réellement de
X, ce n’est pas la même chose que parler d’un X réel. Le terme « réellement »
renvoie, selon Rorty, à une manière de situer l’objet dont on parle, et « il y
a autant de manières d’opérer cette mise en situation qu’il y a de contextes
de discours » (ibid., p. 325). Pour l’auteur, la théorie de la référence incarne
« un sous-produit, à l’abri des controverses, de notre meilleure théorie de
l’objet » (ibid., p. 328), une sorte de mise en situation du problème qui est
directement dépendante du discours à notre disposition au moment de la
formulation de la théorie. Cette argumentation relativise fortement l’idée
d’une référence extralinguistique que Putnam utilise directement ou indirectement dans sa justification de la démarche scientifique.
Letson (1997, p. 65) rappelle combien les œuvres de Davidson ont
directement influencé celles de Rorty. Ce dernier, inspiré par le holisme
davidsonien du langage, a développé une théorie holiste de la connaissance
dans laquelle tout élément (ou énoncé) ne peut se penser pour lui-même
mais uniquement par rapport à l’ensemble des éléments conventionnellement acceptés, exactement comme le chiffre 17 : on ne peut définir la « dixsept-éité intrinsèque » du chiffre 17, qui ne peut être évoquée qu’à l’aide
des diverses opérations mathématiques dont le résultat est 17 (Rorty, 1995,
p. 67).
Alors que Putnam utilisait surtout l’argument d’individuation³¹ des
événements, ce qui permettait à l’auteur d’accentuer le caractère unique des
événements (et donc de la référence), Rorty utilise directement la dimension holiste du programme davidsonien qu’il étend aux objets, ce qui lui
permet de souligner le caractère « pluri-relationnel » de la référence (ibid.).
Cette position lui permet de relativiser l’unicité de la référence, donc de
souligner que la définition de celle-ci dépend surtout de la pluralité des
conventions langagières qui s’y réfèrent³².
31
« The theory of the individuation of events is of crucial importance for the analysis of causation. »
Putnam, 1994a, p. 65.
32 Exactement comme le 17 dépend de la diversité des opérations mathématiques donnant ce
résultat.
149
C HRIS TO P HE S CHIN CK US
Autre critique rortienne à l’égard du réalisme putnamien : l’idée de
convergence des pratiques scientifiques. En effet, en affirmant que les théories anciennes se présentent, au fur et à mesure que l’on se rapproche du
temps présent, comme des approximations de plus en plus fines des théories
actuelles (1983), Putnam sous-entend implicitement une idée de convergence de la science. Rorty ne peut accepter pareille conception et utilise les
travaux de Marie Hesse (1980)³³ pour critiquer cette idée. Il ne comprend
pas en quoi l’idée d’une « méta-induction » inquiète à ce point Putnam et
s’interroge sur les motivations de ce dernier lorsque celui-ci cherche absolument à fonder nos pratiques scientifiques actuelles sur une théorie de la
référence³⁴.
Rorty ne nie pas l’existence d’un monde réel. Ce qu’il nie, c’est la prétention d’y trouver quelque chose de constant. Le philosophe reconnaît que
« même s’il n’y a pas de nature intrinsèque ou de manière d’être au monde,
il existe des pressions causales ». Ce que Rorty reproche au réalisme putnamien, c’est, d’une part, l’idée de convergence des croyances et des manières
dont les hommes ont compris le réel au cours du monde et, d’autre part,
l’idée que ce réel dont on parle actuellement constituait le même réel pour
les scientifiques d’autrefois. Rorty rappelle que cette « pseudo-constance »
de la référence a elle-même été construite à l’intérieur d’un schème particulier, celui de la pratique scientifique, ce qui explique pourquoi, selon lui, on
ne peut justifier la supériorité de cette dernière sur les autres disciplines qui
constituent notre culture.
33
« Marie Hesse a montré (à juste titre selon moi) que nous ne sommes pas prêts d’obtenir un
sens de la convergence qui s’appliquerait aussi bien à la convergence des concepts qu’à celle
des croyances. L’histoire des sciences se borne à nous dire qu’un jour Newton a émis une idée,
à savoir la gravité, mais elle reste muette sur la question de savoir comment la gravité a eu pour
effet de donner à Newton le concept d’elle-même. Plus généralement, elle ne nous dit pas
comment le monde nous guide afin de converger vers des termes absolus plutôt que simplement
perspectifs » (1990a, p. 77).
34 « On est en droit de se demander quel point de vue philosophique pourrait nous convaincre
que l’époque des changements révolutionnaires dans les sciences est révolue – que nous ne
serons pas, pour nos descendants, ce que sont pour nous nos ancêtres primitifs et animistes ».
Le philosophe ajoute : « Si le résultat de la prochaine révolution scientifique était de nous faire
découvrir que les gènes, les molécules, les électrons, etc., n’existent pas, qu’il faut les remplacer
par des plis spatio-temporels (ou des hallucinations provoquées par des hypnotiseurs galactiques
manipulant, depuis Galilée, nos scientifiques, ou quoi que ce soit d’autre), cela ne veut pas dire
pour autant que nous perdrions tout contact avec le monde ou nos aïeux. On verrait dans un
cas comme dans l’autre une victoire de la raison et l’application de celle-ci au monde. En règle
générale, il semble qu’aucune suggestion de ce genre – à propos de ce que le monde pourrait
se révéler être – ne soit susceptible de poser un réel problème » (1990b, p. 318-319).
150
RO RTY : CRITIQ UE DAV IDS O N I E N N E D U R É A L I SM E P U T N A M I E N
Dans cet article, nous avons tenté de montrer comment Rorty interprète le
programme davidsonien pour soutenir son relativisme épistémologique (et
critiquer par la même occasion le réalisme putnamien). En affirmant une
règle transhistorique et transthéorique du vrai (la possible correspondance
à ce même et unique réel anhistorique) et en reconnaissant une certaine
convergence des croyances scientifiques, le réalisme putnamien reconnaît à
la science un caractère privilégié dans la société humaine.
Rorty s’oppose à cette conception en rappelant que l’impossibilité du
point de vue extra-linguistique et le caractère non-épistémique de la vérité
réduisent à néant les objectifs que s’était fixés l’épistémologie classique, à
savoir ériger nos croyances rationnelles en certitudes. Selon Rorty, cette
démarche est sans fondement et la question de la vérité n’a pas de sens. On
ne peut justifier nos croyances que par l’utilisation que l’on en fait. Il n’y a
pas de justification épistémique extérieure à nos croyances. Leur vérité ne
dépend en rien de leur justification.
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