Or, derrière tout cela il y a bien entendu les grands thèmes de notre époque ; la
mondialisation, les inégalités, la précarité. Mais pour moi ce qui est le plus important dans les
mutations du monde du travail, c’est le destin du capital social, c’est-à-dire comment les
nouvelles formes d’organisations du travail produisent de l’individualisme, de l’isolement, du
chacun pour soi : parce que dans une société de services, on a des collectifs de travail plus
éclatés, la relation salarié-employeur est plus individualisée et on a une organisation qui met
davantage en exergue les différences individuelles, l’accomplissement et la valorisation
personnelle, plus qu’une culture du métier, une culture collective acquise dans le travail etc.
Je vais très vite sur une multitude de changement, mais cet éclatement du travail est une
réalité qui évolue dans des directions extrêmement variées avec d’un côté des emplois hyper-
qualifiés dans l’économie du savoir, du soin, de la santé qui valorisent les relations sociales et
le rapport humain etc. et de l’autre côté on a aussi pas mal d’activités qui se développent en
direction du travail peu qualifié comme le commerce, la maintenance, le nettoyage etc..
L’idée générale est que la société de services favorise plutôt l’éclatement des mondes sociaux
du travail et que le travail pour chacun de nous devient plutôt un terrain d’individualisation,
d’accomplissement personnel, plutôt qu’un terrain de création d’un collectif cohérent. Le
déclin des syndicats est la conséquence pour une bonne part de ce fait. Un travailleur un peu
rationnel aujourd’hui a conscience que les syndicats ont peu d’importance contrairement à sa
relation personnelle à son patron pour pouvoir s’accomplir etc.
Q. Cependant, dans la société de services on penserait qu’il faut davantage de
compétences collectives qui vont à l’encontre de l’isolement du travailleur ?
BP : En effet, c’est un paradoxe, cette nouvelle économie pour une bonne partie, requiert de
bonnes capacités communicatives et utilise le capital social individuel. Mais ce capital social
individuel ne peut plus être reproduit par cette économie, il n’y a plus de mécanisme de
reproduction inhérent au monde du travail. C’est-à-dire le capital social que l’on utilise dans
le travail a été acquis par la famille, l’éducation, les réseaux de proximité. L’économie est
devenue prédatrice du capital social qu’elle utilise, mais son fonctionnement n’est pas
favorable à sa reproduction.
Bien entendu, les gens les plus favorisés développent des contre-stratégies en envoyant leurs
enfants dans les Grandes écoles, dans des activités extra-scolaires ou leur paient un coach. Et
on voit dans d’autres milieux sociaux le repli sur soi, le repli sur du mauvais capital social
(par exemple les gangs de quartier) qui se renferme sur lui-même et se coupe de l’ensemble
de la société.
Q. Est-ce que cela veut dire que l’homo œconomicus aurait gagné en nous ?
BP : Je jugerais les choses en tant que sociologue. Ce n’est pas en soi un tort d’avoir
privilégié la perspective de l’homo œconomicus, car nous sommes toujours très ambivalents,
à la fois rationnels et en même temps affectifs, aspirant à de grandes choses etc. C’est le
propre de l’homme. Ce qui a changé structurellement l’organisation sociale et l’évolution
économique font que c’est l’homo œconomicus qui peut s’exprimer le plus librement, qui
incite à s’exprimer et à faire valoir sa logique. Et cela correspond à nos objectifs, nos désirs
qui nécessitent de l’argent.
Tout cela me fait dire qu’une stratégie de résistance au capitalisme doit aujourd’hui être
multidimensionnelle : en demandant davantage d’Etat, d’augmentation des salaires, plus de