sein de l’espace collaboratif du siège de l’entreprise. La seule hiérarchie qui l’intéressait était
mesurée par la performance et concrétisée non par des grades ou des rangs, mais par de
l’argent (de juteuses parts de capital et pas uniquement des salaires), ou inversement des
licenciements, chacun étant invité à s’exprimer, avoir des idées, les partager et les tester.
Ce style de management est devenu un modèle. Son livre de 1996, Only the Paranoid Survive
(« Seuls les paranoïdes survivent »), demeure un best-seller. La paranoïa en question est celle
qui interdit de se reposer sur ses lauriers. Il ne faudrait cependant pas prendre Andy Grove
pour un de ces milliardaires que leur succès rend omniscients et infaillibles. Il se trompa et sut
reconnaître et corriger ses erreurs. Vers la fin de sa vie, il se fit l’apôtre d’une économie centrée
sur l’emploi (job-centric), montrant que les délocalisations ont des effets néfastes à terme et que
les start-ups, si nécessaires qu’elles soient, ne remédient au chômage que lorsqu’elles se
développent au point de devoir embaucher en masse et ainsi de soutenir et augmenter la
demande. Il n’oublia jamais non plus d’où il venait et plaida pour que l’Amérique demeure une
terre d’accueil.
Ce sont des perspectives que n’aurait pas désavouées Hilary Putnam, né en 1926 et mort
quelques jours plus tôt. Il avait enseigné la philosophie à Harvard à partir de 1965. Fils de
communiste, lui-même un temps maoïste, il s’inscrit dans la tradition de l’école anglo-saxonne
dite analytique, attachée à l’examen critique du phénomène de la connaissance et à la logique
de formulation des pensées et raisonnements. Il s’intéressa aux mathématiques, au langage, à
l’informatique, aux neurosciences, à l’esthétique, à l’éthique, changeant plusieurs de fois de
position dans ces divers domaines et se révélant un redoutable polémiste.
Ce qui émerge de ce foisonnement parfois contradictoire, c’est un dépassement résolu et peut-
être irréversible du positivisme qui veut que la philosophie ne soit rien de plus qu’une
ramification de la science et que la seule connaissance fiable est celle qui se forme dans l’esprit
humain, et plus précisément dans le cerveau. Putnam montra que ce qui devient conscient
n’est pas indépendant de ce que d’autres expérimentent et nomment, donnant ainsi les mots
pour l’identifier. Il s’ensuit qu’il est impossible d’exclure qu’il existe autre chose que ce qui est
perçu par les sens et conçu dans l’autonomie du cerveau. Sans aller jusqu’à un « réalisme
métaphysique », le penseur non-conformiste finit par renoncer à l’athéisme qui lui avait été
enseigné et qu’il avait professé, et il découvrit même son judaïsme, faisant sa bar mitzvah à 68
ans. Il se laissa inviter en Israël et écrivit un livre sur la philosophie juive. Son argument : la
religion n’a pas besoin de preuves ; ce qui compte, c’est ce qu’elle change en l’homme.
C’est ainsi qu’en moins de quinze jours ont disparu trois hommes qui ont marqué la transition
du XXe au XXIe siècle, avec l’avènement de l’ordinateur et du courrier électronique, les défis de
l’immigration et du chômage, et le retour du religieux.
Jean Duchesne, o.f.c.
P.S. On pourrait ajouter à cette chronique nécrologique Marvin Minsky (1928-2016), un autre
juif américain, mais résolument athée, « inventeur » de l’« intelligence artificielle » au MIT,
spécialiste des sciences cognitives et persuadé qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre
l’être humain et les machines. Chaud partisan de la cryogénisation (préservation d’un cadavre à
– 196° C, permettant une réanimation théorique lorsque des techniques appropriées le
permettront), il a été un des pionniers du « transhumanisme ».