Texte 4 : L'oreille cassée, un réel insaisissable
Venons-en à l'album qui pousse le plus loin la mise en abyme du réel par la prolifération des doubles : je veux parler de
L'Oreille cassée (…). Tintin se lance à la recherche de l'original du fétiche à l'oreille cassée, et découvre des doubles
toujours plus nombreux sur son chemin. L'intrigue est incroyablement complexe et, d'ailleurs, l'album ne l'élucide pas
intégralement. Ainsi, le fétiche original provient d'Amazonie et est exposé au musée ethnographique ; il a une oreille
cassée. Un certain Tortilla le vole (car il contient un diamant) pour en faire exécuter un double par un sculpteur, un
dénommé Balthazar. Ensuite, Tortilla assassine Balthazar et replace la copie (identique mais sans oreille cassée) au
musée ; il part avec ce qu'il croit être l'original. Mais voici qu'on découvre que l'exemplaire de Tortilla est aussi un faux !
L'original, c'est le frère de Balthazar (qui s'appelle lui-même… Balthazar) qui le possède, lequel exerce aussi le métier de
sculpteur et se met à reproduire la statuette à une échelle industrielle (avec oreille cassée), pour la commercialiser. Par
ailleurs, sans savoir que l'original contient un diamant, ce second Balthazar le revend à un riche collectionneur américain.
(…)
Du point du philosophique, il est possible de construire deux types de lectures diamétralement opposées de L'Oreille
cassée. Si vous vous situez dans la lignée des philosophies idéalistes, c'est-à-dire de tous ceux qui, de Platon à Hegel,
voient dans le réel le règne du faux et recherche l'Idée vraie, vous aurez une interprétation assez classique de cet album.
Pour vous, le fétiche original sera le Vrai, le Réel, la Chose en soi, le Modèle et tous les autres fétiches ne serons que
fausseté et contrefaçon. Vous dénoncerez donc les doubles comme autant d'artefacts, de mensonges, au profit de
l'original qui seul vous paraitrait authentique. Si maintenant vous vous situez dans la perspective qui est la mienne, c'est-
à-dire si vous vous intéressez à la « densité du réel » beaucoup plus qu'à « l'éclat du vrai », alors vous direz qu'aucun
fétiche ne peut être tenu pour l'original ou encore qu'ils participeraient tous – le premier exemplaire d'Amazonie, les
doubles du premier Balthazar (sans oreille cassée), les copies du second Balthazar (avec oreille cassée) – du même
ordre de réalité, du même quotidien, de la même banalité. La philosophie du réel qui est la mienne voit dans le quotidien,
aussi répétitif et banal soit-il, toute l'originalité du monde. S'il n'y a que des doubles, il n'y a pas d'originaux ; inversement,
tous les doubles sont des originaux : voilà la conception métaphysique à laquelle je souscris. Quant à Hergé, je pense
qu'il adhérait lui aussi à une sorte de philosophie du réel, et ce ce que signifie la conclusion ironique de l'album : au
moment où Tintin va s'emparer du fétiche original, il tombe et il se brise. Moralité : l'original n'existe pas, et s'il existait, il
serait insaisissable. On ne peut pas s'emparer de la Chose en soi, de l'Idée, du Modèle, de l'Objet original, et si nous
croyons un instant les saisir, ils nous glissent entre les mains.
Clément Rosset, « Les aventures du réel », in Philosophie magazine (sept. 2010), Hors série, p.62
Texte 5 : La vérité s'oppose à l'opinion
Contrairement à l'idée selon laquelle la vérité doit être universellement admise par tous les hommes, le personnage de
Protagoras défend l'idée que toutes les opinions sont vraies, qu'il est possible de dire « A chacun sa vérité ». L'extrait
suivant expose les arguments qu'il donne pour faire de l'homme « la mesure de toute chose ».
Car j’affirme, moi, que la vérité est telle que je l’ai définie, que chacun de nous est la mesure de ce qui est et de ce qui
n’est pas, mais qu’un homme diffère infiniment d’un autre précisément en ce que les choses sont et paraissent autres à
celui-ci, et autres à celui-là. Quant à la sagesse et à l’homme sage, je suis bien loin d’en nier l’existence ; mais par
homme sage j’entends précisément celui qui, changeant la face des objets, les fait apparaître et être bons à celui à qui ils
apparaissaient et étaient mauvais. Et ne va pas de nouveau donner la chasse aux mots de cette définition ; je vais
m’expliquer plus clairement pour te faire saisir ma pensée. Rappelle-toi, par exemple, ce qui a été dit précédemment, que
les aliments paraissent et sont amers au malade et qu’ils sont et paraissent le contraire à l’homme bien portant. Ni l’un ni
l’autre ne doit être représenté comme plus sage — cela n’est même pas possible — et il ne faut pas non plus soutenir que
le malade est ignorant, parce qu’il est dans cette opinion, ni que l’homme bien portant est sage, parce qu’il est dans
l’opinion contraire. Ce qu’il faut, c’est faire passer le malade à un autre état, meilleur que le sien.
Platon, Le Théétète, 166d
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