Séquence 0 Chapitre 0.1 : Le philosophe et la vérité - documents Le philosophe en méditation, Rembrandt Texte 1 : Le point de départ de la philosophie Voici le point de départ de la philosophie : la conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux, la recherche de l’origine de ce conflit, la condamnation de la simple opinion et la défiance à son égard, une sorte de critique de l’opinion pour déterminer si on a raison de la tenir, l’invention d’une norme, de même que nous avons inventé la balance pour la détermination du poids, ou le cordeau pour distinguer ce qui est droit et ce qui est tortu. Est-ce là le point de départ de la philosophie : Est juste tout ce qui paraît tel à chacun ? Et comment est-il possible que les opinions qui se contredisent soient justes ? Par conséquent, non pas toutes. Mais celles qui nous paraissent à nous justes ? Pourquoi à nous plutôt qu’aux Syriens, plutôt qu’aux Egyptien ? Plutôt que celles qui paraissent telles à moi ou à un tel ? Pas plus les unes que les autres. Donc l’opinion de chacun n’est pas suffisante pour déterminer la vérité. Epictète, Entretiens, II Texte 2 : Les quatre questions de la philosophie S’agissant de la philosophie selon son sens cosmique 1 (in sensu cosmico), on peut aussi l’appeler une science des maximes suprêmes de l’usage de notre raison, si l’on entend par maxime le principe interne du choix entre différentes fins. Car la philosophie en ce dernier sens est même la science du rapport de toute connaissance et de tout usage de la raison à la fin ultime de la raison humaine, fin à laquelle, en tant que suprême, toutes les autres fins sont subordonnées et dans laquelle elles doivent être toutes unifiées. Le domaine de la philosophie en ce sens cosmopolite se ramène aux questions suivantes 1. Que puis-je savoir ? 2. Que dois-je faire ? 3. Que m’est-il permis d’espérer ? 4. Qu’est-ce que l’homme ? A la première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la quatrième l’anthropologie. Mais au fond, on pourrait tout ramener à l’anthropologie, puisque les trois premières questions se rapportent à la dernière. Le philosophe doit donc pouvoir déterminer 1. la source du savoir humain, 2. l’étendue de l’usage possible et utile de tout savoir, et enfin 3. les limites de la raison. Cette dernière détermination est la plus indispensable, c’est aussi la plus difficile, mais le philodoxe ne s’en préoccupe pas. Emmanuel Kant, Logique. NB : philodoxe : mot créé par Kant. Etymologiquement : l'amateur d'opinions. 1 Texte 3 : L'allégorie de la Caverne SOCRATE - Après cela compare notre nature, sous le rapport de l'éducation et de l'absence d'éducation, à un état du genre de celui que je vais te décrire. Représente-toi ceci : des hommes vivant dans une demeure souterraine en forme de caverne; elle possède une entrée ouverte à la lumière et s'étendant sur tout la longueur de la caverne. Ces hommes y séjournent depuis .leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils restent là et qu'ils peuvent seulement voir ce qui est en face d'eux car, étant enchaînés ils sont impuissants à tourner la tête; une lumière leur est dispensée, celle. d'un feu brûlant loin derrière eux et au-dessus d'eux. Entre le feu et les prisonniers, représente-toi à une certaine hauteur .un chemin le long duquel un petit mur a été construit, pareil à ces panneaux que les montreurs de marionnettes interposent entre eux et les spectateurs, et au-dessus desquels ils montrent leurs tours prestigieux. GLAUCON - Je vois. SOCRATE - Alors vois aussi, défilant le long de ce petit mur, des hommes portant toutes sortes d'objets fabriqués qui dépassent du mur, statues s de forme humaine et aussi animaux en pierre ou en bois et choses façonnées dans toutes les formes possibles; comme on pouvait s'y attendre, parmi ces porteurs qui défilent certains parlent et d'autres se taisent. GLAUCON – C’est une image étrange que tu décris là et de bien étranges prisonniers. SOCRATE – Ils sont semblables à nous. Pour commencer, en effet, crois-tu que de tels hommes auraient pu voir quoi que ce soit d’autre, d’eux-mêmes et les uns des autres, si ce ne sont les ombres qui, sous l’effet du feu, se projettent sur la paroi de la grotte en face d’eux ? GLAUCON – Comment auraient-ils pu, puisqu’ils ont été contraints, tout au long de leur vie, de garder la tête immobile ? Socrate — Et en ce qui concerne les objets transportés ? N’est-ce pas la même chose ? GLAUCON — Bien sûr que si. SOCRATE — Alors, s’ils étaient à même de parler les uns avec les autres, ne crois-tu pas qu’ils considéreraient comme des êtres réels les choses qu’ils voient ? GLAUCON — Si, nécessairement. SOCRATE — Et que se passerait-il si la prison comportait aussi un écho venant de la paroi d’en face ? Chaque fois que l’un de ceux qui passent émettrait un son, crois-tu qu’ils penseraient que ce qui l’émet est autre chose que l’ombre qui passe ? GLAUCON — Non, par Zeus, je ne le crois pas. SOCRATE — Dès lors de tels hommes considéreraient que le vrai n’est absolument rien d’autre que l’ensemble des ombres des objets fabriqués. GLAUCON — Très nécessairement. SOCRATE — Examine alors ce qui se passerait si on les détachait de leurs liens et si on les guérissait de leur égarement, au cas où de façon naturelle les choses se passeraient à peu près comme suit. Chaque fois que l’un d’eux serait détaché, et serait contraint de se lever subitement, de retourner la tête, de marcher et de regarder la lumière, à chacun de ces gestes il souffrirait, et l’éblouissement le rendrait incapable de distinguer les choses dont il voyait auparavant les ombres ; que crois-tu qu’il répondrait, si on lui disait que tout à l’heure il ne voyait que des sottises, tandis qu’à présent qu’il se trouve un peu plus près de ce qui est réellement, et qu’il est tourné vers ce qui est plus réel, il voit plus correctement ? Surtout si, en lui montrant chacune des choses qui passent, on lui demandait ce qu’elle est, en le contraignant à répondre ? Ne crois-tu pas qu’il serait perdu, et qu’il considérerait que ce qu’il voyait avant était plus vrai que ce qu’on lui montre à présent ? GLAUCON — Bien plus vrai. SOCRATE — Et de plus, si on le contraignait aussi à tourner les yeux vers la lumière elle-même, n’aurait-il pas mal aux yeux, et ne la fuirait-il pas pour se retourner vers les choses qu’il est capable de distinguer, en considérant ces dernières comme réellement plus nettes que celles qu’on lui montre ? GLAUCON — C'est le cas. SOCRATE — Et si on l’arrachait de là par la force en le faisant monter par la pente rocailleuse et raide, et si on ne le lâchait pas avant de l’avoir tiré dehors jusqu’à la lumière du soleil, n’en souffrirait-il pas, et ne s’indignerait-il pas d’être traîné de 2 la sorte ? Et lorsqu’il arriverait à la lumière, les yeux éblouis par l’éclat du jour, serait-il capable de voir ne fût-ce qu’une seule des choses qu’à présent on lui dirait être vraies ? GLAUCON — Non, il ne le serait pas, en tout cas pas tout de suite. SOCRATE — Oui, je crois qu’il aurait besoin de s'habituer pour voir les choses de là-haut. Pour commencer ce seraient les ombres qu’il distinguerait plus facilement, et après cela, sur les eaux, les images des hommes et celles des autres réalités qui s’y reflètent, et plus tard encore ces réalités elles-mêmes. À la suite de quoi il serait capable de contempler plus facilement, de nuit, ce qui se trouve dans le ciel, et le ciel lui-même, en tournant les yeux vers la lumière des astres et de la lune, que de regarder, de jour, le soleil et la lumière du soleil. GLAUCON— Forcément. SOCRATE — Alors je crois que c’est seulement pour finir qu’il se montrerait capable de distinguer le soleil, non pas ses apparitions sur les eaux ou en un lieu qui n’est pas le sien, mais lui-même en lui-même, dans la région qui lui est propre, et de le contempler tel qu’il est. GLAUCON— Nécessairement. SOCRATE — Et après cela, dès lors, il conclurait, grâce à un raisonnement au sujet du soleil, que c’est lui qui procure les saisons et les années, et qui régit tout ce qui est dans le lieu du visible, et qui aussi, d’une certaine façon, est cause de tout ce qu’ils voyaient là-bas. GLAUCON— Il est clair que c’est à cela qu’il en viendrait ensuite. SOCRATE — Mais dis-moi : ne crois-tu pas que, se souvenant de sa première résidence, et de la "sagesse" de là-bas, et de ses compagnons de prison d’alors, il s’estimerait heureux du changement, tandis qu’eux il les plaindrait ? GLAUCON — Si, certainement. SOCRATE — Les honneurs et les louanges qu’ils pouvaient alors recevoir les uns des autres, et les privilèges réservés à celui qui distinguait de la façon la plus précise les choses qui passaient, et se rappelait le mieux lesquelles passaient habituellement avant les autres, lesquelles après, et lesquelles ensemble, et qui sur cette base devinait de la façon la plus efficace laquelle allait venir, te semble-t-il qu’il aurait du désir pour ces avantages-là, et qu’il jalouserait ceux qui, chez ces gens-là, sont honorés et exercent le pouvoir ? ou bien qu’il éprouverait ce dont parle Homère, et préférerait de loin, « étant aide-laboureur, être aux gages d’un autre homme, un sans-terre », et subir tout au monde plutôt que se fonder ainsi sur les opinions, et vivre de cette façon-là ? GLAUCON — Je le crois pour ma part : il accepterait de tout subir, plutôt que de vivre de cette façon-là. SOCRATE — Alors représente-toi aussi ceci. Si un tel homme redescendait s’asseoir à la même place, n’aurait-il pas les yeux emplis d’obscurité, pour être venu subitement du plein soleil ? GLAUCON — Si, certainement, dit-il. SOCRATE — Alors s’il lui fallait à nouveau émettre des jugements sur les ombres de là-bas, dans une compétition avec ces hommes-là qui n’ont pas cessé d’être prisonniers, au moment où lui est aveuglé, avant que ses yeux ne se soient remis, et alors que le temps nécessaire pour l’accoutumance serait loin d’être négligeable, ne prêterait-il pas à rire, et ne ferait-il pas dire de lui : pour être monté là-haut, le voici qui revient avec les yeux abîmés ? Et encore : ce n’est même pas la peine d’essayer d’aller là-haut ? Quant à celui qui entreprendrait de les détacher et de les mener en-haut, s’ils pouvaient d’une façon ou d’une autre s’emparer de lui et le tuer, ne le tueraient-ils pas ? GLAUCON — Si, certainement. Platon, Livre VII, La République 3 Texte 4 : L'oreille cassée, un réel insaisissable Venons-en à l'album qui pousse le plus loin la mise en abyme du réel par la prolifération des doubles : je veux parler de L'Oreille cassée (…). Tintin se lance à la recherche de l'original du fétiche à l'oreille cassée, et découvre des doubles toujours plus nombreux sur son chemin. L'intrigue est incroyablement complexe et, d'ailleurs, l'album ne l'élucide pas intégralement. Ainsi, le fétiche original provient d'Amazonie et est exposé au musée ethnographique ; il a une oreille cassée. Un certain Tortilla le vole (car il contient un diamant) pour en faire exécuter un double par un sculpteur, un dénommé Balthazar. Ensuite, Tortilla assassine Balthazar et replace la copie (identique mais sans oreille cassée) au musée ; il part avec ce qu'il croit être l'original. Mais voici qu'on découvre que l'exemplaire de Tortilla est aussi un faux ! L'original, c'est le frère de Balthazar (qui s'appelle lui-même… Balthazar) qui le possède, lequel exerce aussi le métier de sculpteur et se met à reproduire la statuette à une échelle industrielle (avec oreille cassée), pour la commercialiser. Par ailleurs, sans savoir que l'original contient un diamant, ce second Balthazar le revend à un riche collectionneur américain. (…) Du point du philosophique, il est possible de construire deux types de lectures diamétralement opposées de L'Oreille cassée. Si vous vous situez dans la lignée des philosophies idéalistes, c'est-à-dire de tous ceux qui, de Platon à Hegel, voient dans le réel le règne du faux et recherche l'Idée vraie, vous aurez une interprétation assez classique de cet album. Pour vous, le fétiche original sera le Vrai, le Réel, la Chose en soi, le Modèle et tous les autres fétiches ne serons que fausseté et contrefaçon. Vous dénoncerez donc les doubles comme autant d'artefacts, de mensonges, au profit de l'original qui seul vous paraitrait authentique. Si maintenant vous vous situez dans la perspective qui est la mienne, c'està-dire si vous vous intéressez à la « densité du réel » beaucoup plus qu'à « l'éclat du vrai », alors vous direz qu'aucun fétiche ne peut être tenu pour l'original ou encore qu'ils participeraient tous – le premier exemplaire d'Amazonie, les doubles du premier Balthazar (sans oreille cassée), les copies du second Balthazar (avec oreille cassée) – du même ordre de réalité, du même quotidien, de la même banalité. La philosophie du réel qui est la mienne voit dans le quotidien, aussi répétitif et banal soit-il, toute l'originalité du monde. S'il n'y a que des doubles, il n'y a pas d'originaux ; inversement, tous les doubles sont des originaux : voilà la conception métaphysique à laquelle je souscris. Quant à Hergé, je pense qu'il adhérait lui aussi à une sorte de philosophie du réel, et ce ce que signifie la conclusion ironique de l'album : au moment où Tintin va s'emparer du fétiche original, il tombe et il se brise. Moralité : l'original n'existe pas, et s'il existait, il serait insaisissable. On ne peut pas s'emparer de la Chose en soi, de l'Idée, du Modèle, de l'Objet original, et si nous croyons un instant les saisir, ils nous glissent entre les mains. Clément Rosset, « Les aventures du réel », in Philosophie magazine (sept. 2010), Hors série, p.62 Texte 5 : La vérité s'oppose à l'opinion Contrairement à l'idée selon laquelle la vérité doit être universellement admise par tous les hommes, le personnage de Protagoras défend l'idée que toutes les opinions sont vraies, qu'il est possible de dire « A chacun sa vérité ». L'extrait suivant expose les arguments qu'il donne pour faire de l'homme « la mesure de toute chose ». Car j’affirme, moi, que la vérité est telle que je l’ai définie, que chacun de nous est la mesure de ce qui est et de ce qui n’est pas, mais qu’un homme diffère infiniment d’un autre précisément en ce que les choses sont et paraissent autres à celui-ci, et autres à celui-là. Quant à la sagesse et à l’homme sage, je suis bien loin d’en nier l’existence ; mais par homme sage j’entends précisément celui qui, changeant la face des objets, les fait apparaître et être bons à celui à qui ils apparaissaient et étaient mauvais. Et ne va pas de nouveau donner la chasse aux mots de cette définition ; je vais m’expliquer plus clairement pour te faire saisir ma pensée. Rappelle-toi, par exemple, ce qui a été dit précédemment, que les aliments paraissent et sont amers au malade et qu’ils sont et paraissent le contraire à l’homme bien portant. Ni l’un ni l’autre ne doit être représenté comme plus sage — cela n’est même pas possible — et il ne faut pas non plus soutenir que le malade est ignorant, parce qu’il est dans cette opinion, ni que l’homme bien portant est sage, parce qu’il est dans l’opinion contraire. Ce qu’il faut, c’est faire passer le malade à un autre état, meilleur que le sien. Platon, Le Théétète, 166d 4 Texte 6 : L'évidence comme critère de vérité Mais il est certain que nous ne prendrons jamais le faux pour le vrai tant que nous ne jugerons que de ce que nous apercevons clairement et distinctement, parce que Dieu n'étant point trompeur, la faculté de connaître qu'il nous a donnée ne saurait faillir, ni même la faculté de vouloir, lorsque nous ne l'étendons point au delà de ce que nous connaissons. Et quand même cette vérité n'aurait pas été démontrée, nous sommes naturellement si enclins à donner notre consentement aux choses que nous apercevons manifestement, que nous n'en saurions douter pendant que nous les apercevons de la sorte. Il y a même des personnes qui en toute leur vie n'aperçoivent rien comme il faut pour en bien juger; car la connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi distincte. J'appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif; de même que nous disons voir clairement les objets lorsque étant présents ils agissent assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu'elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut. Par exemple, lorsque quelqu'un sent une douleur cuisante, la connaissance qu'il a de cette douleur est claire à son égard, et n'est pas pour cela toujours distincte, parce qu'il la confond ordinairement avec le faux jugement qu'il fait sur la nature de ce qu'il pense être en la partie blessée, qu'il croit être semblable à l'idée ou au sentiment de la douleur qui est en sa pensée, encore qu'il n'aperçoive rien clairement que le sentiment ou la pensée confuse qui est en lui. Ainsi la connaissance peut être claire sans être distincte, et ne peut être distincte qu'elle ne soit claire par même moyen. René Descartes, Principes de la philosophie, 1644 Texte 7 : L'élaboration de l'idée de vrai La première signification de Vrai et de Faux semble avoir son origine dans les récits ; et l’on a dit vrai un récit, quand le fait raconté était réellement arrivé ; faux, quand le fait raconté n’était arrivé nulle part. Plus tard, les philosophes ont employé le mot pour désigner l’accord d’une idée avec son objet ; ainsi, l’on appelle idée vraie celle qui montre une chose comme elle est en elle-même ; fausse, celle qui montre une chose autrement qu’elle n’est en réalité. Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des histoires de la nature dans l’esprit. Et de là on en est venu à désigner de la même façon, par métaphore, des choses inertes ; ainsi, quand nous disons de l’or vrai ou de l’or faux, comme si l’or qui nous est présenté racontait quelque chose sur lui-même, ce qui est ou n’est pas en lui. Baruch Spinoza, Pensées métaphysiques, 1663. Texte 8 : Une idée n'est pas vraie, elle est rendue vraie L'opinion courante, là-dessus, c'est qu'une idée vraie doit être la copie de la réalité correspondante. De même que d'autres conceptions courantes, celle-ci est fondée sur une analogie que fournit l'expérience la plus familière. Lorsqu'elles sont vraies, nos idées des choses sensibles reproduisent ces dernières, en effet. Fermez les yeux, et pensez à cette horloge, là-bas, sur le mur : vous avez bien une copie ou reproduction vraie du cadran. Mais l'idée que vous avez du « mouvement d'horlogerie », à moins que vous ne soyez un horloger, n'est plus, à beaucoup près au même degré, une copie, bien que vous l'acceptiez comme telle, parce qu'elle ne reçoit de la réalité aucun démenti. Se réduisît-elle à ces simples mots, « mouvement d'horlogerie », ces mots font pour vous l'office de mots vrais. Enfin, quand vous parlez de l'horloge comme ayant pour « fonction » de « marquer l'heure », ou quand vous parlez de « l'élasticité » du ressort, il est difficile de voir au juste de quoi vos idées peuvent bien être la copie ! Vous voyez qu'il y a ici un problème. Quand nos idées ne peuvent pas positivement copier leur objet, qu'est-ce qu'on entend par leur « accord » avec cet objet ? En posant cette question, le pragmatisme voit aussitôt la réponse qu'elle comporte : les idées vraies sont celles que nous pouvons nous assimiler, que nous pouvons valider, que nous pouvons corroborer de notre adhésion et que nous pouvons vérifier. Sont fausses les idées pour lesquelles nous ne pouvons pas faire cela. (…) La vérité d'une idée n'est pas une propriété qui se trouverait lui être inhérente et qui resterait inactive. La vérité est un événement qui se produit pour une idée. Celle-ci devient vraie : elle est rendue vraie par certains faits. Elle acquiert sa vérité par un travail qu'elle effectue, par le travail qui consiste à se vérifier elle-même, qui a pour but et pour résultat sa vérification. William James, Le pragmatisme, 1907 5 Texte 9 : Nous sommes toujours responsables des conséquences de nos mensonges Ainsi, il suffit de définir le mensonge comme une déclaration intentionnellement fausse et point n'est besoin d'ajouter cette clause qu'il faut qu'elle nuise à autrui, que les juristes exigent pour leur définition […]. Car il nuit toujours à autrui : même si ce n'est pas à un autre homme, c'est à l'humanité en général, puisqu'il disqualifie la source du droit. Mais ce mensonge par bonté d'âme peut même, par accident, tomber sous le coup des lois civiles ; or ce qui n'échappe à la sanction que par accident, peut également être réputé injustice selon des lois extérieures. C'est ainsi que si tu as par un mensonge empêché d'agir quelqu'un qui s'apprêtait à commettre un meurtre, tu es juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourraient en découler. Mais si tu t'en es tenu à la stricte vérité, la justice publique ne peut s'en prendre à toi, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui s'ensuivent. Il est cependant possible que, après que tu as loyalement répondu par l'affirmative au meurtrier qui te demandait si celui à qui il en voulait était dans ta maison, ce dernier en soit sorti sans qu'on le remarque et ait ainsi échappé au meurtrier, et qu'ainsi le forfait n'ait pas eu lieu ; mais si tu as menti et dit qu'il n'était pas à la maison, et que de fait il soit réellement sorti (encore que tu ne le saches pas), supposé que le meurtrier le rencontre lors de sa sortie et perpètre son acte, c'est à bon droit qu'on peut t'accuser d'être à l'origine de sa mort. Car si tu avais dit la vérité exactement comme tu la savais, peut-être le meurtrier cherchant son ennemi dans la maison aurait-il été arrêté par les voisins accourus et le crime aurait-il été empêché. Donc celui qui ment, si généreuse puisse être son intention en mentant, doit répondre des conséquences de son mensonge, même devant les tribunaux civils, si imprévues qu'elles puissent être : c'est que la véracité est un devoir qui doit être considéré comme la base de tous les devoirs à fonder sur un contrat, devoirs dont la loi, si on y tolère la moindre exception, devient chancelante et vaine. C'est donc un commandement de la raison qui est sacré, absolument impératif, qui ne peut être limité par aucune convenance : en toutes déclarations, il faut être véridique (loyal)." Kant, Sur un prétendu droit de mentir par humanité, 1797 Texte 10 : Le philosophe est-il ami de la sagesse ou de la vérité ? Selon les dictionnaires, le « philosophe » est celui qui aime la science, la sagesse » (Chantraine). Voilà une définition bien ambiguë, car elle vaut aussi bien pour le sage,qui, certes, « aime » la sagesse qu'il possède, que pour le philosophe qui « aime » la sagesse qu'il ne possède pas. La philosophie est recherche, tension vers : c'est sa nature même, et elle ne peut jamais devenir autre chose – un système, un aboutissement. Certes, le philosophe a à méditer sous l'idée de vérité, en vue de tenir un discours vrai sur le réel dans son ensemble. Mais que faut-il entendre par « le réel » ? Qu'est-ce qui mérite d'être dit « réel » ? Le philosophe ne s'en tient pas au réel commun. Il élabore sa propre notion du réel ; mais le réel d'Aristote n'est pas celui d'Epicure ou de Chrysippe, ou de Descates, de Kant ou de Hegel, sans parler de Montaigne ou de Pyrrhon. Ainsi, la notion du réel philosophique est nécessairement éclatée, et la science du réel dans son ensemble est, comme on l'a dit, une science « introuvable ». Sur le fond d'un inéluctable scepticisme quant à la possibilité d'atteindre à la vérité absolue, les philosophies sont nécessairement plusieurs. Tous les philosophes authentiques ont cependant en commun de ne dire que ce qui leur semble vrai, et de vouloir, selon l'injonction de Platon, la vérité « toute entière ». Que cette vérité ne soit que la vérité du jugement au fur et à mesure de l'avancée du discours, ou soit la « vérité » d'un système ou d'un programme systématique, elle ne se découvre que dans la semblance. Quant au fond des choses, il reste caché et inaccessible, à moins qu'il n'y ait pas de « fond des choses », la surface étant ce qu'il y a de plus profond. Ce que l'on requiert du philosophe est seulement qu'il aime la vérité toute entière, et la dise telle qu'elle se présente à lui, sans concession aucune : « Nous philosophons sans concession », disait Périclès. Ce n'est pas sans ambiguïté que le philosophe est dit « l'ami de la sagesse » : dire qu'il est « l'ami de la vérité est sans ambiguïté. Michel Conche, Le Sens de la philosophie, 1999. 6