La guerre a eu lieu

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Y. B.
ISBN : 978-2-913376-56-4
CHAMP SOCIAL ÉDITIONS
12 €
MAURICE MERLEAU-PONTY
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MAURICE MERLEAU-PONTY
w w w. q u e s t i o n s - a c t u e l l e s . n e t
Son actualité concernant les notions de responsabilité individuelle et collective au regard des
grands problèmes que soulève l'histoire contemporaine est évidente. La guerre a eu lieu, celle de
Troie comme toutes les autres, et elle ne cesse en
vérité de se produire. La guerre ne s’oppose pas
seulement à la paix, elle est déjà en germe dans
notre existence quotidienne. Le présent de toutes
les guerres est toujours notre absence de présence
à ce que nous pensons réellement.
LA GUERRE A EU LIEU
www.questions-actuelles.net
Aujourd'hui, dans une société qui cherche les
voies accessibles pour sa modernisation et qui se
trouve devant de grandes mutations, il est essentiel de donner à cette réflexion sur la guerre et la
paix, la place qu'elle mérite.
Note de l’éditeur
Ce texte de Maurice Merleau-Ponty
« La guerre a eu lieu » paraît pour la première fois dans le numéro un de la revue
« Les Temps Modernes » en octobre 1945,
au lendemain de l’armistice. Publié
quelques années plus tard aux éditions
Nagel, puis aux éditions Gallimard (1996),
il ouvre le chapitre III intitulé « Politiques »
du recueil de philosophie Sens et non-sens.
Maurice Merleau-Ponty procède
dans cet ouvrage à une analyse complexe
mais formulée dans la simplicité d’un
engagement philosophique d’une grande
clarté. Il interroge la philosophie dans sa
capacité à participer à l’élaboration de ce
monde-ci, il regarde attentivement les
phénomènes de psychologie sociale et de
psychologie individuelle là où ils se croisent pour construire et déconstruire l’his-
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toire, il met en garde contre le réductionnisme et le danger des idéologies qui nient
la pluralité d’expressions de la vie
humaine. Surtout, Maurice MerleauPonty cherche, au travers du philosophe,
l’homme dans sa relation aux autres et à
l’histoire. Grâce à son style direct et à son
orientation personnalisée, ce dernier
point dialogue avec le lecteur et nous
incite, sans que nous ne soyons jamais
directement interpellés ou pris à partie, à
trouver le chemin de notre implication
dans la fragilité de l’histoire. Par l’exposition de son expérience de philosophe, par
la puissance et la simplicité de son argumentation, par la sobriété et la souplesse
de son engagement, Maurice MerleauPonty vient chercher en chacun de nous le
philosophe, là où nous avons le courage
de penser la multiplicité de notre position, y compris dans ses défaillances et
absences. C’est l’efficacité, l’originalité,
mais aussi la douceur de ce mouvement
philosophique que nous avons souhaité
mettre en avant.
C’est la raison pour laquelle nous
avons proposé aux éditions Gallimard une
publication indépendante afin de donner à
ce texte une nouvelle actualité dans les problématiques contemporaines. Déjà, dans le
temps de l’écriture, Maurice Merleau-Ponty
s’interrogeait sur les lectures à venir de son
article : « Si, dans dix ans, nous relisons ces
pages et tant d’autres, qu’en penseronsnous ? Nous ne voulons pas que cette année
1945 devienne pour nous une année entre
les années […] puisqu’il s’agit ici d’écrire et
non pas de raconter nos peines, ne devonsnous pas dépasser nos sentiments pour en
trouver la vérité durable ? » Au lieu de se
laisser emporter par l’ivresse de la libération
et de la victoire de 1945, Maurice MerleauPonty revient sur les raisons qui n’ont pas
permis à un nombre important d’intellectuels de se saisir de l’imminence d’une catastrophe humaine dans les années d’avantguerre. Mais, bien loin de n’être qu’un simple document daté historiquement et sociologiquement sur les égarements intellectuels
d’une époque, cette réflexion en forme de
témoignage nous invite à penser ce qui de
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notre position présente est à l’œuvre parmi
les possibilités actuelles de l’histoire.
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Intemporelle, la pensée de Maurice
Merleau-Ponty s’inscrit d’évidence dans le
débat sur la crise d’identité de notre
époque. Aujourd’hui, dans une société qui
cherche les voies accessibles pour sa modernisation et qui se trouve devant de grandes
mutations, scientifiques, géopolitiques,
écologiques, mais aussi économiques,
sociales et psychologiques, il était intéressant de donner à cette réflexion de Maurice
Merleau-Ponty la place qu’elle mérite. Son
actualité concernant les notions de participation et de responsabilité est évidente,
mais notre attention a d’emblée été retenue
par la façon de procéder.
Maurice Merleau-Ponty travaille au
travers de sa position à situer le rapport du
philosophe aux événements de l’histoire, aux
relations que les êtres humains créent, entretiennent, subissent. La pensée devient, dans
ce contexte de l’immédiat après-guerre,
témoignage de la manière dont les faits les
plus déterminants peuvent échapper aux
esprits les mieux avertis intellectuellement.
À ce premier constat, Maurice MerleauPonty voit une cause particulière : des sujets,
trop bien protégés, imaginent leur histoire
personnelle déliée de l’histoire collective, ici
en l’occurrence de l’histoire européenne :
« Habitués depuis notre enfance à manier la
liberté et à vivre une vie personnelle, comment aurions-nous su que c’étaient là des
acquisitions difficiles, comment aurionsnous appris à engager notre liberté pour la
conserver ? »
Maurice Merleau-Ponty émet deux
remarques critiques à l’encontre d’une certaine pratique de la philosophie. La première est que celle-ci transforme les philosophes en consciences nues « en face du
monde », ces derniers, vivant « aussi près de
Platon que de Heidegger, aussi près des
Chinois que des Français », sont « en vérité
aussi loin des uns que des autres ». La
seconde n’est en réalité que la conséquence
logique de la première : le sentiment de
liberté des intellectuels au regard de la
petite histoire quotidienne est le fruit de
cette distance. Le confort de vie fait oublier
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cet élément essentiel : « L’on n’est pas libre
seul. » La position alors mise en œuvre ne
désigne pas seulement un sujet en lien avec
la plasticité du langage ou un sujet en lien
avec les canons de la métaphysique, mais
un sujet lié aux trames de l’histoire dont il
est l’une des composantes à la fois active et
passive.
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À partir du titre qui se déploie tout au
long du texte, « La guerre a eu lieu »,
résonne l’idée qu’il faut être attentif pour ne
pas oublier collectivement, en temps de
paix, la permanente et menaçante réalité
d’une toujours possible catastrophe majeure.
Il faut aussi être fort pour supporter individuellement l’inconfortable constat que
notre position de sujet, lorsque nous ne
souhaitons pas nous laisser aller au simple
courant du rapport plaisir/déplaisir, ne
trouve de réalisation qu’au prix d’un difficile travail d’élaboration et de renoncement
narcissique. Ardue est la tâche que Maurice
Merleau-Ponty propose : ne pas céder sur
le dur labeur d’humanisme sans pour
autant refouler les « choses crues » avec lesquelles nous avons toujours à négocier.
Travail de résistance sans fin, mais aussi
travail de dialogue, cette élaboration est
par excellence celle du philosophe et
aujourd’hui aussi celle du citoyen
contemporain.
C’est pourquoi ce texte qui vient de
derrière nous, doit vivre dans le présent
non seulement en qualité d’objet d’étude
mais essentiellement dans l’ouverture au
dialogue à laquelle il invite.
L’acte même de parler suppose une
écoute, quelqu’un à qui parler qui ne soit
pas qu’un faire-valoir ni un simple répondeur, mais un répondant : « ...Une parole
sans réponse possible fait non-sens, ma
liberté et celle d’autrui se nouent l’une à
l’autre à travers le monde… La liberté n’est
pas en deçà du monde, mais au contact de
lui. » Dès lors qu’elles ne sont pas que de
simples moyens informatifs, la parole et
l’écoute deviennent indissociables dans le
rapport des sujets qui en les mettant à
l’œuvre construisent « une subjectivité
engagée dans la situation historique ».
Unies par ce qui les différencie, la parole et
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l’écoute s’auto-engendrent l’une l’autre, et
disent ensemble l’impossibilité d’une existence sans coexistence.
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Il ne peut plus y avoir, aujourd’hui
moins encore qu’hier, d’un côté celui qui
sait, celui qui parle, ou plutôt celui qui,
ayant acquis le droit de parler, dispose d’un
savoir institutionnel, et de l’autre celui qui
écoute, celui qui attend, livré ainsi à l’infantilisme ou au nihilisme, à terme aussi
destructeurs l’un que l’autre. Dialoguer en
philosophie ce n’est pas seulement négocier
des idées déjà toutes faites avant le moment
mystérieux de la rencontre (par nature les
idées pré-établies avant la rencontre sont
discriminantes) ; dialoguer c’est accepter
de créer et d’élaborer une pensée nouvelle
entre interlocuteurs pour rendre envisageable un futur s’enracinant dans le présent de
tous. À défaut la sanction ne se fait pas
attendre : « Toute angoisse détourne du
futur. »
Par sa démarche Maurice MerleauPonty nous invite à réfléchir sur notre présent et donc sur notre responsabilité person-
nelle et collective, aussi minime soit-elle, au
regard de l’histoire. Toute notre situation
n’est pas comprise dans l’espace/temps présent, la fonction créatrice de la philosophie et
du politique est de justement toujours tenter
de questionner les données, qui dans cette
transformation deviennent historiques.
Si notre société dit ne plus voir son
avenir, c’est peut-être parce que nous ne
nous situons pas suffisamment en vertu des
possibilités de dialogues et que nous ne
trouvons plus la césure qui les fait vibrer.
Entre la parole et l’écoute, le sujet ou plutôt les sujets vivent une existence séparée
sur le mode de la coexistence. La superposition des monologues n’est pas suffisante à
créer un dialogue. Lorsque les paroles ne
sont plus transformables par leur adresse,
que la succession des monologues tient lieu
de dialogue, alors les lieux se ferment, l’histoire se dicte au lieu de s’écrire.
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L’histoire récente et tragique montre
à quel point cette dernière question doit
être prioritairement considérée dans l’urgence où nous sommes peut-être. Les dernières décennies du siècle précédent ont
affirmé que la modernité ne nous protégerait d’aucune atrocité. Nous devons rendre grâce aux intellectuels qui ont su prendre le risque de nous rappeler régulièrement que ne rien penser, autrement dit ne
pas distinguer l’opinion de l’effort d’élaborer une position assumée, présentait un
risque majeur. Sur le fond, peu importe
que nous partagions ou pas la nature de
leur engagement, ce qui importe est de
saluer le fait qu’ils sollicitent le débat dans
l’espace public. En assumant le passage de
la chose intellectuelle à l’espace sociétal,
en utilisant le circuit économique et
médiatique comme un outil très performant et non comme une finalité, les intellectuels qui ont pu prendre ce risque ont
mis en valeur la pensée, non comme une
simple abstraction mais comme un processus qui agit et se partage à des niveaux
différents.
Quelque chose de très positif a
changé. Malgré le surdéveloppement des ego
en mal d’images rassurantes, malgré un individualisme qui atteint un apogée incroyable
où chacun souhaite n’être plus que luimême hors de toute historicité, se crée
chaque jour un peu plus, un paradoxal désir
de citoyenneté. Par là s’expriment plusieurs
choses, d’abord le désir de participation,
ensuite le sentiment de responsabilité.
Si aujourd’hui les questions ne se
posent plus exactement dans les mêmes
termes qu’au milieu du siècle dernier, elles
n’appartiennent pas pour autant à notre
seul passé. L’antisémitisme et les racismes
de toutes formes ne se sont même pas
assoupis. En ce sens, ce texte de MerleauPonty est un vrai livre d’histoire, c’est-àdire un livre de vie. Dans notre société,
souvent obsédée par le présent immédiat,
nous gagnons à écouter ce qui, dans l’humilité du témoignage réfléchi, nous montre
aujourd’hui comme hier, comment s’engage notre responsabilité vis-à-vis de ce qui
nous agrée par commodité. Les temps de
paix ne reposent pas que sur des choses pai-
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sibles, ils se lient à une multitude d’autres
événements où se noue la dramaturgie de
l’histoire humaine, là où elle est la plus
concrète. Dès lors que la pensée n’est pas
qu’un simple objet d’explication, extérieure
au sujet qui la transmet et à celui qui la
conçoit, elle entre dans les trames quotidiennes de l’histoire, dans l’épaisseur de sa
diversité et de sa créativité.
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La guerre a eu lieu, celle de Troie
comme toutes les autres, et elle ne cesse en
vérité de se produire. Le présent de toutes
les guerres est toujours notre absence de
présence à ce que nous pensons réellement.
La guerre ne s’oppose pas seulement
à la paix, elle est déjà en germe dans notre
existence quotidienne, elle y apparaît
comme le signe de l’impuissance à se
confronter à la concrétude et à la multiplicité du réel. En vérité, nous dit Maurice
Merleau-Ponty, les guerres ne se gagnent
pas ailleurs qu’en temps de paix, là où le
courage dans toutes ses diversités peut s’exprimer, là où chaque être humain peut ne
pas être qu’un soldat.
L’engagement dans l’idée même d’un
questionnement sur nos façons d’être et de
faire reste une priorité en deçà de laquelle
la pensée contemporaine vacille. À la trop
banale et fuyante interrogation sur la position de l’autre, Maurice Merleau-Ponty, en
philosophe, a choisi de faire travailler la
sienne. Par ce choix, soudainement la philosophie concerne chacun d’entre nous.
Yannick BRETON
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