Table des matières - Université de Sherbrooke

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Chronique entrevue
Entrevue avec ROBERT SÉVIGNY
Lucie Mandeville,
Université de Sherbrooke
Monsieur Robert Sévigny est l'un des pionniers de la psychosociologie des relations
humaines au Québec. De son parcours professionnel, il a acquis une capacité
singulière de saisir la réalité humaine et sociale d'un point de vue multidisciplinaire.
Sa formation universitaire a pris ses racines en sociologie, domaine dans lequel il a
poursuivi un intérêt intarissable pour la culture et la personnalité, mais également en
psychologie, domaine pour lequel il a contribué au déploiement de l'approche
rogérienne, de la dynamique de groupe et des processus d’intervention. Il a été
professeur et directeur au département de sociologie de l'Université de Montréal. Il a
mené, entre autres, des recherches cliniques mettant en valeur les savoirs implicites
des intervenants en santé mentale. Son tout premier emploi comme étudiant de
sociologie l’avait introduit à la recherche sur les relations ethniques et, beaucoup plus
tard, on le retrouve au Centre de recherche et de formation (CRF) du CLSC Côte-desNeiges (depuis cette année, il n’en est plus le directeur scientifique), un CLSC dont
les interventions sont fortement influencées par son contexte pluriethnique. Sa
personnalité et son cheminement de vie ont contribué sans aucun doute à l'image de
cet homme d'une grande ouverture d'esprit et d'une curiosité sans frontières.
L.M. Monsieur Sévigny, parlez-nous des événements significatifs de votre cheminement de
vie et de carrière qui vous ont conduit à la gestion de la diversité.
R.S. Je suppose que votre question s’adresse à la diversité ethnique à laquelle vous venez de
faire allusion. Au plan intellectuel, mon intérêt pour ce type de diversité remonte au tout
premier volume que j'ai lu comme étudiant en sociologie : French Canada in transition
(1938) écrit par Everett C. Hugues, un sociologue de l'École de Chicago. Cet ouvrage était
une monographie sur Drummondville, le centre industriel du textile au Québec à cette
époque. Encore aujourd'hui, il s'agit d'un ouvrage intéressant pour les habitants des Cantons
de l'Est. En français, il a été traduit par Rencontre de deux mondes : la crise de
l'industrialisation du Canada français. Hugues a donc fait une étude sur la façon dont les
deux mondes - le monde francophone et le monde anglophone canadien et américain réagissaient entre eux. Nous étions en 1952, j'étais alors étudiant à l'Université de Laval à
Québec. Ensuite, j'ai mis cet ouvrage de côté. Puis, trente ans plus tard, ma fille m'a fait
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Entrevue avec Robert Sévigny
remarquer que tout ce que j'avais souligné dans ce livre concernait la relation entre
l'individu et la société. C’est au fond le thème que je n’ai jamais abandonné, même quand
j’ai travaillé dans d’autres secteurs que celui de l’ethnicité.
L.M.
Cet intérêt s'est donc développé lorsque vous étiez étudiant en sociologie?
R.S. J'avais un intérêt pour le lien entre la personnalité et les structures sociales et politiques
avant même que j'arrive en sociologie. Et, l’ethnicité ne m’était pas étrangère non plus : j'ai
vécu dans une famille qui s'y prêtait bien. Je suis né à Sherbrooke, dans le Vieux Nord, de
sorte que j'ai beaucoup joué avec des petits Anglais à l'âge de 8 à 10 ans. Il s'agit d'un de
mes premiers contacts avec l'autre, défini en terme de culture différente de la mienne.
D'autre part, mon père avait une vision assez nuancée de la vie privée et de la vie publique.
Il était nationaliste mais, en même temps, il acceptait fort bien que je joue avec un petit
voisin juif. Ses analyses et ses positions politiques étaient distinctes des dimensions
interpersonnelles de notre vie quotidienne.
L.M. De ce fait, considérez-vous que votre famille a contribué à l'ouverture d'esprit qui vous
caractérise ?
R.S. Je vous laisse à vous la responsabilité de l’expression « ouverture d’esprit ». À mes
yeux, il est évident qu’elle est à l'origine de mon intérêt pour l'implicite. Les membres de
ma famille ont toujours exprimé leurs sentiments par leur façon d'être, tout doucement, sans
de grands éclats ni sans grande déclaration verbale. Il m’a toujours fallu les écouter, les
sentir pour saisir, par exemple, leur mécontentement ou leur peine. L'intérêt pour ce que j'ai
appelé « l'implicite » n'est probablement pas déconnecté de ce style de relation dans laquelle
j'ai évolué, style qui, à bien y penser, était plus le fait de ma mère que celui de mon père. Si
je reviens à l’ethnicité, bien d'autres événements spécifiques sont sans doute reliés à ma
sensibilité pour les différences ethniques. Par exemple, quand j'avais environ quatre ans, il y
avait un petit restaurant tenu par un Arménien près de chez-nous. Je me souviens, mon père
m'avait expliqué qu'il y avait une guerre importante en Arménie et que les gens avaient été
obligés de fuir ce pays. Il avait cette façon de relier la présence de cet individu avec des
événements politiques, avec l'immigration ou le statut des réfugiés. Ainsi, plusieurs
événements de mon passé ont contribué au développement de ma personnalité et de ma
carrière, tout comme j'ai été amené à choisir des approches et des thèmes d’études ou
d’intervention qui convenaient davantage à ma personnalité.
L.M. Ainsi, dès votre premier cycle en sociologie, vous réalisiez des recherches sur la
diversité culturelle ?
R.S. Oui. Après ma deuxième année, j'ai participé à une autre recherche dirigée par Jacques
Brazeau, un spécialiste des relations ethniques qui avait étudié avec Hugues à l'Université
McGill. Cette recherche portait sur l'analyse de la situation des Canadiens Français dans le
milieu militaire. L'année suivante, j'ai participé à une recherche différente menée par Guy
Rocher et Arthur Tremblay sur l'analyse comparative des manuels d'histoire français et
anglais - dans un cours sur les relations ethniques, j'avais réalisé une analyse similaire sur
des manuels d'histoire à l'élémentaire - et j'ai fait mon mémoire de maîtrise sur l'analyse
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quantitative de ces mêmes données en fonction des biais idéologiques et nationalistes des
historiens.
Ainsi, il y a probablement des aspects de mes origines et de ma personnalité qui m'ont porté
vers la diversité, mais d'un autre côté, j'ai aussi été « porté » par le contexte socioculturel de
l'époque. Au Québec, les relations ethniques se limitaient aux liens entre les Anglais, les
Français et les Juifs. Les premières recherches qui ont été réalisées au Centre de recherche
sur les relations humaines à Montréal, mettaient les représentants de ces trois groupes
autour d'une table et les faisaient discuter afin d'analyser les différences entre eux. À ma
deuxième année, j'ai produit un essai de sociologie urbaine sur les élections de la ville de
Sherbrooke pour étudier les relations entres les Anglais et les Français. Il me semble évident
que j'utilisais toutes les occasions que j'avais pour explorer les relations ethniques. Voici un
détail cocasse dont je me souviens. À l'époque, dans cette ville, le nombre de Canadiens
Français était le même que celui des Canadiens Anglais. De ce fait, la tradition voulait qu'il
y ait une alternance entre l'élection d'un maire francophone et, l'année suivante, celle d'un
maire anglophone.
L.M. À cette époque, ce genre d'étude était-il fréquent ou vous étiez une minorité à vous
intéresser au contexte pluriethnique ?
R.S. L’analyse des relations ethniques s'est grandement développée dans les années
cinquante à cause de la situation particulière du Québec. Un autre thème d’intérêt était la
religion. C’est sur ce thème que j'ai conduit ma thèse en sociologie.
L.M. Dans le même sens, est-ce que le cheminement de carrière de votre conjointe, qui a
oeuvré à l'ONU, a influencé votre propre itinéraire professionnel ?
RS.
À titre de secrétaire générale-adjointe à l’ONU, au Département de l’information, de
1987 à 1992, Thérèse était chargée de l’information au Secrétariat. Tous les centres
d’information de l’ONU à travers le monde relevaient de ses services. Elle s'est davantage
intéressée à l'international, tandis que mon champ était plus celui des relations
interpersonnelles, des groupes restreints et, de façon plus large, de l’expérience personnelle
de la vie sociale. En fait, la ligne directe de sa carrière a surtout été les communications, le
journalisme et les relations publiques. Elle a été journaliste à la Tribune à Sherbrooke, elle a
été présidente de BCP, elle a été vice-présidente des communications pour la Société RadioCanada, elle était jusqu’à tout récemment professeure en communication internationale à
l'UQAM.
L.M.
Vous avez eu des cheminements de carrière parallèles ?
R.S. Il s'agit vraiment de deux carrières parallèles de deux personnes qui s’intéressent à ce
que l’autre fait. Elle aussi a reçu une formation en sociologie, elle s’est toujours intéressée à
ce que je fais. Il y a peu de choses que j’ai publiées qu’elle n’ait pas lues et commentées. De
mon côté, indépendamment du reste, je me suis toujours intéressé aux relations
internationales. Le premier long essai que j’ai rédigé comme jeune étudiant portait
justement sur le passage de la ligue des Nations à l’Organisation des Nations Unies. J’étais
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loin de m’imaginer, à ce moment-là, que Thérèse y serait jour secrétaire-générale adjointe.
Par ailleurs, les liens entre nos deux carrières sont probablement plus nombreux que ce que
je viens de vous en dire : nous nous sommes connus très jeunes et une bonne partie de nos
deux trajectoires personnelles touchent sans doute, elles aussi, cet implicite auquel je viens
de faire allusion.
L.M. Revenons à votre propre cheminement. Vous avez été l'un des premiers à vous
intéresser aux travaux de Carl Rogers. Votre manière d'être et de faire ne cadrait pas au
courant marxiste de l'époque en sociologie et vous sembliez ouvert aux approches
novatrices. L'approche rogérienne, tout comme votre personnalité, ont pu contribuer à cet
intérêt que vous avez manifesté face à la diversité. De ce fait, certains affirment qu'il n'est
pas surprenant que vous vous soyez naturellement ouvert à l'interculturel. Pourriez-vous
commenter cette perception que certains ont de vous.
R.S. Je ne reviens pas sur le rôle de ma propre expérience personnelle : il me semble bien
que l’approche rogérienne, je l’ai d’abord « adoptée » en fonction de ce que j’étais comme
personne. Mais il y avait plus ou autre chose qui m’attirait chez Rogers. Son modèle me
permettait plus facilement de faire des liens entre l'individu et la vie sociale. En même
temps, ici aussi, l’implicite jouait beaucoup, beaucoup plus que je ne le pensais à cette
époque. Cette approche « respirait » la société nord-américaine et la resituait dans sa culture
sans jamais en parler explicitement - contrairement à la psychanalyse et au marxisme qui
s'imposaient à cette époque. C’est surtout vers la fin de sa vie, que Rogers est devenu plus
sensibilisé à l'influence du contexte socioculturel sur son approche par son contact avec
plusieurs autres cultures. Il se rendait compte que l'actualisation de soi, telle qu'il l'avait
définie, était une notion nord-américaine. Il se rendait compte aussi que son approche faisait
abstraction des processus de pouvoir politique et qu’il rejoignait trop peu le monde de
l’action sociale et politique. Quand j’ai eu la chance et le plaisir de passer une année au
Center for the Study of the Person au début des années 80, ces thèmes ont souvent été au
cœur de nos échanges. Dès notre toute première rencontre, il m’avait longuement fait parler
de mes expériences d’intervention dans les milieux syndicaux, milieux qu’il se désolait de
ne jamais avoir pénétrés. Ce sont les mêmes préoccupations que je retrouvais chez Gay Lea
Swenson qui était mon sponsor au CSP. Gay incarnait l’approche rogérienne de ces années
80, mais elle n’avait jamais oublié le climat social et politique qu’elle avait connu comme
étudiante à Berkeley. C’est beaucoup à cause d’elle que j’ai eu la grâce de redevenir
participant à des workshops de style rogérien pendant deux mois et de pouvoir, par la suite,
réfléchir sur toutes les dimensions sociales, politiques et culturelles de l’approche
rogérienne.
J’ai le sentiment de beaucoup simplifier les choses quand je vous raconte mon année à la
Jolla chez Rogers. Avant, il y avait eu l’influence de Dollard Cormier, mes expériences
avec l’équipe du Centre de recherche en relations humaines - le premier groupe à introduire
la dynamique de groupe style T-Group au Québec, mes années avec le Centre d’étude et de
communication que j’avais fondé avec des collègues - dont certains sont à l’Université de
Sherbrooke, mes expériences d’intervention à l’Alcan et le stage au National Training
Laboratory de Bethel que j’ai effectué à l’instigation de cette compagnie, mon année avec
des collègues de l’ARIP à Paris - dont l’orientation était, pour la plupart, d’orientation
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freudienne, mes contacts avec mon collègue Luc Morissette au Département des
communications de l’Université de Montréal et qui, lui, avait été formé à la thérapie
familiale, la gestalt et la bio-énergie. Cette trop simple énumération me rappelle comment
ma trajectoire m’a amené à fréquenter des personnes et des lieux très diversifiés,
multidiscipinaires et multiculturels - à tous les sens du terme : culture organisationnelle et
professionnelle, culture ethnique et nationale, etc. Au-delà de cette diversité, la pratique
nous permettait, la plupart du temps, une saine confrontation et une collaboration très
dynamique.
L.M. Votre double formation universitaire s'est amorcée en sociologie, qu'est-ce qui vous a
dirigé vers la psychologie ?
R.S. J'ai étudié la sociologie de 1952 à 1956 où j'ai surtout travaillé avec Fernand Dumont
comme jeune assistant de recherche pendant un an et demi, puis six mois avec Arthur
Tremblay. Ensuite, j'ai décidé de me diriger vers la psychologie. Il est intéressant de
souligner la manière dont cette décision a été prise. À ce moment, il n'y avait pas tellement
d'ouverture sur le marché du travail pour les sociologues, en particulier ceux de l'Université
Laval, parce que c'était la guerre ouverte contre Duplessis dans la ville de Québec. Un bon
jour, je discutais avec Fernand Dumont - il m'a d'ailleurs beaucoup influencé dans ce choix et il m'a proposé de mettre sur papier tous les ouvrages que j'avais lus et aimés. Bien sûr, ils
étaient tous en lien avec la psychologie sociale. J'ai donc décidé de faire mes études à
l'Université de Montréal, bien que ma candidature ait été acceptée dans un programme
interdisciplinaire à l'Université de Harvard, celui des Social Relations. À Montréal, j'ai
d'abord fait deux années d'introduction en psychologie pour me préparer au doctorat que
j’allais faire en sociologie à l’Université Laval.
L.M.
C'était à l'époque de la dynamique de groupe à l'Université de Montréal ?
R.S. Tout à fait. Lorsque je mentionne que j'ai été porté par les événements, cela en est un
autre exemple. Je suis arrivé au département de psychologie de l'Université de Montréal
quand les tous premiers T-Groups ont été mis en place au Centre de recherche en relations
humaines. Petit à petit, je me suis mis à faire de la dynamique de groupe. C'est à cette
période que j'ai été en contact avec la pensée de Rogers par l'intermédiaire de Dollard
Cormier qui enseignait cette approche nouvelle au Québec.
L.M. Vous avez été l'un des principaux représentants de l'approche rogérienne en dynamique
de groupe ?
R.S. Disons que j’ai été parmi les premiers, mais quelques autres, dont Fernand Roussel,
avaient initié ce croisement entre la dynamique des groupes et l’approche rogérienne. En
fait, comme étudiant en psychologie sociale, je me suis formé à la dynamique des groupes,
même si je me suis également donné une préparation en psychothérapie. D’ailleurs, la
psychologie de la personnalité m’est toujours apparue fondamentale en psychologie. C'était
au moment du virage vers la dynamique des groupes, genre T-Group. Avant, les stages
étaient beaucoup moins impliquants. Il s'agissait de conférences ou d'ateliers sur l'animation
des groupes de discussion. Alors, tout avait changé dans la façon de faire les choses, entre
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autres, la dimension affective prenait beaucoup plus d'importance. C'est dans cette
perspective que j'ai fait mes premiers exposés sur l'approche rogérienne au Centre de
recherche en relations humaines. C'est aussi comme cela que j'en suis venu à faire mon
premier T-Group alors que je venais moi-même tout juste de participer à ce type de
formation à titre d'observateur. Le paradoxe dans toute cette histoire, c'est qu’au Québec, je
me suis toujours promené avec l'étiquette rogérienne dans le front - parce que je l’avais
étudié à partir de l958 - mais que je n’ai rencontré Carl Rogers que plus tard en l980.
L.M.
Donc vous êtes arrivé à Montréal en 1958 ?
R.S. Oui. J'y ai passé deux années complètement folles, parce que le département de
psychologie me laissait carte blanche sur ma formation. J'y ai fréquenté les cours qui
m'intéressaient tout en poursuivant, d'une certaine façon, une étude sociologique. Par
exemple, dans un cours de Rorschach, je pouvais faire l'analyse des valeurs sociales qui se
manifestaient dans les cas cliniques à l'étude. Ces deux années furent extrêmement
intéressantes pour moi.
L.M. Cela vous a permis d'intégrer les disciplines sociologique et psychologique et, plus
tard, cela va contribuer au développement de la vision multidisciplinaire qui vous
singularise ?
R.S.
Oui. À ce moment, je n'avais pas l'impression qu'il fallait que je laisse la sociologie à la
porte pour étudier la psychologie. C'est ce que j'ai vécu de plus frappant pendant ces deux
années. Ainsi, j'ai continué à considérer la sociologie et la psychologie comme des
disciplines complémentaires. Après deux ans, on m'a offert d'enseigner la sociologie à
l'Université de Montréal tout en terminant ma maîtrise en psychologie.
L.M. Comment réussissez-vous à considérer mutuellement ces deux perspectives dans le
regard que vous portez sur la réalité humaine et sociale et dans votre façon de d'intervenir
auprès de cette réalité ?
R.S. Vous avez raison, il s’agit bien de deux façons de voir la même « réalité » ou, plus
exactement dans ce cas-ci, de la même « expérience ». L’expérience, elle, ne se découpe
pas : elle est globale et unique, simple et complexe tout à la fois. Par ailleurs, le processus
de compréhension de cette expérience suppose un dispositif analytique : une notion, un
concept, une théorie. Mais dans les sciences humaines comme dans les sciences exactes, le
temps n’est plus aux théories unitaires par lesquelles on veut tout expliquer. Aujourd’hui la
notion de « complexité », par exemple, permet de rendre compte de la co-existence de
plusieurs dimensions de l’expérience humaine. En un sens, la notion d’interdisciplinarité est
déjà dépassée, mais je dois dire que je l’ai beaucoup utilisée pour définir la
psychosociologie.
Dans mon propre cheminement, c’est l’anthropologie qui m’a aidé le mieux à aborder les
liens entre la sociologie et la psychologie, aussi étrange que cela puisse paraître. Tout
d'abord, la sociologie a été très influencée par l'anthropologie. En fait, les notions simples
attribuées à la sociologie, comme les rôles et les rituels, viennent de l'anthropologie.
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Plusieurs sociologues – anglo-saxons et américains surtout - ont puisé dans l’anthropologie
des outils pour comprendre les sociétés contemporaines complexes. La sociologie française
durkheimienne, dans ses débuts, ne traçait pas non plus de frontières entre la sociologie et
l’anthropologie. D'autre part, bien avant la sociologie, l’anthropologie a cherché à établir
des ponts avec la psychologie. Les traits de personnalité et les modes de fonctionnement de
la personne varient selon les cultures. L'anthropologie culturelle a énormément contribué à
ma propre vision de l’analyse et de l'intervention psychosociologique.
Quand j’étais étudiant au département de psychologie de l’Université de Montréal, j’ai
beaucoup étudié l’anthropologue Guy Dubreuil. Il appartenait à l'école qui s'intéressait au
lien entre la culture et la personnalité. C'est vraiment dans cette optique que j'ai continué à
enseigner et à intervenir. D'ailleurs, c’est par l’analogie à la culture et la personnalité que le
titre d’un de mes cours a toujours été Structures sociales et personnalité. À ce moment-là,
les études portaient beaucoup sur la comparaison entre les différentes cultures,
particulièrement entre les sociétés dites archaïques et les sociétés d'ici. Pour ma part, je
m'intéressais davantage aux sociétés industrielles complexes. Cela a été ma ligne directrice
de recherche. D'un côté, je m’intéressais donc aux relations interpersonnelles et aux
interventions psychosociologiques et de l’autre, j’enseignais et je menais cette forme de
recherche inspirée de l’anthropologie culturelle. Les travaux que j’ai faits avec Marcel
Rioux, lui-même anthropologue de formation, participaient à ce même courant.
Par la suite, les recherches que j’ai développées à partir de la notion de « sociologie
implicite » - les notions vagues sont parfois très utiles pour développer de nouvelles voies
de recherche - me permettaient de lier ces deux courants : j’étudiais l’univers des
intervenants en santé mentale et je tentais de cerner les liens entre leurs interventions, d’une
part, et leur propre expérience du milieu social de leur pratique, d’autre part. En d’autres
termes, je pense résumer correctement mon parcours en disant que j’ai toujours travaillé à
l’intérieur d’un système formé de deux axes : l’axe individu-société et l’axe rechercheintervention. Ma modeste part au développement de la sociologie clinique, telle qu’elle
existe aujourd’hui, constituait, au fond, ma façon de mettre un peu d’ordre dans ma propre
conception de la psychosociologie.
L.M. De ce point de vue particulier, à titre de psychosociologue, comment concevez-vous le
développement de la psychologie actuelle en tant que profession et en tant que corporation ?
R.S. J’avoue n’avoir jamais été très proche des visées corporatives, quelles qu’elles soient.
Je suis devenu membre de l’Ordre des psychologues du Québec à partir de 1965, au
moment où je commençais une recherche-action au département de psychiatrie à l'Hôpital
Notre Dame. J'ai cessé d'être membre quand je me suis intéressé à l'analyse des pratiques en
santé mentale et que je souhaitais garder une certaine distance à l’égard des diverses
disciplines et corporations. Dans cette recherche, j'ai interviewé des intervenants de toutes
les écoles psychologiques, mais aussi de plusieurs orientations intellectuelles et pratiques
qui n’étaient pas reconnues par les universités et les corporations. Je précise que ma
position n’est pas anti-corporative : j’en vois très bien les vicissitudes mais aussi les
avantages pour les praticiens tout autant que pour les clients. J’ai toujours eu un très grand
respect pour l’intérêt que l’Ordre des psychologues du Québec a manifesté pour la
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formation continue de leurs membres. Par contre, ma propre position et ma propre
expérience à l’égard de l’interdisciplinarité et de la complexité de l’intervention m’amènent
à me poser beaucoup de questions sur l’influence des modèles disciplinaires ou corporatifs.
Personnellement, ma petite contribution à la psychologie aura été ce que j’ai déjà rappelé
plus haut : la possibilité de considérer les aspects sociaux qui se manifestent implicitement
dans une intervention psychologique. Je donne un seul vieil exemple. Au début des années
60, il y avait tellement de religieux et de religieuses qui s'inscrivaient aux stages de
dynamique des groupes à Montmorency qu'il paraissait évident qu'il se passait quelque
chose dans l'univers de la religion au Québec. Cela n'était ni étudié ni reflété dans le groupe,
mais il ne fallait pas une grande analyse sociologique pour conclure que tout ce qui se
passait durant le stage s’expliquait par les relations interpersonnelles ou la dynamique des
groupes. Je me souviens aussi d’une psychanalyste interviewée dans le cadre de la
recherche sur la sociologie implicite des intervenants. Cette psychanalyste me rappelait à
plusieurs occasions que ses interventions se basaient sur toute une armature théorique, mais
aussi, tout autant, sur ce qu'elle avait acquis de son passé rural. Émue, elle s'est mise à me
dire : « Vous savez, il y a beaucoup de choses qui viennent du fait que j'ai vécu dans un
petit village, c'est comme cela que cela se passait dans ma famille, chez le voisinage ». Ma
thèse de doctorat en est un autre bon exemple. J'ai traduit l'approche rogérienne en terme de
processus valorisés par cette approche et en tentant de comprendre comment les gens
correspondaient à ces valeurs. Je pourrais multiplier ces exemples presque à l’infini.
L.M. Est-ce qu'on peut considérer que cette préoccupation pour les aspects socioculturels de
la dynamique de groupe correspond à l'une de vos contributions à la psychologie
québécoise?
R.S. Ma notion de « sociologie implicite » vient en bonne partie de ce que j'avais entendu
pendant des milliers d'heures en dynamique de groupe et de ce que me racontaient des
collègues et des amis qui étaient thérapeutes. Et, mes analyses critiques de la dynamique des
groupes s’inspirent effectivement de la même préoccupation. Y a-t-il de quoi parler d’une
contribution à la psychologie québécoise? Je vous laisse répondre à votre propre question !
L.M. Vous avez été l'un des principaux québécois à établir des contacts entre le Québec,
l'Europe et les États-Unis. On vous a même considéré comme le trait d'union entre ces
nations. J'aimerais vous entendre sur ce sujet.
R.S. Si j’ai été un trait d’union, je n’ai pas toujours été aussi efficace que je souhaiterais
aujourd’hui l’avoir été ! Il y a bien des liens que je n’ai pas su poursuivre. Vous faites
vraisemblablement allusion à un certain rôle que j’ai joué dans la fondation du groupe de
sociologie clinique à l’Association internationale de sociologie. J'ai été un des fondateurs et
le premier président de ce comité international de recherche qui regroupe maintenant des
membres de plusieurs pays. Un comité analogue existe maintenant à l’Association
internationale des sociologues de langue française. C'est probablement à ces initiatives que
les gens font allusion quand ils m'identifient à un trait d'union entre le Québec, l'Europe et
les États-Unis.
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L.M.
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Pouvez-vous nous donner l'illustration d'une recherche de type clinique ?
R.S. Au CRF, des collègues ont réalisé une recherche sur l'impact de la violence familiale
sur les jeunes enfants dans un contexte pluriethnique. Nous avons ensuite choisi de faire une
formation comme forme de diffusion des résultats de la recherche. Nous avons obtenu une
subvention pour partager nos conclusions aux intervenants qui travaillent dans un contexte
pluriethnique. De plus, en cours de route, nous avions organisé des rencontres entre les
chercheurs et les intervenants. Ces derniers souhaitaient que des mesures soient prévues
pour donner un soutien aux enfants de notre échantillon qui seraient très perturbés par la
violence vécue dans leur famille. Ce partenariat était nécessaire. Il permettait aux
intervenants d'accepter la recherche en n'ayant pas l'impression que les chercheurs faisaient
abstraction de leurs propres préoccupations. Dans l’approche clinique, nous nous
intéressons autant à l’avant qu’à l’après en ce qui concerne le processus de recherche luimême. Dans une autre recherche sur la relation d’aide dans le contexte de l’économie
sociale, à laquelle j’ai participé avec d’autres collègues, nous avons suivi un processus
analogue.
L.M. Dans ce que vous me mentionnez au sujet des interventions significatives que vous
avez réalisées, vous me parlez implicitement de votre préoccupation pour la gestion de la
diversité. En quoi ces expériences illustrent-elles cette préoccupation ?
R.S. La première diversité qu'on rencontre, c'est dans la relation avec l'autre. La relation
avec quelqu’un ou avec un groupe d’une autre culture n’est qu’un cas particulier de
l’expérience de la diversité. De façon plus générale, on ne peut pas être ou agir avec d'autres
sans avoir à gérer la diversité. Dans ce sens, ma façon de gérer la différence est de
retrouver, dans mon expérience personnelle, les petits morceaux de vécu qui peuvent me
faire comprendre celui des autres. Ainsi, la gestion de la diversité commence par moimême. Je n'ai jamais formalisé ma pensée sur le sujet. Par contre, cette approche ressemble
à une technique de théâtre qui amène le comédien à retrouver, dans sa propre expérience,
des éléments - des idées, des sentiments, des sensations, etc. - pour mieux comprendre le
personnage qu'il doit jouer. Ce que je racontais au début de l'entrevue, sur l'influence de
mon passé et de ma famille, c'est un peu cela. Et, ce que j’ai dit de ma famille, j’aurais pu le
reprendre pour chacune de mes expériences dont je vous ai parlé : telle ou telle intervention
en France d’il y a 30 ans, tout autant qu’une rencontre de la semaine passée avec des
collègues.
L.M. Il s'agit, à votre avis, d'une approche qui s'applique également à l'intervention
psychologique. Qu'en est-il de la notion d'implicite que vous introduisiez précédemment?
R.S. Miser sur l'implicite, c'est aussi une façon de considérer ce qu'il y a de commun à
travers la spécificité de chacun. En même temps qu’il y a une diversité, il y a aussi une
identité collective qui est à l’œuvre. Dans mes recherches sur la sociologie implicite en
santé mentale, les intervenants étaient souvent convaincus qu'au-delà de leurs distinctions,
ce qu'ils vivaient n'était pas si différent.
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L.M La gestion de la diversité suppose la reconnaissance de ce qu'il y de commun entre les
individus ?
R.S. C'est cela. Je me suis beaucoup intéressé aux liens sous-jacents à la diversité des
pratiques et des problématiques sur lesquelles les intervenants travaillent. Chacun d'eux,
ayant un langage qui lui est propre, dit à peu près la même chose. J'ai exploré les dessous de
ce qui est apparent. Tout ce que j'ai fait, par la suite, en terme d'interdisciplinarité et
d'interprofessionnalisation, a été de rechercher - et souvent parce que je n'avais pas le choix
- un terrain commun entre les disciplines ou entre les approches qui sont, en apparence ou
concrètement, très différentes. En d'autres mots, j'ai été à la recherche de l'identité à travers
la diversité.
L.M À ce sujet, parlez-nous de votre travail au Centre de recherche et de formation du
CLSC Côte des Neiges.
R.S. J'ai consacré la fin de ma carrière formelle au CRF. En fait, on y utilise davantage la
notion de « pluriethnicité » et j'en suis venu moi-même à parler plus spécifiquement du
« contexte pluriethnique » plutôt que de l'ethnicité ou de l'interculturel. En effet, nous nous
sommes rendu compte que l'ethnicité dans les pratiques est toujours liée à un contexte
complexe. Il s'agit, par exemple, d'intervenir dans un milieu « pauvre » ethnique, non
seulement dans un milieu ethnique. Ce sont des gens qui ont des origines différentes, mais
qui sont également pauvres ou qui ne mangent pas à leur faim ou qui ne retrouvent plus ici
le statut social qu’ils avaient dans leur milieu d’origine. En conséquence, lorsqu'un
travailleur social intervient dans une famille éprouvant des difficultés, il intègre son savoir
professionnel à la réalité particulière de ces gens qui viennent de tel pays et qui ont telles
attitudes envers leurs proches.
L.M.
La prise en compte du contexte permet de faire une analyse intégrée de la pratique?
R.S. C'est cela. Le contexte permet de faire l'analyse du rapport patient-intervenant dans un
contexte pluriethnique qui tient compte de toute une série de dimensions différentes. Quant
à ma présence au CRF, encore une fois, j'ai été un peu porté par le contexte. Le CLSC Côte
des Neiges, qui avait fondé le Centre de recherche, m'a demandé si j'acceptais d'en être le
directeur scientifique. Sur le comité de sélection, un des membres - un spécialiste de
psychiatrie - était venu avec moi en Chine. C'est lui qui a proposé ma candidature à la
direction et j'ai accepté.
L.M. Qu’y a-t-il de particulier au CLSC Côte des neiges pour justifier de telles
préoccupations pour l'ethnicité ?
R.S. Le CLSC Côte des Neiges se situe dans un contexte géographique et social particulier :
70 % de sa clientèle est d'une origine ethnique autre que québécoise. De plus, il est le seul
point de service pour 35 % de sa clientèle. Cela demeure un milieu complètement
pluriethnique. Et, d'une certaine façon, les non ethniques - les citoyens francophones et
anglophones - consultent peu au CLSC. Ces raisons expliquent l'intérêt de développer un
centre de recherche sur la pluriethnicité. Il s'agit d'un centre de recherche interdisciplinaire
INTERACTIONS
Vol.4 no 1, printemps 2000
Entrevue avec Robert Sévigny
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composé d'un réseau de chercheurs venant de quatre universités, l'Université de Montréal,
l'Université McGill, l'UQAM et l'Université de Laval ainsi qu’une dizaine de disciplines
différentes : psychologie, éducation, administration, communication, sociologie,
anthropologie, médecine familiale, etc.
L.M.
Qu'est-ce qui a suscité votre intérêt pour le CRF ?
R.S. Deux choses. Cela me permettait de terminer ma carrière comme je l'avais commencée.
J'avais débuté mon cheminement professionnel par un mémoire de maîtrise sur la
comparaison des manuels d'histoire utilisés dans une école française et anglaise de Québec les mots « francophones » et « anglophones » ne faisaient pas partie du vocabulaire à cette
époque. Au CRF, je revenais au thème de l’ethnicité, mais, surtout, j’allais pouvoir y
effectuer des recherches sur l’intervention, sur les clientèles et sur les intervenants. Je
devrais dire plutôt « avec » les intervenants puisque mon intérêt premier était d’y
développer la recherche clinique, au sens que je donne à ce terme. À cet égard, l’idée
d’implanter la recherche dans un établissement de pratique me plaisait beaucoup. Le Centre
me permettait de faire la recherche auprès d'intervenants en psychologie, en service social,
en éducation ou, par exemple, auprès des aides domestiques qui font le maintien à domicile
dans les familles ethniques. Bref, le CRF devenait un lieu privilégié pour développer
l’approche clinique au sens que j’ai esquissé tout à l’heure. Avec Jacques Rhéaume, j’ai pu
également poursuivre des recherches sur la sociologie implicite, en appliquant cette fois
notre grille au savoir des intervenants des CLSC à l’égard de l’ethnicité.
L.M. Votre travail au CRF marque l'aboutissement d'une carrière remarquable. Nous avons
tenté d'en faire un bref survol. Comment aimeriez-vous conclure cette entrevue ?
R.S. Vous avez raison de parler de l’aboutissement de ma carrière bien que ce ne soit pas
tout à fait juste : je poursuis certaines recherches en cours au CRF, je termine les analyses
des données issues d’une recherche en Chine et je fais aussi un peu de consultation en
recherche et en formation. Selon la façon d’entrevoir cet aboutissement, on peut conclure
soit que je ne sais vraiment pas comment m’arrêter, soit que j’ai trouvé un nouveau rythme
de travail ! Je laisse à d’autres l’interprétation de cet aboutissement. Je ne vais pas conclure
en répétant ce que je vous ai déjà dit. Vous m’avez amené plusieurs fois au thème de la
diversité. Je suis très heureux que vous en fassiez le thème central d’un numéro de votre
revue. Il est vrai que j’ai beaucoup pratiqué la diversité : diversité de disciplines, de milieux
professionnels, d’intervenants et de chercheurs, d’objets de recherche. Plus encore, la
diversité va au-delà des appartenances culturelles ou ethnoculturelles : elle touche aux
différences entre les générations, les hommes et les femmes, les orientations sexuelles, les
divers statuts d’immigrants, les statuts socio-économiques. Cette réalité multiple colore
notre façon d'être et d'agir. Ce n'est donc pas la culture pure dont il s’agit, mais toujours
d’une culture intégrative de tout un ensemble de dimensions. Si, enfin, nous tenons compte
de tous les niveaux de savoir, du savoir savant au savoir expérientiel, nous sommes dans la
complexité la plus totale. Nous sommes en présence de la vie.
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