« J`ai soif » l`accomplissement de l`Écriture en Jn 19, 28

Revue des sciences religieuses
89/1 | 2015
Varia
« J’ai soif » l’accomplissement de l’Écriture en Jn
19, 28
Martine Windal
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/2449
ISSN : 2259-0285
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2015
Pagination : 25-46
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Martine Windal, « « J’ai soif » l’accomplissement de l’Écriture en Jn 19, 28 », Revue des sciences
religieuses [En ligne], 89/1 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 03 janvier 2017. URL :
http://rsr.revues.org/2449 ; DOI : 10.4000/rsr.2449
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© RSR
Revue des sciences religieuses 89 n° 1 (2015), p. 25-46.
« J’AI SOIF »
L’ACCOMPLISSEMENT DE L’ÉCRITURE
EN JN 19, 28
On le sait, tout l’évangile de Jean converge vers l’heure, celle de
l’élévation du Fils de l’homme sur une croix. Or, précisément à cette
heure il est élevé de terre, Jésus dit : « j’ai soif ». On lui tendit du
vinaigre. Quand il l’eut pris, il dit « c’est accompli », puis il inclina la
tête et il rendit l’esprit. Ce sont les faits tels que Jean les rapporte, en
19, 28-30 :
Après quoi, sachant que dès lors tout était achevé, pour que l’Écriture
soit accomplie jusqu’au bout, Jésus dit : « J’ai soif » ; il y avait une
cruche remplie de vinaigre, on xa une éponge imbibée de ce vinaigre
au bout d’une branche d’hysope et on l’approcha de sa bouche. Dès qu’il
eut pris le vinaigre, Jésus dit : « Tout est achevé » et, inclinant la tête, il
remit l’esprit 1.
La question posée dans cette étude est celle de la pertinence d’un
lien causal entre ce dit « j’ai soif » et l’accomplissement, précisément
l’accomplissement de l’Écriture dont il est question au verset 28
2
. Est-ce
bien pour que l’Écriture soit totalement accomplie que Jésus dit « j’ai
soif » ?
La question est d’actualité. Les évêques catholiques francophones
ont publié le 22 novembre 2013 une nouvelle « traduction ofcielle
1. Traduction TOB.
2. Factuellement, en Jn 19, 30, Jésus dit seulement « c’est accompli », sans autre
forme de précision. En réalité, c’est Jean qui se fait l’interprète de ce qui est accompli.
C’est Jean qui précise que Jésus sait que « tout » est déjà accompli avant de dire : j’ai
soif. Et c’est encore Jean qui précise : « pour que l’Écriture soit portée à son achève-
ment », ou « totalement accomplie ». Ainsi, formellement, ces deux accomplissements
doivent être distingués. Il nous semble légitime de considérer qu’ils sont cependant
indissociables l’un de l’autre, l’accomplissement du verset 29 ne désignant sans doute
pas autre chose que l’accomplissement de la promesse de salut que contiennent les
Écritures, salut qui est bien l’œuvre que le Père cone au Fils, et qui est portée ici et à
cette heure à son achèvement. Nous reviendrons plus loin sur cette question.
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liturgique 3 ». C’est un événement dont la presse a fait grand bruit, en
raison de la modication de la phrase du Notre Père qui concerne la
tentation 4. Mais il est une autre modication, qui, quant à elle, est passée
inaperçue : précisément celle de ce verset 19, 28, qui prend place dans
le récit de la Passion et de la mort du Christ, selon Jean, récit qui est lu
dans toutes les églises catholiques, le Vendredi Saint. Quelle est donc la
nature de cette modication ? Jusqu’à présent, les dèles entendaient :
« Après cela, sachant que désormais toutes choses étaient accomplies, et
pour que l’Écriture s’accomplisse jusqu’au bout, Jésus dit : J’ai soif 5 ».
La nouvelle traduction liturgique qui vient de sortir étant la matrice
des futurs lectionnaires, ils entendront prochainement : « Après cela,
sachant que désormais tout était achevé pour que l’Écriture s’accom-
plisse jusqu’au bout, Jésus dit : j’ai soif ».
Peut-être faut-il s’y reprendre à deux fois avant de percevoir la
nuance, et il y a fort à parier que bien peu de dèles s’apercevront du
changement. Après tout, il n’y a guère tellement plus qu’une virgule de
différence… Mais toute la différence est bien dans la disparition de cette
frontière qui séparait deux propositions, dorénavant unies. Le sens de
la phrase en est complètement modié. Dans le premier cas, c’est pour
que l’Écriture s’accomplisse jusqu’au bout que Jésus dit « J’ai soif ».
Dans le second, tout était achevé pour que l’Écriture s’accomplisse
jusqu’au bout, et Jésus le sait. Ensuite, mais sans lien de causalité, il
dit « j’ai soif ».
Après avoir envisagé la question grammaticale, cette étude, qui sera
synchronique, s’attachera à envisager les mots choisis par Jean pour dire
et donner du sens à ce qui se passa à cette heure le Christ mourut
sur la croix, tel que le texte le rapporte 6. Jean les a assurément agencés
selon une stratégie narrative consciente ou inconsciente ; il les a choisis
3. Éditions Mame.
4. Non plus : « Ne nous soumets pas à la tentation », mais « Ne nous laisse pas
entrer en tentation ».
5. Traduction liturgique actuelle de Jn 19, 28.
6. Nous nous intéresserons dans cette étude à ce que rapporte Jean, sans nous
interroger sur ce qui fut ou non la « réalité ». Toutefois, pour être complet, mentionnons
une thèse mettant en cause la réalité de cette parole du Christ « j’ai soif » : le Christ ne
l’aurait jamais prononcée. Il s’agit d’une thèse déjà proposée par h. SahlIn en 1952 (Bib
33 (1952), p. 53-66), puis par T. b
oman
dans Studia Theologica 17 (1963), p. 103-119,
et reprise notamment par X. léon-dufour, selon laquelle les interprétations diver-
gentes des quatre évangélistes des dernières paroles de Jésus en croix proviendraient
en réalité d’une source unique : « Selon Mt 27,47 = Mc 15,35, les soldats ont entendu
le Crucié appeler Elie, en araméen « Elia ta’ » (« Elie, viens »), alors que Jésus aurait
dit en hébreu « Eli atta’ » (« Mon Dieu, c’est toi »). Voir X. l
éon
-d
ufour
, Lecture
de l’évangile selon Jean, Tome IV l’heure de la glorication (chapitres 18-21), coll.
« Parole de Dieu », Editions du Seuil, Paris, 1996, p. 152.
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pour leur valeur « performative », c’est-à-dire pour le sens dont ils sont
chargés, non seulement dans le contexte le plus proche, c’est-à-dire au
sein de la péricope 19, 28-30 7, mais encore dans leur cadre plus large,
que ce soit l’évangile johannique, et même l’Écriture dans son ensemble.
C’est sur ce triple niveau que cette étude veut se fonder. Ce type de
démarche se justie par ce que R.L Brawley appelle l’intertextualité :
« Allusions belong to what Roland Barthes calls the cultural voice of
the text. […] According to Hans Georg Gadamer, interpretation is a
fusion of horizons 8 ». Jean Zumstein, auteur d’une monographie sur
Jean parue en 2007, abonde aussi en ce sens dans son commentaire
de cet épisode : « à travers le sens premier s’annonce, en effet, un sens
second, qu’il convient […] de décoder par le jeu de l’intertextualité 9 ».
Nous espérons dégager un faisceau convergent d’indices permet-
tant de discerner laquelle de ces deux options pourrait être considérée
comme la plus légitime : la traduction la plus largement admise, qui
maintient le lien entre la soif et l’accomplissement, ou bien celle plus
récente de la BJ et de la nouvelle traduction liturgique, qui le rompt ?
1. aPProche GrammatIcale : deux traductIonS PoSSIbleS
1.1. Présentation de la question
Précisons d’emblée que l’établissement du texte (19, 28-30) ne
pose pas de problème 10. Par contre, du point de vue grammatical, le
verset 19,28 – Meta touto, eidôs ho Ièsous hoti èdè panta tetelestai,
hina teleiôthè hè graphè, legei dipsô – présente une difculté majeure :
deux options de traduction sont possibles. Jusqu’à récemment, la majo-
rité des traducteurs avaient opté pour l’option induisant un lien entre
le dit « j’ai soif » et l’accomplissement de l’Écriture, certains insistant
même particulièrement sur le rapport causal : Ainsi, la BJ, en 1955,
traduisait : « Puis, sachant que tout était achevé désormais, Jésus dit,
pour que toute l’Écriture s’accomplît : J’ai soif ». Toutefois, en 1998, les
traducteurs de la BJ changent radicalement de position, et choisissent
l’autre option, celle qui conduit à rompre le lien entre le dit « j’ai soif »
7. Dans cette étude ce verset 28 sera envisagé dans son lien avec les deux suivants,
parce qu’ils forment ensemble une unité clairement identiée, entre l’épisode qui
concerne Marie et Jean, et l’épisode du brisement des os des deux larrons.
8. J. L. braWley, « An absent complement and intertextuality in John 19, 28-29 »,
JBL 112/3 (1993), p. 427-428.
9. J. zumSteIn, L’évangile selon saint Jean, Tome 2 (13-21), commentaire du
Nouveau Testament IVb, deuxième série, Labor et Fides, Genève, 2007, p. 253.
10. Analyse établie sur la base du Nestle-Aland, avec l’aide de Yohanan Goldman
(Université de Fribourg). Voir aussi infra note 52.
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et l’accomplissement 11. Ils ont donc été suivis dans ce choix par ceux
de cette nouvelle version liturgique.
Normalement, l’usage le plus fréquent de la conjonction hina avec
le subjonctif est d’exprimer le but. Le centre de gravité de ce que nous
appellerons une hina Satz 12 est l’intention de l’action du verbe principal.
La proposition subordonnée répond plutôt à la question « pourquoi ? »,
et donc la traduction appropriée serait « en vue de » avec un innitif 13.
Ainsi, la subordonnée hina teliôthè hè graphè peut-elle se traduire :
« an que l’Écriture soit pleinement accomplie ».
Ceci étant acquis, la difculté de traduction du verset 28 provient du
fait que le rattachement de cette subordonnée n’est pas univoquement
clair. À quoi faut-il la rapporter ? La façon dont ce verset est rédigé laisse
la question ouverte : il est possible de la rattacher à ce qui la précède
ou bien à ce qui la suit. En effet, voici ce que stipule l’article 478 du
BDR 14 : « Des propositions subordonnées peuvent non seulement être
placées en tête de la proposition principale, mais aussi insérées dans
la proposition principale ». Et l’un des exemples donnés pour illustrer
cette double possibilité est précisément Jn 19,28. Ce qui est clair, c’est
que le BDR inclut meta touto (après cela) à la principale legei dipsô
(après cela (Jésus) […] dit « j’ai soif »), et qu’il y a donc une proposi-
tion incise entre les deux. L’ambiguïté provient du fait que le rattache-
ment de la proposition hina teleiôthè hè graphè n’est pas évident : se
rapporte-t-elle à la subordonnée incise qui la précède (solution A), ou
à la principale qui lui fait suite (solution B) ? Selon l’option choisie, il
résulte deux possibilités de traduction, dans lesquelles la proposition
subordonnée (soulignée) ne prend pas le même sens, ni, en conséquence,
la proposition principale (en gras) :
solution A :
Après quoi, sachant que désormais tout était achevé pour que
l’Écriture fût parfaitement accomplie, Jésus dit : « J’ai soif. »
solution B :
Après quoi, sachant que désormais tout était achevé, pour que
l’Écriture fût parfaitement accomplie, Jésus dit : « J’ai soif. »
11. « Après quoi, sachant que désormais tout était achevé pour que l’Écriture fût
parfaitement accomplie, Jésus dit : J’ai soif ». Pourtant, en 1974, la BJ avait maintenu
le lien de causalité : « Après quoi, sachant que désormais tout était achevé, pour que
l’Écriture fût parfaitement accomplie, Jésus dit : J’ai soif ».
12. Je garde cette dénomination trouvée dans les articles de langue allemande
pour désigner la proposition hina teleiôthè hè grafè. L’expression [hina Satz] présente
l’avantage d’être plus concise que [la proposition en hina].
13. Daniel B. Wallace, Greek Grammar, Beyond the basics, an exegetical syntax
of the new testament, Zondervan, Grand Rapids, 1996, p. 472-473.
14. blaSS, debrunner, rehkoPf (BDR), Grammatik des neutestamentlichen
Griechisch, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 2001, n° 478.
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