avant-propos - Yakama Nation Legends Casino

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Avec le soutien de la Région Languedoc-Roussillon
Avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah
www.editions-verdier.fr
© New York University Press, 1970.
Titre original : God’s Presence in History.
Jewish Affirmation and Philosophical Reflections
Éditions Verdier, 1980, pour la traduction française et l’avant-propos.
ISBN
978-2-86432-842-1
ISSN
: 0243-0541
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
AVANT-PROPOS
Il est surprenant que l’œuvre d’un penseur comme Emil Fackenheim soit restée jusqu’à
aujourd’hui si peu connue en France. À bien des égards, son itinéraire est typique et exemplaire. Né en
Allemagne, formé dans la tradition de ce judaïsme européen qui avait si fortement subi l’empreinte
des idées de l’idéalisme allemand, il se consacra d’abord à la philosophie. Il a publié, il y a quelques
années, une étude importante sur la pensée religieuse de Hegel. Puis, dans la mouvance de Buber et de
Rosenzweig, il s’est interrogé de plus en plus sur le fait juif, qui est venu heurter de front et, en
quelque sorte, barrer sa réflexion philosophique.
Pour écrire le présent ouvrage, Fackenheim a dû, à nos yeux, faire preuve d’une exceptionnelle
lucidité et d’un très grand courage. Il y aborde une question sur laquelle, après tout, il n’y a peut-être
pas d’autre attitude possible, pour un Juif, que le silence. Mais ce silence ne risque-t-il pas d’en
cautionner un autre, celui des philosophes et des théologiens qui, eux, poursuivent leur discours et qui,
eux, devraient parler ? Aussi la question de l’Holocauste s’est-elle imposée à Fackenheim comme une
question décisive pour la philosophie et, par voie de conséquence, pour ce qu’il appelle la
« théologie ». En dépit de quelques essais, dignes d’être notés, nous, chrétiens, n’avons aucunement
accompli d’effort comparable de réflexion et d’analyse touchant le drame effroyable de la dernière
guerre et, en particulier, touchant le crime perpétré alors contre le peuple juif. Ce manque d’attention
n’est-il pas le signe d’un manque de repentance et d’un manque de foi ? Tout se passe comme si les
théologiens chrétiens, avançant à la remorque des philosophes, préféraient laisser de côté l’effroyable
événement pour se tourner plus sereinement vers l’avenir, comme s’ils voulaient écarter l’appel que
l’Holocauste nous a adressé et nous adresse encore.
Il est vrai qu’au sein du judaïsme lui-même l’interrogation sur l’Holocauste n’a commencé que
très récemment. Nous nous souvenons encore des années qui suivirent la guerre. Comment, après une
telle catastrophe, aurait-il été possible à l’âme juive de se retrouver ? Ceux qui avaient été les témoins
d u hourban répétaient les paroles du chant des Partisans juifs : « Mir zeinen do », « Nous sommes
encore là » ; après cela, ils préféraient se taire.
Les premières questions essentielles se posèrent quand il fut question des « réparations »
allemandes. Mais les événements tout récents ont suscité de nouveau une méditation aiguë sur
l’Holocauste. La guerre des Six jours, et plus encore celle de Kippour, ont entraîné une sorte de choc
en retour. On ne saurait en tout cas trop peser ce fait : les Juifs ont redouté d’avoir à parler
d’Auschwitz. Ils ont d’abord gardé le silence. Auschwitz est devenu un sujet d’interrogation anxieuse
seulement une génération plus tard.
Comme Jérémie frappé de stupeur, les poètes juifs restèrent d’abord muets. Mais les années
passèrent. Humblement, sourdement, la Voix juive commença de se faire entendre. Nous perçûmes le
chant secret, mêlé de réminiscences de la Cabale, de Nelly Sachs ; nous reçûmes les témoignages de
Primo Levi, Anna Langfus, Charlotte Delbo, les accents inquiets de Katznelson, le recueil de poèmes
du ghetto rassemblés et traduits par Irène Kanfer, tant d’autres encore, et enfin la quête de parole et la
contestation avec Dieu d’Élie Wiesel. Il est frappant que l’ouvrage de Fackenheim, ouvrage d’un
philosophe, puisse présenter une si profonde parenté d’écriture avec l’œuvre d’un témoin comme
Wiesel.
Qu’on ne s’y trompe pas : la réflexion de Fackenheim sur l’Holocauste s’inscrit au cœur du
temps présent. Philosophe de l’histoire, il voit dans la réticence des philosophes et des théologiens
contemporains à se laisser interroger sur Auschwitz, qu’ils soient juifs ou non-juifs, un des signes les
plus inquiétants de notre époque. Les questions un instant posées après la guerre ont été vite oubliées.
Bien plus, le seul essai notable d’analyse de la crise de la culture, dont le nazisme sonna pendant vingt
ans le glas, fut de caractère très ambigu et foncièrement négatif : la théologie de la « mort de Dieu »
peut n’être qu’un symptôme, mais aux yeux de Fackenheim elle a laissé plus de traces dans les esprits
que les homélies réconfortantes de Brunner ou de Tillich. Tout autant qu’un défi au christianisme,
cette théologie est un défi à la foi juive, dont le cœur brûlant fut toujours l’attachement à la Présence.
Mais ce défi de la théologie procède du défi réel d’Auschwitz, qui fut pour le peuple juif total, sans
aucune lumière, sans aucun allègement. À Auschwitz, les communautés religieuses de l’Est de
l’Europe ont disparu en quasi-totalité ; le meilleur du judaïsme a été détruit. Après Auschwitz, quelle
espérance demeure pour le peuple juif ? S’est-il levé un prophète pour annoncer qu’un reste
reviendrait ? N’est-ce pas une dérision de célébrer la mémoire de ceux qui ont sombré dans la
tourmente et sont aujourd’hui ignorés à tout jamais ? Le Juif de demain ne ferait-il pas mieux de se
délivrer de sa croyance et d’oublier ce passé catastrophique et révolu ?
Mais, pour le Juif, il n’y a pas d’oubli. Oublier Auschwitz, ou même se comporter un instant
comme si Auschwitz n’avait pas existé, serait blasphématoire. Oublier Auschwitz conduirait aux
nourritures terrestres du « retour à Canaan », et à ne plus savoir « qui est juif ». Or le Juif garde au
cœur du présent une « expérience fondatrice ». Il demeure, aujourd’hui comme hier, la descendance
d’Abraham. Et son espérance indéracinable est là : elle est promesse immédiate d’un fils et promesse
finale d’une terre. Cette espérance, le nazisme a voulu l’extirper. Mais déjà autrefois, le Juif avait
connu l’épreuve décisive de son espérance : l’Aqéda, la « ligature » d’Isaac, qui avait commencé dans
une absolue remise en question mais avait débouché sur l’avenir. Cette épreuve, la « solution finale »
l’a renouvelée. Le Juif ne peut oublier. Il est enraciné dans l’événement qui lui a donné naissance.
Quand bien même il s’efforcerait de tout son être d’y échapper, il ne peut s’en évader. Ce n’est pas
pour lui une simple question de croyance, c’est une dimension de l’existence. La méditation de
Fackenheim procède de cette impossibilité radicale pour le Juif vraiment juif d’oublier son identité,
d’échapper à sa naissance, de s’évader dans une incroyance. Si l’antique tradition juive n’offre pas
pour lui une réponse en tous points suffisante, le refus de soi n’est pas non plus une issue.
Après Auschwitz, il n’y a place, pour le Juif, ni pour une catharsis fondée sur l’oubli ni pour une
thérapeutique, de type psychanalytique qui viendrait relayer les rites antiques du pardon. Ces
tentatives d’évasion de l’homme d’aujourd’hui sont ses tentations présentes, la façon contemporaine
d’échapper au temps ; elles atteignent aussi le Juif ; mais elles ne suffisent pas à ce qu’il puisse
devenir comme les autres.
La caractéristique de l’homme après Auschwitz est que, portant l’obsession de l’univers
concentrationnaire, il cherche à s’en évader sans cesse. Le penseur contemporain se dérobe. Les
diplomates allemands comparent Auschwitz à Dresde, les économistes américains à Hiroshima ; les
chrétiens « déplorent » l’antisémitisme en général ; les communistes, plus francs et plus cyniques,
érigent des monuments patriotiques sur lesquels les noms des victimes du fascisme sont privés, jusque
dans la mort, de leur identité juive. Faut-il s’étonner que la philosophie contemporaine cherche à
échapper aussi à cette interrogation fondamentale ? Emil Fackenheim discerne les sources de ce
silence chez Kant, le philosophe de la Providence (qui soutenait que le mal ne peut porter atteinte à la
sérénité de Dieu et qui accordait un sens à la guerre) et chez Hegel, le philosophe du rationnel (qui
regarde l’histoire comme histoire de la raison pénétrant le réel ou apparaissant dans le réel et qui
rejette l’événement juif dans le négatif, comme séparation et opposition à la raison, donc à l’histoire).
Hegel caractérise le judaïsme comme « domination », car l’histoire exprime le retournement du destin
en liberté et « ce qui est hostile ne peut rentrer que dans la catégorie de la domination 1 ». Le judaïsme,
voué ici à un destin tragique, est sous la menace du châtiment. Il est la négation de l’Esprit 2. Pour
Fackenheim, ces propositions révèlent une philosophie étrangère à la révélation et à la grâce. Le
premier qui ait perçu qu’il n’y a pas de place pour l’événement de la révélation dans la philosophie
sans pardon de Hegel est Kierkegaard. Mais l’intuition profonde de Crainte et Tremblement , reprise
par Buber dès avant la guerre 3 doit, selon Fackenheim, être réexaminée maintenant en tenant compte
de la crise de l’humanisme et non plus seulement des requêtes de la subjectivité. L’orientation
actuelle des philosophes dans l’analyse de cette crise de l’humanisme lui apparaît d’autant plus grave.
On sait qu’Heidegger, bien qu’il ait pressenti à propos de Hölderlin l’interpellation par l’événement et
la contestation avec Dieu qu’elle implique 4, n’a cessé de s’en écarter précautionneusement et de se
tourner vers d’autres horizons.
Nous sommes ainsi conviés à une réflexion, que la philosophie existentielle aussi bien que la
philosophie hégélienne ont méconnue profondément. Réflexion aujourd’hui urgente, depuis
Auschwitz. Certes, le philosophe juif éprouve ici un doute. Est-il fondé à affirmer la singularité
d’Auschwitz ? Doit-il dire, comme le monde le voudrait, qu’Auschwitz est le prolongement de Dachau
et de Buchenwald et que la mort d’un enfant juif à Auschwitz n’est pas différente de la mort d’un
enfant innocent à Hiroshima, au Vietnam, au Biafra ? Certes, il doit le dire, et il est le premier à le
dire. Mais tout en le disant, il doit refuser d’assimiler Auschwitz à la souffrance-en-général, quitte à
se faire accuser de « particularisme juif », une fois de plus. Sinon, il retournerait à Hegel, dont il est
invité, à la lumière du présent, à s’écarter. Il doit prendre ses distances par rapport à une philosophie
sans témoignage et sans pardon. Depuis le passage de la mer Rouge, le peuple juif se reconnaît en
situation de témoin devant les nations. Ne doit-il pas être témoin aujourd’hui encore, au cœur de cet
événement imprévisible et déroutant ?
Mais entre l’Exode et Auschwitz, il y a une distance, une différence radicale, qui fait l’objet de
l’étonnement douloureux du croyant. Loin d’éclairer l’histoire, la persécution dont le peuple juif a été
la victime en notre temps semble l’obscurcir. Loin de fonder une fidélité, elle vient la mettre à
l’épreuve. Pour faire face à ce dilemme, Fackenheim se livre à une méditation approfondie sur
l’histoire juive. Il fait appel à la distinction, proposée par Irving Greenberg et dont il trouve
l’équivalent dans l’œuvre de Buber, entre les « expériences fondatrices » constitutives du judaïsme
(root experiences) et les événements décisifs, irréversibles, qui peuvent apparaître comme des
tournants de l’histoire juive comme de l’histoire du monde (epoch-making). Parmi les premières, il
range la migration d’Abraham, la traversée de la mer Rouge, le rassemblement du peuple au Sinaï
(ma‘amad har Sinaï) ; parmi les seconds, la destruction du premier et du second Temples, l’expulsion
des Juifs d’Espagne, l’émancipation, l’Holocauste, le retour contemporain sur la terre ancestrale. On
sait que les Pères de l’Église, les théologiens chrétiens contemporains aussi, ont toujours eu le souci
de discerner des périodes dans l’histoire du christianisme, en vue d’une sorte de déchiffrement de
l’histoire du salut. Une telle périodisation a sa source dans la tradition juive. Pour Fackenheim les
« expériences fondatrices » sont les événements instaurateurs de la rencontre avec Dieu. Ceux-ci ont
constitué le peuple juif dans sa singularité et inauguré une fidélité réciproque, une alliance. Ils ont
inscrit la révélation dans l’histoire du monde. Ils y ont laissé une trace indélébile. Ils ont été la source
d’une écriture. Ils sont la manifestation inaugurale d’une Présence. Les événements de la seconde
catégorie ne créent pas une fidélité nouvelle. Bien plutôt, ils portent en eux la mise en question de la
rencontre fondatrice et de la révélation. Pour cette raison, ils ne sont pas le point de départ d’une
écriture spécifique proprement dite ; ils invitent au silence plutôt qu’à la parole. Ils sont la
conséquence du défi de l’exil et l’effet du sécularisme au sein duquel le judaïsme est jeté.
Quand un Juif fidèle à sa tradition tente d’analyser les événements contemporains, ils lui
apparaissent d’abord comme « éclipse de Dieu ». Cependant, ils constituent aussi pour lui un appel à
la fidélité. Hegel cite quelque part le proverbe « Avec le temps, le passé perd de sa vérité ». Les
événements contemporains confirment d’abord le proverbe : ils mettent le Juif à l’épreuve. Mais la
fidélité fait mentir le proverbe. Martin Buber avait déjà mis en relief ce « pouvoir illimité » de
l’événement qui échappe toujours à l’emprise de l’historien, qui apporte une sorte de pressentiment de
la Présence et d’où jaillit un appel, une exigence éthique. Par la fidélité à un appel entendu dans
l’événement, celui-ci franchit le temps, en même temps que le temps se transforme et se consacre en
lui.
Mais dans le naufrage de toutes les valeurs humaines, dans le déferlement du mal, comment
croire encore en la Présence ? Martin Buber fut l’un des premiers à prendre très au sérieux cette
question. Il eut le mérite de rappeler que le thème traditionnel juif pour les temps de contestation et de
crise n’était pas le thème nietzschéen de la « mort de Dieu », mais celui de l’« éclipse de Dieu ». Le
thème de l’éclipse de Dieu (hester panim) a sa source dans l’Écriture. On le rencontre dans le Psaume
44, où s’exprime la souffrance de l’innocent quand Dieu « cache sa Face ». Il est présent surtout dans
le livre d’Esther. Celui-ci est le récit d’une délivrance, mais une délivrance où, contrairement à
l’Exode, Dieu ne semble pas intervenir. Selon le midrach, le salut survint alors, sans mérite de la part
des survivants, tandis que Dieu semblait voiler délibérément sa Face. Néanmoins, le peuple juif a
accepté alors, pour la seconde fois, la Loi qui lui avait été offerte sur le Sinaï 5. Il l’a acceptée au
moment même où il n’avait plus le choix, où il ne lui restait plus que l’apostasie ou le sacrifice. Il fit
alors retour à la Tora, non pas sans doute dans une adhésion fervente, mais comme unique issue.
Fackenheim montre longuement que ce que la philosophie de Hegel laisse échapper, le midrach
offre précisément le moyen de le saisir. Ce que la plus simple des servantes perçut sans hésiter en
passant la mer Rouge, ce que tout Juif fidèle commémore deux fois par jour « jusqu’au temps du
Messie », ce qui s’est passé au temps d’Esther, voilà ce qui, aux yeux du midrach, demeurera toujours.
Voilà ce réel, fuyant et indiscernable pour le philosophe et surtout pour le « philosophe de l’histoire »,
mais qui est pour le témoin l’évidence même. Fackenheim suggère que les récits d’Élie Wiesel
pourraient bien être la forme de midrach attendue par notre époque. Comme le midrach dit que le juste
interroge Dieu dans la nuit en attendant le jour de la rédemption, Wiesel, le témoin, interroge Dieu à
propos d’Auschwitz et entre en contestation avec lui.
Mais à Auschwitz le Visage de Dieu s’est voilé de façon totale, bien plus profondément que dans
le livre d’Esther. Car les déportés d’Auschwitz et de Treblinka étaient mis en situation de ne pas
pouvoir témoigner de leur foi. Ils ne pouvaient même pas se dire qu’ils étaient là à cause de leur foi.
Ils étaient là sans autre titre que celui d’être Juifs, et de devoir disparaître comme Juifs. La
persécution hitlérienne s’appliquait diaboliquement à faire disparaître la trace même de toute
existence juive. On sait que les registres officiels d’Auschwitz avouaient à la fin de la guerre
seulement 40 000 entrées, alors qu’il y eut, dans ce seul camp, plus de deux millions de victimes. Bien
plus, Eichmann ne s’appliquait pas seulement à détruire leurs corps, il voulait détruire leurs âmes.
Loin de voir s’ouvrir les « portes de la justice », les détenus ne voyaient s’ouvrir devant eux que les
« portes de l’impureté ». Auschwitz, dit Fackenheim, est un « exemple unique de descente aux
enfers ».
Les Juifs, il est vrai, ne furent pas jetés seuls dans la tourmente. On sait que les Tziganes sont
venus allonger le cortège des innocents et qu’ils partagèrent leur sort. Leur destinée est même, à un
certain titre, plus tragique que celle des Juifs : personne ne s’occupe plus de commémorer leurs morts.
Ils sont là pour nous rappeler que la haine sans raison atteint finalement l’humanité tout entière. Mais
leur sort ne fut pas exactement le même que celui des Juifs, en ceci qu’ils n’ont pas été l’objet de la
même propagande. Aussi ne peut-on l’évoquer ici en vue de célébrer une sorte de solidarité dans le
sacrifice des victimes de toute race et de toute croyance ; on ne saurait fonder sur la logique infernale
du crime une communion de caractère « fraternel ». La « solution finale » était réservée au peuple juif
comme tel : la propagande nazie était dirigée contre lui, c’est lui qui fut la victime désignée du
sacrifice : c’est là sa singularité terrifiante. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui ce mot aberrant et
nécessaire a ressurgi du fond des âges : l’holocauste.
Mais rapprocher l’holocauste d’Auschwitz du rituel des sacrifices serait blasphématoire 6.
L’épreuve du peuple juif renvoie aux origines mêmes de l’histoire, au premier holocauste, à l’ Aqéda.
Mais la distance entre l’Aqéda et Auschwitz est plus grande encore que celle entre l’Exode et
Auschwitz. Car Isaac fut le témoin par excellence. Isaac choisit lui-même, selon le midrach, de
monter sur le bûcher ! Comment Auschwitz pourrait-il être comparé à un holocauste puisqu’il n’y a
pas eu de choix, puisque les victimes n’ont pu témoigner ? Les prisonniers juifs n’étaient pas arrêtés
en raison de leur foi, les victimes se voyaient désignées pour le sacrifice selon les critères établis par
l’antisémitisme nazi : parce que leurs aïeux, un demi-siècle auparavant, avaient été fidèles, parce
qu’ils s’étaient déclarés juifs et parce qu’ils étaient leur descendance. Les instituts hitlériens, qui
furent les premiers à prétendre déterminer « qui est juif », voulaient atteindre la fidélité même du
peuple juif, son espérance même. Ils voulaient éteindre sa descendance. Ils voulaient qu’il n’y eût plus
de peuple-témoin.
Auschwitz renvoie à l’Aqéda. À Auschwitz, les Juifs étaient liés pour le sacrifice. Isaac aussi fut
lié pour le sacrifice. Il était la descendance d’Abraham. En gravissant les pentes du mont Moriah,
Isaac espérait contre toute espérance, face à la menace qui pesait sur lui. Il n’avait pas de choix. Isaac
est le germe. Il fut aussi le premier rescapé. L’ Aqéda est le premier martyre, le premier qidduch haChem 7. Il n’y eut pas sacrifice, mais l’holocauste fut véritablement offert. Abraham a réellement
approché Isaac de Dieu. Aussi fut-il établi témoin et consacré comme l a descendance d’Abraham.
Kierkegaard, dans Crainte et Tremblement , a bien perçu que l’épreuve du mont Moriah avait eu pour
but d’établir une fois pour toutes un témoin en face de Dieu et en face des hommes. Il a perçu qu’il
fallait un témoin en raison même de la contestation d’Abraham avec Dieu et que ce témoin existait
désormais en vertu de la fidélité d’Abraham. Mais Kierkegaard situe le débat entre Dieu et la créature
avant l’Aqéda, et le témoin est pour lui Abraham. Dans le cas précédent, c’est l’inverse : le débat
demeure ouvert après l’Aqéda et le témoin est alors Isaac. Le témoin est là non pour être désormais
offert en exemple, ni pour être un principe de grâce ou la source d’un mérite, non pour livrer un
message, mais simplement pour témoigner qu’il est là et qu’après lui viendra Jacob, qui sera Israël. Il
est donc là non pas pour forcer les « portes de la prière » au moment où celles-ci se ferment, non pas
pour ouvrir béantes les « portes de la justice » qui restent closes quand l’innocent appelle : mais
simplement pour montrer que l’avenir demeure ouvert. Au cœur de la nuit, sur les pentes du mont
Moriah, Dieu apparaît sans pouvoir en face de l’espérance de l’homme. L’homme est dans l’épreuve,
mais Dieu est éprouvé avec lui. L’homme appelle mais Dieu appelle aussi. Dieu se laissera prendre
aux aspérités de ce lieu, aux branches du buisson du Moriah. Il ne pourra longtemps voiler sa Face : il
manifestera son Nom dans un autre buisson, celui du désert de Madian. C’est en ce sens, comme Isaac
après l’Aqéda, que le Juif après Auschwitz demeure en face de Dieu le témoin d’une voix, d’un appel
qui se fait entendre. Et il demeure, en face de l’homme, en dépit de l’homme, le témoin de
l’espérance.
BERNARD DUPUY Paris, juin 1980
1. Hegel, L’Esprit du christianisme et son destin, trad. J. Martin, Paris, J. Vrin, 1948. Cf. B. Bourgeois, Hegel à Francfort ou
Judaïsme, Christianisme, Hegelianisme, Vrin, Paris, 1970, p. 36-37.
2. Ibid, p. 54.
3. Martin Buber, « On the Suspension of the Ethical », dans Eclipse of God, Harper Torchbooks, New York, 1957.
4. Martin Heidegger, « Hölderlin et l’essence de la poésie », dans Approche de Hölderlin, Gallimard, Paris, 1962, p. 51. Ce discours
de 1936 a été discuté par M. Buber, « Religion and Modern Thinking », dans Eclipse of God, A Critique of the Key 20 th Century
Philosophies : Existentialism, Crisis, Jungian Psychology, op. cit., p. 65-92.
5. Talmud de Babylone, traité Hulin 139b. Cf. Abraham Epstein, André Neher, Émile Sebban, Étincelles, Albin Michel, Paris, 1970,
p. 172-174.
6. Cf. Ignaz Maybaum, The Face of God after Auschwitz, Polak and Van Gennep, Amsterdam, 1965.
7. « Sanctification du Nom » cf. Eliezer Berkovits, Faith after the Holocaust, Ktav, New York, 1973, p. 76 sq.
À Élie Wiesel
Ces trois conférences d’Emil Fackenheim ont été données en 1968 à l’université de New York
sous les auspices des « Charles F. Deems Lectures ».
Le Révérend Charles Force Deems, né en 1820, s’intéressait vivement aux rapports de la science
et de la philosophie avec la religion. Il fonda en 1881 l’Institut américain de philosophie chrétienne
pour l’étude des questions les plus importantes qui ont trait à ces rapports. En 1895, deux ans après la
mort du Dr Deems, l’Institut américain de philosophie chrétienne fonda une chaire de philosophie à
l’université de New York en son honneur et pour la poursuite du but dans lequel l’Institut avait été
fondé.
PRÉFACE
Le point de départ des « Charles F. Deems Lectures » de 1968 présentées ici fut une conférence
donnée en 1967 aux membres du I. Meier Segals Center for the Study and Advancement of Judaism.
Je suis redevable pour une part considérable des idées qui y sont exprimées aux membres du Centre,
qui se réunissent pour une session d’une semaine chaque été depuis quatre ans. Il ne m’est pas
possible d’exprimer ma reconnaissance à chacun en particulier ; je ferai cependant deux exceptions.
L’influence d’Élie Wiesel, à qui est dédié ce petit volume, sera manifeste au lecteur : ses écrits
imposent une nouvelle dimension à la pensée théologique juive de notre temps. Mon concept
d’« expérience fondatrice » est essentiellement redevable à Irving Greenberg, qui a forgé la notion
d’« expérience directrice » : sa réflexion résolument historique m’a libéré de certaines abstractions
factices de la philosophie.
Tout n’a pu être dit, tant s’en faut, dans ce petit livre, et cela pas seulement à cause de son
volume restreint. Je me bornerai à dire qu’en dépit de leur forme apparemment imprécise, ces trois
chapitres ne manquent pas de méthode. Chacun d’entre eux obéit aux exigences méthodologiques de
son sujet.
On peut dire de la méthode du premier chapitre qu’elle combine un aspect phénoménologique et
un aspect historique, le premier parce que l’on a en vue une réalité structurée, et non un pur fait
historique, et le second parce que cette réalité est vulnérable aux événements qui font époque.
La méthode du deuxième chapitre est celle d’une confrontation entre philosophie et théologie,
dont l’objectif demeure limité à la découverte des éléments compatibles.
La méthode du troisième chapitre est néomidrachique, selon la définition donnée de ce terme
dans le chapitre premier, et son point de vue est l’immédiateté post-réflexive, telle qu’elle a été
définie dans le second chapitre. Dans les deux premiers chapitres l’adhésion religieuse demeure
jusqu’au bout en suspens, dans une attitude de mise à distance phénoménologico-historique et
philosophique. Le lecteur qui ne s’intéresse pas aux questions purement philosophiques désirera peutêtre passer directement du premier au dernier chapitre, dans lequel toute mise à distance est dépassée.
EMIL FACKENHEIM Toronto, février 1969
CHAPITRE PREMIER
LA STRUCTURE DE L’EXPÉRIENCE JUIVE
Introduction
« Les cieux se sont ouverts, écrit le prophète Ézéchiel dans son chapitre inaugural, et j’eus des
visions divines. » (Ézéch. 1,1). De telles expressions peuvent être habituelles dans une certaine
littérature mystique qui parle librement, aisément, de visions de la divinité. Mais la Bible hébraïque
recule devant de telles visions avec crainte et tremblement, et elles y paraissent rares et audacieuses.
Il n’est donc pas surprenant que le chapitre qui s’ouvre par ces paroles inaugurales soit rempli de
données mystérieuses et rien moins qu’intelligibles. Selon la tradition rabbinique il n’y a, dans toute
la Bible, sauf peut-être dans le premier chapitre de la Genèse qui traite des Ma‘assé be-réchit
(« l’œuvre du Commencement »), pas de chapitre qui soit aussi profond et mystérieux que le chapitre
premier d’Ézéchiel, qui traite des Ma‘asse merkava (« l’œuvre du Char »), c’est-à-dire rien moins que
la nature même de la divinité. Il n’est pas étonnant que les rabbins aient regardé l’approche des secrets
de ce chapitre comme une tentative dangereuse, excepté pour les hommes les plus pieux et les plus
instruits.
Pourtant, la tradition qui a transmis ces choses semble elle-même vouloir aussi délibérément,
dramatiquement, les contredire. Un midrach célèbre affirme que ce qu’Ézéchiel a vu un jour dans le
ciel est loin d’égaler ce que le peuple d’Israël tout entier avait vu un jour sur la terre. Ézéchiel, et à
coup sûr les autres prophètes non plus, n’ont pas vu Dieu, mais seulement des visions et des images de
Dieu ; ils étaient comme des hommes qui, rencontrant un roi de ce monde au milieu de ses serviteurs,
doivent demander qui est le roi. Par un contraste absolu, les Israélites lors du passage de la mer Rouge
n’ont pas eu besoin de demander qui était le Roi : « Aussitôt qu’ils Le virent, ils Le reconnurent et
chacun ouvrait la bouche en disant : C’est Lui mon Dieu, je Le glorifierai » (Ex. 15,2). Même la
moindre des servantes à la mer Rouge a vu ce qu’Isaïe, Ézéchiel et les autres prophètes n’ont jamais
vu 1.
Le midrach que nous venons de citer et de paraphraser nous conduit au thème de cet ouvrage : la
Présence de Dieu dans l’histoire. De très nombreux textes de la littérature juive et de la littérature
chrétienne traitent de ce sujet. Mais ce midrach a une importance spéciale parce qu’il affirme la
Présence de Dieu dans l’histoire avec une vive conscience du caractère étrange, extraordinaire ou
même paradoxal, de cette affirmation. Le Dieu d’Israël n’est pas une divinité mythologique qui se
mêle librement aux hommes au cours de l’histoire. Il est au-delà de l’homme. Il est si infiniment audelà des prises de l’homme que, s’Il doit devenir accessible à l’homme, il faut que ce soit les cieux
eux-mêmes qui s’ouvrent. Rares sont les hommes auxquels cela put être accordé et ce qu’ils en ont
rapporté est assez obscur pour être inintelligible à presque tous les autres. Le divin dépasse si
infiniment l’humain ! Néanmoins, le midrach y insiste, ce ne sont pas des anges, ce ne sont pas des
intermédiaires, c’est Dieu Lui-même qui agit dans l’histoire humaine et qui, on doit l’affirmer sans
hésiter, s’est rendu présent à tout un peuple au moins une fois au cours de celle-ci.
Cet antique midrach affirme la Présence de Dieu dans l’histoire, mais c’est ce que l’homme
moderne, quant à lui, se sent contraint de nier. En tout cas, c’est le projet des philosophes. Ceux-ci ont
démythologisé l’histoire après l’avoir débarrassée des dieux homériques. Et, dans le monde moderne,
les théologiens sont portés à suivre l’exemple des philosophes. Comment pourrait-il y avoir des
visites « surnaturelles » dans l’histoire « naturelle » ? Comment l’explication par l’histoire pourraitelle s’arrêter arbitrairement pour accepter l’Inexplicable : la Présence de Dieu ? Dieu devrait donc être
congédié de l’histoire par l’histoire moderne, tout comme Il a été congédié de la nature par le
scientiste moderne. Et le théologien moderne, qu’il soit juif ou chrétien, ne pourrait plus affirmer la
présence de Dieu dans l’histoire, mais seulement tout au plus sa Providence sur elle : une Providence
attribuable à Dieu, qui peut en quelque sorte utiliser la nature et l’homme dans l’histoire, mais qui est
Lui-même absent de l’histoire.
Mais même cette doctrine édulcorée présente encore des difficultés insurmontables. Comment la
Providence divine peut-elle gouverner l’histoire et cependant permettre à la liberté humaine de
s’exercer ? Comment peut-on croire en une histoire providentielle et cependant prendre au sérieux le
mal qui y exerce ses ravages ? Ces difficultés sont si graves que les plus hardis et les plus radicaux des
théologiens modernes ont été amenés à révolutionner les doctrines traditionnelles. Il ne saurait y avoir
pour eux de Providence divine dirigeant tout de l’extérieur, contraignant la liberté humaine et faisant
servir le mal à ses desseins bénéfiques. La Providence divine est immanente à la liberté humaine et
consiste en sa réalisation progressive. Le sens de l’histoire réside dans sa marche en avant, là où la
liberté humaine s’élève toujours plus haut vers la divinité et où le mal approche toujours davantage de
sa défaite. Ou bien l’histoire est porteuse d’un tel sens ou bien elle est absolument dépourvue de sens 2.
Telles ont été au dix-huitième et au dix-neuvième siècle les réponses de la pensée théologique
aux difficultés de l’intelligence moderne. Mais la pensée théologique du vingtième siècle semble
acculée à des réponses beaucoup plus radicales encore ; ce ne sont plus seulement des difficultés
intellectuelles qui l’y ont contrainte, mais les bouleversements historiques et les catastrophes. Un
penseur aussi honnête et sobre qu’Emmanuel Kant pouvait encore croire sérieusement que la guerre
servait les desseins de la Providence 3. Après Hiroshima, nous savons que toute guerre ne peut être au
mieux qu’un mal nécessaire. Un théologien aussi saint que saint Thomas d’Aquin pouvait avancer
sérieusement que les tyrans servent les fins de la Providence, car, sans tyrans, il n’y aurait pas de
martyrs 4. Après Auschwitz, celui qui emploierait encore de tels arguments serait un blasphémateur.
Certes, Hiroshima et Auschwitz semblent avoir anéanti toute notion de Providence, qu’il s’agisse de la
providence nouvelle et immanente ou de celle qui exerce une direction extérieure. Après ces terribles
événements, survenus au cœur du monde moderne, éclairé et technologique, peut-on croire encore au
Dieu qui est le progrès nécessaire ou au Dieu qui manifeste sa Puissance sous la forme d’une
Providence qui dirige le cours des choses ? Aujourd’hui, pour peu que l’on cherche encore le divin, il
faudrait rejeter absolument l’antique midrach et, si l’on recherche Dieu, abandonner l’histoire pour
l’éternité qui la dépasse, ou pour la nature qui lui est sous-jacente ou encore pour une intériorité
individualiste qui s’en sépare.
La foi religieuse a subi le traumatisme des événements contemporains. Mais c’est la foi
religieuse juive qui a subi le plus grand traumatisme. Le peuple juif a été le premier à affirmer le Dieu
de l’histoire. Il a soutenu avec ce Dieu, pour lui-même et pendant près de quatre mille ans, une
relation unique, ne fût-ce que parce qu’il dépendait de Lui pour sa survie. Pourtant aujourd’hui il
semble qu’au moment même où d’autres croyants trouvent des motifs de rejeter le Dieu de l’histoire,
le Juif, lui, n’en a rien moins que l’obligation. À Auschwitz, les Juifs ont été massacrés, non pour
avoir désobéi au Dieu de l’histoire, mais plutôt parce que leurs grands-parents Lui avaient obéi 5. Ils
Lui avaient obéi en faisant de leurs enfants des enfants juifs. Un Juif d’aujourd’hui peut-il encore
continuer à obéir au Dieu de l’histoire et ainsi s’exposer au danger d’un second Auschwitz, exposer
ses enfants et les enfants de ses enfants ? Jamais dans l’histoire juive ou en dehors d’elle des hommes
n’ont eu, nulle part, des motifs aussi terribles, aussi horribles, de tourner le dos au Dieu de l’histoire.
Et pourtant, avant de franchir ce pas sans précédent en quatre mille ans de foi juive, un Juif
croyant doit s’arrêter un moment, un long moment. Tout au long de son existence, Israël est resté lié
au Dieu de l’histoire ; tout au long de son existence, c’est ce Dieu de l’histoire ou, en tout cas, la foi
juive en Lui, qui a gardé Israël. Est-il vraisemblable que la raison critique suffise à détruire cette foi
alors que l’histoire juive est riche en penseurs de la raison ? Est-il sûr, sans plus ample analyse, que
les catastrophes de notre temps soient assez puissantes pour disposer de ce Dieu alors que la foi juive
a survécu à tant de tragédies ? Avant de juger ou de rejeter la foi juive, il faut se mettre avec sérieux à
son écoute.
Une première écoute suffit à écarter les réponses inconsidérées. Car si Auschwitz est un
événement nouveau, le mal dans l’histoire ne l’est pas. Quand Jérémie protestait contre la prospérité
des méchants (Jér. 12,1), il ne recevait pas de réponse. Quand Job protestait contre sa souffrance
imméritée, les paroles de Dieu « ne répondaient pas à l’accusation et ne le touchaient même pas 6 ». Et
s’il faut donner un troisième exemple, au moment même de la destruction de Jérusalem par les
Romains, les rabbins n’ont pu découvrir aucun sens à cet événement. Et cependant, dans ces trois cas
comme en tant d’autres, la foi juive n’a pas désespéré de Dieu, elle n’a pas voulu Le détacher de
l’histoire et elle a refusé de s’évader dans le mysticisme ou dans le détachement de ce monde.
Qu’il ne s’agisse pas ici d’une volonté aveugle et inconsciente à vouloir trouver toujours de
nouvelles réponses religieuses, c’est ce que nous permet de voir, à condition d’en revenir à lui, le
midrach que nous avons cité. L’auteur du midrach n’ignore pas la possibilité d’une fuite religieuse
hors de l’histoire. En effet, il se réfère d’abord à la vision d’Ézéchiel, ce chapitre de la Bible qui, plus
que tout autre, a favorisé dans le judaïsme un mysticisme détaché du monde. Il exalte ensuite ce que
les servantes ont vu dans l’histoire de préférence à ce qu’Ézéchiel a vu au-delà de l’histoire. Enfin,
comme pour répondre par avance à l’objection selon laquelle un tel Dieu n’est qu’un dieu tribal
destiné à être abandonné lorsque la religion aura progressé vers l’universalisme, il poursuit en
ajoutant audacieusement et paradoxalement que Celui qui a combattu à la mer Rouge pour Israël
n’était autre que le Créateur du Monde 7.
Il est donc clair que, lorsque nous traitons de l’antique foi juive en la Présence de Dieu dans
l’histoire, nous avons à poser des questions nouvelles, sans précédent dans notre temps. Mais il n’est
pas moins clair que nous ne pouvons poser ces questions si nous n’avons pas l’intelligence de notre
foi. Acquérir cette intelligence, telle sera la tâche de notre premier chapitre.
Il pourrait paraître que commencer ainsi serait manquer la question annoncée dans le titre de ce
livre. Nous considérerons d’abord la foi juive en la Présence de Dieu dans l’histoire. Le titre de cet
ouvrage a un caractère universel : La Présence de Dieu dans l’histoire. On pourrait penser que ce sujet
appelle les concepts de Dieu en général, de l’histoire en général, de la Providence en général et de leur
possibilité d’acceptation par l’homme moderne en général. Mais ce serait là un faux point de départ.
Si Dieu est présent dans l’histoire, ce n’est pas d’une présence en général mais d’une présence à des
hommes en particulier dans des situations particulières. Il ne s’agit pas d’une divinité tribale. Une
telle présence doit avoir des implications universelles. Mais ces implications ne sont manifestes que
dans le particulier. Et ceux qui peuvent les percevoir sont moins des philosophes de l’universel
s’élevant au-dessus de leur situation particulière que des témoins porteurs de leur particularité,
reconnue et assumée en face des nations.
L’objet précis de ce livre est la destinée de la foi juive dans le monde moderne. Mais une
question y est inextricablement liée : est-il possible, est-il nécessaire pour le Juif d’être dans le monde
un témoin ? Et dans l’affirmative, comment l’être (Voir ci-dessous, chap. III) ? Car quand un Juif,
aujourd’hui comme hier, en vient à dissoudre la particularité de sa judéité ou de sa situation historique
dans l’« humanité en général » ou dans l’« histoire en général », il ne fait pas que quitter l’étroit
« esprit de la paroisse » pour s’ouvrir au vaste « universalisme » ; il trahit son poste 8.
Les expériences fondatrices
Il serait déplacé de notre part de refuser comme une erreur toute notion abstraite d’histoire en
général et de commencer cependant nous-mêmes par de l’histoire juive en général. Il nous faut partir
d’événements particuliers dans l’histoire de la foi juive et, plus précisément, des événements qui font
époque.
Ce terme même n’est pas encore assez précis et assez radical. Dans sa carrière millénaire, la foi
juive a passé par bien des événements qui font époque, comme la fin de la prophétie et la destruction
du premier Temple, la révolte des Maccabées, la destruction du second Temple et l’expulsion
d’Espagne. Ces événements ont tous apporté une nouvelle exigence à la foi juive, sans quoi ils ne
feraient pas époque. Ils n’ont cependant pas été l’origine d’une foi nouvelle. Ils ont suscité une
confrontation et la foi ancienne fut éprouvée à la lumière de l’expérience contemporaine. L’histoire
juive abonde en ces confrontations entre le passé et le présent. Mais jusqu’à la naissance du monde
moderne, elles présentent toutes un même caractère : la tension provoquée par de telles confrontations
a pu souvent atteindre le point de rupture mais l’événement vécu, si inédit, inattendu et marquant pour
l’époque fût-il, n’a jamais détruit la foi du passé. Ses exigences, éprouvées sur le moment, ont
survécu. Car la foi antique, et c’est cela qui est décisif, n’était pas sans origine ; elle tirait elle-même
son origine d’événements historiques. Ces événements historiques étaient donc plus que des
événements qui font époque. Dans le contexte du judaïsme, nous nous y référons comme à des
expériences fondatrices 9.
Quelles sont, abstraitement parlant, les caractéristiques d’une expérience fondatrice dans le
judaïsme ? Comment un événement du passé peut-il continuer d’être actuel. À quelles conditions
peut-il manifester l’actualité de la Présence de Dieu dans l’histoire ? Selon Rabbi Éli‘ézer, auteur du
midrach cité au commencement de ce chapitre, les servantes ont vu à la mer Rouge ce qu’Ézéchiel luimême n’a pas vu. Cela signifie, d’une part, que Rabbi Éli‘ézer lui-même ne voit pas et, d’autre part,
qu’il sait que les servantes ont vu et qu’il ne voit pas. S’il voyait lui-même, il ne s’en remettrait pas à
leur vision, la sienne étant supérieure ou égale aux leurs et, en tout cas, étant une référence actuelle
pour évaluer le passé. S’il ne savait pas qu’elles avaient vu, leur vision passée ne serait d’aucune
portée actuelle et lui serait entièrement inaccessible. C’est seulement à cause de cette relation
dialectique entre le présent et le passé qu’une expérience passée peut faire loi pour le présent. C’est là
la première condition d’une expérience fondatrice dans le judaïsme.
Mais cette condition, jusqu’ici loin d’être intelligible en elle-même (Voir ci-dessous), est loin de
suffire. Selon notre midrach, cette condition est réalisée dans le cas de la vision d’Ézéchiel tout autant
que dans celui des servantes à la mer Rouge. Cependant la vision d’Ézéchiel n’est pas une expérience
fondatrice dans le judaïsme. C’est l’expérience d’un individu isolé et elle peut faire loi après lui pour
des individus isolés, pour le petit nombre de ceux auxquels les cieux sont accessibles. Mais à la mer
Rouge, tout le peuple vit, y compris la moindre des servantes, et ce qui se passa sous leurs yeux ne fut
pas une ouverture du ciel mais une transformation de la terre : un événement historique qui a affecté
de façon décisive toutes les générations juives de l’avenir. Ces générations futures, quant à elles, ne
voient pas la Présence de Dieu comme les servantes l’ont vue à la mer Rouge. Jusqu’à ce jour, les
Juifs font mémoire deux fois par jour dans leur prière de l’événement naturel et historique par lequel
cette Présence a été un jour manifeste. De plus, le Séder pascal y est entièrement consacré. Selon
certains rabbins, cet événement passé fait loi si profondément pour l’avenir qu’on continuera à en
faire mention même aux jours du Messie 10. La seconde condition d’une expérience fondatrice dans le
judaïsme est son caractère public, historique.
Il faut encore préciser une troisième condition et c’est la condition décisive. Dans la vision des
servantes à la mer Rouge, l’analyse révèle deux composantes. D’abord, elles ont fait l’expérience d’un
désastre imminent sous la poursuite de l’armée égyptienne, puis, du salut en vertu de la division de la
mer Rouge ; c’est-à-dire qu’elles ont fait l’expérience d’un événement naturel et historique. Mais
elles ont fait aussi l’expérience de la Présence de Dieu. Les générations suivantes font mémoire de
l’événement naturel et historique, mais elles ne voient pas ce qu’ont vu les servantes. Ces deux
données ne sont pas ce qui fait question dans le récit midrachique. Ce qui est en question, c’est de
savoir si les générations suivantes ont accès à ce qui était la vision des servantes, à savoir la Présence
de Dieu et, dans l’affirmative, comment elles y ont à leur tour accès.
Si elles n’y ont pas accès, l’événement de la mer Rouge ne peut pas être une expérience
fondatrice dans le judaïsme. Un sceptique, en tout cas, nierait même que l’événement naturel et
historique se soit produit, ou il le verrait comme une simple coïncidence heureuse. Ce que cela
montre, c’est que même un croyant peut n’avoir que peu de raisons d’en faire mémoire. Le « miracle »
remémoré pourrait pour lui n’être nullement un événement passé de la Présence divine et n’être qu’un
effet particulier d’une Cause divine générale et lointaine. S’il existait pour lui un tel rapport avec une
Cause divine générale, aucun effet particulier n’aurait d’importance ; et s’il existait des effets
particuliers, ce seraient des effets actuels, et non des effets d’un obscur passé remémoré. À propos
d’une discussion sur la portée religieuse de l’histoire, Hegel cite quelque part en grimaçant ce
proverbe : « Avec le temps, le passé perd de sa vérité. » Si les générations nouvelles de Juifs croyants
n’avaient accès en aucune manière à la vision des servantes, il faudrait appliquer ce proverbe aussi à
l’événement de la mer Rouge.
Mais un tel proverbe cesse de s’appliquer si la vision des servantes est, de quelque manière,
encore accessible actuellement ; car en ce cas une Présence divine, manifestée dans et par l’événement
naturel et historique du passé, ne peut manquer de faire loi pour les générations futures. Cela est vrai
du moins si, comme l’affirme le midrach, la divinité manifestée n’est pas une divinité finie, tribale,
mais l’universel « Créateur du monde ». La Présence passée de ce Dieu peut continuer à faire loi
même aux temps messianiques. Cette possibilité pour le présent d’être relié au passé est la troisième
et la dernière caractéristique d’une expérience fondatrice dans le judaïsme.
Cette caractéristique est clairement, bien qu’implicitement, affirmée par la tradition juive. Ainsi
le Juif pieux qui fait mémoire de l’Exode et du salut à la mer Rouge ne rappelle pas à son esprit des
événements morts et qui n’ont plus cours. Il réactualise ces événements comme une réalité actuelle :
c’est seulement ainsi qu’il est assuré que le Dieu qui a sauvé dans le passé sauve encore 11 et qu’Il
apportera finalement le salut ultime. Nous avons déjà insisté sur le fait que Rabbi Éli‘ézer sait que les
servantes ont vu la Présence divine à la mer Rouge ; nous devons ajouter maintenant qu’il ne pouvait
pas avoir cette connaissance sans avoir eu lui-même de quelque manière accès à leur vision.
Mais comprenons-nous nous-mêmes cet accès de Rabbi Éli‘ézer à la vision des servantes, alors
que ni lui-même, ni le Juif pieux pendant le Séder pascal, ne voient ce qu’elles ont vu ? Comment
comprenons-nous l’événement fondateur lui-même, la Présence divine manifestée dans e t p a r un
événement naturel et historique, et non dans l’au-delà des cieux ?
Une interprétation de cette question nous est donnée dans un remarquable passage du Moïse de
Martin Buber. Ce passage est si remarquable et d’une si grande portée pour notre propos que nous y
reviendrons à maintes reprises tout au long de ce livre. Buber écrit :
Ce qui est décisif, du point de vue de l’histoire intérieure de l’humanité, c’est que les enfants d’Israël aient
compris cet événement comme un acte de leur Dieu, comme un « miracle ». Cela ne veut pas dire qu’ils l’aient
interprété comme un miracle, mais qu’ils l’ont éprouvé, qu’ils l’ont perçu comme tel…
Le concept de miracle, tel qu’il est admissible aux yeux de l’historien, peut être défini à son origine comme un
étonnement que rien ne peut abolir. L’homme religieux […] demeure dans cet étonnement. Aucune science ne saurait
même atténuer son étonnement, toute explication causale ne fait pour lui qu’approfondir le miracle. Les grands
tournants dans l’histoire de la foi humaine ont toujours à leur origine un individu et une communauté solidaire de celuici, qui considèrent avec un étonnement impossible à abolir, perçoivent et éprouvent comme miracle un phénomène de
la nature ou bien un événement de l’histoire, ou tous les deux à la fois, mais en tout cas quelque chose qui intervient
dans leur vie – la vie de cet individu et de cette communauté – à la manière du destin. Cela, il est vrai, n’est que
l’origine du concept historique de miracle, mais une origine dont il est impossible de faire abstraction. Le miracle n’est
pas quelque chose de « surnaturel » ou de « supra-historique », c’est l’apparition d’un événement qu’il est tout à fait
possible d’intégrer dans le système des connaissances objectives de la nature et de l’histoire. Mais cet événement, par
son importance vitale pour celui qui l’accueille, ébranle la sécurité de tout le système de ses connaissances et fait sauter
ces solides édifices du savoir qui se nomment « nature » et « histoire ».
[…] On peut attribuer ce qui vous frappe d’étonnement à une puissance spécifique […] On y ajoute un esprit
magique particulier, un démon particulier, une idole particulière. C’est une idole précisément parce qu’elle est
« particulière ». Il n’y a rien là qui ressemble à ce que l’historien entend par miracle. Car là où l’auteur d’un acte est
limité dans son action par d’autres auteurs, une causalité différente se substitue à la causalité courante […] Le miracle
réel signifie que par la perception étonnée de l’événement, la causalité courante devient pour ainsi dire transparente et
permet d’apercevoir une sphère à l’intérieur de laquelle agit une pure Puissance, qui n’est pas limitée par d’autres
puissances 12.
Les termes modernes employés par Buber peuvent s’appliquer en tout point à l’antique midrach.
En premier lieu, ils écartent une fausse interprétation. Deuxièmement, ils donnent le sens d’une
Présence divine manifestée dans et par un événement naturel et historique. En troisième lieu, ils
expliquent comment Rabbi Éli‘ézer, tout en étant incapable de voir ce qu’ont vu les servantes, a
néanmoins accès à leur expérience. Considérons tour à tour ces trois points.
Ceux qui sont présents à la mer Rouge n’infèrent pas leur Dieu à partir de l’événement naturel et
historique pour tenter d’expliquer cet événement. Un dieu de cette sorte ne serait pas le « Créateur du
monde » ou la « pure Puissance » mais seulement un « esprit magique ». Il ne serait pas
« immédiatement reconnu » mais serait au mieux une hypothèse probable. Et il ne serait pas présent
mais bien plutôt nécessairement absent. Quant à l’étonnement persistant, il serait dissipé par
l’explication. Il y aurait cela de vrai même pour les témoins originaux de la mer Rouge. Quant aux
croyants ultérieurs, qu’ils possèdent déjà cette explication ou une autre, ils n’éprouveraient aucun
étonnement. Et le passé serait un passé mort sans portée actuelle. Voilà pour le premier point. Qu’en
est-il du second ?
La « pure Puissance » est immédiatement présente à la mer Rouge, dans et par l’événement
naturel et historique pour l’étonnement persistant des témoins. Les trois termes introduits par Buber
sont nécessaires, et ils ne peuvent se comprendre que dans leur relation.
a. Sans la présence immédiate de la pure Puissance, l’événement naturel et historique ne serait
pas un miracle mais plutôt un incident étrange qui réclame une explication ; et l’étonnement ne serait
que de la curiosité ou, en tout cas, il ne persisterait pas car il disparaîtrait dès que l’explication serait
donnée.
b. Sans l’étonnement persistant, la pure Puissance ne serait pas présente ou, en tout cas, on ne
saurait pas qu’elle est présente ; et le miracle serait, encore une fois, un simple incident à expliquer.
c. Sans l’événement naturel et historique, la pure Puissance, à supposer qu’elle soit présente, ou
bien serait présente dans les cieux au-delà de l’histoire, ou bien dissoudrait toute particularité
historique par sa présence dans l’histoire ; et l’étonnement persistant serait également vide pour
l’histoire. Mais le salut à la mer Rouge n’est pas vide pour l’histoire. Il est intervenu de façon décisive
dans l’histoire, sinon dans celle de toute l’humanité, du moins certainement dans celle d’Israël.
Pour en venir au troisième point, comment Rabbi Éli‘ézer et le Juif pieux pendant le Séder pascal
sont-ils en relation avec les servantes de la mer Rouge ? En réactualisant l’événement naturel et
historique, ils réactualisent aussi l’étonnement persistant et le font leur. Par conséquent la « pure
Puissance » qui fut présente alors est toujours présente. Par conséquent la mémoire se convertit en foi
et en espérance. Par conséquent l’événement de la mer Rouge est rappelé aujourd’hui et continuera
d’être rappelé même aux jours du Messie. Ainsi le passé réactualisé fait loi pour le présent et pour
l’avenir. Ainsi, dans le judaïsme existe-t-il une expérience fondatrice.
La Présence divine salvatrice et prescriptive
Nous avons eu recours à une expérience fondatrice du judaïsme pour tenter de définir les
caractéristiques de toutes les expériences semblables. Il nous faut maintenant nous tourner, quoique
brièvement, vers une autre expérience particulière du même type, la Présence prescriptive du Sinaï.
Non seulement tout essai de compréhension du judaïsme est impossible sans le Sinaï, mais, sans une
Présence prescriptive, toute Présence divine dans l’histoire serait tout au plus un fait partiel pour
l’expérience juive.
Ainsi la Présence divine que nous avons considérée jusqu’à présent était la Présence salvatrice.
Mais le salut n’est pas ici ce qu’il pourrait être dans un contexte religieux différent. Il advient dans
l’histoire, non pas dans une éternité au-delà de l’histoire, ni pour une âme qui en serait séparée, ni
comme un événement apocalyptique ou messianique qui commencerait l’histoire. Il oriente donc
nécessairement vers l’action humaine. Dans le récit biblique, Moïse crie vers Dieu, mais il lui est dit
de faire avancer son peuple (Ex. 14,15). Le midrach s’attache à cette pensée et affirme qu’aucun salut
ne serait advenu si Israël s’était refusé par crainte à marcher à travers la mer fendue en deux 13. Et il
exalte Nahshon ben Aminadab qui, au milieu de l’hésitation générale, a été le premier à sauter dans
les flots 14.Une Voix qui prescrit se fait entendre même lorsque l’événement du salut se fait voir ; et le
salut lui-même n’est pas complet si l’on ne prend pas garde à la Voix.
L’étonnement persiste lorsque la Voix qui prescrit se fait entendre : cela devient clair lorsque
cette Voix entre en scène de son propre droit pour faire loi pour les générations futures, dans
l’expérience fondatrice du Sinaï. La structure de cette expérience se reflète dans le midrach suivant :
Rabbi Azaryah et Rabbi Aba ont dit au nom de Rabbi Johanan : Quand les Israélites entendirent au Sinaï le mot
« Je » (c’est-à-dire le premier mot des Dix Commandements), leur âme les quitta, comme il est dit Si nous entendons
encore […] la voix, nous mourrons (Deut. 5,22) […] Le Mot alors retourna au Saint, béni soit-Il et dit : Maître de
l’univers, Tu es plein de vie et ta Loi est pleine de vie, et Tu m’as envoyé vers les morts, car ils sont tous morts. Alors le
Saint, béni soit-Il, adoucit (c’est-à-dire affaiblit) le Mot pour eux 15 […].
Ce midrach affirme qu’au Sinaï comme à la mer Rouge tout le peuple vit ce qu’Ézéchiel et les
autres prophètes n’ont jamais vu 16. Mais parce que la Présence divine est ici une présence qui prescrit,
l’étonnement a une structure différente. Un commandement émanant d’une Cause divine lointaine ne
serait divin qu’en vertu de sa sanction extérieure et n’inspirerait aucun étonnement persistant. Si
l’étonnement persiste, c’est parce que la Divinité est présente dans le commandement. Mais parce
qu’il s’agit d’une Présence prescriptive plutôt que d’une Présence salvatrice, l’étonnement persistant
tourne en frayeur mortelle. En effet, une telle Présence n’est, dans le premier exemple, rien moins que
paradoxale. Car, en prescrivant, elle s’adresse à la liberté humaine. Et, étant la pure Puissance, elle
détruit cette liberté parce qu’elle n’est qu’humaine. Mais la liberté détruite est requise aussi.
Aussi la Présence divine qui prescrit ne peut être divine, prescriptive et présente que si elle est
doublement présente ; et l’étonnement humain doit être un double étonnement. Comme pure
Puissance, la Présence divine qui prescrit détruit la liberté humaine : comme Puissance de grâce, elle
restaure cette liberté et même l’exalte, car la liberté humaine devient partenaire d’une Alliance avec la
divinité elle-même. Et l’étonnement humain, qui est terreur en face d’une Présence à la fois divine et
prescriptive, tourne en un second étonnement qui est joie, en face d’une grâce qui restaure et exalte la
liberté humaine par sa Présence qui prescrit 17.
Selon le midrach, toutes les générations d’Israël étaient présentes au Sinaï, et la Tora est donnée
chaque fois qu’un homme la reçoit 18. L’homme ne peut la recevoir que s’il réactualise le double
étonnement. S’il demeure figé dans la terreur, il ne peut observer du tout les commandements. Et s’il
fuit cette terreur, il peut observer les commandements, mais il a Les expériences fondatricesperdu la
Présence divine qui prescrit. C’est seulement en réactualisant à la fois la terreur et la joie qu’il peut
participer à une vie des commandements, qui se vit devant la pure Puissance et qui pourtant est
humaine.
Contradictions dialectiques
Mais la réactualisation des expériences fondatrices du judaïsme est menacée sur deux points
principaux. Le premier est l’histoire elle-même. Comme la réactualisation ne se présente pas dans un
vide historique, chaque présent historique, ou en tout cas chaque événement historique qui fait époque,
formule ses propres exigences contre le passé et sa réactualisation ; et comme chaque présent qui fait
époque doit être pris sérieusement dans son propre droit, il n’est pas possible de prévoir le
dénouement (des menaces de ce genre nous occuperont dans le reste de cet ouvrage). Nous pouvons
dès maintenant traiter d’un autre genre de menace, car elle est générale, immuable, et peut être
abstraite de l’histoire. C’est la menace posée par la pensée réflexive en philosophie.
L’expérience fondatrice est immédiate et telle est aussi sa réactualisation chez les croyants
ultérieurs. Mais elle est l’objet potentiel de la réflexion philosophique ; et dès l’instant où se présente
une telle réflexion, elle révèle que l’expérience fondatrice est sujette au moins à trois contradictions
dialectiques qui l’imprègnent de partout.
La première contradiction est celle qui existe entre la transcendance divine et l’engagement
divin. La « pure Puissance » présente à la mer Rouge et au mont Sinaï manifeste un Dieu
transcendant, car l’engagement limiterait sa Puissance ; elle manifeste aussi un Dieu engagé, ne
serait-ce que parce que c’est une Présence. Comme on va le voir, cette contradiction existe même dans
le cas de la Présence qui sauve. Elle est indéniable dans le cas de la Présence qui prescrit.
Cette contradiction est première dans l’ordre logique, mais elle n’est pas plus importante que les
deux autres, la contradiction entre la Puissance divine et la liberté humaine, et la contradiction entre
l’engagement divin dans l’histoire et le mal qui y existe.
La divinité ne contredirait pas la liberté humaine si elle était ou bien présente mais finie, ou bien
infinie mais absente – confinée, pour ainsi dire, au ciel, et laissant à l’homme le contrôle incontesté de
la terre. Une Présence divine infinie est au contraire une unique puissance présente qui « fait éclater la
fixité de la nature et de l’histoire », rendant « transparent » le lien causal qui les constitue toutes
deux ; et cela nie le sujet et sa liberté.
En même temps, la Présence divine requiert le sujet et sa liberté au moment même de sa
présence. Il n’y a pas d’étonnement persistant sans qu’existent des hommes qui puissent être étonnés ;
en outre, la Présence divine – celle qui sauve comme celle qui prescrit – demeure incomplète si
l’étonnement humain ne s’achève dans l’action. On peut concevoir que le moi d’Ézéchiel eût dû se
dissoudre au moment où les cieux se sont ouverts. Mais cela est impossible dès lors qu’à la mer Rouge
le salut est advenu à un peuple d’hommes ; ou lorsqu’au Sinaï la Présence divine a donné des
commandements réalisables par l’homme.
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