Angèle Kremer Marietti
(Groupe d’Études et de Recherches Épistémologiques, Paris)
Kant, les sciences et l'épistémologie
Ou la conjugaison créatrice de la science et de la
philosophie chez kant et ce qu'il en reste aujourd'hui
(Colloque « Kant et la modernité » - Tunis, 17-19 mars 2004)
Certes, on peut dire que Kant est dépassé puisque Newton l’a
été, mais on peut reconnaître néanmoins que l’esprit
scientifique analysé par Kant demeure la base incontournable
de la science contemporaine et que, ne serait-ce que de ce
point de vue, Kant a un rapport indiscutable à notre
modernité. J’irai encore plus loin, j’affirmerai qu’au-delà et
même indépendamment de Newton, Kant était déjà notre
contemporain, ou du moins qu’il a anticipé de manière très
estimable notre esprit scientifique, et cela en développant sa
philosophie. Je vais d’abord présenter ce que j’appelle la
conjugaison créatrice de la science et de la philosophie,
ensuite montrer en quoi l’épistémologie de Kant est
anticipatrice, situer son épistémologie entre jugement
réfléchissant et jugement déterminant, et conclure en
indiquant, à partir de Kant, deux processus fondamentaux de
symbolisation.
1.La conjugaison créatrice de la science et de la
philosophie
Après la distinction établie par Kant entre le jugement
réfléchissant et le jugement déterminant[1], on peut dire
aujourd’hui que l’épistémologie « réfléchit » ou pense la
connaissance scientifique, tandis que les sciences la
« déterminent » ou l’édifient.
Il est clair, en effet, qu’actuellement l’épistémologie ne se
reconnaît plus la vocation de produire la science ni même de la
contrôler, bien qu’il y ait eu encore une dernière entreprise
comme celle de Karl R. Popper qui se soit posée parfois (un
peu abusivement à mon avis) [2] en juge suprême de la
science. Aujourd’hui, ce que peut faire l’épistémologie sans
sortir de ses prérogatives, c’est examiner la science, l’étudier
sous ses aspects logiques et sémantiques. Toutefois, il n’en
demeure pas moins qu’on peut dire que, pour Descartes,
Leibniz et Kant (auxquels on peut certes ajouter Platon,
Aristote, Hobbes, Bacon et quelques autres), science et
philosophie se sont toujours conjuguées, tout comme d’ailleurs
chez les grands mathématiciens et physiciens, tels Boscovitch
et Newton. D’ailleurs Popper a très justement remarqué
l’authentique conjugaison de la physique et de la
philosophie[3] en soulignant l’effet créateur de la philosophie
sur la science, tandis que la science s‘est montrée capable de
trouver la solution de certains problèmes philosophiques.
En particulier, dans l’œuvre de Kant il a été convenu d’appeler
« précritiques » les travaux qui ont été dès lors minimisés
parce qu’ils dataient d’avant l’étape des trois Critiques. Mais il
faut bien convenir qu’on trouve dans cette période des travaux
scientifiques aussi intéressants que l’écrit intitulé Pensées sur
la véritable évaluation des forces vives[4] qui montre Kant au
cœur du débat entre Descartes et Leibniz. Alors que tous les
changements physiques conçus par Descartes s’expliquent en
termes de mécanismes d’horlogerie ou de vortex, la quantité
de mouvement demeure, pour Descartes, constante dans le
monde (mv) avec le choc pour principe de l’explication
mécanique. Mais Leibniz, qui critique le système de mécanique
spéculative propre à Descartes, propose son propre système
de dynamique spéculative, et s’il accepte l’équation
cartésienne fondamentale corps=étendue ne la croit pas
évidente par elle-même ni claire et distincte. C’est ainsi que
Leibniz est amené à expliquer la résistance à la pénétration
par le moyen de la force inhérente à tout corps, étant donné
qu’il conçoit l’espace comme rempli de forces vives, la seule
quantité se conservant étant la force vive (mv²). Kant
intervient pour montrer que toute force tend à devenir
« vive », à partir de quoi il conçoit deux mesures possibles de
la force : soit la force « morte » (mv) résultant de l’action
externe d’une autre substance, soit la force « vive » (mv²),
fondée dans la nature de la substance.
Le texte consacré à l’évaluation des forces vives illustre une
tendance que Kant partage avec Leibniz, et qui consiste à
chercher le fondement métaphysique des problèmes
physiques. Ce texte confirme également quel a été le
traitement philosophique complémentaire que Descartes,
Leibniz et Kant donnèrent à un même problème de physique :
il est en tout cas un exemple intéressant de ce traitement.
2. L’épistémologie anticipatrice de Kant
Il est vrai qu’on constate chez Kant une tension perpétuelle
entre science et philosophie. En évitant aussi bien scepticisme
que dogmatisme, Kant a fait la synthèse entre l’empirisme de
Hume et le rationalisme de Leibniz. Mais on peut voir chez lui
un scepticisme se convertissant en certitude et un dogmatisme
aidant à la connaissance. En effet, comme les empiristes, Kant
admettait que la connaissance provient de l’expérience ;
cependant, pour lui, toute la connaissance ne venait pas de
l’expérience. Cette pensée ouvre l’Introduction de la Critique
de la raison pure il écrit : « si toutes nos connaissances
commencent avec l’expérience, il n’en résulte pas qu’elles
dérivent toutes de l’expérience »[5] . En particulier, par la
distinction qu’il discerne dans le cogito cartésien entre le « je
pense » transcendantal et le « je suis » empirique, Kant a jugé
que l’activi formelle de la pensée ne pouvait être connue
qu’à travers les produits de son activité effective. Une telle
position se retrouve également chez Auguste Comte quand
celui-ci veut analyser les processus de l’entendement humain,
à travers ses modes théologique, métaphysique ou
scientifique. C’est aussi pourquoi Kant a mieux appréc que
les empiristes et que les rationalistes l’hétérogénéité complexe
de la perception et de la pensée. Si c’est à la sensibilité que
Kant réserve la réceptivité[6] ou la capacité de recevoir des
représentations, c’est à l’entendement qu’il réserve la
spontanéi[7] ou l’acte de composition de la diversité. Alors
que Leibniz considérait tous les jugements comme analytiques
et que Hume prétendait que tous les jugements non-
analytiques étaient a posteriori, pour Kant se fait jour une
possibilinouvelle car il est désormais possible qu’il y ait des
jugements synthétiques a priori[8] qui permettent de construire
l’expérience[9]. Tout en voyant la source de la connaissance
dans les données des sens, Kant pense que celles-ci sont
soumises aux formes a priori de l’espace et du temps en même
temps qu’aux concepts a priori ou catégories de
l’entendement (celui-ci étant empirique ou lié à des
sensations [10] et sceptique ou lié à une méthode progressant
vers la certitude[11]) ; mais le tout étant systématiquement
organisé selon les idées régulatrices de la raison,
dogmatique[12] au moins dans cette fonction régulatrice. Mais
l’hétérogénéité a, pour lui, ses limites puisque, heureusement,
Kant conçoit un point de jonction entre l’activité spontanée de
l’entendement et la réceptivité de l’expérience sensible,
jonction permettant une certaine homogénéi ; tel est le rôle
de l’activiformelle qu’il assigne au schématisme produisant
l’image, puisque le schème est l’analogue de la sensibilité[13] et
donne justement à un concept son image[14].Ainsi, il existe pour
Kant des concepts empiriques[15] ou a posteriori qui sont bien
tirés de l’expérience sensible, tandis qu’il y a également des
concepts a priori[16], c’est-à-dire indépendants de toute donnée
sensible mais cependant applicables à l’expérience sensible ;
toutefois il existe aussi pour Kant des idées qui ne sont ni
tirées de l’expérience sensible ni directement applicables à
cette expérience : ces idées ont un pouvoir de régulation sur
notre activité discursive. Pour ainsi dire, d’une part, la raison
fixe le but de la science et, d’autre part, l’entendement en
détermine la forme générale, tandis que l’expérience sensible
fournit le contenu empirique de la connaissance. Ce qui signifie
que l’expérience nous devient intelligible à travers les formes
de l’espace et du temps et simultanément à travers les
schèmes des catégories. Forme de l’activi synthétique du
jugement et « règle de la synthèse des perceptions »[17], le
concept n’est donc plus l’universel abstrait de la sensation, il
est au contraire la forme que l’entendement impose à la
matière et dont il fait un objet soumis à des lois universelles et
nécessaires.Sous le mécanisme cartésien de la nature, sévit
son dynamisme caché. Alors que Leibniz conçoit ce dualisme,
on en trouve un tout autre chez Kant entre les phénomènes
(naturels), seuls connaissables, et les noumènes (non
naturels) par définition inconnaissables : nous pensons les
noumènes ainsi que la chose en soi, mais nous ne pouvons les
connaître. Notre connaissance est bien objective, dans la
mesure elle se duit aux phénomènes. Ce qui fait que la
fameuse « révolution copernicienne » du sujet connaissant va
de pair avec l’idéalisme transcendantal de la connaissance de
ce sujet ; ils sont comme l’envers et l’endroit. Cette position
épistémologique éloigne de la spéculation métaphysique qui
n’est selon Kant qu’une source d’illusions, car elle nous porte
au-delà de ce qu’il nous est possible de saisir objectivement.
Toutefois, la pensée de la nouménali de l’humain (c’est-à-
dire l’idée du sujet comme noumène[18]) n’est pas incohérente
avec la connaissance de sa phénoménalité[19] : en tant que
phénomène l’être humain fait partie du déterminisme de la
nature, mais en tant que noumène libre il en est exclu. C’est
pourquoi Kant a sapé l’argument du dessein divin qui se tient à
la base de la théologie naturelle.Dès lors, on comprendra que
Kant déclare le principe de finalité comme non cohérent avec
l’idée même d’un système de la nature. La Critique du
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