Chapitre 1
Les origines intellectuelles
de la Constitution
de la III
e
République
Deux livres « eurent, sur les destinées futures de la France et sur
les dispositions de lAssemblée nationale, une influence immédiate :
les Vues sur le Gouvernement de la France par le duc de Broglie, le
père, et la France Nouvelle, par Prévost-Paradol. Léducation
politique de la génération qui réalisa la constitution de 1875 sest
faite un peu dans Proudhon, beaucoup dans la Démocratie en
Amérique et, enfin, dans les ouvrages du duc de Broglie et
de Prévost-Paradol. »
1
I. Lécole libérale du Second Empire
A. Les Vues sur le Gouvernement de la France du duc
de Broglie
Gendre de Madame de Staël, ami de Benjamin Constant et
de Guizot, lié au groupe des Doctrinaires sous la Restauration,
pendant laquelle il siège à la Chambre des pairs, le duc Victor
de Broglie (1785-1870) est un représentant éminent de la
génération libérale de 1814. Il sera plusieurs fois ministre de Louis-
Philippe et, en particulier, président du Conseil de mars 1835 à
février 1836. Le duc de Broglie souhaite introduire en France un
véritable régime parlementaire inspiré de la pratique anglaise et
caractérisé par la prééminence
2
dun chef du gouvernement
pleinement responsable devant les Chambres, ne laissant au
1. G. HANOTAUX,Histoire de la France contemporaine (1871-1900) tome 3, Paris, Ancienne
Librairie Furne, 1903-1908, p. 365.
2. A. LAQUIÈZE,Les origines du régime parlementaire en France (1814-1848), PUF, 2002, p. 272
et s.
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monarque que peu dinfluence sur la conduite des affaires du pays.
Son ministère est dailleurs le premier dans lhistoire parlementaire
française à démissionner après un vote contraire de la Chambre des
députés. En 1859, au temps de lEmpire autoritaire, Broglie, retiré de
la vie politique, rédige des Vues sur le Gouvernement de la France, qui
tracent un plan précis
3
des institutions nécessaires pour la France.
Une édition tirée à usage privé en 1861 sera saisie par le préfet de
police. Son fils, le duc Albert de Broglie fera publier louvrage en
mai 1870
4
après la mort de son père.
1. Lindifférence sur la forme du régime
Pour le duc de Broglie, le but premier de lorganisation dun
système politique est de garantir la liberté individuelle. Le régime
parlementaire, porteur dun ensemble de principes, dinstitutions et
de mécanismes constitutionnels, lui paraît le plus à même dy
pourvoir efficacement.
Ce postulat posé, la forme du régime est relativement
indifférente pour une partie des libéraux après 1848. Si le duc
de Broglie affiche sa préférence pour la monarchie constitutionnelle
qui « consacre et personnifie lœuvre des temps et le libre
développement des supériorités naturelles dans une grande
société », il admet la possibilité détablir dans un cadre républicain
un régime protecteur de la liberté : « Une République qui touche à
la monarchie constitutionnelle, une monarchie constitutionnelle qui
touche à la république et qui nen diffère que par la constitution et la
permanence du pouvoir exécutif, cest la seule alternative qui reste
aux amis de la liberté. Toute autre république, cest la Convention,
toute autre monarchie, cest lEmpire. »
Au sein de la monarchie constitutionnelle, le duc de Broglie,
distingue le roi, « pouvoir suprême » auquel on ne peut porter
atteinte, et le gouvernement, « pouvoir exécutif » constitué dun
« ministère choisi par le roi, désigné par les Chambres ». Si le duc
de Broglie renvoie directement à la Charte de 1830 pour les
attributions du monarque linitiative législative, lexécution des
lois, la direction de ladministration dans toutes ses branches, la
nomination à tous les emplois aux conditions légales, le
3. J.-P. MACHELON, « Victor de Broglie et les Vues sur le Gouvernement de la France », in
L. JAUME,Coppet, creuset de lesprit libéral. Les idées politiques et constitutionnelles du
Groupe de Madame de Staël, Economica/ Presses Universitaires dAix-Marseille, 2000,
p. 187 et s.
4. Duc V. DE BROGLIE,Vues sur le Gouvernement de la France, Michel Lévy, 1870. Les citations
qui suivent sont issues de cet ouvrage.
La « Constitution de la III
e
République »
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commandement des armées de terre et de mer ,cest bien le
« ministère » qui « réellement » gouverne, tout en étant responsable
devant les Chambres.
Quant à la République, si elle devait être établie « comme un pis-
aller, comme un état de transition », le duc de Broglie propose de
porter à la tête de lÉtat, « un seul chef », « investi de tous les
attributs de la royauté », « un chef roi sauf le nom et la durée ».
Cette « durée » pourrait être raisonnablement fixée à dix ans. Pour
le « nom », celui de président paraîtrait « préférable » à défaut de
celui de « régent ». Ce président serait « inviolable » et « couvert,
comme sil était le roi, par la responsabilité de ses ministres ».
Pour sa désignation, le duc de Broglie propose que le président
soit élu par les deux Chambres réunies, sur une liste de cinq
candidats préalablement établie par une commission de cinq
députés et de cinq sénateurs. Le candidat arrivé en second serait
vice-président et présiderait le Conseil dÉtat. Pour le duc
de Broglie, dans les Vues sur le Gouvernement de la France : « Il est
conforme aux principes, dans un État républicain, que le pouvoir
exécutif ait extérieurement le caractère dun serviteur et soit
inférieur en autorité morale au Corps législatif. » Il propose donc de
placer le pouvoir exécutif sous la tutelle du pouvoir législatif pour sa
désignation.
2. Un bicamérisme élitiste
Le régime parlementaire proposé par le duc de Broglie repose
sur un véritable équilibre entre les pouvoirs. En ce sens, il
préconise dabord de diviser « le pouvoir délibérant en deux corps,
dont lun représente lascendant des idées et des intérêts en
progrès, lautre, la stabilité des intérêts conservateurs ». Le
premier corps serait une « Chambre des représentants » élue au
suffrage universel, puisque les libéraux en ont désormais admis le
principe. Mais, cette assemblée « produit de lélection », devra
trouver dans le « mécanisme constitutionnel, un tempérament et
un contrepoids », constitué par une Chambre haute « ami de
lordre » que Broglie propose de baptiser « Sénat ».
Pour la désignation de deux cents sénateurs pour six ans, le duc
de Broglie rejette aussi bien le principe héréditaire que leur élection
au suffrage universel direct. Il tend à combiner vote des conseils
généraux, assistés des principales notabilités locales, et élitisme
social. Les sénateurs seraient choisis sur une liste établie dans
chaque département, « livre dor départemental » où « figureraient
Les origines intellectuelles de la Constitution de la III
e
République
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toutes les vraies et durables illustrations du pays » : cest-à-dire,
notamment, les chefs des familles ayant siégé dans la Chambre
des pairs ou le Sénat impérial et leurs descendants en ligne
directe ; les propriétaires justifiant de dix mille francs de
contributions directes ; les cardinaux et les évêques ; les
maréchaux et officiers généraux ; les premiers présidents de cours
dappel et les ministres et anciens ministres.
Le duc de Broglie entend « assurer au Sénat vis-à-vis de lautre
Chambre, en droit, légalité, en fait, la prépondérance
5
»;
notamment en attribuant au Sénat des droits égaux à la Chambre
en matière de finances et en lassociant « à un certain degré à
laction du gouvernement ». Le Sénat connaîtrait ainsi, en premier,
des projets de loi concernant les douanes ou les travaux publics,
ainsi que des projets de règlements dadministration publique. Il
ferait, également, office de Cour de cassation, de Tribunal des
conflits et de Cour de justice politique.
B. La France nouvelle de Prévost-Paradol
« Figure intellectuelle »
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marquante du Second Empire, membre
de lAcadémie française, le publiciste Lucien Anatole Prévost-
Paradol (1829-1870), que les contemporains appelaient plutôt
Paradol, est le plus brillant représentant de la génération libérale
de 1860. Candidat malheureux aux élections législatives de 1863,
comme il le sera à celles de 1869, Paradol publie en 1868 un essai
politique au grand retentissement, La France nouvelle, traçant « le
plan dune réforme qui embrasse tout lÉtat, depuis lexercice du
droit de suffrage, source de toute autorité, jusquàlorganisation et
au fonctionnement du pouvoir suprême. »
7
1. La prépondérance de la Chambre élue au suffrage universel
Paradol part dun constat simple : « La Révolution française a
fondé une société, elle cherche encore son gouvernement. » Pour
lui, ce gouvernement ne peut être que « démocratique et libéral ».
Démocratique, parce que largement fondé sur le suffrage
universel : à condition, toutefois, que lexercice de ce suffrage soit
garanti par les libertés « nécessaires, la liberté de la presse, la
5. Cest nous qui soulignons.
6. J.-É. GICQUEL, « Les idées constitutionnelles de Prévost-Paradol », Revue administrative,
nº 316, 2000, p. 395 et s.
7. A. PRÉVOST-PARADOL,La France nouvelle, réédition Les mémorables, Perrin, 2012, p. 40.
Les citations suivantes de Paradol seront extraites de cet ouvrage.
La « Constitution de la III
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République »
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liberté de réunion, les libertés locales et par les progrès de
linstruction publique. Libéral, parce que face au risque de la
« tyrannie dune majorité législative », déjà pointé en son temps par
Tocqueville, lassemblée élue au suffrage universel doit être
« contenue » par un ensemble dinstitutions et de mécanismes
constitutionnels.
Ce qui importe avant tout, pour Paradol, dans ce « gouvernement
démocratique et libéral » est « que la nation se gouverne elle-même,
sous le nom de république ou de monarchie, par le biais
dassemblées librement élues et de ministères responsables. »
Pour le pouvoir législatif, Paradol défend lui aussi le principe du
bicamérisme. Mais il proclame, pour sa part, que cest « lAssemblée
nationale élective » qui devra avoir « sur la conduite générale du
pays » une « influence prépondérante
8
». Élue au suffrage universel
pour cinq ans, comptant six cents membres environ, cette
assemblée exercera son « influence » par linitiative et le vote des
lois, le vote du budget et la possibilité de renverser le
gouvernement. Parce quelle représente la nation, elle aura le
« dernier mot » en cas de dissentiment entre les pouvoirs publics,
sauf à en appeler directement au peuple souverain par la
dissolution de la Chambre basse.
« Cette puissante assemblée » devra être « contenue » par
lexistence dune Chambre haute ayant un triple rôle : garantir un
travail législatif de qualité, associer à la gestion des affaires
publiques un certain nombre d« hommes éminents », maintenir
léquilibre des pouvoirs. Cette Chambre haute comptera environ
trois cents membres, dont deux cent cinquante élus pour dix ans au
suffrage universel indirect par des collèges électoraux formés par
les conseillers généraux. Les cinquante membres restants seront
des membres de droit : plusieurs hauts magistrats, les maréchaux
et amiraux de France, des représentants des académies de lInstitut
de France.
Le bicamérisme dessiné par Paradol est strictement égalitaire
sur le plan législatif les divergences entre les deux assemblées
devant se régler par le biais de « conférences » mixtes sauf sur le
plan budgétaire. Mais, à linverse du duc de Broglie, Paradol ne
souhaite pas accorder de prérogatives législatives particulières à la
Chambre haute, ni même le pouvoir de renverser le gouvernement.
8. Cest nous qui soulignons, par référence au même terme utilisé par le duc de Broglie.
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