histoire des dogmes

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HISTOIRE DES DOGMES
HISTOIRE DES DOGMES
sous la direction de Bernard SESBOÛÉ s.j.
Bernard
SESBOUÉ
s.j. et Joseph
WOLINSKI
tome I
LE DIEU DU SALUT
La tradition, la règle de foi et les Symboles
L'Économie du salut
Le développement des dogmes trinitaire et christologique
Desclée
Pour les éditions Desclée:
Pierre-Marie DUMONT, directeur général.
André PAUL, directeur littéraire.
Isabelle GALMICHE, secrétariat d'édition.
Claire BERTRAND, fabrication.
Sophie PETIT, secrétariat.
© 1994, Desclée
Dépôt légal: octobre 1994
ISBN: 2-7189-0625-1
ABRÉVIATIONS
ACO
BA
Budé
CCSG
CCSL
CH
COD
CSCO
CSEL
DC
DECA
DHGE
DSp
DTC
DzS
FC
GCS
HE
JTs
LV
Mansi
NRT
Acta Conciliorum Œcumenicorum, éd. E. Schwartz, Berlin, de
Gruyter, 1959-1984.
Bibliothèque augustinienne, Paris, Desclée de Brouwer.
Éditions Les Belles Lettres, Association Guillaume Budé, Paris.
Corpus Christianorum. Seríes Graeca, Turnhout, Brepols.
Corpus Christianorum. Seríes latina, Turnhout, Brepols.
Irénée de Lyon, Contre les hérésies; trad. A. Rousseau, Paris,
Cerf 1984 (= traduction donnée dans SC 263-264; 293-294; 210211; 100 1 et 2; 152-153 légèrement retouchée).
Les Conciles œcuméniques, sous la direction de G. Alberigo ; texte
original et traduction française, t. II-1 : Les Décrets de Nicée I à
Latran V; t. II-2: Les Décrets de Trente à Vatican II, Paris, Cerf
1994.
Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, Louvain.
Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, Vienne.
Documentation catholique, Paris.
Dictionnaire Encyclopédique du christianisme ancien, 2 vol., Paris,
Cerf 1990.
Dictionnaire d'Histoire et de Géographie Ecclésiastiques, Paris,
Letouzey et Ané.
Dictionnaire de Spiritualité (Chantilly), Paris Beauchesne.
Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Letouzey.
Denzinger-Schönmetzer, Enchiridion Symbolorum, deflnitionum et
declarationum de rebus fidei et morum, Friburgi Brisgoviae, Herder, 36° éd., 1976.
G. Dumeige, La Foi catholique, Paris Orante 1969, éd. renouvelée
1993.
Die Griechischen Christlichen Schriftsteller der ersten (drei) Jahrhunderte, Berlin-Leipzig.
Histoire Ecclésiastique (Eusèbe et autres historiens anciens).
Journal of Theological Studies, Oxford, Clarendon Press.
Lumière et Vie, Lyon.
Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, Florence et
Venise 1759-1798; reproduction et suite par J.B. Martin et
L. Petit, 53 tomes, Paris, Welter, 1901-1927.
Nouvelle Revue Théologique (Namur), Tournai, Casterman.
PF
PG
PL
RB
RHE
RSR
RSPT
RTL
SC
STh
TD
TRE
TU
VG
TZ
ZKTh
ZNTW
«Les Pères dans la foi» coll. dirigée par A.G. Hamman, Paris,
DDB, puis éd. Migne.
Patrologia graeca (J.P. Migne), Paris.
Patrologia latina (J.P. Migne), Paris.
Revue biblique, Jérusalem - Paris.
Revue d'Histoire ecclésiastique, Louvain.
Recherches de Science religieuse, Paris.
Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, Paris, Vrin.
Revue théologique de Louvain.
Sources chrétiennes (Lyon), Paris, Le Cerf.
Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique.
Textes et Documents, coll. dirigée par H. Hemmer et P. Lejay,
Paris Picard 1904-1912.
Theologische Realenzyclopedie, Berlin/New York, W. De Gruyter.
Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, Leipzig.
Vigiliae Christianae, Leiden.
Theologische Zeitschrift, Basel, F. Reinhardt Verlag.
Zeitschrift für die katholische Theologie, Wien, Herder.
Zeitschrift für die neutestamentliche
Wissenschaft, Berlin,
De Gruyter.
PRÉSENTATION
par B. SESBOUÉ
Le genre littéraire de l'histoire des dogmes est né en Allemagne
au cours de la seconde moitié du XIX siècle et s'est illustré de grands
noms (Seeberg, Loofs, Harnack) principalement issus du protestantisme libéral. L'intention originelle était incontestablement critique à
l'égard de la dogmatique traditionnelle des Eglises. L'analyse scientifique des textes, menée par ailleurs avec des présupposés souvent
positivistes et selon une conception herméneutique qui n'était pas
toujours consciente d'elle-même, accusait un écart sensible entre les
données de l'histoire et la lettre des dogmes officiels.
La première histoire des dogmes produite par la théologie catholique française fut l'ouvrage magistral de J . Tixeront, dont les trois
volumes ont paru entre 1905 et 1911 et ont comporté des rééditions
jusqu'en 1931 \ Ces dates disent suffisamment le contexte doctrinal
troublé de la crise moderniste, au sein duquel cet auteur a pris son
initiative courageuse. Le modernisme catholique, en effet, n'a pas
seulement concerné le domaine de la critique biblique ; devant certains résultats de la science allemande, il a jailli aussi de la perception
d'une opposition, qui semblait alors irréductible à certains, entre les
données de l'histoire, c'est-à-dire le développement, voire l'«évolue
1. J . TIXERONT, Histoire des dogmes dans Vantiquité chrétienne, t. I, La Théologie
anténicéenne; t. II, De saint Athanase à saint Augustin (318-430); t. III, La Fin de
Fâge patristique (430-800), Paris, Gabalda, 1905-1911.
tion» des dogmes chrétiens de siècle en siècle, d'une part, et la
conception abstraite d'une théologie scolastique qui semblait présupposer que toutes les formules et institutions de l'Église remontaient
également aux origines chrétiennes, d'autre part. C'est dans la conviction que ce conflit était insurmontable que le moderniste Joseph
Turmel écrira une volumineuse Histoire des dogmes, afin de prouver
non seulement l'existence d'une évolution «créatrice» de ceux-ci,
mais encore leurs acquisitions hétérogènes \
Depuis lors la problématique de cette question a heureusement
changé. Le mouvement s'est produit à la fois du côté de l'histoire
et du côté de la théologie. Les connaissances historiques n'ont pas
cessé de s'enrichir et de s'affiner, invitant à nuancer des jugements
trop hâtifs ou trop péremptoires. La conception théologique du
dogme a elle aussi bougé : on ne cherche plus à établir de manière
trop matérielle et immédiate, tant au plan des formules qu'à celui
des institutions ecclésiales et sacramentelles, l'identité du dogme
avec lui-même à travers le temps. L'approche même de la nécessaire
normativité du dogme se fait plus ouverte et sainement critique. Elle
s'est libérée d'un certain nombre de fixations, qui n'étaient que le
contre-coup d'une angoisse. Elle est attentive à la distance historique
et resitue la différence des langages et des pratiques dans la continuité du sens. Bref, d'un côté l'historiographie s'est considérablement
renouvelée; de l'autre c'est l'herméneutique théologique de l'histoire de la pensée chrétienne qui s'est déplacée et approfondie. Au
moment où nous sommes de ce long parcours, qui se poursuivra
aussi longtemps que l'Église elle-même, le problème du rapport
entre histoire et dogme, pour reprendre le titre d'un ouvrage célèbre
de Maurice Blondel , ne se pose plus de manière conflictuelle.
Si une tension légitime demeure entre les deux points de vue,
cette tension apparaît gérable en toute honnêteté intellectuelle et
croyante.
Depuis l'époque de Tixeront (et compte tenu de la traduction
partielle en français, aux éditions du Cerf, du manuel allemand d'histoire des dogmes publié sous la direction de M. Schmaus, A. Grillmeier, L. Scheffczyk et M. Seybold ), la théologie française n'a pas
2
3
1. Joseph TURMEL, Histoire des dogmes, 6 volumes, Paris, Éd. Rieder, 1931-1936.
2. Maurice BLONDEL, Histoire et Dogme, Montligeon 1904.
3. Handbuch der Dogmengeschichte, Freiburg, Herder, actuellement inachevée.
Les éditions du Cerf en ont traduit un certain nombre de volumes entre 1 9 6 6 et 1978.
connu de publication synthétique méritant le nom d'histoire des dogmes. Il a semblé qu'un ouvrage neuf de ce type répondait aujourd'hui
à un besoin de l'Eglise et de la société.
Dans l'Église, l'histoire des dogmes n'est plus aujourd'hui l'objet
d'une crise. Étant donné les progrès accomplis depuis un bon siècle,
progrès effectués à travers un nombre considérable de travaux et de
monographies historiques aussi bien que d'études théologiques sur
le développement des dogmes, et vu la sérénité dont la recherche
dispose à la différence de naguère, l'œuvre apparaît réalisable sur
des bases vraiment nouvelles. Après la longue patience des analyses,
le temps de la synthèse est arrivé. Il nous faut récapituler l'acquis de
plus d'un siècle de recherche.
D'autre part, un besoin nouveau se fait sentir actuellement dans
la communauté ecclésiale, que l'on peut qualifier de requête d'identité. Le dogme est un aspect inaliénable de la spécificité chrétienne.
Or il a aujourd'hui mauvaise presse. Le terme, et plus encore l'adjectif
«dogmatique», sont employés couramment dans notre culture pour
fustiger une attitude idéologique intransigeante, qui refuse tout autant
le débat que la réalité des faits, quand il ne sert pas à désigner des
régions tellement abstraites du savoir qu'elles n'intéressent plus personne. Dans l'Église le côté «autoritaire» du dogme est souvent compris et vécu comme une contrainte et un obstacle à une véritable
liberté de penser. Derrière ces sens péjoratifs, que recouvrent exactement le terme et la fonction du dogme dans la foi de l'Eglise? En
quoi le dogme représente-t-il un essentiel autour duquel les chrétiens
ont besoin de se rassembler? En quel sens appartient-il à l'identité
chrétienne ? Cette identité a d'ailleurs deux faces : une face synchronique, car il est souverainement important que les chrétiens puissent
avoir une connaissance réfléchie de ce qui les unit et les engage
dans la foi, compte tenu des différences confessionnelles; une face
diachronique, car il est non moins capital que ces mêmes chrétiens
puissent réaliser que leur foi, quoi qu'il en ait été des développements
de son discours, est bien toujours aujourd'hui celle des apôtres. C'est
pourquoi nous ne proposons ni une encyclopédie, ni un dictionnaire,
ni un catéchisme pour adultes ; nous voulons centrer l'intérêt sur ce
que ces autres ouvrages présupposent. Nous entendons exposer,
selon un traitement aussi scientifique que possible, l'histoire des dogmes, afin de permettre aux chrétiens d'aujourd'hui de mieux connaître
et comprendre la genèse et le contenu des affirmations engagées par
leur foi.
Ce besoin nous semble aussi pour une part celui de notre société.
Le temps n'est plus où ces questions n'intéressaient que les spécialistes, les professeurs et les clercs en formation. Non seulement nombre
de laïcs chrétiens sont désormais demandeurs, mais encore bien des
personnes ressentant le désir d'être plus au clair sur le contenu du
dogme chrétien qui appartient à l'histoire et à la culture dont nous
sommes façonnés. Une histoire des dogmes émarge en effet à l'histoire de la pensée occidentale et de sa formation. Indépendamment
de ses enjeux proprement doctrinaux, elle croise les intérêts de la
culture elle-même. Nous visons donc aussi 1'«honnête homme» d'aujourd'hui. Tel est le public, assurément divers mais uni par les mêmes
exigences, auquel ces livres s'adressent.
Ces considérations disent déjà l'intention de l'ouvrage : proposer,
dans un style alerte et vivant, clair et pédagogique, une petite «somme» d'histoire des dogmes, appuyée sur la documentation la meilleure et la plus à jour, mais sans prétendre entrer dans tous les détails.
La dimension même des quatre volumes retenus ne le permettrait
pas. Les arbres ne nous cacheront donc pas la forêt. Même si ses
auteurs sont des chercheurs de première main et des spécialistes dans
le domaine qu'ils traitent, l'ouvrage n'a pas d'abord l'intention de
présenter des recherches nouvelles, mais de synthétiser les résultats
les meilleurs des découvertes acquises. Il s'appuiera sur les travaux
les plus importants, mais ne fera pas étalage d'érudition. Son originalité se situe avant tout dans une présentation cohérente du parcours
et dans la manière de recueillir les enseignements de cette histoire
dogmatique. Ceci suppose une certaine herméneutique doctrinale.
Les options
majeures
Proposer une histoire des dogmes sous un volume relativement
léger suppose que des choix clairs ont été opérés.
Tout d'abord qu'est-ce qu'un dogme? Le terme a besoin d'être
précisé en tant qu'il circonscrit le contenu de l'ouvrage. Une histoire
des dogmes n'est pas celle de toutes les doctrines qui ont fait l'objet
de la recherche et de l'enseignement de la longue chaîne des docteurs
chrétiens. Les dogmes sont faits de l'ensemble des affirmations appartenant à la foi. Le critère originel de leur reconnaissance se trouve
donc dans les Symboles de foi et les «articles» qui les composent.
Les dogmes se sont développés à partir de cette cellule-mère. Beaucoup d'entre eux ont trouvé leur expression normative dans des
définitions conciliaires. Les conciles constitueront donc une référence
majeure de l'ouvrage. Mais cette référence n'est pas exclusive, car
certains dogmes centraux, par exemple celui de la rédemption, se
sont développés sans donner lieu à une définition formelle : il ne faut
pas confondre « dogme » avec « dogme défini ». Le concept de dogme,
en tant qu'expression autorisée d'un point appartenant à la foi chrétienne, est aussi lié à celui de tradition. Par tradition, on n'entend
pas ici l'ensemble très large des théologies, des pratiques et des
coutumes affirmées et vécues dans l'Église selon la loi de l'évolution
lente. On entend le véhicule vivant des affirmations de foi dans la
communauté chrétienne. Cette tradition a besoin d'être discernée cas
par cas : tâche qui appartient aussi à une histoire des dogmes. Symboles de foi, décisions conciliaires, dogmes transmis par la tradition
vivante feront donc l'objet de cet ouvrage, à la fois dans leur genèse
et selon leurs développements historiques.
Une histoire des dogmes se doit également de se situer avec clarté
à l'égard de l'Écriture. Beaucoup d'entre elles prennent leur point
de départ dans le témoignage du Nouveau Testament. Cette option
a l'avantage de remonter à l'événement fondateur du christianisme,
c'est-à-dire à la vie, à la mort et à la résurrection de Jésus de Nazareth,
proclamé par les croyants Christ, Seigneur et Fils de Dieu, ainsi qu'à
son attestation révélée et de suivre le premier développement doctrinal inscrit dans la séquence des livres du Nouveau Testament. Elle
est sans doute théoriquement préférable. Mais elle nous éloignerait
de notre véritable propos, et ferait double emploi avec nombre de
bons ouvrages actuellement existants et facilement accessibles, qui
proposent dans leurs différents aspects la théologie, la christologie
et la pneumatologie, la sotériologie, l'ecclésiologie et la morale du
Nouveau Testament. Notre point de départ se situera donc précisément au moment où disparaît la génération des témoins apostoliques
de l'événement fondateur de Jésus, confessé comme Christ. Le témoignage de l'Écriture demeure cependant le critère décisif de la
validité de tout dogme. L'appel à l'Écriture fonctionnera donc au
titre de la relecture et de la vérification. Le dogme chrétien se présente
toujours comme une traduction, une interprétation et une explicitation
d'une donnée qui se trouve dans l'Écriture. En langage technique il
est une norma normata régulée par une norma normans. Exposer
l'histoire des dogmes, c'est donc également montrer en quel sens ils
sont une manière autorisée dans l'Église de comprendre et de vivre
le message de l'Écriture.
Le caractère normatif et la dimension historique de la référence
dogmatique ne permettent pas de faire l'économie des différences
confessionnelles. Les auteurs de l'ouvrage sont des catholiques et,
dans l'esprit de la requête d'identité évoquée ci-dessus, ils entendent
proposer une histoire des dogmes appartenant à la foi catholique.
Cette affirmation appartient à la simple honnêteté intellectuelle. La
spécificité proprement catholique de certains dogmes sera donc clairement indiquée. Mais une perspective historique sérieuse ne peut
faire abstraction tant des débats les plus importants que de la diversité
des interprétations chrétiennes. Les différences de point de vue et
de positions qui sont le fait de l'orthodoxie et du protestantisme
seront donc introduites au moment où elles acquièrent leur pertinence
historique maximale. Elles seront reprises chaque fois que leur problématique exercera une interférence avec les positions catholiques.
Orthodoxie et protestantisme seront abordés non seulement en dehors de toute perspective polémique, mais encore avec la bienveillance œcuménique la plus grande, dans le désir de proposer au lecteur
des dossiers honnêtes et bien informés.
Articulation
de l'historique
et du
dogmatique
Généralement, les ouvrages de ce genre privilégient soit la succession des périodes, soit le découpage thématique. Dans le premier
cas, on s'intéresse à l'ensemble du travail dogmatique réalisé par
chaque siècle, que l'on dégage selon son propre centre de gravité,
en fonction de la situation de l'Eglise dans l'histoire et la culture du
temps (mais alors on en reste généralement à l'époque patristique) ;
dans le second cas, on opère un découpage systématique du corpus
dogmatique (par exemple, théologie fondamentale: révélation, foi,
Écriture, tradition, magistère ; théologie dogmatique : Trinité, création,
péché ; christologie, sotériologie ; ecclésiologie, doctrine mariale, grâce ; sacrements, eschatologie) et l'on suit le développement de chaque
unité dogmatique depuis les origines jusqu'à nos jours.
Devant les avantages respectifs et les limites de ces deux solutions,
nous avons délibérément opté pour une articulation de l'historique
et du dogmatique ou du thématique. Nous voyons en effet qu'une
période donnée a concentré ses efforts sur quelques questions majeures qui sont alors l'objet de conflits, de recherches et de développements dans l'interprétation et la formulation des choses. Les grands
débats trinitaires et christologiques appartiennent à l'Église ancienne ;
leur font suite en Occident les conflits sur la grâce et l'appropriation
du salut en la personne de chacun ; le Moyen Age ouvre à la réflexion
sur l'Église et les sacrements; les temps modernes reviennent sur les
problèmes liés à la vérification de la révélation et de la foi au regard
de la raison. Chaque sujet sera donc traité dans le cadre de la période
où il a connu le plus grand essor. Mais si nous voulons présenter les
grandes périodes en respectant leurs problématiques datées, nous
tenons aussi à proposer le film continu du développement des dogmes essentiels. Nous ne démembrerons donc pas l'unité thématique
d'un dogme, c'est-à-dire que ses anticipations et ses suites dans une
autre période seront abordées dans le cadre de celle où il a trouvé
son centre de gravité.
L'étude des grands conciles sera un point d'appui majeur de
cette visée et servira cette articulation. Ce choix constitue l'originalité de cet ouvrage et nous semble le meilleur pour le rendre
signifiant aujourd'hui. Nous sommes conscients du pari couru et des
difficultés qu'il comporte. En particulier, certains thèmes plus mineurs risquent de ne pas être pris en compte. D'autre part, cette
conjonction des points de vue exigera de la souplesse dans le
traitement. La césure des périodes admettra un certain «tuilage»:
car il est des siècles au cours desquels un développement se poursuit
ou s'achève, tandis qu'un autre naît et grandit selon une formalité
nouvelle.
Les quatre
volumes
Ce choix aboutit à la composition suivante des quatre volumes
selon quatre périodes comportant d'inévitables enjambements de
l'une sur l'autre et quatre regroupements dogmatiques dont chacun
forme une réelle unité:
Le premier volume, intitulé Le Dieu du salut, traitera de la période
qui va du I au VIII siècle et aura pour thèmes centraux: Dieu, la
Trinité et le Christ, ainsi que la sotériologie.
Le deuxième volume, L'Homme et son salut, abordera la période
qui va du V au XVII siècle et s'occupera de l'anthropologie chrétienne, avec les thèmes de la création, du péché originel, de la justification
et de la grâce, de l'éthique chrétienne et des fins dernières.
Le troisième volume, Les Signes du salut, parcourra la période
qui va du XII au X X siècle, et traitera des sacrements, de l'Église et
de la Vierge Marie.
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Le quatrième volume enfin, La Parole du salut, ira du XVI au
X X siècle, pour aborder la doctrine de la Parole de Dieu : la révélation, la foi, rÉcriture, la tradition, et le magistère.
La première période traite avant tout du mystère du Dieu de JésusChrist et concerne principalement le développement qui s'est effectué
dans l'Église d'Orient. Les Pères grecs y sont sur l'avant-scène. Le
salut y apparaît avant tout comme une œuvre opérée par Dieu en
faveur de l'homme. Les points les plus importants du développement
ultérieur (par exemple la question du Filioque) lui seront rattachés.
La deuxième période nous fait passer en Occident et dans le domaine de la théologie latine. Elle traite les questions de l'appropriation
du mystère du Christ par l'homme, en particulier du péché et de la
grâce. La problématique augustinienne la conditionne largement.
Bien entendu, le thème de la création de l'homme à l'image de Dieu
sera repris en amont. Cette problématique conduit à une nouvelle
considération de la doctrine du salut, plus ascendante, dans laquelle
on considère d'abord ce qui revient à l'homme.
La troisième période prend son point de départ dans le Moyen
Âge latin: c'est à cette époque que la considération technique des
sacrements, de leur définition et de leur nombre se fait jour. Bien
entendu, les Pères avaient parlé du baptême, de l'eucharistie et des
autres rites qui prendront plus tard le nom générique de sacrements.
Au XV siècle apparaissent les premiers traités de l'Église. La considération des sacrements est au premier plan de la préoccupation du
concile de Trente; celle de l'Église se fait de plus en plus précise
jusqu'aux constitutions dogmatiques de Vatican I et de Vatican II.
La quatrième période aborde les grandes questions qui relèvent
d'une réflexion fondamentale sur la foi : celles-ci sont les plus anciennes dans leurs présupposés et les plus récentes dans leur thématisation
et leur détermination dogmatique. C'est pourquoi le terme de l'ouvrage renouera avec son point de départ.
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Sens de l'histoire
et sens du
dogme
Ce souci de marier le point de vue historique et le point de vue
thématique est corrélatif du projet inhérent à une histoire qui se veut
histoire des dogmes. Un tel ouvrage est à la fois un livre d'histoire
et un livre de théologie. D'un côté, il entend respecter avec une
honnêteté scientifique les résultats de la recherche historique aujourd'hui reconnus ; de l'autre, il désire rendre compte des points cardi-
naux du mystère chrétien, en tant qu'ils sont l'objet de la foi des
croyants et qu'ils entretiennent une cohérence et une solidarité entre
eux. Ce travail entend concilier ces deux registres sans rien sacrifier
de l'un à l'autre. Il veut proposer de manière culturellement crédible
l'histoire des dogmes: si c'est son originalité, c'est aussi sa difficulté.
Sans doute les différents auteurs ne prétendent-ils pas être les
tenants d'une unique théologie du développement dogmatique sur
laquelle ils se seraient mis d'accord. En ce secteur de la théologie,
comme dans les autres, le pluralisme est légitime. Depuis Môhler et
Newman au XIX siècle, les théories se sont multipliées en notre siècle
et ont mobilisé de grands noms (M. Blondel, P. Rousselot, H. de
Lubac, K. Rahner, M.D. Chenu, ...). Mais ces auteurs entendent bien
situer leur exposé dans la perspective chrétienne globale d'un développement homogène. La foi dont les affirmations se développent
dans l'histoire est la foi reçue des apôtres, celle qui est attestée dans
les livres du Nouveau Testament, celle qui a été transmise par la
voie et la voix de la tradition vivante de l'Eglise, celle que les premières générations chrétiennes ont formalisée dans leurs confessions
et leurs Symboles de foi. Selon la belle formule d'Irénée, «la foi
étant une et identique, ni celui qui peut en disserter abondamment
n'a plus, ni celui qui n'en parle que peu n'a moins ». Cette foi
n'évolue pas au sens où elle aurait incorporé progressivement des
contenus qui lui auraient été dès l'abord étrangers. Mais elle se développe selon son côté rationnel, car à chaque époque elle doit répondre aux questions nouvelles qui montent des figures de la conscience
et des cultures. Nous ne devons pas oublier que le premier mot
technique du langage dogmatique a été introduit à Nicée (325) dans
le Symbole de foi par le biais d'un c'est-à-dire (tout'estin). Ceci signifie
que les formulations dogmatiques traduisent le langage de la foi en
l'interprétant, l'organisent et en dégagent les implications rationnelles.
Cet ouvrage s'inscrira donc dans cette visée herméneutique, mais
sans virer au genre littéraire de l'apologétique. Le développement
des institutions sacramentelles obéit lui aussi à des lois propres, qui
mettent toujours en cause le rapport de l'Eglise au monde. Là où la
conciliation de l'histoire et du dogme présente une difficulté particulière, les auteurs auront la loyauté de le reconnaître, en proposant
leur propre interprétation.
e
1
1. IRÉNÉE, Contre les hérésies, 1,10,3; Rousseau, p. 66.
Nous tenons ici à remercier ceux qui ont été à l'origine de ce
projet, M. André Paul, qui en a pris l'initiative au nom des éditions
Desclée, M. Joseph Doré pss et le P. Pierre Vallin sj, qui ont réfléchi
avec nous des enjeux d'un tel thème et des options les meilleures
pour le mener à bien.
Bernard Sesboùé tient également à remercier tout spécialement le
P. Joseph Moingt sj qui lui a permis d'utiliser la documentation rassemblée par lui dans des cours inédits. Non seulement les citations
de textes et les traductions empruntées seront signalées en note, mais
encore les passages où l'exposé s'inspirera de ces documents. Joseph
Wolinski s'est également inspiré, pour le traitement de Tertullien, du
grand ouvrage de J . Moingt sur cet auteur.
INTRODUCTION
Le point de départ
par B. SESBOUÉ
Au point de départ du long parcours historique que constitue le
développement du dogme ecclésial il y a la prise de parole des
disciples de Jésus de Nazareth qui le proclament Christ et Seigneur
dans un discours tout simple qui a la forme d'un récit. Cette proclamation (kerygma, kérygme) part de l'événement pascal dont ces hommes
se portent les témoins; il est prononcé avec la force de l'Esprit que
la première communauté vient de recevoir:
Israélites, écoutez ces paroles: Jésus le Nazôréen, cet homme que Dieu
avait accrédité auprès de vous en opérant par lui des miracles, des prodiges
et des signes au milieu de vous, comme vous le savez, cet homme selon le
plan bien arrêté et la prescience de Dieu, vous l'avez livré et supprimé en
le faisant crucifier par la main des impies; mais Dieu l'a ressuscité en le
délivrant des douleurs de la mort, car il n'était pas possible que la mort le
retienne en son pouvoir. [...]
Ce Jésus, Dieu l'a ressuscité, nous tous en sommes témoins. Exalté par
la droite de Dieu, il a donc reçu du Père l'Esprit promis et il l'a répandu,
comme vous le voyez et l'entendez. [...]
Que toute la maison d'Israël le sache avec certitude : Dieu l'a fait et Seigneur
et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié.
(Ac 2, 22-36)
Cette proclamation comporte aussi une argumentation, qui n'a pas
été retenue dans la citation: l'événement de Jésus accomplit les
Ecritures, représentées par les textes de deux psaumes. Tel est le
contenu initial de la foi chrétienne, déjà transmis dans sa totalité
simple, et qui sera désormais l'objet d'une tradition/transmission ecclésiale constante. Telle est aussi la toute première «règle de foi».
Tout le Nouveau Testament en est l'orchestration, à la fois historique
et doctrinale.
Mais, comme il a été dit, l'option de cet ouvrage consiste à commencer l'exposé historique du dogme chrétien à partir de la clôture
du Nouveau Testament. Cette formulation rapide demande quelques
explications de méthode et de contenu.
Au plan de l'histoire on ne peut isoler arbitrairement le Nouveau
Testament de la littérature chrétienne non canonique dans la simplicité d'un avant et d'un après, séparés par un point du temps. Les
choses sont infiniment plus complexes. De son côté, la rédaction du
Nouveau Testament déborde la période apostolique conçue en un
sens strict, celle des témoins de l'événement de Jésus. Plus encore,
la détermination du canon des Ecritures du Nouveau Testament,
c'est-à-dire sa clôture formelle, ne sera acquise que vers la fin du
II siècle. De l'autre côté, bien des textes non canoniques sont chronologiquement contemporains des derniers documents du Nouveau
Testament, certains leur sont mêmes antérieurs. De l'une à l'autre
littérature s'étend donc une large zone où le déjà-là voisine avec le
pas encore. La différence qui les sépare est avant tout d'ordre doctrinal, ou dogmatique, si l'on admet l'emploi anachronique de ce mot
à l'époque qui nous occupe.
Il reste que la distinction entre écrits apostoliques et écrits non
ou post-apostoliques, si elle doit être maniée avec précaution, est
fondée dans l'histoire, dans la mesure où l'un des premiers critères
de la canonicité est demeuré l'appartenance d'un écrit à la période
apostolique globalement considérée. Que cette distinction soit
«dogmatiquement» justifiée n'est pas indifférent à une histoire
des dogmes, puisque le phénomène de clôture du canon signifie
la prise de conscience par l'Église post-apostolique de sa distanciation par rapport à l'événement fondateur et de la nécessité de
reconnaître une autorité prioritaire à l'ensemble des écrits attestant
en vérité cet événement et la foi des premiers témoins. La canonisation des écrits du Nouveau Testament est elle-même un acte
d'autorité, qui exprime un discernement doctrinal à propos du message évangélique et suppose que n'importe quelle doctrine n'a pas
droit de cité dans l'Église qui se veut «apostolique». Cette canonisation est une décision qui fait intervenir la notion d'une norme dans
la foi.
e
INTRODUCTION
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Dans cet ouvrage nous recevons donc les enseignements du Nouveau Testament, non pas au titre d'une documentation du même
type que les autres littératures chrétiennes, mais comme la référence
normative de tout discours chrétien et donc de tout dogme. Cette
histoire des dogmes sera donc instruite à la lumière du Nouveau
Testament, comme à celle de la règle de foi portée par l'Église. Mais
elle ne fera directement appel à lui que lorsque la chose sera nécessaire pour éclairer les développements subséquents et montrer la
continuité d'une doctrine à travers la diversité historique des langages.
Cependant notre point de départ ne peut faire l'économie ni de
certains écrits judéo-chrétiens contemporains de la rédaction du Nouveau Testament, ou du moins antérieurs à la constitution de son
canon, ni du phénomène de la gnose chrétienne.
Au départ de cette histoire, nous nous trouvons confrontés à une
sorte de programme génétique où se trouve enfermé dans une unité
simple non seulement la totalité du contenu de la foi (qui s'exprimera
progressivement dans les Symboles), mais aussi l'ensemble des critères et des repères de son authenticité (ordre de la tradition apostolique, canon des Écritures) comme celui des instances de régulation
(succession apostolique et épiscopale) qui permettront aux communautés chrétiennes de demeurer dans la fidélité à la tradition reçue.
Mais ce programme génétique s'exprime à travers des littératures
diverses à une époque où ces repères et ces instances ne se sont
pas encore posés sous forme explicite ou institutionnelle. Nous devons donc prendre en compte à la fois la pluralité historique et
complexe de plusieurs discours chrétiens et repérer à partir d'eux
l'existence et la genèse d'une référence formellement autorisée qui
en fait l'unité. Ces deux réalités représentent la situation originelle
de ce qui sera la trame de cet ouvrage: la donnée historique et la
donnée normative appelée à devenir le «dogme».
Car le dogme, au sens précis que le terme va prendre progressivement, n'existe pas tout fait. Le dogme en tant que dogme est un
construit. Il a donc une histoire. L'histoire des dogmes est faite de
la rencontre de la donnée évangélique et de la règle de foi avec
l'inlassable questionnement qui monte d'âge en âge de la conscience
et de la raison humaines.
C'est à l'étude de ces données primitives que seront consacrés les
deux premiers chapitres de ce livre.
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