La sociologie : une secte juive ? Le judaïsme comme milieu d

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Revue germanique internationale
17 | 2002
Références juives et identités scientifiques en
Allemagne
La sociologie : une secte juive ? Le judaïsme
comme milieu d’émergence de la sociologie
allemande
Dirk Kaesler
Traducteur : Céline Trautmann-Waller
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/887
DOI : 10.4000/rgi.887
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 15 janvier 2002
Pagination : 95-110
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Dirk Kaesler, « La sociologie : une secte juive ? Le judaïsme comme milieu d’émergence de la
sociologie allemande », Revue germanique internationale [En ligne], 17 | 2002, mis en ligne le 26
septembre 2011, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/887 ; DOI : 10.4000/
rgi.887
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Tous droits réservés
L a sociologie : une secte juive ?
Le judaïsme comme milieu d'émergence
de la sociologie allemande
DIRK KAESLER
Parmi les milieux qui ont eu une certaine importance pour l'émergence et l'évolution de la sociologie en Allemagne entre 1909 et 1934 on
peut distinguer trois grands ensembles : la bourgeoisie ou plus spécifiquement celle des propriétaires et directeurs de grandes entreprises
(Besitzbürgertum), les socialistes et le milieu juif. Examiner le judaïsme
comme un milieu d'émergence de la sociologie permet de rendre compte
de l'importance qu'a eu d'un point de vue épistémologique l'étiquetage
en tant que « juif » pour nombre de scientifiques qui ont participé de
façon significative à l'entreprise collective de constitution et d'institutionnalisation de la sociologie scientifique en Allemagne entre 1909 et 1934.
Une telle analyse permet aussi de comprendre l'importance que cet étiquetage social, qui devint de plus en plus une stigmatisation, a eu pour
l'appréciation interne et externe de la sociologie allemande de cette
époque.
Lorsqu'on s'intéresse aux liens entre judaïsme et sociologie, on se
trouve pris souvent entre deux positions extrêmes. Si parmi les études déjà
réalisées en histoire des sciences et en sociologie des sciences sur les débuts
de la sociologie allemande, aucune ne s'est préoccupée de manière précise
de cette question, les conversations avec les auteurs de ces mêmes études,
comme par exemple Joseph Ben-David, Lewis A. Coser, Edward A. Shils
ou Kurt Wolff, m'ont permis de me rendre compte que ce silence ne
s'explique pas par la conviction qu'il n'existe aucune relation entre
l'appartenance au judaïsme d'une fraction significative des premiers socio1. Voir Dirk Kaesler, Die frühe deutsche Soziologie 1909 bis 1934 und ihre Entstehungs-Milieus. Eine
wissenschaftssoziologische Untersuchung, Opladen, 1984. U n e première version de cet article est parue
en allemand, Dirk Kaesler, « Soziologie ist eine jüdische Sekte », Das J u d e n t u m als zentrales
Entstehungs-Milieu der frühen deutschen Soziologie, in E.-V. Kotowski, J. Schoeps et B. Vogt
(éd.), Wirtschaft und Gesellschaft. Franz Oppenheimer und die Grundlegung der Sozialen Marktwirtschaft,
Berlin, 1999, p . 15-42.
Revue germanique internationale, 17/2002, 95 à 110
logues allemands (indépendamment du fait de savoir s'il s'agit d'une autodéfinition ou d'une identité imposée de l'extérieur) et leur production
scientifique. Bien au contraire, on m'assura à maintes reprises lors de ces
conversations qu'il existe bien ici des liens tout à fait significatifs. Ce sont
souvent des motifs d'ordre très personnel qui expliquent la réticence à
aborder cette problématique dans des textes publiés. On ne doit pas
oublier en effet, et c'est là l'autre extrême dans cette question, qu'un des
prétendus « arguments » de la propagande national-socialiste contre une
partie des premiers sociologues allemands et contre un certain type de
sociologie fut que la sociologie était en fin de compte une « science juive »,
c'est-à-dire une « science non allemande » et je suis tout à fait conscient de
la nécessité historique et éthique qu'il y a par conséquent, surtout pour un
sociologue allemand, à aborder cette problématique des liens entre
judaïsme et sociologie d'une manière très prudente et différenciée.
DES RAPPORTS ENTRE JUDAÏSME ET SOCIOLOGIE
Si nous voulons aller au-delà de la thèse générale souvent reprise, qui
caractérise la bourgeoisie juive en Allemagne comme une « culture de
classe montante », qui, en raison de sa discrimination sociale, fut écartée et
refoulée vers les professions libérales comme le barreau, la médecine, le
journalisme, et que nous nous tournons vers le problème spécifique du
rapport des juifs aux débuts de la sociologie allemande, il faut avant tout
répéter qu'il n'existe à ce jour aucune étude de cette question. Seul l'essai
de René König sur Les juifs et la sociologie peut nous servir ici de point de
départ.
König ouvre son esquisse en citant une « anecdote humoristique »
attribuée au germaniste juif Friedrich Gundolf, « politiquement libre de
tout soupçon ». Celui-ci aurait dit, probablement suite au Congrès des
sociologues qui s'était tenu à Heidelberg en 1924 : « Maintenant je sais au
moins ce qu'est la sociologie ! La sociologie est une secte juive. » Ma
propre analyse de ce IV Congrès des sociologues ne me permet pas de
partager l'évaluation de cette anecdote de Gundolf comme « humoristique » et « politiquement fibre de tout soupçon ». Je vois bien plutôt en
elle une reprise du préjugé antisémite de la sociologie comme d'une
« science juive » qui se veut en même temps une dénonciation de cette
dernière. Je pense toutefois comme König que cette « anecdote » représente une réaction de l'époque au fait « que parmi les sociologues impor1
2
e
3
1. René König, « Die J u d e n und die Soziologie », in R. König, Studien zur Soziologie, Francfort-sur-le-Main, 1971, p . 123-136.
2. Ibid., p . 123.
3. Voir Dirk Kaesler, « Der Streit um die Bestimmung der Soziologie auf den Deutschen
Soziologentagen 1910-1930 », in M . Rainer Lepsius (éd.), Soziologie in Deutschland und Österreich
1918-1945, Opladen, 1981, p . 214-220.
tants le nombre des chercheurs juifs [était] bien plus élevé que dans la vie
scientifique et culturelle en général » .
König ne précisant pas cette constatation d'un point de vue quantitatif,
je renvoie à une étude de John Torrance sur « La naissance de la sociologie en Autriche 1885-1935 » dans laquelle ce dernier qualifie 15 des
38 sociologues autrichiens évoqués par lui de « juifs » : il s'agit d'Alfred
Adler, Friedrich Adler, Max Adler, Otto Bauer, Walther Eckstein, Eugen
Ehrlich, Rudolf Eisler, Sigmund Freud [!], Rudolf Goldscheid, Ludwig
Gumplowicz, Ludo Moritz Hartmann, Rudolf Hilferding, Wilhelm Jerusalem, Hans Kelsen et Otto Neurath. Ce qui est problématique dans cette
ennumération, dans laquelle apparaissent quatre sociologues que j'ai
compté moi-même parmi les premiers sociologues allemands, c'est que
Torrance n'a pas défini son critère de « juif ». Tout au plus renvoie-t-il à
une « famille juive », en indiquant cependant lui-même que certains
auteurs, comme Gumplowicz, Ehrlich ou Kelsen, se convertirent au christianisme. Ceci mis à part, je rejoins Torrance lorsqu'il écrit :
1
2
« On pourrait spéculer que la sociologie et la psychanalyse se ressemblaient en ce
qu'elles attiraient des intellectuels juifs qui avaient le goût de la recherche scientifique et qui avaient besoin, à l'intérieur de l'identification externe générale avec la
culture humaniste allemande, d'une identité oppositionnelle plus intime, leur permettant d'atteindre à travers une érudition critique un statut européen et donc
universel qui transcende le particularisme de l'élite allemande, surtout à partir du
moment où cette dernière devenait de plus en plus antisémite. »
3
On rencontre cette idée d'une « identité oppositionnelle » des sociologues juifs également dans le tableau de König, qui tentait d'expliquer
« l'affinité particulière du chercheur juif avec la sociologie » à l'aide de la
situation sociale et culturelle des juifs dans les sociétés modernes. Partant
de la caractéristique « des juifs » comme d'un peuple paria, c'est-à-dire
d'un « peuple-hôte » discriminé et séparé du monde social environnant par
des rites, des formes et des faits, développée de manière détaillée par Max
Weber, König voit des liens étroits entre le judaïsme ainsi envisagé et le
choix de la sociologie. L' « émancipation juive » est selon König un événement parallèle à l'évolution et à la libéralisation de la société bourgeoise à
partir de l'État absolutiste, cette libéralisation de son côté étant « une des
conditions principales pour la naissance de la sociologie. [...] Les conditions, qui présidèrent à une émancipation des juifs furent donc en grande
partie les mêmes que celles qui virent naître la société économique
moderne et, avec elle, la sociologie comme instrument de connaissance de
cette société » .
4
1. René König, op. cit., p . 123.
2. J o h n Torrance, « The Emergence of Sociology in Austria », in Archives européennes de sociologie, vol. 17 (1976), p. 185-219.
3. Ibid., p . 195.
4. René König, op. cit., p. 128.
En même temps l'émancipation des juifs, terme qui signifie ici essentiellement la sortie du ghetto, ne conduisit qu'à une intensification de la
discrimination sociale des juifs, qui, du point de vue de la majorité chrétienne, ne furent que des « membres sous réserve » dans les sociétés européennes du XIX siècle. Partant de ces réflexions, König postule un lien de
contenu et un lien personnel entre le judaïsme et la sociologie. Puisque
socialement une « alliance avec le pouvoir » aurait été impossible pour les
juifs, « nous trouvons la pensée juive participant à tous les projets où la
pensée sociale se présente comme une critique sociale, et surtout comme
une critique du pouvoir (...) » .
König évoque principalement les juifs Karl Marx, Moses Hess, Émile
Durkheim, Franz Oppenheimer et Georg Simmel comme des cas dans lesquels la discrimination sociale aurait fait naître une « prise de distance »,
qui à son tour aurait mené à la sociologie. Cette distanciation leur aurait
ensuite permis de percer à jour les « évidences culturelles » qui munissent
de préjugés tout membre « naïf » d'une communauté, car elle produit une
connaissance « adéquate » de la société environnante, elle favorise « la
liberté incorruptible et l'indépendance du regard » et conduit surtout à
« démasquer » les préjugés et les stéréotypes nationaux. S'inspirant de
Georg Simmel, König trace ainsi un portrait du sociologue juif comme
d'un « étranger » dans la société avec ce mélange complexe de « proximité » et « distance » qui en tant que « liberté de la distance » aurait
conduit à un « savoir d'un genre particulier ».
Cette description de l'affinité particulière des intellectuels juifs avec la
sociologie depuis le tournant du siècle jusque dans les années 1930 m'a
été utile comme hypothèse de travail, mais il a été nécessaire d'examiner
de manière critique le stéréotype, sans cesse répété dans tous les travaux,
de la « marginalité » et de « l'aliénation » des intellectuels juifs. Il faut se
demander effectivement en quoi consistait pour chacun des individus le
rôle de « marginal », réel ou supposé, d'un point de vue économique,
culturel, social ou politique. Parler ici de « marginalité » sans différencier
peut conduire à aplatir inutilement des différences typologiques comme
celles qui existent par exemple entre les « marginalités » si différentes
d'un Max Adler, d'un Rudolf Goldscheid, d'un Max Horkheimer, d'un
Karl Mannheim, d'un Gottfried Salomon-Delatour, d'un Max Scheler ou
d'un Georg Simmel. Et pourtant ces différences pourraient peut-être
apporter des informations importantes pour la compréhension de chacune de ces sociologies. Il faut vérifier également en quoi consistait exactement l'appartenance de chacun des individus au judaïsme, si appartenance il y avait.
La définition de König, « est juif celui qui se sait juif » ne suffisait pas
pour l'analyse que je souhaitais mener et j'ai préféré retenir la définition
suivante : est juif celui qu'on définit comme juif, indépendamment de la
e
1
1. Ibid., p . 131.
question de savoir si la personne est baptisée ou non, pratique la religion
juive ou non, et même si elle se considère elle-même comme juive ou non.
Une première amorce, utilisable même si elle n'épuise pas la question, a
été livrée par Ivar Oxaal . Dans la description que donne Oxaal des effets
possibles de la « marginalité et de l'aliénation juive » nous trouvons un
faisceau d'hypothèses nettement plus différenciées que chez König. Oxaal
distingue des effets « positifs », parmi lesquels il compte l'esprit
d'entreprise, l'acceptation du risque, le scepticisme, une pensée perspectiviste, la sensibilité à la langue, et des effets « négatifs », parmi lesquels il
compte l'isolation sociale, l'exclusion de la société, la haine de soi et des
névroses généralisées . Pour les juifs de Vienne avant la Première Guerre
mondiale tout spécialement, Oxaal postule une conscience de la « marginalité » aussi bien que de 1' « appartenance » . Ces indications suffisent à
elles seules à montrer que les causes ainsi que les effets d'une « marginalité
juive » sont à traiter de manière très nuancée, sachant que pour notre problématique il faut tenir compte également des différences importantes
entre l'Autriche et l'Allemagne, ainsi qu'entre la Prusse, et tout particulièrement Berlin, et l'Allemagne non prussienne.
Malgré toutes ces injonctions à la différenciation, je ne veux pas présenter ici une série d'études de cas mais me concentrer sur trois types qui
1
2
3
Tableau des «juifs» parmi les premiers sociologues allemands
Nom
Ville d'origine
Université d'origine
Université d'exercice
Adler
Goldscheid
Grünberg
Hartmann
Hertz
Horkheimer
Kantorowicz
Kelsen
Koigen
Mannheim
Oppenheimer
Pribram
Salomon-D.
Vienne
Vienne
Tchernovtsy
Vienne
Vienne
Zuffenhausen
Poznan/Berlin
Prague/Vienne
Wachniaki/Odessa
Budapest
Berlin
Prague
Francfort
Vienne
Vienne
Vienne/Francfort
Vienne
Halle
Francfort
Fribourg/Kiel
Vienne
Kiel/Berlin/Hambourg
Francfort
Francfort
Vienne
Strasbourg
Scheler
Simmel
Sulzbach
Munich
Berlin
Francfort
Vienne
Vienne/Berlin
Vienne/Strasbourg
Vienne/Berlin
Vienne /Munich
Munich/Francfort
Berlin/Genève
Vienne
Berne/Berlin
Budapest/Berlin
Fribourg/Berlin
Prague/Berlin/Vienne
Munich/Heidelberg/
Francfort
Munich/Berlin/Iéna
Berlin
Munich/Berlin/
Fribourg
Munich/Cologne
Berlin/Strasbourg
Francfort
1. Ivar Oxaal, The Jews of Pre-1914 Vienna, manuscrit, 1981, p . 13.
2. Ibid., p . 20-41.
3. Ibid., p . 29.
se dégagent au sein de la fraction des 49 premiers sociologues allemands
que l'on peut définir comme « juive » sur la base du critère de définition
externe introduit précédemment. On peut ainsi établir une liste de 16 personnes (ce qui représente 32,6 % des premiers sociologues allemands).
On remarque au premier coup d'œil que certains noms de lieu apparaissent beaucoup plus fréquemment que d'autres. En ce qui concerne la
ville d'origine, Vienne (citée 5 fois), Francfort (2 fois) et Berlin (2 fois)
dominent. En ce qui concerne les universités d'origine, c'est-à-dire celles
où s'est déroulé la majeure partie des études, ce sont les Universités de
Berlin (citée 9 fois), Vienne (7 fois) et Munich (5 fois) qui apparaissent le
plus fréquemment ; en ce qui concerne les universités d'exercice, c'est-àdire celles où s'est déroulée la plus grande partie de la carrière universitaire, ce sont les Universités de Francfort (citée 6 fois), Vienne (5 fois) et
Berlin (2 fois). On peut donc retenir comme résultat provisoire, que plus
de la moitié des premiers sociologues allemands « juifs » provenait de la
monarchie austro-hongroise, la provenance régionale des autres renvoyant
à des centres juifs importants de l'espace linguistique allemand, avec
Francfort-sur-le-Main et Berlin. La socialisation académique se concentrait
sur les Universités de Berlin, Vienne et Munich, tandis que la majorité de
ces sociologues se répartissait à la fin des études sur les Universités de
Francfort, Vienne et Berlin.
Si l'on cherche maintenant à différencier en esquissant une typologie
des premiers sociologues allemands « juifs » on peut distinguer, premièrement les juifs « professant leur appartenance au judaïsme », deuxièmement
les juifs à la recherche d'une « identité non juive », troisièmement les juifs
qui trouvent ou retrouvent une « identité juive ».
SOCIOLOGIE ET PROFESSION
D'UNE APPARTENANCE AU JUDAÏSME
Au groupe des «juifs professant leur appartenance au judaïsme »
appartiennent pour moi, parmi les premiers sociologues allemands retenus
pour mon étude, David Koigen et Franz Oppenheimer, sachant qu'on
peut difficilement considérer comme un hasard le fait que tous deux aient
été fils de rabbins.
Dans un récit autobiographique David Koigen a décrit le chemin
aventureux qui le conduisit en 1913 d'abord de Berlin à Saint-Pétersbourg
et à Kiev, où il occupa une chaire de philosophie et de sociologie, aussi
bien à l'Université qu'à l'École de commerce locales, puis la fuite vers la
Roumanie et le retour à Berlin . Ce récit, aussi bien que ses écrits sur la
« Maison d'Israël » , atteste de manière impressionnante combien ce juif
1
2
1. David Koigen, Apokalyptische Reiter. Aufzekhnungen aus der jüngsten Geschkhte, Berlin, 1925.
2. Ernst Hoffmann (éd.), Das Haus Israel. Aus den Schriften von David Koigen, Berlin, 1934.
européen professait son appartenance au judaïsme et faisait de cette dernière l'objet central de ses recherches sociologiques. Même si tout au long
de sa vie il garda ses distances vis-à-vis du sionisme et se définissait comme
un homme non politique, il ne faisait pas mystère de son attachement
pour et de sa solidarité profonde, personnelle et scientifique, avec les juifs
d'Europe de l'Ouest et de l'Est.
Dans les deux textes autobiographiques de Franz Oppenheimer ce
facteur est également présent de façon continue, même si c'est avec des
accents différents. Dans l'autoportrait de 1929 c'est avec une fierté certaine qu'il est question dès la première page de la « chaîne ininterrompue
de rabbins érudits » de la famille paternelle , mais on peut lire toutefois
dans l'introduction de la version plus tardive qui date de 1931 : « Petit
garçon j'ai souvent entendu proférer, comme une injure, derrière mon
dos, parfois aussi dans mon visage, le mot de "juif, plus rarement l'expression "hep-hep" qui a probablement disparu depuis. » Le fait d'être
compté parmi les juifs en dépit des convictions nationalistes allemandes
de la maison parentale a déterminé le parcours du sociologue Franz
Oppenheimer de manière aussi persistante que l'antisémitisme auquel il
fut confronté en Allemagne. Le premier choix professionnel était déjà
placé sous ce signe :
1
2
3
« Le mouvement antisémite a influencé ma vie de la manière la plus forte. Bien
que toutes mes préférences allaient aux sciences philologiques et historiques, je me
suis pourtant laissé dissuader d'entamer des études qui ne pouvaient me promettre
une existence assurée, dans les conditions qui étaient alors celles de l'Allemagne
prussienne. »
4
Le parcours d'Oppenheimer est celui d'un médecin allemand qui,
après près de dix ans d'exercice en tant qu'oto-rhino-laryngologiste dans
les quartiers déshérités de Berlin, décide d'abandonner son cabinet parce
qu'il a pris conscience des causes économico-politico-sociales de la plupart
des maladies qu'il traite et parce qu'à travers ses lectures et à travers la
rencontre de personnes comme Theodor Hertzka et Hermann Krecke, il a
sympathisé avec le socialisme de l'époque. C'est d'abord à travers le journalisme puis à travers l'activité scientifique qu'il se confronta ensuite à la
situation économico-sociale. À l'âge de 44 ans il soutint sa thèse
d'économie à Kiel, l'année d'après il fut habilité avec le soutien de Gustav
Schmoller et d'Adolph Wagner à l'Université de Berlin et à l'âge de
55 ans il faisait partie des quatre premiers professeurs en Allemagne dont
la charge de cours mentionnait la « sociologie ». Puisque ce qui nous inté1. Franz Oppenheimer, [Selbstdarstellung], in Felix Meiner (ed.), Die Volkswirtschaftslehre in der
Gegenwart in Selbstdarstellungen, vol. 2, Leipzig, 1929, p . 6 9 - 1 1 6 ; Franz Oppenheimer, Erlebtes,
Erstrebtes, Erreichtes. Lebenserinnerungen, 2 ed., Düsseldorf, 1964.
2. Ibid., p. 70.
3. Franz Oppenheimer, Erlebtes, Erstrebtes, Erreichtes, op. cit, p . 16.
4. Franz Oppenheimer, [Selbstdarstellung], op. cit., p. 76.
e
resse ici c'est l'importance de la définition comme juif et de l'appartenance
au judaïsme pour la vie et pour l'œuvre scientifique, il peut être utile de
rappeler les liens qui existèrent assez tôt entre Franz Oppenheimer et
Theodor Herzl, puis au-delà tout le mouvement sioniste de ce dernier.
C'est à la demande de Herzl qu'Oppenheimer fonda en 1911 à Merchawia au nord-est de la Palestine une collectivité agricole. Dans son œuvre
scientifique on trouve également de nombreuses traces du « judaïsme »
d'Oppenheimer, dont nous ne retenons ici que ses nombreuses contributions aux Neue Jüdische Monatshefte, dont il fut corédacteur, ses commentaires critiques concernant les « statistiques juives » du ministère de la
Défense prussien, ses descriptions du sionisme et de l'antisémitisme. Lors
du II Congrès des sociologues allemands Oppenheimer prit la parole
comme critique véhément des « théories raciales » dans les sciences
sociales de l'époque. Il resta tout au long de sa vie un représentant du
« socialisme libéral » et professa continuellement son appartenance au
judaïsme allemand.
e
SOCIOLOGIE ET RECHERCHE
D'UNE « IDENTITÉ NON JUIVE »
Il faut ranger à l'opposé du groupe précédent ceux des premiers sociologues allemands qui s'efforcèrent, consciemment ou inconsciemment, de
trouver dans leur vie et dans leur œuvre scientifique une identité « non
juive ». C'est dans cette catégorie qu'il faut ranger une large majorité
des sociologues allemands « juifs ». Comme variantes de 1' « identité oppositionnelle » définie par Torrance, on peut désigner de manière idéal
typique :
— le socialisme : Goldscheid, Hartmann ;
— le marxisme : Adler, Grünberg, Horkheimer ;
— le catholicisme : Scheler ;
— la « scientificité » : Hertz, Kantorowicz, Kelsen, Mannheim, Pribram, Salomon-Delatour, Simmel, Sulzbach.
L'hypothèse générale concernant ce groupe est la suivante : chacun a
tenté individuellement de se libérer du stigmate « juif » en cherchant une
nouvelle « patrie » sociale et intellectuelle. A l'intérieur de ce groupe, qui
est celui qui doit être différencié le plus nettement, on peut évoquer
comme représentant d'une des variantes le cas de Max Scheler. Le père
de ce dernier, un protestant, avait dû se convertir au judaïsme pour pouvoir épouser Sofie Fürther, issue d'une prestigieuse famille juive orthodoxe de Munich. Scheler lui-même chercha dès sa jeunesse dans un
catholicisme de tendance romantique une patrie émotionnelle. À l'âge de
32 ans il écrivait encore à son oncle Hermann Fürther, qui avait été la
personne de référence dans l'éducation religieuse juive très stricte du
jeune enfant :
« En raison de tout ce que j'ai pu voir enfant de sombre et d'insuffisant autour de
moi, les sentiments patriotiques et familiaux ne purent se développer que difficilement dans le cercle familial restreint, et c'est pour cela que l'image de ce Nouvel
An chez vous, associée au souvenir de cette fête de Pessah où je dus lire chez vous
la Haggada (j'espère que je l'écris correctement) est encore aujourd'hui la partie de
mes souvenirs d'enfance qui suscite le plus fortement en moi ces sentiments [...] »
1
Mais ce sentiment-là le séparait en même temps de la majorité dominante, aussi bien dans le monde universitaire que dans la société en général,
l'en isolait même. Sa recherche d'une nouvelle, d'une autre « patrie » le
conduisit au catholicisme. Son baptême en septembre 1899, ses séjours,
longs et répétés, dans les cloîtres bénédictins de Beuron et de Maria Laach
et d'innombrables travaux scientifiques attestent l'intensité de cette
recherche qui fit de lui, y compris aux yeux de l'opinion publique scientifique, « un porte-parole de l'esprit catholique en Allemagne et au-delà » .
Cette réputation le conduisit également à une chaire à l'Université de
Cologne et au Directoire de « l'Institut de recherche en sciences sociales »
de cette ville en 1919. En raison de sa distanciation progressive avec le
clergé catholique qui lui fit quitter l'Eglise en 1922, il perdit toutefois aussi
cette « nouvelle patrie » et sa protection. Ainsi se virent déçus, malgré
l'agitation proprement antisémite qu'il mena contre ses concurrents Husserl
et Cassirer, ses espoirs de se voir attribuée la succession d'Ernst Troeltsch à
Berlin . Ce sociologue allemand dont Gershom Scholem raconte qu'il « faisait tout, le diable sait pourquoi, pour minimiser au maximum ses origines
juives » et qui se livra pour cela à des « mensonges pathologiques » , ne put
jamais se débarasser totalement des stigmates juifs.
Dans son œuvre je vois plusieurs effets de cette « négation » de son origine juive, d'abord dans sa tentative de légitimation hypernationaliste de la
Première Guerre mondiale et ensuite dans le leitmotiv d'une étude scientifique détaillée de la notion d ' « amour » qui l'accompagna toute sa vie. Son
idée d'un « socialisme chrétien » prophétique était elle aussi conçue comme
une troisième voie qui aurait permis d'atteindre une harmonie entre
l'impérialisme mondial du prolétariat d'inspiration marxiste et le capitalisme
du libéralisme. Son éternelle recherche d ' « harmonie », de chaleur, d'intimité et de sécurité, dans ses relations personnelles comme dans son œuvre
scientifique, s'explique à travers l'expérience du caractère divisé de son
milieu d'origine aux valeurs contradictoires et au vécu de la désunion permanente avec la société environnante qui le discriminait en tant que juif. Le
« désaveu » de cette appartenance et la recherche d'une « compensation »
2
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4
5
1. Wilhelm Mader, Max Scheler in Selbstzeugnissen uni Bilddokumenten, Reinbek, 1980, p. 16.
2. Ibid., p. 80.
3. Ibid., p. 108-111.
4. Gershom Scholem, De Berlin à Jérusalem. Souvenirs ie jeunesse, trad. de l'allemand par Sabine
Bollack, Paris, 1984, p. 195.
5. Voir Walter L. Bühl, M a x Scheler, in Dirk Kaesler (éd.), Klassiker des soziologischen Denkens,
vol. 2, Munich, 1978, p. 178-225, ici p. 191 sq.
tout au long de sa vie sont les deux revers d'une même « médaille »,
marquée par la vie et l'œuvre. La rencontre avec ses principaux maîtres,
Simmel, Dilthey et Eucken, canalisa certes ce leitmotiv vers des sujets philosophico-académiques, mais dans le traitement de ces derniers et dans les résultats obtenus il transparaissait toutefois toujours.
Il faudrait une série d'études de cas détaillées pour suivre la trace de
l'influence des variations individuelles de la définition comme juif ou du
sentiment d'appartenance dans les œuvres des sociologues que j'ai évoqués.
Au niveau du curriculum ces traces sont évidentes. On peut observer par
exemple comment dans le cas de Hermann Kantorowicz la critique de
l' « ombre fatidique » portée par Bismark sur le « jeune arbre de la démocratie allemande » souleva un torrent d'indignation chez les érudits nationalistes sous le commandement du membre de la Ligue pangermaniste Georg
von Below, qui s'était déjà illustré par ailleurs comme adversaire décidé de
la sociologie. Les « insultes » d'anglophile, de pacifiste, de républicain et de
démocrate furent renforcées alors surtout par l'ajout de l'étiquette « juif » .
On pourrait également rappeler comment en 1936 lors d'une conférence sur « Le judaïsme dans la science du droit », dirigée par le P Cari
Schmitt, conseiller d'État et Reichsgruppenwalter, Hans Kelsen fut cité en
permanence comme « Kelsen-Kohn » . Hans Kelsen offre précisément un
exemple particulièrement marquant de la manière dont une « origine
juive » pouvait devenir une discrimination dans le milieu académique, ici
en premier lieu dans la monarchie austro-hongroise. Pour pouvoir entamer une carrière universitaire Kelsen s'était fait baptiser du vivant de son
père en 1905 malgré sa propre indifférence religieuse. L'inutilité de cet
acte se révéla toutefois dès sa candidature pour un poste d'assistant juridique à la chancellerie de l'Université de Vienne :
1
r
2
« Suite à sa candidature écrite assujettie de certificats et de documents, Kelsen fut
invité par le conseiller de la cour Karl Brockhausen à se présenter personnellement. A sa grande joie on lui fit savoir qu'il était le candidat le mieux qualifié et
qu'il serait donc nommé sous peu par le recteur ; il devait prendre son service sous
quelques jours. Mais lorsque Kelsen se présenta le jour convenu à la chancellerie
de l'Université, Brockhausen, visiblement gêné, lui indiqua que le projet de sa
nomination s'était heurté à des difficultés inattendues. Après quelques hésitations il
consentit à indiquer par allusions qu'en vérifiant les papiers joints à la demande de
candidature, le recteur n'avait tout d'abord pas remarqué que Kelsen était juif, ce
qu'il découvrit plus tard grâce à l'acte de naissance de 1881 et au certificat de baptême de 1905. La nomination d'une personne d'origine juive était toutefois impossible en raison des liens permanents du poste à pourvoir avec les étudiants nationalistes et antisémites. Brockhausen, qui était un homme tout à fait sensible et
idéaliste, et certainement pas un antisémite, regrettait sincèrement d'avoir suscité
en Kelsen de faux espoirs mais ne pouvait rien faire dans cette affaire. »
3
1. Georg von Below, Gutachten zur Kriegsschuldfrage, 1914, édité par Immanuel Geiss, Francfort-sur-le-Main, 1967, p. 17 sq.
2. Voir Rudolf Aladar Metall, Hans Kelsen. Lehen und Werk, Wien, 1969, p. 1.
3. Ibid., p . 13.
Et cette discrimination de 1909 se poursuivit jusqu'au moment où, destitué de son poste à l'Université de Cologne au printemps 1933, il émigra
à Genève, Prague, New York, Harvard puis finalement Berkeley.
Pour autant qu'ils aient été encore en vie durant la période nazie
(Adler mourut en 1927, Goldscheid en 1931, Hartmann en 1924, Koigen
en 1933, Scheler en 1928, Simmel en 1918), tous les sociologues cités jusqu'ici comme « juifs » (Hertz, Horkheimer, Kantorowicz, Kelsen, Mannheim, Oppenheimer, Pribram, Salomon-Delatour, Sulzbach) émigrèrent, à
l'exception vraiment incroyable du marxiste juif émérite Cari Grünberg,
qui était gravement malade et qui vécut, apparemment sans être inquiété,
jusqu'à sa mort à Francfort sur le Main en février 1940, en percevant
régulièrement sa retraite du fonds de l'Institut fur Sozialforschung, dont les
autres membres avaient depuis longtemps quitté l'Allemagne .
Suivre ces « traces » au niveau de l'œuvre scientifique constitue une
entreprise beaucoup plus difficile, ne serait-ce que parce que l'œuvre d'un
Max Adler par exemple, qui fut qualifié un jour par Karl Renner de
« rabbin de campagne du socialisme », ne peut être comparée sans autre
procès avec celle d'un Friedrich Hertz qui consacra sa vie de chercheur à
l'histoire de l'Italie au Moyen Âge. Ne voulant pas construire ici une
fausse unité, je préfère en rester aux points communs déjà évoqués, qui se
situent plus au niveau des thèmes et du style. La « distance par rapport à
la société », ressentie la plupart du temps comme extrêmement douloureuse, mais également soulignée dans certains cas de façon consciente, la
« critique du pouvoir », mais tout autant les tentatives souvent insistantes
pour « en être », l' « identité oppositionnelle », associée de plus à une sensibilité très développée à tous les signes d'inégalité sociale, seraient ainsi
des facteurs qui se laissent retracer de façon plus durable dans l'œuvre des
sociologues évoqués que dans celle des frères Weber par exemple, qui
n'eurent jamais à prouver qu'ils faisaient partie « des Allemands ».
Comme autre facteur plutôt linguistique et stylistique, on pourrait citer
une sensibilité particulièrement aiguë à la langue, typique de presque tous
les sociologues évoqués, qui suscita toutefois fréquemment la critique à
l'intérieur du monde universitaire, où elle était décriée comme « feuilletonesque », « pas assez rigoureuse » ou « obscure », c'est-à-dire dans tous les
cas comme « non scientifique ».
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SOCIOLOGIE ET « IDENTITÉ JUIVE » TROUVÉE/RETROUVÉE
La volonté « d'en être » qui, chez tous les sociologues allemands
d'origine juive précédemment évoqués, devint un leitmotiv douloureux,
nous amène à un troisième type, rassemblant les juifs qui ne trouvèrent ou
1. Voir Wolfgang Schivelbusch, Intellektuellendammerung. Zur Lage der Frankfurter Intelligenz in den
zwanziger Jahren, Francfort-sur-le-Main, 1982, p . 100 sq.
ne retrouvèrent que progressivement une « identité juive ». À ce groupe
appartiennent à mes yeux essentiellement trois sociologues que j'ai déjà
cités dans le deuxième groupe, Max Horkheimer, Gottfried SalomonDelatour et Georg Simmel.
Dans le cas de Horkheimer ce « retour » se dessine de manière relativement évidente. Sans doute entre autres raisons pour s'opposer à son
père, qui, bien que non orthodoxe, était cependant un juif conservateur, le
jeune Horkheimer se tourna vers le marxisme comme vers sa propre
« patrie », indépendante de son milieu d'origine. On peut certes voir dans
ce choix des traces de son appartenance au judaïsme comme le font certains de ses biographes qui situent dans le judaïsme de Horkheimer « la
force de protester et la source de sa nostalgie » ou qui croient reconnaître
chez lui une « consonance » du postulat moral de la liberté de Kant, que
Horkheimer étudia de manière si intensive, et un « motif juif originel »,
celui de la juste colère contre l'injustice du monde . Le lien interne de ces
contenus devient beaucoup plus facile à saisir dans la Dialectique des Lumières
dans laquelle il est dit que les Lumières, en tant que théorie critique,
seraient la « forme sécularisée du monothéisme juif » de telle manière que
ce n'est certainement pas une surinterprétation que de dire de cette œuvre
qu'en elle « une pensée juive opère une percée jusqu'à la conservation de
ce qui, dans les systèmes métaphysiques positifs et théologiques, n'était plus
tenable » . Du point de vue biographique on peut noter que Horkheimer,
surtout après et à travers l'émigration, professa de plus en plus nettement
son appartenance au judaïsme. D suffit de signaler ici que les célèbres Studies in Préjudice étaient une commande du Comité juif américain. Après
son retour en Allemagne Horkheimer disait de lui-même : «Je considérais
le judaïsme comme ma confession religieuse, l'Empire allemand comme
ma patrie. » Ce qui fait que je vois en Horkheimer un de ces premiers
sociologues allemands qui, bien que d'une manière moins décidée que
Franz Oppenheimer (re)trouvèrent leur « judéité » sans pour autant abandonner la « patrie » du marxisme (scientifique) qu'ils s'étaient eux-mêmes
trouvée.
Chez Gottfried Salomon-Delatour, l'ancien doctorant de Simmel et
futur assistant d'Oppenheimer, s'ajoutait à la tension entre son apparte1
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1. Helmut Gumnior et Rudolf Ringguth, Max Horkheimer. In Selbstzeugnissen und Bilddokumenten,
Reinbeck, 1973, p . 9.
2. Ibid., p. 42.
3. M a x Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison :fragmentsphilosophiques,
trad. franc. d'Éliane Kaufholz, Paris, 1974.
4. Helmut Gumnior et Rudolf Ringguth, Max Horkheimer. In Selbstzeugnissen und Bilddokumenten,
op. cit., p . 87.
5. Max Horkheimer et Samuel H. Flowerman, Studies in Préjudice, 5 vol., New York, 19491950 ; l'introduction, traduite en allemand, se trouve dans l'édition des œuvres complètes :
Gesammelte Schriften, vol. 5, Francfort-sur-le-Main, p . 406-411.
6. Thilo Koch (éd.), Porträts deutsch-jüdischer Geistesgeschichte, Cologne, 1961, p . 256.
nance au judaïsme et à l'Allemagne, la tension entre F « Allemagne » de
son père juif et la « France » de sa mère protestante. De nombreuses
traces dans la vie et dans l'œuvre de cet érudit en témoignent : ses
recherches intensives sur la science et la société françaises durant un
séjour de recherche à Paris, ses nombreuses publications sur Saint-Simon
et sur Proudhon, ses traductions des travaux de René Worms en allemand, ses études sur la famille française, ses cours sur la civilisation française, son émigration en France, ses activités à la Sorbonne jusqu'en 1941. Après son retour à Francfort en 1958, ses activités en tant
que président de la Société franco-allemande, en tant qu'éditeur de la
« Deutsch-Französische Rundschau » et directeur scientifique de la première rencontre de scientifiques français et allemands dans le cadre des
semaines universitaires de Davos font apparaître les tensions et les potentialités inhérentes à la vie de ce « citoyen entre deux États ». Mais pour
la problématique qui nous intéresse, il est surtout éclairant que lui qui, de
son vivant, légua sa bibliothèque à l'Université hébraïque de Jérusalem,
disait cependant qu'il ne voulait pas « mourir au pays de ses pères » .
Ainsi apparaissent dans la vie et dans l'œuvre de ce sociologue germanojuif cette déchirure intérieure, cette coexistence d'une solidarité et d'une
distance, que j'ai définies comme point commun des sociologues et des
sociologies de cette rubrique.
Le cas le plus complexe de ce sous-groupe est celui de Georg Simmel. De manière comparable à ce qui se passe chez Scheler, nous rencontrons chez lui durant la plus grande partie de sa vie le refus d'une
appartenance au judaïsme, mais en même temps la confrontation particulièrement aiguë avec ce dernier. Bien que son propre père se soit déjà
fait baptiser dans la religion catholique, bien que Georg Simmel ait été
lui-même baptisé enfant dans la religion protestante, il ne parvint pas
tout au long de sa vie à échapper à la stigmatisation en tant que juif. Il
est donc tout à fait « logique » que Simmel ait toujours ressenti une profonde aversion à l'idée de s'occuper de l'histoire du peuple juif, dont il
parlait tout au plus péjorativement comme de « nomades juifs, commerçants et marchands de chevaux » et qu'il ait épousé une femme décrite
comme « modèle » de l'Allemande « aryenne », nordique, aux cheveux
blonds et aux yeux bleus . Malgré tout cela il ne réussit jamais à échapper à cette question que lui avait déjà posé son futur beau-père lors de sa
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1. Walter Rüegg, Gottfried Salomon-Delatour (nécrologue), in Kölner Zeitschrift für Soziologie
und Sozialpsychologie, 16/1964, p . 625-629, ici p . 629.
2. Hans Simmel, Lebenserinnerungen (1941-1943), manuscrit publié sous forme d'extraits, in
Hannes Böhringer, Karlfried Gründer (éd.), Ästhetik und Soziologie um die Jahrhundertwende : Georg Simmel, Francfort-sur-le-Main, 1976, p . 247-268 (p. 2 dans l'original).
3. Sophie Rickert, « Erinnerungen an Georg Simmel », in Kurt Gassen, Michael Landmann
(éd.), Buch des Dankes an Georg Simmel. Briefe, Erinnerungen, Bibliographie. Zu seinem 100. Geburtstag am 1.
März 1958, Berlin, 1958, p . 212 ; Marianne Weber, « Erinnerungen an Georg Simmel », in ibid.,
p. 213 sq.
première visite : « Vous êtes juif ? » Et la réponse fut : « Mon nez le trahit de manière évidente. »
La confrontation avec l'antisémitisme allemand à la fois latent et manifeste de son époque n'eut pas seulement des conséquences sur sa vie privée
mais joua un rôle tout aussi important dans sa carrière universitaire. Il suffit de lire le rapport de l'historien berlinois Dietrich Schäfer sur l' « universitaire demi juif ou entièrement juif ou encore philosémite », qui écrivait
dans sa lettre au ministre des Affaires culturelles badois : « Je ne sais pas si
le Pr Simmel est baptisé ou non, et je n'ai pas voulu le demander. Mais il
est israélite de part en part dans son apparence extérieure, dans ses attitudes et dans la tournure de son esprit. »
Le mélange efficace de diffamation politique, personnelle et scientifique qui empêcha par deux fois que Simmel n'obtienne une chaire de
philosophie à l'Université de Heidelberg ne peut être compris que si l'on
tient compte de l'arrière-plan de l'antisémitisme qui exerçait une influence
si éminente tout particulièrement dans le milieu de la Bildungsbürgertum
« lettrée ». Tout au long de sa vie Simmel ne put échapper à ce racisme.
Nous rencontrons ainsi de nouveau chez lui ce motif du déchirement, dont
j'ai déjà parlé. Cette tension entre une « germanité », définie par Simmel
lui-même, et une « judéité » attribuée de l'extérieur mena d'un côté à ce
patriotisme fervent qui se révéla surtout au début de la Première Guerre
mondiale. Margarete Susman, qui fut la confidente de Simmel tout au
long de sa vie, interprétait son attitude d'alors à partir des « conditions
d'existence » de cet Allemand « juif » :
« Il a parlé de la guerre, du moment où la guerre éclata, comme d'une situation
"absolue", parce qu'elle exigeait une décision inconditionnelle de chaque Allemand, pour la guerre ou contre la guerre. Et cela était vraiment un bouleversement pour tous les intellectuels allemands. [...] Et le fait que cela ait été le cas chez
les juifs allemands tout particulièrement, qu'ils aient été plus nationalistes que la
majorité des Allemands, n'est étonnant qu'à première vue, car si ce patriotisme
était si authentique c'était que l'Allemagne était pour eux non seulement une
patrie mais en même temps aussi une patrie seulement désirée. »
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Cependant la désillusion permanente que représentait l'intégration
impossible et sans espoir, dans cette « patrie » allemande désirée mena
Georg Simmel aussi vers la revendication personnelle, bien que résignée,
d'une appartenance au judaïsme. Si l'attitude patriotique de Simmel au
début de la guerre provoqua la rupture avec le juif Ernst Bloch qui professait clairement son appartenance au judaïsme et qui ne voyait plus en son
ami qu'un « sioniste teuton » , Simmel avait commencé cependant, comme
le rapporte son fils, à collecter de petites histoires juives et à les raconter
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1.
2.
3.
4.
op. cit.,
Hans Simmel, « Lebenserinnerungen », op. cit., p . 19.
Kurt Gassen, Michael Landmann (éd.), Buch des Dankes an Georg Simmel, op. cit., p. 26.
Margarete Susman, Erinnerungen an Georg Simmel, op. cit., p. 290.
Michael Landmann, Ernst Bloch über Simmel, in Hannes Böhringer, Karlfried Gründer (éd.),
p . 271.
dans la famille sous le titre d'histoires de « Leib Lampenschirm », et il
avait expliqué un jour avoir inventé le « style japano-juif » . Il faut accorder une attention particulière dans ce contexte au récit de Gershom Scholem qui rapporte que Simmel, « qui passait en tout heu pour la quintessence même d'un talmudiste », aurait reconnu dans une lettre hebraeus sum
et aurait dit lors d'une conversation à Martin Buber : « Nous sommes
quand même un peuple très étrange. » Et c'est ainsi qu'on peut sans
doute placer en exergue de cet aspect central, comme je le crois, de la vie
et de l'œuvre de Georg Simmel cette phrase citée d'après Simmel par
Hermann Schmalenbach : « Vous vous en sortirez avec le judaïsme aussi
peu que nous tous. » Simmel offre précisément l'exemple d'un sociologue
pour lequel on souligne de plus en plus les liens étroits entre son judaïsme
complexe et une grande partie des thèmes centraux de son travail
scientifique .
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POUR CONCLURE PROVISOIREMENT
Comme je l'ai déjà dit je voulais présenter avec ce qui précède non pas
une collection d'études de cas mais plutôt l'esquisse d'une typologie. Malgré la nécessité, que j'ai moi-même sans cesse soulignée, d'une interprétation plus différenciée dans chaque cas particulier, je voudrais cependant
essayer d'aboutir maintenant à une sorte de conclusion.
En sociologie des sciences l'interrogation porte sur les liens entre les
milieux d'origine, dans notre cas précis le milieu juif, et la production
scientifique respective. Au-delà de la distinction en trois idéal types « juifs »
parmi les premiers sociologues allemands que j'ai proposée, je pense pouvoir constater dans ce contexte spécifique aussi une rupture quasi généralisée des chercheurs avec le milieu d'origine et une orientation vers ou une
insistance sur les idéaux de spiritualité, de culture et d'érudition. Malgré le
chevauchement avec la fraction des sociologues issue de la bourgeoisie des
propriétaires et des chefs d'entreprise (Besitzbürgertum), sur laquelle je ne
peux m'étendre ici, je pense qu'on peut distinguer dans la fraction juive
une autre motivation que chez les membres non juifs de la bourgeoisie :
parmi les premiers sociologues allemands, il s'agissait, dans leur carrière et
dans leur accession au titre de professeur de sociologie, certes pour les juifs
aussi d'ascension sociale, mais au moins autant de cet autre but déjà évoqué, celui de l'appartenance, que ce soit à l'aristocratie de l'esprit, aux
1. Hans Simmel, Lebenserinnerungen, op. cit., p. 45 sq.
2. Gershom Scholem, De Berlin à Jérusalem, op. cit., p. 110-111.
3. Hermann Schmalenbach, Erinnerungen an Simmel, op. cit., p . 213.
4. Voir Margarete Susman, « Pole jüdischen Denkens. Hermann Cohen und Georg Simmel », in Die Tat, vol. 15 (1923-1924), p . 385-389 ; Heribert J . Becher, Georg Simmel. Grundlagen seiner Soziologie, Stuttgart, 1971, p . 27 ; Hans Liebeschütz, Von Georg Simmel zu Franz Rosenzweig. Studien
zum jüdischen Denken im deutschen Kulturbereich, Tübingen, 1970.
marxistes, aux catholiques ou, et ceci avant tout, aux Allemands. L'orientation spécifique du milieu juif vers l'ascension sociale et la culture, qui eut
notamment pour conséquence un taux de représentation des juifs dans le
corps enseignant de l'université et parmi les étudiants supérieur à la
moyenne nationale, rendait cette « stratégie assimilatrice » plus aisée. Cette
stratégie ne fut cependant que partiellement couronnée de succès à cause
de la confrontation avec un antisémitisme virulent, tout particulièrement
dans le domaine de la bourgeoisie universitaire. Elle mena dans (presque)
tous les cas évoqués ici à l'émigration hors de cette « patrie » à laquelle ils
souhaitaient si passionnément être intégrés.
Mais je vois de tels liens non pas seulement au niveau biographique
mais aussi dans l'œuvre scientifique, dans les styles de pensée, les problèmes et les thèmes de prédilection et le choix de la « clientèle ». La
recherche de l'harmonie, de l'équilibre, de la « troisième voie » et de la
synthèse correspondait d'après moi à cette distance et à cet attachement
riche de tensions des juifs allemands à la société qui les entourait. Une sensibilité très développée aux formes d'inégalité sociale, la colère contre
l'injustice de cette société était aussi une expression de l'appartenance à la
culture juive, en tant qu'elle était une culture marquée par l'ascension
sociale, sachant qu'ici aussi la socialisation universitaire et, au sein de cette
dernière, surtout la rencontre avec des figures centrales, eut très souvent
pour effet une sublimation et un refoulement de ces leitmotivs. L'identité
oppositionnelle de la fraction juive des débuts de la sociologie allemande
donna lieu à une affinité particulière avec la sociologie comme avec la psychologie, sachant qu'à mon avis la distance vis-à-vis de la société ainsi
obtenue n'était pas le but que ces sociologues « juifs » recherchaient euxmêmes. Cette distance était bien plutôt le résultat de la volonté d ' « appartenance » et du refus de l'intégration.
La sociologie était par conséquent dans le domaine des sciences
humaines la discipline dans laquelle en tant que juif on pouvait tout juste
trouver une place, même si elle était modeste. On y était certes encore un
étranger dans la société, peut-être même au sein de la discipline, ellemême considérée comme « étrangère » dans le monde universitaire, mais
on avait du moins trouvé une sorte de « patrie », jusqu'au début de la
domination national-socialiste.
(Traduit
de l'allemand
par
Céline
Trautmann-Waller.)
Institut fur Soziologie Philipps-Universität Marburg
Ketzerbach 11
D. 35032 Marburg
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