L`Idéalisme et la culture philosophique britannique

Revue germanique internationale
15 | 2001
Hegel : droit, histoire, société
L’Ialisme et la culture philosophique
britannique
David Boucher et Andrew Vincent
Traducteur : Baudouin Millet
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/840
DOI : 10.4000/rgi.840
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 15 janvier 2001
Pagination : 239-260
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
David Boucher et Andrew Vincent, « L’Idéalisme et la culture philosophique britannique », Revue
germanique internationale [En ligne], 15 | 2001, mis en ligne le 05 août 2011, consulté le 30 septembre
2016. URL : http://rgi.revues.org/840 ; DOI : 10.4000/rgi.840
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
Tous droits réservés
L'Idéalisme
et
la
culture
philosophique britannique
DAVID BOUCHER et ANDREW
VINCENT
Les cinq dernières décennies ont vu
paraître
un nombre considérable
d'ouvrages
savants sur l'Idéalisme allemand dans tous les champs des
études humanistes, consacrés notamment aux philosophies de
Kant
et de
Hegel
et, dans une moindre mesure, à celles de Fichte et de Schelling.
De son côté, l'œuvre de l'école idéaliste britannique n'a inspiré qu'un
nombre
beaucoup plus faible de
travaux,
même si, depuis dix ans, la
situation évolue progressivement. Au
sein
du mouvement large et
complexe représenté par la philosophie analytique au long du
XXe
siècle,
on observe une
forte
tendance à
rejeter
d'emblée l'Idéalisme, perçu
comme une philosophie
rivale,
vaincue et ruinée. L'Idéalisme, pensait-on,
s'était enlisé dans d'obscures considérations métaphysiques et dans de
confuses spéculations religieuses. Par ailleurs, au
sein
même de la famille
hégélienne de la fin du XIXe siècle, l'Idéalisme britannique inspirait un
certain
malaise doublé d'une certaine méfiance. Les Idéalistes britanni-
ques étaient considérés comme de pâles répliques, dénuées d'imagination,
de
Kant
ou de
Hegel1.
Un tel jugement est néanmoins tout à
fait
erroné.
Il
existe en réalité une veine philosophique idéaliste d'une grande richesse
et d'une grande indépendance, qui s'épanouit dans la Grande-Bretagne
de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, et qui n'a pas souvent
fait
l'objet
d'études vraiment
poussées
ni même d'allusions autres que passa-
gères,
alors même que sa philosophie politique et morale a toujours
entraîné
une minorité non négligeable de partisans à la suite de ses théo-
riciens
politiques.
L'objet
de cet article est
d'offrir
une vue générale du mouvement de
l'Idéalisme philosophique au
sein
de la philosophie britannique. Les trois
1.
Voir par
exemple
J.
N. Finldlay,
Hegel
: A
Re-examination
(Londres, George Allen & Unwin,
1958),
p. 21, et Paul
Owen
Johnson, The
Critique
of
Thought:
A
Re-examination
qf
Hegel's
Science
of
Logic
(Aldershot, Avebury,
1988),
p. 5.
Revue
germanique internationale,
15/2001,
239 à 260
penseurs principaux qui inspirèrent ce mouvement furent
Kant,
Hegel
et,
dans une moindre mesure, Herman Lotze. Leurs influences respectives ont
néanmoins été modelées et adaptées aux nouvelles circonstances histori-
ques et culturelles. Trois hypothèses de base étayent notre propos : tout
d'abord,
les thèses idéalistes britanniques méritent bien qu'on les examine
pour
elles-mêmes ; ensuite, les écrits des idéalistes, à
travers
leurs commen-
taires
critiques philosophiques, éclairent considérablement les œuvres phi-
losophiques, scientifiques et politiques d'un grand nombre de leurs
contemporains ; enfin, leur œuvre garde un intérêt et une pertinence face
aux interrogations philosophiques et politiques d'aujourd'hui (ce dernier
point ne sera cependant pas développé ici)1. On proposera d'abord un bref
aperçu
historique de ce mouvement et de ses thèses philosophiques géné-
rales
avant d'orienter la réflexion vers un exposé critique des conceptions
évolutionnistes, religieuses, morales et politiques des Idéalistes.
APERÇU HISTORIQUE
L'Idéalisme britannique prend racine en
Ecosse
et à Oxford au
milieu du XIXe siècle, et devient rapidement la philosophie dominante
grâce aux écrits et à l'influence personnelle de ses représentants, tels
Fra-
ser
Campbell, Edward
Caird,
T. H. Green, F. H. Bradley, Bernard
Bosanquet, Henry Jones, Andrew Seth, D. G. Ritchie, J. S. Mackenzie,
William
Wallace, W. R. Sorley, J. M. E. McTaggart ou encore John
Watson.
Au début du
XXe
siècle, ses thèses fondamentales sont remises en
question par des philosophes tels que John Cook Wilson, G. E. Moore et
Bertrand
Russel. Quoiqu'il ait été élaboré initialement dans les universités
écossaises,
à Oxford et, dans une moindre mesure, à Cambridge, on peut
noter
qu'il
s'est
rapidement étendu vers le reste du monde anglo-saxon
au cours de cette période. Du fait de la demande croissante d'uni-
versitaires
due à la fondation de nouvelles universités en Angleterre, au
pays de Galles ainsi que dans les colonies britanniques et aux Etats-Unis,
les élèves de nombreux Idéalistes britanniques de la première génération
deviennent les propagateurs de l'Idéalisme qui colonise ainsi l'Australie,
la
Nouvelle-Zélande, le Canada, l'Afrique du Sud et les États-Unis
d'Amérique jusque dans les années 1930. Dans tous ces pays à l'excep-
tion des États-Unis, la plupart des chaires philosophiques d'importance
sont occupées, au cours des premières années du
XXe
siècle, par des Idéa-
listes, souvent partisans ou disciples des philosophes britanniques. A
partir
du début du
XXe
siècle, l'Idéalisme en marche se heurte à des obstacles
et,s les années 1920, il entame un lent repli, partiel néanmoins. Pour-
tant,
les Idéalistes britanniques continuent à imprégner de leurs doctrines
1.
Il est cependant examiné par David Boucher et Henry Vincent, dans leur livre
British Idea-
lism
and
Political Theory
(Edinburgh, Edinburgh University Press, 2000).
le monde anglo-saxon tout entier, par leurs écrits, par leur enseignement
et par leur influence personnelle. Même après la mort de ses avocats les
plus importants (Bradley, Bosanquet, Jones et McTaggart) au milieu des
années 1920, il continue à dominer le professorat jusque dans les
années 1930, et compte même dans ses rangs
de
jeunes adeptes de talent
comme R. G. Collingwood à Oxford, qui publie
Speculum
Mentis
en 1925,
et Michael Oakeshott à Cambridge, qui
fait
paraître
Experience
and its
Modes
en 1933.
À
bien des égards, Michael Oakeshott
(1901-1990)
fut la dernière
grande
figure de la tradition idéaliste. L'impact qu'ont exercé Collingwood
et Oakeshott sur la pensée philosophique britannique dans la suite du
siècle
atteste bien la portée et l'influence durable du mouvement idéaliste.
Pourtant,
aucun de ces deux penseurs n'a vécu l'âge d'or de l'Idéalisme
britannique.
Tous deux évoluaient dans un monde largement hostile à
l'Idéalisme, dans lequel les circonstances historiques et culturelles avaient
subi de profondes modifications. Le caractère de leur œuvre s'en trouve
marqué.
En ce sens, nombre des questions religieuses, morales, biologi-
ques, idéologiques et économiques qui préoccupent des penseurs comme
Green,
Bosanquet, Bradley, Jones et Ritchie ne se posent pas dans le
contexte culturel de Collingwood et Oakeshott. Il est cependant utile de
remarquer
que ces deux penseurs commencèrent leurs
carrières
respectives
par
des contributions importantes à la philosophie de la religion, sujet que
leurs
prédécesseurs plaçaient au centre de leurs préoccupations. De plus,
ils réarticulèrent tous deux clairement, chacun selon ses propres termes, la
conception idéaliste de l'expérience (pour Collingwood, la « totalité » est
perçue
comme une hiérarchie liée de formes, pour Oakeshott, comme un
ensemble de modes coordonnés, ou stades) autour de la philosophie consti-
tuant
la totalité concrète de l'expérience globale. Ainsi, en dépit des oppo-
sitions légères qui les éloignent du courant idéaliste précédent, il est impor-
tant
de mentionner Collingwood et Oakeshott. Par leur impact, ils ont en
effet
permis de
préserver
remarquablement l'esprit de l'Idéalisme, non seu-
lement en philosophie politique et sociale mais également en esthétique, en
métaphysique ainsi qu'en philosophie de l'histoire et dans les
sciences
sociales.
Malgré
de nombreux et complexes points de désaccord internes,
l'Idéalisme fut une philosophie qui répondit profondément à nombre des
préoccupations de la Grande-Bretagne victorienne et édouardienne. Il se
penchait directement sur un grand nombre
d'angoisses
religieuses, qui
étaient celles de son époque, profondes et envahissantes. Il
offrait
une
alternative
cohérente et séduisante à l'utilitarisme conventionnel et aux
philosophies naturalistes de l'époque. Il proposait également une réflexion
lucide ; dans de nombreux cas, il légitimait une approche nouvelle de
l'État,
notamment le mouvement
vers
une conception de l'État plus
sociale, plus orientée
vers
le bien-être de chacun ou plus collectivisée. Ce
faisant,
le mouvement idéaliste
s'engagea
dans un dialogue constructif avec
les idéologies politiques plus radicales de l'époque, dont le libéralisme, le
socialisme et le syndicalisme. Il
s'associa
aussi étroitement aux recherches
contemporaines menées dans les
sciences
naturelles et dans les
sciences
sociales, notamment la théorie de l'évolution et la sociologie, discipline qui
commençait à éclore1. Dans ce contexte, on n'a guère mesuré à quel point
l'Idéalisme britannique à son apogée avait été porté par la vague
d'enthousiasme qui s'éleva alors en
faveur
de la théorie de l'évolution,
bouleversant
toute la pensée européenne. L'Idéalisme adapta essentielle-
ment de manière critique cette théorie à ses propres fins en effaçant sa
forme
naturaliste tout en insistant sur le développement spirituel ou «
rai-
sonnable » de l'unité de l'existence.
L'Idéalisme a su lier ensemble de nombreuses dimensions de l'expé-
rience humaine et apporter des réponses cohérentes à des problèmes cul-
turels
pressants. Ainsi, au cœur d'une époque où la religion était attaquée
sur
de nombreux fronts par l'orthodoxie scientifique, l'Idéalisme a su
offrir
un fondement rationnel à la croyance, qui, avec l'accent mis sur
l'unité et le développement évolutif du potentiel humain, assurait en
même temps un fondement philosophique à une réforme sociale et poli-
tique
radicale.
Les Idéalistes affirmaient que tout dans l'expérience est
relié
à tout. Il ne peut y avoir d'individus ou de faits isolés. En théorie du
langage, cette thèse conduisit à la théorie de la vérité selon le principe de
la
cohérence et, en philosophie sociale, elle donna lieu à une expression
avancée de communautarisme libéral qui affirmait l'inclusion mutuelle de
la
société et de l'individu. De nombreux Idéalistes britanniques de la
pre-
mière
génération, à l'exception notable de F. H. Bradley, s'engagèrent
eux aussi activement dans la pratique sociale et politique. Plus
tard
dans
le siècle, bien que plus circonspects et plus sceptiques que les Idéalistes de
la
génération précédente, Collingwood et Oakeshott s'engagèrent profon-
dément dans les controverses politiques, religieuses et morales de leur
temps. Collingwood s'attaqua sans relâche aux différentes menaces qui
pesaient sur la civilisation, notamment, au cours des années 1930, au
nazisme et au fascisme. Quant à Oakeshott, qui affectait une indifférence
toute philosophique, il ne
cessa
pas d'attirer l'attention sur les dangers
des politiques rationalistes, dont il observa des effets très prononcés dans
la
Grande-Bretagne des années 1940 et 1950 lors de la dérive vers le
socialisme2.
1.
Voir
l'essai
« The Philosophy of
Sociology
and the
Sociology
of Philosophy », [in] Boucher
et Vincent,
British
Idealism
and
Political Theory.
2.
La plupart des Idéalistes à
l'exception
de Bradley et d'Oakeshott étaient des « libéraux
sociaux
», c'est-à-dire des libéraux qui rejetaient le libéralisme
classique
au profit d'un libéralisme
plus étatiste et plus tourné vers le bien-être
social.
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