L`Idéalisme et la culture philosophique britannique

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Revue germanique internationale
15 | 2001
Hegel : droit, histoire, société
L’Idéalisme et la culture philosophique
britannique
David Boucher et Andrew Vincent
Traducteur : Baudouin Millet
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/840
DOI : 10.4000/rgi.840
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 15 janvier 2001
Pagination : 239-260
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
David Boucher et Andrew Vincent, « L’Idéalisme et la culture philosophique britannique », Revue
germanique internationale [En ligne], 15 | 2001, mis en ligne le 05 août 2011, consulté le 30 septembre
2016. URL : http://rgi.revues.org/840 ; DOI : 10.4000/rgi.840
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
Tous droits réservés
L'Idéalisme
et la culture philosophique
DAVID
BOUCHER
britannique
et A N D R E W
VINCENT
Les cinq dernières décennies ont vu paraître un nombre considérable
d'ouvrages savants sur l'Idéalisme allemand dans tous les champs des
études humanistes, consacrés notamment aux philosophies de Kant et de
Hegel et, dans une moindre mesure, à celles de Fichte et de Schelling.
De son côté, l'œuvre de l'école idéaliste britannique n'a inspiré qu'un
nombre beaucoup plus faible de travaux, même si, depuis dix ans, la
situation évolue progressivement. Au sein du mouvement large et
complexe représenté par la philosophie analytique au long du X X siècle,
on observe une forte tendance à rejeter d'emblée l'Idéalisme, perçu
comme une philosophie rivale, vaincue et ruinée. L'Idéalisme, pensait-on,
s'était enlisé dans d'obscures considérations métaphysiques et dans de
confuses spéculations religieuses. Par ailleurs, au sein même de la famille
hégélienne de la fin du X I X siècle, l'Idéalisme britannique inspirait un
certain malaise doublé d'une certaine méfiance. Les Idéalistes britanniques étaient considérés comme de pâles répliques, dénuées d'imagination,
de Kant ou de Hegel . Un tel jugement est néanmoins tout à fait erroné.
Il existe en réalité une veine philosophique idéaliste d'une grande richesse
et d'une grande indépendance, qui s'épanouit dans la Grande-Bretagne
de la fin du X I X et du début du X X siècle, et qui n'a pas souvent fait
l'objet d'études vraiment poussées ni même d'allusions autres que passagères, alors même que sa philosophie politique et morale a toujours
entraîné une minorité non négligeable de partisans à la suite de ses théoriciens politiques.
L'objet de cet article est d'offrir une vue générale du mouvement de
l'Idéalisme philosophique au sein de la philosophie britannique. Les trois
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1. Voir par exemple J . N. Finldlay, Hegel : A Re-examination (Londres, George Allen & Unwin,
1958), p. 2 1 , et Paul Owen Johnson, The Critique of Thought: A Re-examination
qf Hegel's Science of
Logic (Aldershot, Avebury, 1988), p. 5.
Revue germanique internationale, 15/2001, 239 à 260
penseurs principaux qui inspirèrent ce mouvement furent Kant, Hegel et,
dans une moindre mesure, Herman Lotze. Leurs influences respectives ont
néanmoins été modelées et adaptées aux nouvelles circonstances historiques et culturelles. Trois hypothèses de base étayent notre propos : tout
d'abord, les thèses idéalistes britanniques méritent bien qu'on les examine
pour elles-mêmes ; ensuite, les écrits des idéalistes, à travers leurs commentaires critiques philosophiques, éclairent considérablement les œuvres philosophiques, scientifiques et politiques d'un grand nombre de leurs
contemporains ; enfin, leur œuvre garde un intérêt et une pertinence face
aux interrogations philosophiques et politiques d'aujourd'hui (ce dernier
point ne sera cependant pas développé ici) . On proposera d'abord un bref
aperçu historique de ce mouvement et de ses thèses philosophiques générales avant d'orienter la réflexion vers un exposé critique des conceptions
évolutionnistes, religieuses, morales et politiques des Idéalistes.
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APERÇU
HISTORIQUE
L'Idéalisme britannique prend racine en Ecosse et à Oxford au
milieu du X I X siècle, et devient rapidement la philosophie dominante
grâce aux écrits et à l'influence personnelle de ses représentants, tels Fraser Campbell, Edward Caird, T. H. Green, F. H. Bradley, Bernard
Bosanquet, Henry Jones, Andrew Seth, D. G. Ritchie, J . S. Mackenzie,
William Wallace, W. R. Sorley, J . M. E. McTaggart ou encore John
Watson. Au début du X X siècle, ses thèses fondamentales sont remises en
question par des philosophes tels que John Cook Wilson, G. E. Moore et
Bertrand Russel. Quoiqu'il ait été élaboré initialement dans les universités
écossaises, à Oxford et, dans une moindre mesure, à Cambridge, on peut
noter qu'il s'est rapidement étendu vers le reste du monde anglo-saxon
au cours de cette période. Du fait de la demande croissante d'universitaires due à la fondation de nouvelles universités en Angleterre, au
pays de Galles ainsi que dans les colonies britanniques et aux Etats-Unis,
les élèves de nombreux Idéalistes britanniques de la première génération
deviennent les propagateurs de l'Idéalisme qui colonise ainsi l'Australie,
la Nouvelle-Zélande, le Canada, l'Afrique du Sud et les États-Unis
d'Amérique jusque dans les années 1930. Dans tous ces pays à l'exception des États-Unis, la plupart des chaires philosophiques d'importance
sont occupées, au cours des premières années du X X siècle, par des Idéalistes, souvent partisans ou disciples des philosophes britanniques. A partir
du début du X X siècle, l'Idéalisme en marche se heurte à des obstacles
et, dès les années 1920, il entame un lent repli, partiel néanmoins. Pourtant, les Idéalistes britanniques continuent à imprégner de leurs doctrines
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1. Il est cependant examiné par David Boucher et Henry Vincent, dans leur livre British
lism and Political Theory (Edinburgh, Edinburgh University Press, 2000).
Idea-
le monde anglo-saxon tout entier, par leurs écrits, par leur enseignement
et par leur influence personnelle. Même après la mort de ses avocats les
plus importants (Bradley, Bosanquet, Jones et McTaggart) au milieu des
années 1920, il continue à dominer le professorat jusque dans les
années 1930, et compte même dans ses rangs de jeunes adeptes de talent
comme R. G. Collingwood à Oxford, qui publie Speculum Mentis en 1925,
et Michael Oakeshott à Cambridge, qui fait paraître Experience and its
Modes en 1933.
À bien des égards, Michael Oakeshott (1901-1990) fut la dernière
grande figure de la tradition idéaliste. L'impact qu'ont exercé Collingwood
et Oakeshott sur la pensée philosophique britannique dans la suite du
siècle atteste bien la portée et l'influence durable du mouvement idéaliste.
Pourtant, aucun de ces deux penseurs n'a vécu l'âge d'or de l'Idéalisme
britannique. Tous deux évoluaient dans un monde largement hostile à
l'Idéalisme, dans lequel les circonstances historiques et culturelles avaient
subi de profondes modifications. Le caractère de leur œuvre s'en trouve
marqué. En ce sens, nombre des questions religieuses, morales, biologiques, idéologiques et économiques qui préoccupent des penseurs comme
Green, Bosanquet, Bradley, Jones et Ritchie ne se posent pas dans le
contexte culturel de Collingwood et Oakeshott. Il est cependant utile de
remarquer que ces deux penseurs commencèrent leurs carrières respectives
par des contributions importantes à la philosophie de la religion, sujet que
leurs prédécesseurs plaçaient au centre de leurs préoccupations. De plus,
ils réarticulèrent tous deux clairement, chacun selon ses propres termes, la
conception idéaliste de l'expérience (pour Collingwood, la « totalité » est
perçue comme une hiérarchie liée de formes, pour Oakeshott, comme un
ensemble de modes coordonnés, ou stades) autour de la philosophie constituant la totalité concrète de l'expérience globale. Ainsi, en dépit des oppositions légères qui les éloignent du courant idéaliste précédent, il est important de mentionner Collingwood et Oakeshott. Par leur impact, ils ont en
effet permis de préserver remarquablement l'esprit de l'Idéalisme, non seulement en philosophie politique et sociale mais également en esthétique, en
métaphysique ainsi qu'en philosophie de l'histoire et dans les sciences
sociales.
Malgré de nombreux et complexes points de désaccord internes,
l'Idéalisme fut une philosophie qui répondit profondément à nombre des
préoccupations de la Grande-Bretagne victorienne et édouardienne. Il se
penchait directement sur un grand nombre d'angoisses religieuses, qui
étaient celles de son époque, profondes et envahissantes. Il offrait une
alternative cohérente et séduisante à l'utilitarisme conventionnel et aux
philosophies naturalistes de l'époque. Il proposait également une réflexion
lucide ; dans de nombreux cas, il légitimait une approche nouvelle de
l'État, notamment le mouvement vers une conception de l'État plus
sociale, plus orientée vers le bien-être de chacun ou plus collectivisée. Ce
faisant, le mouvement idéaliste s'engagea dans un dialogue constructif avec
les idéologies politiques plus radicales de l'époque, dont le libéralisme, le
socialisme et le syndicalisme. Il s'associa aussi étroitement aux recherches
contemporaines menées dans les sciences naturelles et dans les sciences
sociales, notamment la théorie de l'évolution et la sociologie, discipline qui
commençait à éclore . Dans ce contexte, on n'a guère mesuré à quel point
l'Idéalisme britannique à son apogée avait été porté par la vague
d'enthousiasme qui s'éleva alors en faveur de la théorie de l'évolution,
bouleversant toute la pensée européenne. L'Idéalisme adapta essentiellement de manière critique cette théorie à ses propres fins en effaçant sa
forme naturaliste tout en insistant sur le développement spirituel ou « raisonnable » de l'unité de l'existence.
L'Idéalisme a su lier ensemble de nombreuses dimensions de l'expérience humaine et apporter des réponses cohérentes à des problèmes culturels pressants. Ainsi, au cœur d'une époque où la religion était attaquée
sur de nombreux fronts par l'orthodoxie scientifique, l'Idéalisme a su
offrir un fondement rationnel à la croyance, qui, avec l'accent mis sur
l'unité et le développement évolutif du potentiel humain, assurait en
même temps un fondement philosophique à une réforme sociale et politique radicale. Les Idéalistes affirmaient que tout dans l'expérience est
relié à tout. Il ne peut y avoir d'individus ou de faits isolés. En théorie du
langage, cette thèse conduisit à la théorie de la vérité selon le principe de
la cohérence et, en philosophie sociale, elle donna lieu à une expression
avancée de communautarisme libéral qui affirmait l'inclusion mutuelle de
la société et de l'individu. De nombreux Idéalistes britanniques de la première génération, à l'exception notable de F. H. Bradley, s'engagèrent
eux aussi activement dans la pratique sociale et politique. Plus tard dans
le siècle, bien que plus circonspects et plus sceptiques que les Idéalistes de
la génération précédente, Collingwood et Oakeshott s'engagèrent profondément dans les controverses politiques, religieuses et morales de leur
temps. Collingwood s'attaqua sans relâche aux différentes menaces qui
pesaient sur la civilisation, notamment, au cours des années 1930, au
nazisme et au fascisme. Quant à Oakeshott, qui affectait une indifférence
toute philosophique, il ne cessa pas d'attirer l'attention sur les dangers
des politiques rationalistes, dont il observa des effets très prononcés dans
la Grande-Bretagne des années 1940 et 1950 lors de la dérive vers le
socialisme .
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1. Voir l'essai « The Philosophy of Sociology and the Sociology of Philosophy », [in] Boucher
et Vincent, British Idealism and Political
Theory.
2. La plupart des Idéalistes à l'exception de Bradley et d'Oakeshott étaient des « libéraux
sociaux », c'est-à-dire des libéraux qui rejetaient le libéralisme classique au profit d'un libéralisme
plus étatiste et plus tourné vers le bien-être social.
LA VISION IDÉALISTE DU MONDE
À ses débuts, la vision du monde de l'Idéalisme britannique avait
d'emblée quelque chose d'aberrant aux yeux d'une culture philosophique
caractérisée par l'influence du positivisme et de l'empirisme de Thomas
Hobbes, de David Hume, de Jeremy Bentham et de John Stuart Mill. Le
point de départ de la vision idéaliste fut bien exprimé par Andrew Seth,
qui constatait avec dépit que penser implique toujours une relation entre le
penseur et le monde objectif mais qu'il est illusoire d'en conclure qu'une
des composantes de ce dualisme (le monde objectif ou la pensée) peut exister indépendamment de l'autre1. Cette idée de l'unité complexe de
l'expérience, les Idéalistes britanniques l'empruntèrent largement à Hegel.
À partir de cette affirmation, le problème philosophique central consista à
savoir comment cette unité se trouve différenciée en ses nombreux modes.
Ce thème resta une préoccupation centrale au sein de l'Idéalisme, jusqu'à
Collingwood et Oakeshott. Les idées unissent essentiellement l'esprit et son
objet selon une inclusion mutuelle et non de manière antagoniste. Une
telle affirmation ne conduit pas à la négation de la distinction entre pensée
et réalité : comme l'a suggéré Henry Jones, aucun Idéaliste ne nie cette
distinction. Aucun d'entre eux n'a affirmé que la connaissance d'un fait
était ce fait. Les objets ne disparaissent pas quand nous leur tournons le
dos . Hastings Rashdall a résumé la position générale en expliquant que
pour l'Idéalisme, « la matière en dehors de l'esprit n'existe pas ; ce que
nous appelons communément des choses ne sont pas des réalités subsistant
par elles-mêmes, les choses ne sont réelles que lorsqu'elles sont envisagées
en lien avec l'esprit ; elles existent pour l'esprit, et non pour ellesmêmes » .
Le fait de prendre le sujet isolé comme point de départ en philosophie
conduit inévitablement à un dilemme. Si l'on veut en effet se prononcer
sur les différentes formes d'expériences et sur leur relation à la réalité
authentique, il est nécessaire de présupposer un critère de connaissance
authentique avant même d'entreprendre les recherches nécessaires pour
l'établir . Dès lors que la pensée est conçue comme le processus par lequel
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1. Andrew Seth, Scottish Philosophy (Edimbourg, Blackwood, 1890, 2 éd.), p. 1 1 . Seth devint
l'un des défenseurs principaux de l'Idéalisme subjectif, qui eut à sa tête Lotze et Rudolph
Eucken.
2. Henry Jones, A Critical Account of the Philosophy qf Lotze (Glasgow, Maclehose, 1895), p. 2 7 3 .
L'idée selon laquelle les choses n'existent que parce qu'elles sont connues constitue ce que
J . S. Mackenzie nomme « le faux idéalisme ». Voir « Edward Caird as a philosophical teacher »,
Mini 18 (1909), p. 5 1 9 .
3. Hastings Rashdall, « Personality : Human and Divine », in Henry Sturt (éd.), Personal Idealism : Philosophical Essays (Londres, Macmillan, 1902), p. 370. Rashdall, Idéaliste subjectif, se distinguait des Idéalistes absolus.
4. C'est ce que Richard Norman appelle « le dilemme de l'épistémologie », dans son livre
intitulé Hegel's Phenomenology : A Philosophical Introduction (Londres, Chatto & Windus for Sussex University Press, 1976), chap. 1.
l'Esprit, la Raison ou Dieu s'accomplissent, le subjectif et l'objectif ne sont
plus séparés par des idées mais deviennent les différenciations de la seule
unité globale . Hegel se montre ici d'un grand secours pour les Idéalistes
britanniques en ce qu'il les dispense purement et simplement du problème
épistémologique et qu'il met à leur disposition une métaphysique qui est
en même temps une logique du processus et du développement de l'esprit .
Edward Caird résume ainsi la position de Hegel : la fin la plus élevée de la
philosophie « est de réinterpréter l'expérience à la lumière d'une unité qui
est présupposée en elle mais qui ne peut être rendue consciente ou explicite avant que ne soit perçue la relation entre l'expérience et le sujet pensant, qui n'est autre que l'unité liant toutes les choses entre elles et liant
toutes les choses avec l'esprit qui les connaît » . Selon T. H. Green, Hegel
s'est révélé grandement utile sur ce point car il a montré que le monde est
essentiellement une totalité spirituelle intimement liée dans laquelle tout ce
qui est réel est l'expression et l'activité d'un « être unique, spirituel et conscient ». Nous sommes apparentés à cet être conscient, non pas comme des
parties reliées à un tout, « mais comme des êtres qui participent d'une
manière pour ainsi dire inchoative à la conscience à travers laquelle, instantanément, il se constitue et se distingue du monde, [et] cette participation est la source de la moralité et de la religion ; telle nous semble être la
vérité vitale que Hegel avait à enseigner » .
Il faudrait cependant noter que, de tous les grands Idéalistes britanniques, aucun ne reprit à son compte les formules de la méthode dialectique
dont se servit Hegel lorsqu'il étudia le processus de la différenciation.
Green, par exemple, reprochait à la méthode dialectique d'avoir finalement ralenti la progression de Hegel vers ses propres conclusions, et il s'en
prit du même coup à un autre Idéaliste britannique, le proviseur John
Caird, l'accusant de suivre trop servilement la méthode de Hegel . Plutôt
que la « formule qui se répète invariablement », plutôt que la méthode
dialectique, c'était le principe lui-même qui séduisait les Idéalistes, un principe que, pour beaucoup, il importait de retrouver chez Platon lui-même .
En résumé, les Idéalistes britanniques refusaient tous les « dualismes » et
cherchaient à démontrer qu'il ne pouvait y avoir de divisions ontologiques
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1. Edward Caird, Hegel (Edimbourg, Blackwood, 1903), p. 5 5 .
2. Henry Jones résume d'une manière détaillée et critique le développement du dilemme
épistémologique vu par yeux d'un hégélien dans son article « Idealism and Epistemology », Mind,
II, 2 parties (1893). Voir David Boucher et Andrew Vincent, A Radical Hegelian:
The Political and
Social Philosophy of Henry Jones (Cardiff et New York, University of Wales Press and St Martin's
Press, 1993), chap. 2, et David Boucher, « Practical Hegelianism : Henry Jones's Lecture Tour of
Australia », Journal of the History of Ideas, 51 (1990), p. 4 2 9 - 4 3 2 .
3. Edward Caird, « Metaphysic », Essays on Literature and Philosophy, vol. 2 (Glasgow, Maclehose, 1892), p. 4 4 2 .
4. T. H. Green, « Review of J . Caird, Introduction to the Philosophy of Religion », in Works,
vol. 3 (Londres, Longman Green, 1883-1886), p. 146.
5. T. H. Green, The Works of T. H. Green (Londres, Longman, 1888), vol. 3, p. 146.
6. Seth, Scottish Philosophy, p. 198.
absolues, telles celles établies entre l'esprit et la nature, la nature et
l'environnement, l'individualisme et le collectivisme, ou encore la personne
et l'État. Tout élément contient une part d'un autre élément. Leur opposition apparente est dépassée dans une unité qui n'affecte pas les différences,
puisqu'elle est authentiquement « unité dans la diversité »1. Cette thèse
trouve une illustration à la tonalité par ailleurs politique chez Edward Caird
et Henry Jones, qui affirmaient avec force que les véritables socialistes et les
véritables individualistes libéraux devaient admettre les éléments positifs des
doctrines de leurs adversaires s'ils voulaient rendre possible un quelconque
progrès politique. Le dualisme entre l'État et l'individu devait ainsi être
dépassé. L'individualisme avait besoin de se développer ou d'évoluer à
l'intérieur du cadre plus riche d'un État moral. Un tel dépassement représenterait une « identité dans la différence ». L'individualité n'était pas
perdue mais au contraire préservée et transcendée au sein de l'unité plus
élevée de l'État. En fait, l'État et l'individu étaient tous deux perçus comme
des manifestations différentes de l'esprit unique se révélant par lui-même.
Comme Jones aimait à le répéter, l'avènement du socialisme correspondait
aussi à l'avènement de l'individualisme . Jones et Oakeshott, pour prendre
un autre exemple typique, envisageaient également les problèmes théoriques en confrontant des opinions opposées avant de condamner chacune
d'entre elles au nom de sa dimension unilatérale et donc de son incapacité à
envisager la perspective opposée. Le dualisme est alors à chaque fois
dépassé grâce à une synthèse qui unit les éléments de vérité exprimés par
chacune des opinions .
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Il est également important de savoir que des divisions philosophiques
internes existaient à la fois au sein des Idéalistes absolus et entre les Idéalistes absolus et les Idéalistes subjectifs. Jones, par exemple, reprocha à
Bernard Bosanquet et à F. H. Bradley, qui avaient postulé un Absolu audelà de toute expérience possible, de n'avoir pas réussi à dépasser le dualisme opposant l'apparence et la réalité. Selon Bradley, notre expérience
de l'Absolu au niveau sensible atteint son plus haut degré de complétude
lorsque cet Absolu se présente comme une totalité indifférenciée. La
pensée différencie, mutile l'unité de l'expérience. Bradley affirme donc
qu'il n'y a rien à proprement parler de parfait sinon l'Absolu lui-même.
L'Absolu est pour lui si parfait qu'il n'est même pas possible de l'associer à
Dieu. B se montre catégorique sur ce point : « L'Absolu n'est pas Dieu.
Dieu pour moi n'a pas de sens en dehors de la conscience religieuse, et
notre propos est ici essentiellement pratique. » L'Absolu englobe tout, il
comprend tout, il est universel, mais il n'est spécifiquement relié à rien
4
1. Voir Caird, « The Problem of Philosophy at the Present Time », Essays on Literature and
Philosophy, vol. 1 (Glasgow, Maclehose, 1892), p. 2 0 5 - 2 0 6 .
2. Henry Jones, The Working Faith of a Social Reformer (London, Macmillan, 1910).
3. Cf. J o h n Watson, The State in Peace and War (Glasgow, Maclehose, 1919), p. 250.
4. F. H. Bradley, « On God and the Absolute », in Essays on Truth and Reality (Oxford, Clarendon Press, 1968), p. 4 2 8 .
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(cette idée a d'ailleurs séduit au cours du X X siècle un certain nombre de
philosophes indiens se recommandant du Védanta ). Parce que l'Absolu
n'est relié à rien (et comprend donc entièrement tout, et est donc parfaitement individuel), il ne peut avoir aucune relation particulière ou pratique
avec quelque individu ni quelque objet que ce soit. Tout, hormis l'Absolu,
est apparence. Ainsi, envisager l'Absolu comme un objet ou comme une
chose, c'est immédiatement le particulariser ou le réduire. Bradley ne
sépare cependant pas complètement l'apparence de la réalité. Il affirme
que celles-ci sont reliées en invoquant deux principes fondamentaux. En
premier lieu, le principe de non-contradiction : toute réalité doit être
consistante. Si celle-ci est contradictoire, elle ne peut être qu'apparence.
L'apparence néanmoins, d'une certaine manière, appartient à la réalité ou
du moins la modifie. En second lieu, cohérence et non-contradiction sont
une question de degré ; il y a donc des degrés de réalité, et non une ligne
de fracture entre apparence et réalité . Collingwood interprète ce raisonnement crucial de Bradley comme un reniement de toute la tradition subjectiviste et phénoméniste britannique associée à John Locke, William Hamilton et Herbert Spencer .
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3
Des Idéalistes absolus comme Caird et Jones, qui acceptent l'unité
moniste de la totalité, mettent néanmoins l'accent, beaucoup plus que
Bradley ou que Bosanquet, sur la réalité des apparences. Selon Caird et
Jones, l'unité incarne le principe de rationalité qui est exprimé dans et à
travers toutes les différenciations de la totalité. Jones affirme que l'Idéalisme, tout en répudiant la méthode psychologique introspective consistant
à débuter une enquête philosophique en partant de la vie intérieure du
sujet, ne cherche pas non plus à faire complètement abstraction de cette
vie intérieure. L'activité, les émotions et les intentions sont toutes prises en
considération, mais l'Idéalisme nie toute distinction fondamentale entre le
sujet et l'objet. Ces distinctions-là ne sont jamais faites qu'à l'intérieur
d'une unité ontologique. Cette unité ontologique, poursuit Jones, n'est pas
incompatible avec « leur différence également réelle » .
4
1. « L a logique de Bradley conduit en dernière analyse à la négation de toute relation avec
l'Absolu et à l'affirmation du caractère unique, indivisible, intemporel et réel de c e dernier. L a
philosophie d'Asvaghosha n'est pas sans rappeler l'idée d'un absolu analogue, au sein duquel toutes les distinctions sont abolies » ; voir S. Surendranathn Dasgupta, Indian Idealism ( C a m b r i d g e ,
C a m b r i d g e University Press, 1962), p . 107 s.
e
2. F. H . Bradley, Appearance and Reality (Oxford, Clarendon Press, 1897, 2 éd.), p . 217. V o i r
également B o u c h e r et V i n c e n t , A Radical Hegelian, p . 43-47.
3. R . G . C o l l i n g w o o d , « T h e Metaphysics o f F. H . Bradley : A n Essay on A p p e a r a n c e and
Reality » , manuscrit n o n publié, O x f o r d , C o l l i n g w o o d Papers, Bodleian Library.
4. H e n r y Jones, 77K Philosophy of Martineau ( L o n d o n , Macmillan, 1905), p . 2 0 - 2 1 . V o i r B o u cher et Vincent, Radical Hegelian, c h a p . 2, et A n d r e w Vincent, « T h e Individual in Hegelian
T h o u g h t » , Idealist Studies, vol. X I I , n° 2 (1982), p . 156-168.
L'IDÉALISME SUBJECTIF
Alors que les Idéalistes en Grande-Bretagne ont toujours défendu l'idée
qu'il ne peut y avoir de pensée sans penseur ni de penseur sans pensée, un
grand nombre de débats les ont divisés sur la question suivante : dans
quelle mesure le refus de la distinction entre le sujet et l'objet fait-il encourir au sujet le risque d'être entièrement subsumé sous l'Absolu ? À
d'innombrables reprises, Andrew Seth a rappelé aux Idéalistes l'importance qu'il convenait d'accorder au sujet dans tout travail sur la nature de
l'expérience. Dans l'un des monuments les plus fameux de 1' « École »
idéaliste britannique, les Essais de critique philosophique, Seth affirme, à l'intérieur d'un développement consacré à Kant, que le sujet n'existe qu'à travers le monde et que le monde n'existe qu'à travers le sujet. Le sujet et le
monde constituent la même réalité envisagée de points de vue différents
mais nous ne devons jamais perdre de vue le fait que l'unité (ou identité)
primordiale ne peut être saisie que du point de vue du sujet (ou personne) . Comme l'a dit Hastings Rashdall quelques années plus tard,
« l'idée que nous nous faisons de la personne est donc l'idée d'une conscience qui pense, qui a une certaine permanence, qui se distingue de ses
propres expériences successives et de toutes les autres consciences, enfin et
surtout, qui agit. Une personne est un être conscient, permanent, distinct,
individuel et actif» . Aux yeux des Idéalistes subjectifs, Bradley et Bosanquet représentaient la menace la plus dangereuse pour l'intégrité du sujet.
Ils reprochèrent bien entendu à Bradley d'avoir semé le doute sur l'utilité
possible de l'idée de personne dans toute entreprise visant à englober et à
comprendre l'expérience comme unité dans la diversité et d'avoir défini
l'Absolu comme quelque chose d'inconnaissable, qui se situait au-delà de
l'expérience humaine et qu'il qualifiait de « simple » apparence. D'un côté,
Seth tenait Bradley en grande estime car il avait su affranchir l'Idéalisme
britannique de ses serviles imitations de Hegel, mais il critiqua sévèrement
son manque de précision et son incapacité à démontrer de manière plus
explicite la proposition selon laquelle toutes les contradictions sont résolues
dans l'absolu et toutes les différences se trouvent fusionnées et dépassées.
On esquive le problème de l'unification de la multiplicité des sujets et de la
diversité de l'expérience en admettant qu'on ne sait certes pas comment
cela se fait, mais en reconnaissant par ailleurs que, d'une manière ou
d'une autre, cela se fait bel et bien .
Les Idéalistes subjectifs ou personnels, qui critiquaient la tendance de
l'Idéalisme absolu à sous-évaluer l'individu et à lui faire courir le danger
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1. Andrew Seth, « Philosophy as Criticism of Categories », Essays in Philosophical
Criticism,
Andrew Seth et R. B. Haldane (éd.) (Londres, Longmans Green, 1883), p. 38.
2. Hasting Rashdall, Personal Idealism, Henry Sturt (éd.) (Londres, Macmillan, 1902), p. 372.
3. Andrew Seth, « A New Theory for the Absolute », in Man's Place in the Cosmos (Edimbourg,
Blackwood, 1897), p. 1 8 8 .
1
de se voir absorber par l'Absolu , reconnaissaient qu'ils partageaient plus
d'affinités avec certains théoriciens du monisme qu'avec d'autres . Henry
Sturt, de son côté, considérait que Jones et Josiah Royce étaient moins
coupables que d'autres du péché d'Idéalisme. Sturt estimait que le mouvement auquel il appartenait s'éloignait moins de l'Idéalisme de Green, de
Bosanquet et de Bradley qu'il ne le prolongeait en réalité. A la suite de
Rudolph Eucken, Boyce Gibson affirme que l'Idéalisme subjectif admet la
thèse centrale de l'Idéalisme absolu selon laquelle le réel est rationnel mais
seulement « du point de vue de l'expérience subjective » . Pour l'Idéalisme
absolu et l'Idéalisme personnel, l'ennemi commun était le naturalisme,
mais l'Idéalisme absolu avait deux points faibles majeurs. Tout d'abord, il
critiquait l'expérience humaine, non pas à partir d'elle-même, « mais du
point de vue chimérique et impraticable de la nature humaine » . Ensuite,
il refusait de reconnaître la volonté humaine à sa propre valeur. Aux yeux
de Seth, l'Idéalisme absolu présentait le danger de faire perdre toute signification à l'individu .
Pourtant, en dépit des critiques, l'Idéalisme absolu demeura le courant
dominant au sein du mouvement idéaliste. La plupart des philosophes britanniques majeurs, même les représentants de la nouvelle génération,
comme Collingwood et Oakeshott, ont écrit des textes de cette veine.
2
3
4
5
LA DYNAMIQUE DE L'ÉVOLUTION
À la lecture des Idéalistes, on est souvent frappé par la fréquence à
laquelle ils mentionnent, quand ils ne les abordent pas directement, les
problèmes de la théorie évolutionniste. On ne s'en étonnera pas si l'on
songe à la prééminence qu'avait acquise cette forme de pensée à la fin du
x i x siècle. L'évolution fut la première théorie scientifique à présenter un
caractère relativement accessible pour le public cultivé, en même temps
qu'elle représentait un véritable objet de curiosité. Dans la théorie de
l'évolution, l'unité de la Nature et de l'Esprit offrait la possibilité d'une
forme d'explication commune aux sciences naturelles et aux sciences
sociales. L'attrait exercé par cette manière si globalisante de penser la totae
1. Seth, par exemple, récusait l'idée défendue par l'Idéalisme absolu de « l'unification de la
conscience au sein d'un Être unique ».
2. On trouve chez les Idéalistes subjectifs des divergences internes beaucoup plus importantes encore que celles qui opposent les Idéalistes absolus. Parmi les défenseurs les plus célèbres de
l'Idéalisme subjectif ou personnel, on trouve Andrew Seth Pringle-Pattison, Hastings Rashdall,
Henry Sturt, W . R. Boyce Gibson, l'Américain Band Blanchard et James Ellis McTaggart, auteur
à part.
3. W . R. Boyce Gibson, « A Peace Policy for Idealists », The Hibbert Journal, 5 (1906-1907),
p. 4 0 9 .
4. Henry Sturt (éd.), Personal Idealism : Philosophical Essays (London, Macmillan, 1902), p. X.
5. A. Seth Pringle Pattison, The Idea of God in the Light of Recent Philosophy (Oxford, Clarendon
Press, 1920), p. 2 6 6 .
lité de l'expérience était presque irrésistible. Cette pensée trouva une
expression aussi bien en biologie, en géologie, en paléontologie et en
anthropologie qu'en histoire, en philosophie, en poésie et même en religion . En poésie par exemple, les œuvres de Tennyson, de Browning, de
Matthew Arnold, d'Edward Fitzgerald et d'Algernon Charles Swinburne
exploitent largement les images et les idées véhiculées par l'évolution .
On a beaucoup exagéré la part de l'influence qu'exerça Darwin sur les
évolutionnistes . Longtemps avant lui en effet, ainsi que Darwin lui-même
l'a par ailleurs reconnu, de nombreux et éminents savants avaient envisagé
et pris au sérieux des thèses à caractère évolutionniste . Jean-Baptiste
Lamarck affirmait ainsi en 1809 que les espèces évoluaient et se transformaient. La pensée idéaliste reprit les images et le vocabulaire de l'évolution pour renforcer ses propres conclusion. L'évolution constituait une
forme de pensée extrêmement malléable que l'on pouvait invoquer pour
étayer presque n'importe quelle thèse, et dont les derniers avatars sont la
sociobiologie popularisée par Richard Dawkins et la théorie sociologique
de W. G. Runciman. À l'époque de la première génération des Idéalistes
britanniques, le débat politique était profondément marqué par le vocabulaire de l'évolution. On utilisait ce vocabulaire en politique pour défendre
des positions socialistes ou anarchistes aussi bien que des positions individualistes extrêmes. Les noms d'Herbert Spencer, de Leslie Stephen et de
Benjamin Kidd étaient familiers aux classes instruites de Grande-Bretagne
et l'on invoquait souvent des biologistes comme Lamarck, Darwin, Wallace et Huxley dans des débats sur des questions de politique sociale, de
pauvreté, de démocratie, d'impérialisme, de responsabilité sociale ou
d'éducation. Tout débat sérieux sur une question de société était imprégné
des idées issues de la théorie lamarckienne des caractères héréditaires,
qu'on évoquait soit en les associant à la sélection naturelle darwinienne,
soit en les y opposant.
Par ailleurs, la biologie populiste de Herbert Spencer, bien que conçue
d'un point de vue philosophique (celle-ci, d'une manière assez évidente, ne
se fonde que superficiellement sur la recherche empirique et ne s'applique
à la société que par analogie), n'en fut pas moins reçue avec un immense
enthousiasme par le public lettré. Comme Darwin, Spencer fut largement
redevable à la théorie malthusienne de la population de l'engouement que
1
2
3
4
1. Le succès de la philosophie de Darwin fut bien sûr rendu possible par les grandes avancées accomplies dans les domaines de la géologie et de l'archéologie. Celles-ci établirent que la
datation chrétienne de la création, estimée à un peu plus de quatre mille ans, ne constituait
qu'une sous-évaluation grossière.
2. Lionel Stevenson, « Darwin among the Poets » (1932). Réimprimé in Darwin, recueil
d'articles sélectionnés et édités par Philip Appleman (New York, Norton, 1979), p. 5 1 9 .
3. J . W . Burrow, Evolution and Society : A Study in Victorian Social Theory (Cambridge, Cambridge
University Press, 1966), p. 20 et 100.
4. Darwin joignit à la troisième édition de son Origine des espèces (1862) un aperçu historique
des travaux de ses précurseurs, qu'il augmenta au fil des éditions ultérieures.
suscitèrent ses théories évolutionnistes. Dès 1852, Spencer tira une nouvelle interprétation de la théorie malthusienne du développement social.
Alors que Malthus avait affirmé que les pressions exercées par la population imposent des limites au développement de la société et conduisent à
un équilibre, Spencer infléchit ce raisonnement en soutenant que les pressions exercées par la population créent une compétition qui conduit à
l'élimination des inadaptés et au progrès humain . Spencer, tout comme
Darwin par ailleurs, était ainsi fréquemment cité, non comme l'initiateur
de la théorie évolutionniste mais comme son vulgarisateur le plus efficace .
La question de l'hérédité constitua la pomme de discorde entre les évolutionnistes. La sélection naturelle élimine-t-elle les individus les moins bien
adaptés à leur environnement, laissant les survivants transmettre leurs qualités à leur descendance, ou bien est-ce l'environnement qui opère des
modifications sur les organismes, selon leur utilité ou leur inutilité, celles-ci
devenant ensuite héréditaires ? Les deux formes d'explications sont ainsi
évoquées dans les théories politiques de Walter Bagehot et de Spencer.
Bien que la paternité de l'expression « la survie des mieux adaptés »
revienne à Spencer et que Darwin en soit venu à préférer cette même
formule à celle de « lutte pour la vie » qu'il avait pourtant lui-même
inventée, Spencer croyait beaucoup moins à la vertu explicative de la
notion de sélection naturelle qu'à la théorie lamarckienne des caractères
héréditaires.
1
2
Les Idéalistes britanniques ont généralement eu tendance à rejeter le
principe lamarckien des caractères héréditaires ou, du moins, à lui accorder peu d'attention, tout en reconnaissant par ailleurs que l'environnement
exerçait une influence forte sur la personnalité humaine. La sélection naturelle, écrit David Ritchie, est un « fait indéniable » et, dans la mesure où la
théorie des caractères héréditaires reste incertaine, nous devrions éviter de
rechercher des explications douteuses ou inconnues quand nous en avons
qui nous sont connues et qui nous suffisent . On considérait ainsi que la
sélection naturelle était à l'œuvre dans la nature et dans la société. Les
êtres humains héritent de capacités qui peuvent être développées ou
diminuées par l'environnement social ou par la civilisation qui leur
échoient, mais non pas, d'un point de vue biologique, par les générations
successives. Le langage, affirme Ritchie, rend possible la transmission d'un
type d'expérience dont on ne peut hériter par la seule biologie. La conscience, la capacité à réfléchir et le langage confèrent à l'homme un
énorme avantage dans la lutte pour la vie. C'est cependant l'hypothèse de
3
1. Herbert Spencer, « A Theory of Population Deduced from the General Law of Animal
Fertility », Westminster Review, LVII (1852), et « The Development Hypothesis », réimprimé in Essays
(New York, Appleton, 1907).
2. David Ritchie, Darwin and Hegel with other Philosophical Studies (London, Swan Sonneschein,
1893), p. 42.
3. De tous les Idéalistes britanniques, David Ritchie fut probablement celui qui aborda de la
manière la plus prolifique et la plus intéressante la question de l'évolution.
la sélection naturelle qui rend le mieux compte de l'origine de ces pouvoirs
humains ou capacités humaines .
Ritchie et la plupart des Idéalistes britanniques qui écrivirent sur la
théorie de l'évolution en rejetèrent les versions naturalistes ; ils récusèrent
également la dichotomie qu'avait posée T. H. Huxley entre l'évolution
naturelle et l'évolution éthique. Au nom du principe hégélien d'unité (voir
la section précédente), ils ne pouvaient accepter le dualisme de la Nature
et de l'Esprit. Dans la perspective de Hegel, la partie ou le détail ne peut
être compris que si on le considère comme l'élément d'une totalité. On ne
comprend de manière satisfaisante les premières étapes d'un processus que
lorsqu'on les perçoit comme les premières étapes d'un processus plus parfaitement développé. Cette idée se vérifie dans tous les domaines spécialisés du savoir . Selon Ritchie par exemple, la théorie évolutionniste de
Spencer ne tenait pas compte de la thèse aristotélicienne qui affirme que la
véritable nature d'une chose ne réside pas dans son origine mais dans sa
finalité . Edward Caird exprime sensiblement la même idée lorsqu'il
affirme avec force que, « en première analyse tout au moins, nous devons
lire le développement du présent vers le passé et non du passé vers le présent. C'est dans l'étape qui suit que nous devons trouver la clé de la signification de l'étape qui précède » . Ailleurs, il affirme que l'Esprit ne peut
être envisagé en termes de matière et que la matière elle-même ne peut
devenir intelligible que dans le contexte d'un Monde Spirituel . De même,
Henry Jones, développant une pensée analogue, affirme que l'évolution
n'est qu'un des mots possibles pour désigner le développement de l'Esprit.
L'évolution est l'hypothèse qui procure « le concept méthodologique par
lequel nous nous rendons intelligible le processus que suit l'esprit devenant
libre » .
Au moment où Collingwood et Oakeshott réexposent magistralement
les thèses de l'Idéalisme, la popularité de ce dernier aussi bien que celle de
la théorie évolutionniste ont considérablement diminué au sein de la
société. Pourtant, on trouve encore à l'œuvre, chez ces défenseurs tardifs
de l'Idéalisme, le principe hégélien de manifestation, à savoir l'idée qu'il
faut comprendre ce qui précède en fonction de ce qui suit ; le vocabulaire
ouvertement évolutionniste a néanmoins été largement jeté par-dessus
bord. En fait, ces penseurs tendent tous deux à affirmer l'autonomie et
1
2
3
4
5
6
1. D. G. Ritchie, Darwinism and Politics (Londres, Swan Sonnenschein, 1901), p. 1 0 0 - 1 0 1 et
131-132.
2. Voir Ritchie, Darwin and Hegel, p. 4 7 .
3. D. G. Ritchie, The Principles of State Interference, 2 éd. (Londres, Swan Sonnenschein, 1896),
p. 44.
4. Edward Caird, The Evolution of Religion (Glasgow, Maclehose, 1899), vol. I, p. 4 5 .
5. Edward Caird, The Critical Philosophy of Kant (Glasgow, Maclehose, 1889), vol. I, p. 35.
6. Henry Jones, Idealism as Practical Creed (Glasgow, Maclehose, 1909), p. 29. Jones affirme ailleurs que l'idée d'évolution a eu pour effet de « transfigurer le monde », in Henry Jones, Working
Faith of the Social Reformer, p. 36.
e
l'intégrité de l'histoire comme forme de connaissance et à s'opposer à
toute tentative la remettant en cause par l'importation de méthodes scientifiques naturalistes .
1
RELIGION ET
PHILOSOPHIE
Les Idéalistes britanniques considéraient généralement la religion
comme inextricablement liée au processus de réalisation de l'esprit par luimême. Encore une fois, cette idée s'inspirait largement de Hegel. Pour de
nombreux Idéalistes, Dieu dans le monde est immanent (cette conception
pouvait avoir de nombreuses et diverses ramifications théologiques). Le
divin et l'humain constituent l'unité spirituelle et indissociable du monde.
Pour T. H. Green et David Ritchie par exemple, le Christ s'est incarné
dans le monde, reflétant l'unité de Dieu et de l'Homme. Selon Ritchie,
Dieu n'est pas seulement le Créateur, il s'est aussi révélé en se faisant
homme . Selon Green, Christ « mort pour nous » signifie en d'autres termes que nous avons développé une nouvelle conscience intellectuelle qui
transforme la volonté et les actes de l'homme et donne les bases d'une
nouvelle vie morale. Le Christ fut ce que tous les hommes étaient en puissance. La figure du Christ participait donc de l'éternelle objectivation de
Dieu dans le monde. Voilà en quoi consistait, pour de nombreux Idéalistes, l'idée chrétienne fondamentale. La religion devint une morale en
action. Telle était l'essence du sujet libre, du citoyen chrétien. Le mouvement qui suscita l'apparition de ce sujet libre n'était autre que le déploiement d'énergie qui avait conduit à la Réforme et aux événements qui
s'ensuivirent. Ainsi, Green allait jusqu'à affirmer que l'on pouvait mesurer
la valeur morale d'une existence à l'aune des efforts que l'individu consentait à faire en vue d'accomplir l'œuvre de Dieu dans le monde en réalisant
ses propres potentialités et en contribuant au bien commun. La réforme
sociale et le développement moral étaient donc étroitement associés à
l'accomplissement religieux personnel, selon une conception de la religion
essentiellement civique.
Il ne s'agit pas pour autant d'affirmer que les Idéalistes partageaient
tous les mêmes conceptions religieuses. Sur la question de la relation de
Dieu à l'Absolu par exemple, les divergences étaient sérieuses. Pour Bradley, comme on l'a dit, la signification de Dieu était liée à la conscience
religieuse. L'Absolu, quant à lui, était l'expérience dans sa totalité. Lui
vouer un culte, c'était le transformer en un objet et, par conséquent, le
placer en deça de l'infini. Attribuer à Dieu une personne revient à postuler
un sujet et une « altérité » qui n'est pas omnipotente. Pour Bradley, la reli2
1. Voir David Boucher, « Human Conduct, History and the Social Sciences in the Philosophy of Michael Oakeshott and R. G. Collingwood», New Literary History, 2 4 (1993).
2. David G. Ritchie, Philosophical Studies (London, Macmillan, 1905), p. 2 4 1 .
gion constituait une forme contradictoire d'expérience, car celle-ci exige
l'idée d'un Dieu parfait et la rejette à la fois . Henry Jones, de son côté,
soutenait contre Bradley que l'unité de l'Absolu n'implique pas la dissolution de la personne même, mais plutôt la fusion de volontés capables de
s'unir librement. L'Absolu se réalise donc dans des unités finies, et il se
réalise d'autant mieux si celles-ci sont spirituelles. L'homme n'est ce qu'il
est qu'en vertu de la présence de Dieu en lui.
La théorie évolutionniste a entretenu des liens profonds avec les
convictions religieuses hétérodoxes de l'Idéalisme. Pour beaucoup d'Idéalistes en effet, l'idée d'évolution permettait de comprendre d'autant mieux
Dieu et l'expérience religieuse. Ainsi, pour Edward Caird, la théorie de
l'évolution comble l'écart entre le présent et le passé, révélant l'unité au
sein de la diversité des hommes en identifiant « le principe spirituel unique
continuellement à l'œuvre dans la vie de l'homme à partir des formes
changeantes qu'il a empruntées au cours de son histoire » . De même pour
Jones, « l'évolution suggère une solution au dualisme suprême établi entre
l'esprit et ses objets, et contient la promesse d'un secours illimité à la foi
religieuse » .
1
2
3
IDÉALISME, MORALITÉ ET SOCIÉTÉ
Quoique certains critiques du X I X et du X X siècle se soient élevés
contre Hegel pour lui reprocher les implications pratiques de sa philosophie politique, il était clair dans l'esprit de Hegel lui-même que la philosophie n'avait qu'une faible contribution à apporter à la vie pratique.
Dans ses Principes de la philosophie du droit par exemple, il affirme que la philosophie arrive toujours trop tard pour donner un quelconque avis pratique . En revanche, pour de nombreux Idéalistes britanniques et à quelques exceptions près (notamment Bradley, McTaggart et Oakeshott), la
philosophie est intégralement liée à la vie pratique et doit s'orienter vers
l'amélioration des conditions sociales . Henry Jones, par exemple, pensait
que la tâche la plus importante d'un philosophe était d'améliorer la condition des personnes laborieuses ordinaires . On a d'ailleurs fréquemment
imputé aux Idéalistes britanniques une influence dominante dans le développement de la théorie et de la pratique du travail social. Ils affirmèrent
e
e
4
5
6
1. Bradley, Essays on Truth and Reality (Oxford, Clarendon Press, 1935), p. 2 4 1 .
2. Caird, Evolution of Religion, vol. I, p. X. Cf. p. 24-25 et 27.
3. Henry Jones, A Faith that Enquires, p. 98.
4. G. W . F. Hegel, The Philosophy of Right, trad. T. M. K n o x (Oxford, Oxford University
Press, 1971), p. 7.
5. Henry Jones, par exemple, considérait que le but pratique devait être assez général pour
que l'univers entier participe au processus. Voir Henry Jones, « Francis Hutcheson », discours
prononcé à l'Université de Glasgow à l'occasion du Commemoration Day du 18 avril 1906 (Glasgow,
Maclehose, 1906), p. 20.
6. Henry Jones, Working Faith of the Social Reformer, p. X.
l'unité de la théorie et de la pratique et la pertinence de la philosophie
face aux problèmes sociaux . De nombreux Idéalistes s'engagèrent aussi
directement en faveur d'un accès plus étendu à l'université pour les hommes et les femmes de la société tout entière. Par ailleurs, la pensée sociale
et politique des Idéalistes occupa une place centrale dans le développement de la théorie de l'administration publique jusqu'à une époque
avancée de l'entre-deux-guerres . Comme l'a noté R. G. Collingwood dans
son Autobiographie, l'influence majeure qu'exerça T. H. Green sur toute une
génération d'étudiants consista à envoyer dans la vie publique « un grand
nombre d'anciens disciples habités par la conviction que la philosophie [...] était une chose importante, et que leur vocation était de mettre
celle-ci en pratique [...] On pourrait considérer qu'à la faveur de cette
influence exercée sur l'esprit de ses disciples, la philosophie de l'école de
Green, à partir de 1880 et jusqu'aux environs de 1910, a pénétré et
fécondé toutes les composantes de la vie nationale » . Après sa mort, survenue en 1882, Green laissa également un puissant héritage ainsi qu'une
part de mythe concernant ses réussites pratiques, qui perdurèrent jusqu'au
début du X X siècle : un grand nombre d'universitaires, d'hommes
d'Église, d'hommes politiques et de fonctionnaires, des hommes tels que
Herbert Asquith, Edward Grey, Alfred Milner, Arthur Acland, A. C. Bradley, Arnold Toynbee, Bernard Bosanquet, R. L. Nettleship, J . H. Muirhead, Charles Gore et Henry Scott Holland furent en effet des disciples de
Green, et s'imprégnèrent de son éthos pratique.
Par leur culture religieuse, de nombreux Idéalistes se sont montrés souvent favorables à l'idée d'accomplir des « œuvres pratiques » ou des
« devoirs de citoyenneté ». Caird, Green, Muirhead, Jones, Watson et
Mackenzie connurent tous étant jeunes des aspirations au ministère religieux avant de succomber à la tentation de la philosophie . L'Idéaliste subjectif W. R. Boyce Gibson a exprimé avec justesse le sentiment idéaliste.
Pour lui, l'application de la pensée spéculative aux sphères de l'éducation,
de la sociologie et de l'économie révélait clairement une valeur pratique. Il
insista par ailleurs sur l'ampleur du besoin qu'avait la religion de la philo1
2
3
e
4
1. Andrew Vincent et Raymond Plant, Philosophy, Politics and Citizenship : The Life and Thought
of the British Idealists (Oxford, Blackwell, 1984), p. 1 1 6 .
2. Jose Harris, « Political Thought and the Welfare State 1 8 7 0 - 1 9 4 0 » , Past and Present, 135
(1992), p. 123 ; voir aussi Vincent et Plant, Philosophy Politks and Citizenship.
3. R. G. Collingwood, Autobiography (Oxford, Clarendon Press, 1970), p. 1 4 - 1 7 .
4. En dépit des pressions exercées par son père pour qu'il rejoigne le ministère anglican,
l'idée de se faire prêtre dissident ne traversa que fugacement l'esprit de Green. De même,
l'élément religieux n'occupe pas le premier plan chez McTaggart et chez Bradley, ni même non
plus chez Bosanquet, qui fut l'un des réformateurs sociaux principaux au sein du mouvement
idéaliste. Les conceptions religieuses de Green furent néanmoins largement reçues par la plupart
des Idéalistes. Vincent et Plant en résument l'idée principale dans les termes suivants : « Rechercher une vie plus grande que celle qui est la nôtre, trouver le meilleur de ce que nous connaissons,
chercher à ne pas perdre de vue l'idéal dans toutes nos activités quotidiennes, civiques et personnelles, unir le fini et l'infini, telles étaient les conceptions religieuses primordiales que partageaient
254
les philosophes idéalistes» (Philosophy, Politics
and Citizenship,
p. 16-17).
sophie, notamment dans son effort pour reconstruire rationnellement la vie
religieuse par l'intermédiaire de concepts comme l'amour, la communion
et la rédemption. En cela, affirme-t-il, la frontière séparant la philosophie
de la théologie peut devenir perméable .
Les individualistes du X I X siècle envisageaient la société soit comme
un agrégat d'atomes séparés soit comme un organisme. Les théories idéalistes, considérant la société comme une communauté, durent donc combattre à la fois l'individualisme utilitariste et l'individualisme libéral organiciste de Herbert Spencer et Leslie Stephen. L'utilitarisme était l'un des
modes de pensée dominants. Bradley et Green, parmi d'autres, lui reprochèrent son incapacité à rendre compte de l'activité morale et politique.
La morale, pour l'Idéalisme, a toujours un caractère social. L'action
morale implique une attention à l'autre marquée par la réciprocité, et non
le simple désir d'éprouver un sentiment privé tel que le bonheur ou
l'utilité. Green et Bradley associent tous deux la moralité au fait de se réaliser soi-même ; à l'inverse du plaisir, ce fait constitue l'objet de l'action
morale. Bradley affirmait ainsi que le fait de se réaliser soi-même constituait un devoir moral. Nous avons pour devoir de nous réaliser nousmêmes le mieux possible. Le fait de se réaliser soi-même est ainsi directement associé au bien commun. Le bien commun est inconcevable en
dehors de l'appartenance à une société, et le sujet qui doit se réaliser à travers son activité morale est « déterminé, caractérisé et constitué par sa
relation avec les autres » .
La théorie individualiste ne voyait pas nécessairement la société
comme un simple agrégat. Spencer et Stephen considéraient ainsi que
l'individualisme demeurait insatisfaisant s'il ne tenait pas compte du facteur social et s'il ne comprenait pas la société comme un organisme. Ils
cherchèrent donc tous deux simultanément à appliquer la métaphore organiciste à la société, sans réussir ni l'un ni l'autre à se libérer du naturalisme . Pour les Idéalistes, ils négligeaient en effet la nature spirituelle de
l'organisme social, qui n'est ni mécanique ni biologique, mais dépend de la
relation que chaque personne entretient avec chaque autre personne. Les
muscles et les ligaments de la société sont les idées morales et les relations
de personne à personne, sans lesquelles une société ne serait qu'un simple
agrégat. Pour tous les Idéalistes britanniques, l'État est constitué de nombreux organismes sociaux, la famille, la classe, le clan, l'église, ou encore la
cité, et chaque individu appartient inévitablement à de multiples groupes
et associations. Chaque organisme social, écrit Ritchie, se trouve ainsi
engagé dans une forme de combat pour la vie, et lutte pour obtenir l'allé1
e
2
3
1. Boyce Gibson, « A Peace Policy for Idealists*, p. 4 0 7 .
2. Bradley, Ethical Studies (Oxford, Clarendon Press, 1962), p. 1 1 6 . Cf. Green, Prolegomena to
Ethics (Oxford, Clarendon Press, 1907), sect. 184.
3. Leslie Stephen, « Ethics and the Struggles for Existence », Contemporary Review, 6 4 (1893),
p. 165.
1
geance de ses membres . L'État, pour les Idéalistes, n'est donc pas uniquement l'appareil du gouvernement ; il englobe aussi la totalité de l'organisme social. Par ailleurs, comme le suggère Bosanquet, il est important
de distinguer l'État dans son caractère idéal de l'État comme fait empirique. En associant la souveraineté à l'État, les Idéalistes posaient l'existence d'une volonté générale, qui constituait la « volonté réelle » de la
communauté, manifestation de la volonté réelle de chaque individu. La
société organisée est perçue comme l'incarnation d'un idéal de vie,
s'ajoutant à cet autre idéal qu'est la volonté de poursuivre les fins plus élevées et plus gratifiantes que tout individu peut atteindre de son propre
chef .
Pour les Idéalistes, l'État est donc un agent moral, qui formule des
idéaux et des projets qu'il met en œuvre en vue de l'amélioration de la
société dans son ensemble. Ritchie conçoit ainsi l'État comme le représentant le plus adéquat de la volonté générale au sein de la communauté .
Pour Bosanquet, l'État est le défenseur des droits qui sous-tendent toute
bonne vie. Sans l'État, l'individu n'est rien. Pour autant, l'individu n'a pas
à lui vouer une obéissance aveugle. Contrairement à ce qu'en ont pensé
des critiques tels que Herbert Laski, C. E. M. Joad, L. T. Hobhouse et
J . A. Hobson, l'État n'est pour les Idéalistes un Absolu moral que lorsqu'il
agit conformément à son rôle de promoteur et de défenseur du bien
commun. Comme Jones l'a répété avec insistance, aucun individu ne peut
déléguer sa propre responsabilité et se soustraire à l'évaluation de ce qui
est juste et ce qui ne l'est pas . Quand des raisons morales sont en jeu, on
doit s'opposer aux États qui contreviennent à leur rôle et adoptent des attitudes factionnaires. Green, de son côté, n'impose au citoyen aucun devoir
inconditionnel d'obéissance aux lois, « puisque ces lois peuvent se trouver
en contradiction avec la véritable finalité de l'État qui doit être source
d'harmonie pour les relations sociales » . Il faut ici se rappeler que Green
admirait beaucoup l'énergie et l'œuvre révolutionnaires de la guerre civile
anglaise. Il reconnaissait que la résistance, dans certaines circonstances,
était absolument nécessaire. De même, Ritchie affirmait que si une loi
venait s'opposer à la conscience d'une personne, il fallait lui désobéir coûte
que coûte, faute de quoi l'estime que la personne avait pour elle-même, de
même que son caractère, s'en trouveraient altérés. L'État, cependant, ne se
2
3
4
5
1. D. G. Ritchie, «Social Evolution», International Journal of Ethics, VI (1896), p. 1 6 8 .
2. D'après J . H. Muirhead, la meilleure formulation de cette idée se trouve dans l'essai de
Bosanquet intitulé « The Reality of the General Will », voir J . H. Muirhead, « Recent Criticism
of the Idealist Theory of the General Will », parties I, II et III, Mind, xxxiii (1924). Sur l'essai
de Bosanquet, voir The British Idealists (Cambridge, Cambridge University Press, 1997), éd.
D. Boucher.
3.
4.
5.
1917),
Ritchie, The Principles of State Interference, p. 138.
Henry Jones, The Principles of Citizenship (Londres, Macmillan, 1919).
T. H. Green, Lectures on the Principles of Political Obligation (Londres, Longmans Green,
p. 148.
reconnaissait nul devoir envers l'individu, et la résistance d'un individu
pouvait en réalité ne se voir justifiée qu'avec le temps.
Pour la grande majorité des Idéalistes, la liberté et l'individualité sont
inextricablement liées à la citoyenneté, ou encore à l'idée du développement personnel au sein d'un État civilisé. La liberté n'est donc pas associée
à l'absence de contraintes, mais plutôt à l'action qui s'accomplit en accord
avec le bien élevé, ou volonté générale de la communauté. La liberté est
certes associée au choix, mais l'action rationnelle de la personne implique
la réalisation de choix conformes à ses intérêts élevés. L'existence de la
pauvreté, de la misère sociale et de conditions de travail épouvantables se
révélait tout simplement incompatible avec ces idéaux. Il fallait subordonner l'économie à la morale, et l'État, garant de la communauté morale,
devait jouer un rôle actif en réunissant les conditions dans lesquelles cette
transformation pouvait avoir lieu. Les droits appartiennent donc toujours
aux individus membres d'une communauté. Ils sont des revendications
légitimes reconnues comme rationnelles et nécessaires au bien commun.
Les Nouveaux Libéraux des années 1906-1914 tels que J . A. Hobson,
L. T. Hobhouse, H. A. L. Fisher, C. F. G. Masterman, H. W. Massingham et, dans une certaine mesure, Herbert Asquith, partageaient généralement et à bien des égards les idéaux politiques et moraux de Green,
Caird, Ritchie, Bosanquet, Jones et Haldane, même s'ils se méfiaient de la
thèse idéaliste concernant le caractère moral et la supériorité de l'État
comme personne . Ils reconnaissaient largement que le libéralisme avait le
devoir d'élever tous les membres de la société à une existence civilisée.
Cette idée impliquait nécessairement une intervention étatique et, sur la
question du degré d'intervention souhaitable, les divergences étaient fortes.
Dans le camp idéaliste, Green et Bosanquet étaient beaucoup moins
ouvertement interventionnistes que Ritchie, Jones ou Haldane. Les désaccords portaient toujours sur la question du bon équilibre entre la responsabilité individuelle et la responsabilité collective. Ainsi, Bosanquet souhaitait
une société civilisée exerçant sa volonté à travers l'État en encourageant
l'amélioration de la condition de ses membres, dans une mesure qui
n'affaiblirait pas le « caractère » de l'individu. Comme Muirhead l'a fait
remarquer, « ce que l'État pouvait se proposer de faire, c'était d'écarter les
obstacles à la libre action de ce que les moralistes, faute de terme plus
approprié, appellent la "conscience", faculté qu'un collectivisme hâtif et
inconsidéré aurait plus vite fait d'étouffer que d'épanouir » . Dans un autre
contexte, cette lecture de l'État évoquait une certaine lecture libérale du
socialisme, qui fut développée dans les écrits de Henry Jones, d'Edward
Caird et de David Ritchie entre autres.
1
2
1. Pour une étude plus complète sur ces thèmes, voir Vincent et Plant, Philosophy Politics and
Citizenship. Sur les Nouveaux Libéraux, voir surtout le chapitre 5.
2. J . H. Muirhead, Refactions
by a Journeyman
in Philosophy (Londres, Allen & Unwin, 1942),
p. 1 6 0 .
Ainsi, Jones, tout comme un bon nombre de ses collègues idéalistes
dont Caird lui-même, opérait une distinction entre le socialisme véritable
et le faux socialisme. Le véritable socialisme était par nature éthique et
communautaire, et réunissait les conditions du développement moral de
l'individu. Le faux socialisme ne laissait aucune latitude à la liberté individuelle. Pour beaucoup des Idéalistes préoccupés par le civisme, c'étaient
les grandes villes, confrontées aux conséquences d'une croissance industrielle accélérée, qui avaient à se confronter au problème de la juste
« intervention » de la communauté pour remédier à la détresse des défavorisés. Les Idéalistes refusaient de se soumettre à l'idée d'une opposition
absolue entre individu et État. Le véritable individualisme, qui consiste à
réaliser par soi-même ses propres potentialités dans le contexte de la
société, trouvait un soutien dans le véritable socialisme, qui utilisait l'État
pour faire progresser la liberté de choix des personnes en écartant les obstacles dressés contre cette liberté. Pour les Idéalistes, la morale présuppose
la liberté de choix. La nécessité peut occasionner des faits qu'on peut
condamner comme mauvais, mais ces faits ne peuvent plus être immoraux
dès lors que l'acteur a été privé de l'élément du choix. L'État libéral socialiste ne pouvait rendre moraux les individus, mais il pouvait enlever les
obstacles s'opposant à la réalisation du sujet. Pour Green et Muirhead, le
progrès social dépendait de la capacité de l'individu à faire siennes les
conditions extérieures et à en tirer le meilleur parti. L'action de l'État ne
pouvait être ni exclue ni décrétée a priori, elle devait en fait être jugée selon
ses mérites. Ainsi, pour Henry Jones, il fallait évaluer l'action étatique en
fonction de la contribution que le législateur pouvait apporter à la moralisation des relations sociales existantes ; à cet égard, ses conceptions se rapprochent directement du socialisme chrétien de R. H. Tawney .
Nous ne devons cependant pas perdre de vue pour autant les divergences considérables qui opposaient les Idéalistes sur la question de la latitude
dont devait bénéficier l'action étatique. Bosanquet et Green insistent
beaucoup sur la nécessité pour les individus de s'assumer eux-mêmes.
L'amélioration des conditions de logement n'améliore pas en elle-même le
caractère moral des personnes. Il faut que celles-ci aient la volonté de
s'améliorer. Mais tandis que Bosanquet défendait une ligne plutôt dure
et non interventionniste au sujet du problème de l'assistance publique,
d'autres Idéalistes tels que Jones et Muirhead, envisageaient d'un œil
beaucoup plus favorable l'extension de l'assistance publique . On notera
ici avec profit que Collingwood s'est lui aussi fortement inscrit dans la tradition libérale sociale (représentée par Jones et Muirhead), et qu'il pensait
1
2
e
1. Tawney exerça une forte influence sur le socialisme britannique du XX siècle.
2. Sur l'œuvre de Bosanquet, voir Andrew Vincent, « The Poor Law Reports of 1 9 0 9 and
the Social Theory of the Charity Organization Society», Victorian Studies, vol. 2 7 , n° 3 (1984),
réimprimé in Before Beveridge : Welfare before the Welfare State (London, Institute of Economic Affairs,
1999), éd. David Gladstone.
que des inégalités flagrantes de richesse reflétaient l'existence de rapports
de forces inégaux, qui minaient véritablement le développement individuel
et la liberté de choix. Pour Collingwood, l'État avait donc à jouer un rôle
positif en éliminant la force qui s'exerçait dans les relations entre les individus au sein d'un même corps politique et entre des corps politiques différents. A l'inverse, Oakeshott (qui se situe plus dans la lignée de Bosanquet
et de Green) se montrait favorable à une conception plus limitative de
l'activité de l'État, selon laquelle ce dernier devait se borner à fait respecter des lois sans caractère interventionniste, réunissant seulement les conditions d'une initiative ou d'un choix individuels.
CONCLUSION
En résumé, l'Idéalisme britannique comme mouvement philosophique
a joué un grand rôle culturel au sein d'une société qui éprouvait les effets
d'une industrialisation, d'une modernisation et d'une laïcisation rapides et
globales. Il fit contrepoids à des théories au caractère plus abrupt, telles
que l'individualisme et le libéralisme fondé sur le modèle marchand, et à
des thèses utilitaristes quelque peu téméraires, pour proposer à leur place
une philosophie qui insistait sur l'importance de la cohésion sociale et du
rapprochement de la relation entre l'individu et la responsabilité collective,
répondant ainsi à un besoin très fortement ressenti. L'accent qu'il mit sur
l'importance d'une citoyenneté sociale active a constitué un thème important de la politique du début du X X siècle, des droits de la personne et de
la théorie du bien-être commun. Contre la vision de l'humanité propagée
par les théories naturalistes de l'évolution, les Idéalistes ont proposé une
conception élevée de la relation entre l'humanité et la nature. Pour beaucoup d'entre eux, Dieu (ou l'Esprit absolu) révèle son immanence dans le
développement de la liberté dans le monde, et l'Esprit s'exprime à travers
les unités finies que constituent les vies individuelles. Telles étaient les
conceptions de la quasi-totalité des Idéalistes1. Pendant sa première phase,
qui coïncide avec la première moitié du X X siècle, l'Idéalisme fut donc
souvent une philosophie profondément morale, plus tournée vers l'herméneutique et l'esthétique que désireuse de condamner les maux de la
société, de la politique ou de l'économie. L'Idéalisme insista à la fois sur
les responsabilités incombant à tous les individus, qui devaient saisir les
occasions d'augmenter leur vertu, et sur celles pesant sur les propriétaires
du capital industriel, qui devaient transformer leurs usines et leurs ateliers
en écoles de vertu. Le rôle de l'État dans cette affaire consistait à écarter
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e
1. Bradley (et Bosanquet dans une certaine mesure) avaient sur cette question des opinions à
part. Oakeshott a lui aussi sa propre façon de penser, bien que l'ouvrage récent réunissant ses
écrits et édité par Tim Fuller, Religion, Politics and the Moral Life (New Haven et Londres, Yale University Press, 1993), renouvelle quelque peu nos perspectives sur ses conceptions religieuses.
1
tout obstacle susceptible d'entraver la réalisation du sujet . Bref, l'Idéalisme
britannique ne fut pas simplement un mouvement universitaire soucieux
de développer systématiquement une métaphysique, une ontologie, une
logique ou une épistémologie nouvelles. Pour la plupart des Idéalistes, un
tel projet n'aurait fait que trahir une vision appauvrie du rôle de la philo­
sophie. L'Idéalisme ne s'est pas perçu seulement comme une entreprise
académique. Il s'est plutôt envisagé comme une pensée activement
impliquée dans le monde et interprétant tous les aspects de l'expérience
humaine. L'étude du mouvement des Idéalistes britanniques permet donc
de mettre au jour une pensée riche, cohérente et diversifiée, qui incorpore
quasiment toutes les dimensions de la philosophie et interagit de façon
complexe avec le monde de l'action humaine.
(Traduit de l'anglais par Baudouin
Millet.)
Collingwood and British Idealism Research Centre
University of Wales, Cardiff
PO Box 908
Cardiff CF1 3YQ
GB - Wales - Pays de Galles
School of European Studies
University of Wales, Cardiff
PO Box 908
Cardiff CF1 3YQ
GB - Wales - Pays de Galles
1. Encore une fois, les penseurs idéalistes
considérables.
connaissent
sur ce point des
divergences
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