PRATIQUES PRATIQUES | Gestion des risques au cabinet { communication médecin traitant - médecin spécialiste - médecin hospitalier Mieux gérer les relations confraternelles, dans l’intérêt du patient Pr René Amalberti* Observation L e Dr P., médecin généraliste installée dans la banlieue d’une grande ville, voit revenir vendredi après-midi Pierre, 34 ans, avec un ventre douloureux. Pierre avait déjà été vu deux jours avant pour le même tableau alors attribué à une petite gastro-entérite. La température est à 37,9 °C, la tension à 100 mmHg, l’examen fait douter de la présence d’une petite défense à la palpation, et le patient est plutôt pâle et très fatigué. Inquiète pour ce patient à la veille du week-end (cabinet fermé), le Dr P. lui suggère de se rendre le soir même aux urgences proches pour avoir un bilan spécialisé immédiat. Elle lui remet une lettre en ce sens. Débordée et connaissant les difficultés pour joindre un médecin, elle ne téléphone pas aux urgences pour appuyer sa demande. Pierre sera vu et remis à la rue le soir même, avec des commentaires peu amènes et peu confraternels sur le Dr P. (réflexions sur une lettre inconsistante et sur l’habitude de se débarrasser des patients le week-end). Pas de lettre au final en retour, mais une simple ordonnance. Appel à SOS médecins pendant le week-end, et retour de Pierre, très critique à l’égard de ce tiraillement entre confrères, vers le Dr P. le lundi pour demander un arrêt de travail. Commentaire C ette anecdote, sans conséquence, n’est qu’un banal reflet des reproches et conflits réciproques entre médecins traitants et médecins spécialistes. Les études sur ce sujet ont commencé il y a trente ans. Horder(1), en 1977, rappelait les opinions habituelles des spécialistes sur leurs confrères généralistes, les jugeant comme un premier niveau médical apte à traiter les pathologies mineures, et, inversement, les opinions des généralistes reprochant aux spécialistes leur ignorance de la vraie complexité médicale du terrain et leur niveau de rémunération excessif. Le caractère provocant de cette description nous renvoie plus à des stéréotypes datés qu’à une réalité, mais les problèmes réels persistent entre confrères même si aujourd’hui, et c’est un fait dans toutes les démocraties occidentales, les généralistes sont devenus d’authentiques spécialistes reconnus officiellement. Les motifs de conflit entre ces deux catégories d’exercice se sont déplacés vers la question de savoir quelle place respective chacun doit occuper dans le trajet du patient, et comment organiser une coordination effective. Des conflits en augmentation chez les spécialistes Plusieurs études internationales récurrentes montrent que le risque de ces conflits pour le patient n’est pas négligeable : près de 20 % de patients en subissent les conséquences, en raison de protections excessives, de demandes d’avis retardées ou mal gérées, de résultats mal pris en compte, faute de confiance suffisante entre confrères ou du fait de ressentiments réciproques(2). Au printemps 2008, les trois quarts du corps médical libéral français déclaraient avoir des difficultés dans ses relations avec les partenaires professionnels ou les patients(3). Les comportements des collègues de l’hôpital étaient sources de difficultés pour 17 % des généralistes et jusqu’à 29 % des spécialistes. Le médecin généraliste est de plus en plus appelé à communiquer avec un grand nombre de chirurgiens spécialisés et de « médecins interventionnistes » (radiologie interventionnelle, endoscopie curative, rhumatologie arthroscopique...). Il est souvent amené à expliquer en langage clair au patient ce que le chirurgien a déjà commencé à expliquer via la remise d’une fiche rédigée par sa société savante. Berendsen(4) LE CONCOURS MéDICAL | 61 tome 135 | n° 1 | janvier 2013 TOUS DROITS RESERVES - LE CONCOURS MEDICAL { PRATIQUES | Gestion des risques au cabinet communication médecin traitant - médecin spécialiste - médecin hospitalier Six conseils pour réduire les conflits entre spécialistes de médecine générale et spécialistes référents • Se connaître personnellement, travailler en réseau, partager une relation professionnelle réelle : c’est LE meilleur moyen de faciliter une fluidité de la communication/coordination et une résolution immédiate des conflits : organiser des opportunités de rencontre où chacun peut expliquer à l’autre son métier, ses besoins et ses contraintes. • Développer des approches communes pour suivre des patients ou des cohortes de pathologies : staffs, revue de mortalité et de morbidité, ou toute occasion de travail en groupe de pairs. • Se réserver du temps pour coordonner ses activités médicales. La plupart des incompréhensions et des conflits résultent d’un temps insuffisant de contact et d’une charge de travail excessive des protagonistes : il faut arriver à « acheter » du temps sur son agenda pour assurer ce travail de coordination. • Se forcer à débriefer les conflits : téléphone, contact direct. Ne pas laisser de conflits latents et non dits, où des insatisfactions vont nourrir les échanges futurs et les aggraver, au détriment du patient. • Tenir les patients en dehors des conflits : quels que soient les divergences et désaccords, conflits qui peuvent se créer entre praticiens, le patient en particulier et la clientèle en général méritent d’être tenus à l’écart au bénéfice du patient et de la médecine(1). • Développer un protocole plus clair de communication des informations médicales entre médecin traitant et spécialistes, particulièrement pour l’envoi des patients aux urgences des hôpitaux(2). 1. Rougeron, 2000 http://www.parisouest.cnge.fr/IMG/pdf/LES_RELATIONS_ENTRE_ MEDECINS_GENERALISTES_ET_CHIRURGIENS.pdf 2. Afilalo M, Lang E, Léger R, et al. Impact of a standardized communication system on continuity of care between family physicians and the emergency department, CJEM 2007;9:79-86. Parfaire les relations entre généralistes, urgentistes et réanimateurs des urgences des hôpitaux DR Une étude, conduite dans le sud de la France sur les motifs de conflit entre généralistes et urgentistes/réanimateurs des hôpitaux, montre qu’il existe vraiment des gisements de progrès pour améliorer leurs relations mutuelles. L’étude bilatérale a procédé par enquête auprès des deux populations. Les urgentistes et réanimateurs (245 médecins inclus)[1] considèrent que seulement 20 % de patients arrivent avec une vraie lettre explicative présentant une observation médicale, et encore, la moitié de ces lettres est quand même considérée en défaut d’informations (histoire, traitement en cours, pathologies intercurrentes, allergies, et état réel du patient à l’adressage aux urgences). Trente-trois pour cent des généralistes ont demandé des informations par téléphone ou ont visité leur patient pendant le séjour ; 80 % des réanimateurs disent avoir fait une lettre au généraliste assez complète à la sortie ; au total, le niveau de collaboration a été estimé à 5,5 sur 10, pas de contacts, peu d’informations réciproques, particulièrement pour la tranche d’âge des médecins de 45 à 55 ans. Les généralistes ont répondu en retour à un questionnaire anonyme (7 329 généralistes, 1 521 réponses)[2] en estimant la qualité de la relation à 57 sur une échelle allant de 0 à 100. Cinq motifs d’insatisfaction dominent : manque d’information donnée au médecin traitant, y compris par téléphone, mauvaise qualité de l’accueil des familles, flou sur l’interlocuteur désigné dans chaque famille pour être tenu informé, manque d’information donnée aux familles, ce qui en retour pénalise le généraliste, qui n’a souvent pas plus d’informations (et doit néanmoins servir de relais), absence de lettre de sortie. 1. De Laitre V, Lefrant JY, Jaber S, et al. General practitioners’ and intensivists’ relationships: intensivists’ point of view from eight French southern regional areas, Ann Fr Anesth Reanim 2006;25:493-500. Epub 2006 Feb 20. 2. Etesse B, Jaber S, Mura T, et al. How the relationships between general practitionners and intensivists can be improved: the general practitionners’point of view, Critical Care 2010;14:R212. montre que ce transfert de confiance (relation chirurgien – généraliste – patient) se fait implicitement lorsque le chirurgien est proposé par le praticien et qu’il est réellement connu du praticien (relations directes existantes entre eux) ; inversement, le transfert de confiance et la position du généraliste tourne plus facilement au conflit avec le patient quand généralistes et chirurgiens ne se connaissent pas, ou pire, ont des ressentiments réciproques non exprimés. En comparant les données dans le temps, on constate une tendance à l’apaisement des tensions en médecine générale, alors que pour les spécialistes le climat relationnel s’est alourdi. Plus de la moitié des généralistes se plaignaient des exigences des patients (54 %), mais encore plus de spécialistes libéraux trois ans plus tard (45 % en 2005, versus 71 % en 2008). Les conflits avec l’Assurance maladie affectaient 26 % des généralistes et 38 % des spécialistes en 2008. Les difficultés avec l’hôpital, elles, sont deux fois plus fréquentes (de 16 % en 2005 à 29 % en 2008). La densité médicale dans le secteur d’activité, source a priori de concurrence, a souvent été évoquée comme facteur de risque de conflit. Au début de 2008, sur 100 praticiens libéraux, 52 estimaient avoir une charge de travail « normale » et 44 pensaient être en situation de surcharge(3). L’enquête montre que sur 100 médecins libéraux 62 estiment que le nombre de confrères dans le secteur géographique est adéquat, 9 sont d’avis qu’il est trop élevé, et 26 seulement pensent que 62 | LE CONCOURS MéDICAL tome 135 | n° 1 | janvier 2013 TOUS DROITS RESERVES - LE CONCOURS MEDICAL PRATIQUES Gestion des risques au cabinet leur secteur manque de médecins, 3 ne donnent pas leur avis. À certains égards, ces chiffres sont intéressants, parce qu’ils sont recueillis précisément au moment où tous les acteurs s’accordent sur une pénurie générale de médecins. Les avis varient évidemment selon la catégorie des participants à l’enquête, mais ces variations ne concordent pas toujours avec le « bon sens ». Ainsi, les spécialistes se plaignent plus que les généralistes à propos de la surcharge de travail, mais, contre toute attente, ils sont nettement moins nombreux à dénoncer une insuffisance de la démographie médicale de leur secteur géographique. Des divergences de ce type sont aussi observées entre les médecins hommes et leurs consœurs. Un contact direct améliore les relations Toutes les solutions qui préviennent les conflits sont préférables aux solutions qui les gèrent. La première stratégie est celle de l’honnêteté intellectuelle et professionnelle : consacrer un vrai temps (ne pas bâcler) et prendre un vrai soin (contenu pertinent avec des mots compréhensibles par l’autre) pour les correspondances écrites et orales, et les demandes faites à l’autre. La seconde est celle de la tolérance, chacun ayant ses contraintes professionnelles et ses compétences spécifiques qui doivent être, sinon comprises, du moins acceptées comme des éléments incontournables de la relation. Mais la stratégie la plus efficace consiste à dépasser le système de coopération usuel et impersonnel, fondé pour l’essentiel sur le téléphone et les lettres, pour installer des contacts physiques et des relations personnelles entre confrères, en multipliant ces occasions de construire ces contacts directs, y compris hors cadre professionnel. Ces contacts permettent de construire une estime réciproque et un lien direct favorisant la compréhension des conditions d’exercice du métier de l’autre. Mais il est aussi constaté que cette demande est plutôt asymétrique, forte du côté des généralistes, moins forte du côté des spécialistes(4). Pourquoi pas aussi l’idée d’utiliser la simulation et les jeux de rôle pendant la formation et en développement professionnel continu pour plonger chaque catégorie de médecins dans la pratique de l’autre et ainsi lui faire mieux découvrir à partir de vignettes cliniques la vraie difficulté de l’exercice de l’autre ? Enfin, certains recommandent l’utilisation d’un protocole plus standardisé de communication des informations médicales pour contourner les insuffisances réciproques. Le web sécurisé peut être Les patients sont les premières victimes des relations conflictuelles entre médecins une opportunité. Des expériences au RoyaumeUni d’information en ligne des généralistes par les réanimateurs urgentistes sur l’évolution de leurs patients ont été assez encourageantes(5). La conciliation ou l’arbitrage par le Cnom une fois le conflit installé est une solution, mais ce n’est qu’un pis-aller. Elle peut et doit être évitée par un contact direct entre confrères. Des formations professionnelles continues permettent aujourd’hui d’acquérir un savoir-faire dans la résolution des conflits, qu’ils surviennent avec les patients, l’administration ou les confrères. Ces formations élaborées sur les acquis des sciences humaines et sociales et des formations professionnelles, notamment de l’aéronautique, sont aujourd’hui parfaitement au point. Rappelons que les patients sont les premières victimes de ces conflits ou ressentiments réciproques et qu’ils doivent être préservés au maximum de nos querelles internes ; ils méritent bien notre investissement dans un monde médical moins conflictuel. • * René Amalberti, professeur de physiologie-physiopathologie au Val-de-Grâce, ancien titulaire de chaire, spécialiste de la gestion des risques industriels et médicaux, partage actuellement son activité entre ses rôles de conseiller sécurité des soins de la HAS-DAQSS et de directeur scientifique de la Prévention médicale, www.prevention-medicale.org 1. Horder JP. Physicians and family doctors: a new relationship. JRColl Gen Pract 1977;27:391-7. 2. Marshall MN: How well do general practitioners and hospital consultants work together? A qualitative study of cooperation and conflict within the medical profession. Br J Gen Pract 1998;48:1379-82. 3. Dang Ha Doan B, Levy D, Teitelbaum J, et al. Les difficultés dans les relations. Cahiers de sociologie et de démographie médicales 2009;49:30-40. 4. Berendsen A, Benneker W, Meyboom-de Jong B, et al. Motives and references of general practitioners for new collaboration models with medical specialists: a qualitative study. BMC Health Serv Res. 2007;7:4. Published online 2007 January 5. doi: 10.1186/1472-6963-7-4 5. Afilalo M, Lang E, Léger R, et al. Impact of a standardized communication system on continuity of care between family physicians and the emergency department, CJEM 2007;9:79-86. Voir aussi : Foy R, Hempel S, Rubenstein L, et al. Meta-analysis: effect of interactive communication between collaborating primary care physicians and specialists. Ann Int Med 2010;152:247-58. LE CONCOURS MéDICAL | 63 tome 135 | n° 1 | janvier 2013 TOUS DROITS RESERVES - LE CONCOURS MEDICAL