ÉDITORIAL Forum Med Suisse 2006;6:91–92 91 Le médecin de famille est-il condamné à disparaître? Rolf A. Streuli Cette question fait son chemin depuis le journal «PrimaryCare» et le «Bulletin des médecins suisses» jusque dans la presse quotidienne et les médias électroniques: de plus en plus de médecins généralistes ne trouvent pas de repreneur pour leur cabinet, pas seulement dans les fonds de vallées retirées mais bien aussi dans les banlieues urbaines. La situation n’est pas encore dramatique; il y a trop de cabinets médicaux à certains endroits, ce qui fait qu’une certaine dilution peut y être supportée sans problème. La pyramide des âges des médecins praticiens et les souhaits professionnels des médecins assistants font cependant imaginer le pire dans un futur proche. Dans l’Oberaargau bernois – là où la Suisse est la plus moyenne – 70 médecins sur 186 ont plus de 55 ans et prendront donc leur retraite dans les cinq à dix années à venir. Quatre ont réglé leur succession, six cherchent un repreneur et 14 se sont finalement résignés. Celui qui veut trouver un successeur pour son cabinet doit acquérir une bonne portion de tolérance à la frustration! Quelles sont les raisons de cette évolution dramatique? Pourquoi la profession de généraliste n’attire-t-elle plus nos jeunes collègues? Notre population est fascinée par le médecin spécialiste, qui sait et peut tout dans son petit domaine et réalise de véritables merveilles avec sa technologie de pointe. Elles sont généreusement célébrées chaque jour dans les journaux et à la télévision. Le généraliste par contre est catalogué d’odieux dilettante qui sait, il est vrai, beaucoup de choses car il a reçu une formation large. Mais pour répondre aux questions concrètes, on préfère s’adresser au spécialiste. Nos jeunes assistants ne peuvent naturellement pas échapper à cette mentalité. A cela vient s’ajouter la transformation de la pratique de la médecine de ces 50 dernières années. Jusque dans les années 1960, les installations techniques d’un service universitaire de médecine n’étaient guère plus impressionnantes que celles d’un cabinet de médecine générale. Le professeur d’université devait, tout comme le médecin généraliste, se fier à ses yeux, ses oreilles, son nez et ses mains pour poser le bon diagnostic. Aujourd’hui par contre, même dans les petits hôpitaux, les étudiants et les assistants grandissent avec des appareils à tel point nombreux et sophistiqués qu’ils ont toutes les peines du monde à s’imaginer pouvoir travailler sans CT, IRM ni endoscope. Quoi qu’il en soit, cette perspective est démotivante pour la pratique de la médecine en campagne. Les instances facultaires de Médecine générale essaient de convaincre nos jeunes collègues par des stages pratiques chez les généralistes, mais le résul- tat est manifestement décevant. Car nous devons bien l’avouer, nous sommes bien plus fascinés par un cliché de CT, qui permet de voir les organes mieux que dans n’importe quel manuel d’anatomie, après avoir tenté péniblement de palper le foie et la rate. La technique médicale a sans aucun doute réalisé des progrès spectaculaires – soit dit en passant pour une minorité des patients qui viennent nous consulter chaque jour. La très grande majorité, probablement 90% environ de tous les problèmes, peut être prise en charge par les médecins de premier recours (généralistes, internistes généraux et pédiatres) de manière aussi compétente qu’économique. Ce sont des généralistes, qui connaissant leurs limites, ne doivent adresser que 10% environ de leurs patients à des spécialistes. Avec la disparition des départements de Médecine interne dans nos universités, la formation des futurs généralistes est naturellement compromise, et les conséquences financières seront énormes! Il n’y aura bientôt plus d’internistes généraux comme médecins-chefs des hôpitaux cantonaux et régionaux. Les spécialistes ont une orientation interventionniste et du fait de leur formation, ils recourent plus souvent que les généralistes à des interventions coûteuses telles qu’endoscopies, cathétérismes cardiaques, etc. Dans notre système de santé, le généraliste devient toujours plus important, car les patients qui consultent nos hôpitaux et nos cabinets médicaux sont pour la plupart très âgés et polymorbides. Dans ma clinique par exemple, il n’y a pratiquement aucun patient qui a moins de cinq diagnostics graves. Le suivi des patients âgés polymorbides est cependant le véritable domaine du généraliste, qui tente d’adapter ses examens et mesures thérapeutiques au patient dans sa globalité, sans perdre de vue que c’est l’optimisation de la qualité de vie qui est le but premier. Il n’est donc pas étonnant que l’une de mes plus importantes interventions lors des visites du chef soit l’interruption de médicaments inutiles et l’annulation d’examens inappropriés. Chez nous, les patients tentent de consulter directement le spécialiste sans avoir au préalable vu le médecin généraliste «gate-keeper», ce qui contribue naturellement à la baisse d’attrait de la profession de généraliste. Cette consommation non coordonnée d’innombrables médecins, tourisme médical ou «doctor shopping», renchérit considérablement notre santé publique. Si les cabinets de généralistes disparaissent, les patients s’adresseront la nuit et le week-end directement aux services d’urgence de nos hôpitaux, tendance déjà bien avancée. Ils y rencontreront un jeune médecin de garde manquant encore ÉDITORIAL d’expérience et qui n’hésitera pas trop à demander un scanner pour n’importe quel mal de tête. Selon des estimations sérieuses, la consultation d’un service d’urgence hospitalier coûte environ dix fois plus qu’une consultation chez le médecin de garde. La disparition du médecin de famille aura donc des conséquences gravissimes pour notre santé publique, qui deviendra toujours plus chère! Comment renverser cette tendance? L’avenir réside probablement dans le cabinet de groupe. Il tient compte du fait que toujours moins de collègues sont prêts à assumer les heures de travail titanesques de leurs prédécesseurs. Les médecins généralistes ne peuvent s’empêcher d’avoir l’impression que leur profession n’est pas encouragée, comme l’exige la situation, mais qu’au contraire ils sont brimés: le TARMED n’a pas amélioré le statut des médecins généralistes, comme cela avait été promis; la délivrance Forum Med Suisse 2006;6:91–92 92 directe de médicaments est toujours plus restreinte; la valeur du point pour le laboratoire du praticien est subitement amputée de 10%; les directives bureaucratiques pour l’assurance de qualité de l’installation de radiologie compliquent encore le travail. Un changement de mentalité est urgent, la médecine générale doit redevenir attrayante, peutêtre même avec une valeur du point différenciée tenant compte des conditions de travail difficiles dans un fond de vallée. Mais la population ne doit pas non plus oublier ce qu’elle va perdre si elle n’a plus de médecins généralistes. Elle peut l’éviter en n’allant pas consulter le superspécialiste de l’Avenue de la Gare ou de la Rue du Marché pour n’importe quel petit bobo du lundi au vendredi, tout en espérant que le médecin généraliste arrive au pas de course la nuit et le week-end.