toujours de l’avoir fait.Ainsi,bien avant laprisedeconsciencecontemporaine,l’attitude des
Anciens fut longtemps contradictoire. Depuis le IIIemillénairejusqu’aux Perses,les textes histo-
riques et littéraires de l’ancien Orient au moins (nous ne savons rien pour les autres régions)
aimaient développer ce thème,d’autant plus riche qu’il impliquait contradiction :abattrede tels
arbres (àl’exclusion de toutes les autres essences,quelles qu’elles fussent,cefait est digne de
remarque) était unacted’une exceptionnelle gravité,àlafois une mauvaiseaction, une sortede
crime,mais, tout aussibien,c’était unexploit quihissait son auteur au niveau des héros.Onplan-
tait une stèle sur placepour marquer son succès pour lapostérité,mais on prenait bien garde,en
même temps,d’apaiser les dieux par des sacrifices.On rapportait avecprécision quelebois serait
destiné aux constructions les plus nobles,pour les palais mais surtout pour les sanctuaires.En
somme,on avançait comme raison implicite unmotif altruiste:le servicedivin.
Comme nous,les Anciens ont été sensibles àlaNature; ils ont étéfascinés par labeautédes
cédraies et lagrandeur de leurs arbres que, selon laBible,Dieu aplantés lui-même. L’impression
qu’ils faisaient sur eux n’est doncpas non plus étrangèreàces sentiments de gêne qui transpa-
raissent même dans les plus arrogants de leurs récits.Mais il y aplus :dans l’imaginaire,ces lieux
sont une sortedeparadis:l’univers rêvédes hommes du Proche-Orient est celuid’ungrand jardin ;
c’est l’Éden biblique,quelepéché interdit désormais.La forêt de Cèdres était,pour eux, unmonde,
àbeaucoupd’égards,inversedeceluiqu’ils connaissaient dans les civilisations urbaines,et qu’ils
n’appréciaient guèreplus quenous :là, c’était,enfin !,le silenceet le calme. Mais c’était,en même
temps, unmonde sans repères familiers,presqueinhumain ; les montagnes où poussaient les arbres
formaient uncontraste totalavecleur environnement quotidien de vastes plaines alluviales;elles
apparaissaient pleines de dangers imprévus.
L’épopée de Gilgameshfut l’œuvrelittéraire,en assyro-babylonien,laplus célèbredu Proche-Orient,
pendant trois millénaires.Iln’est doncpas étonnant qu’elle ait situé ses scènes les plus fortes dans
la“montagne des Cèdres”. Elle y faisait vivre ungardien semi-divin, uncertain Humbaba.La per-
sonnalitédecelui-ci témoignait du même double caractèrequeles arbres sous le couvert desquels
il s’abritait.Ilavait certes l’aspect extérieur d’unmonstre,il vivait d’une vie de sauvage, sans
maison,dans la solitude. Mais son cœur était celuid’unpur et d’unjuste,il soignait sacédraie, sous
le regardde son protecteur,le dieu-Soleil,dieu de lajustice. S’il était doncétranger àl’humanité,
habitant la région laplus excentriquedu Proche-Orient,il en avait cependant les traits les plus esti-
mables.Aussi,quand le héros mésopotamien Gilgamesh vint couper ses arbres,par simple goût
d’accomplir une prouesse,Humbaba tentade le détourner de cetteimpiété. Ilfut tuémais lapuni-
tion divine frappale meurtrier,quiconnut alors une longue suited’échecs.La morale était sévère.
Ce thème mythiqueeut son répondant,bien des siècles après,dans l’histoiredes Maronites.Le
moine anachorèteMaron auquel ils ont, semble-t-il,empruntéleur nom,est le contretype chrétien
du mythologiqueHumbaba ; il vivait dans la véritédu Christ comme Humbaba dans lalumièredu
dieu-Soleil,aussiétranger aux hommes queluipar sa vie presquebestiale, sous une simple tente
de peaux brutes, soumiseà toutes les rigueurs du climat.Mais, selon son biographe,l’évêque
Théodoret,il aplanté un«jardin spirituel »,des «Cèdres humains»par saprédication. Àl’instar de
Humbaba, il cherchaàguérir des désirs excessifs et des dérèglements agressifs.Ilne serait,peut-
être,pas trop difficile,mais unpeu forcé,cependant,de retrouver dans lapiétémaronite unécho
de cette vigilancecrépusculairedeMaron et de l’échec temporel de ses premiers moines massa-
crés,mais aussi,de cetteattentedelaLumière,non plus celle du dieu-Soleil mais celle du Christ.
Au Xesiècle,les Maronites allèrent chercher unabridans lamontagne libanaise,dans lamontagne
des Cèdres;eux seuls pouvaient offrir aux persécutés un refuge. Cetteallianceàlafois mystique
et historiqueétait une sorted’affirmation de soi,faceaux autres.Onne s’étonneradoncpas quele
Libanindépendant ait mis le Cèdre,le “saint Cèdre”, sur son drapeau et que,depuis 1936,il décore
de l’Ordredu Cèdreceux qu’il juge dignes d’être récompensés;il n’y apas silongtemps qu’il offrait
des plants de l’arbrepour le diffuser dans le monde, symbole vivant du pays.
D.ARNAUD
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