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Les femmes, citoyennes de la communauté de détenus
de Theresienstadt
Cet article a été traduit par Odile Demange, avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la
Shoah [1]
Le 19 février 1945 1, Rolf Grabower, qui avait été pendant de longues années haut fonctionnaire au
ministère allemand des Finances et avait travaillé comme juge de contrôle à Theresienstadt, a fait
remarquer, parlant de ses collaboratrices : « L’autorité des femmes, à quelque poste que ce soit, ne
peut qu’être absolument insupportable à toute personne raisonnable. Le rôle des femmes est d’être
des ménagères et des mères, et elles ont prouvé une fois de plus qu’à part comme secrétaires, elles
sont parfaitement impossibles. » 2 L’hostilité de Grabower était due à une cause récente : pendant
le mandat du troisième et dernier Ancien du Conseil juif, Benjamin Murmelstein, au cours des sept
derniers mois d’existence de Terezín, des femmes avaient pour la première fois occupé des postes
de responsabilité dans l’administration autonome juive du camp. Après la désastreuse vague de
transports de l’automne 1944, Murmelstein restructura ses services, qui occupaient les deux tiers de
la population de Terezín, et la plupart des hommes de moins de 65 ans. Cette réorganisation eut
notamment pour effet de promouvoir Emma Goldscheiderová de Pilsen (Plzeň) à la tête du
Raumwirtschaft (la gestion de l’espace), tandis que Martha Mosse de Berlin, ancienne haut
fonctionnaire de l’Association des Juifs Allemands du Reich, prit la direction du service de police de
Theresienstadt, un bureau auxiliaire de la garde du ghetto. 3 Mosse se plaignait des difficultés
qu’elle rencontrait au ghetto en tant que femme fonctionnaire. Ses subalternes, des femmes elles
aussi, ne voulaient pas d’un chef de sexe féminin, estimant que cela les dévalorisait. 4 Elle était
obligée en outre de tenir tête à ses collègues masculins, qui étaient ses égaux.
Les anecdotes de ce genre en provenance de Theresienstadt sont légion. Dans cet article, j’affirme
que nous sommes en présence d’un moment précis de la vie d’une communauté forcée de la Shoah
qui a produit, en tout cas dans l’esprit de certains détenus, une sorte de cité-État. Cette vision des
choses faisait de Theresienstadt une polis ayant les prisonniers pour citoyens ; hommes et femmes
n’étaient cependant pas égaux sur ce plan. Theresienstadt en tant qu’État offrait aux yeux de
certains fonctionnaires juifs des possibilités novatrices, ce qui stimula les réflexions d’un grand
nombre de gens. 5 Cette image de Theresienstadt en cité-État permettait d’envisager le ghetto
comme une nouvelle société réformée – une sorte de modèle de crise par défaut, une société
primitive imaginaire dotée du savoir d’une société moderne, et aussi, dans une modeste mesure, de
ses outils. Je tiens néanmoins à souligner que malgré l’existence d’une autonomie relative et limitée
par rapport à la SS – une des raisons qui permirent à cette mentalité de s’affirmer –, envisager
Terezín comme une polis relevait du rêve plus que de la réalité. Il n’était pas question que les
détenus de Terezín créent leur ghetto tel qu’ils le souhaitaient. À la différence des modèles de
citoyenneté étatique d’avant-guerre, c’était de surcroît, s’agissant de répartition sexuelle des
tâches, un univers d’hommes. Si les femmes avaient une fonction à assumer en tant que «
citoyennes » de Terezín, c’était dans un rôle de soutien, d’appui ainsi que dans des missions
sociales.
En m’inspirant de mon travail sur les genres et sur la communauté des victimes de la Shoah, j’étudie
ici la place des femmes dans la communauté forcée de Terezín. 6 S’agissant des postes à
responsabilité, on observe des évolutions très intéressantes à cet égard entre la période antérieure à
la déportation et celle de Theresienstadt. À l’image de tant d’autres traits propres à la société des
victimes de la Shoah, la place que la communauté de détenus attribua aux femmes ne constitue pas
seulement une fascinante note en bas de page ; elle est révélatrice de problèmes plus généraux
concernant cette collectivité forcée. La tendance à nier la réalité des mécanismes de pouvoir liés au
sexe pendant la Shoah, les objections telles que « c’était la guerre, qu’est-ce que vous croyez, le
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genre n’avait aucune importance à long terme puisqu’ils sont tous morts » ou « on ne peut pas lire
les sources dans une perspective anhistorique » sont liées à la différenciation genrée de notre
compréhension – ou de notre incompréhension – de la Shoah. 7 Réfléchir à la société forcée des
camps et des ghettos nous incite à nous pencher sur les hiérarchies et les positions de pouvoir. La «
citoyenneté » des femmes dans la société des victimes apparaît ainsi comme une catégorie
instrumentale d’analyse. Bien que l’on ait déjà consacré de nombreux écrits aux femmes pendant la
Shoah ainsi qu’aux liens entre citoyenneté et Shoah, l’intersection de ces deux sujets reste un
domaine inexploré, qui offre de surcroît un excellent angle de vue pour étudier le ghetto de
Theresienstadt.
Quel sens faut-il donner au concept de « citoyenneté » dans le contexte de la société de la Shoah ?
Un certain nombre d’historiens, parmi lesquels Rogers Brubaker, Andreas Fahrmair, Dieter
Gosewinkel et Stefan Meyer, Ulrike von Hirschhausen, sans oublier Benno Gammerl, ont analysé la
citoyenneté en tant que catégorie historique. 8 Leur conception est celle d’une « citoyenneté dure »,
qui constitue « une institution juridique centrale de l’État-nation. » 9 Ils se sont également penchés
sur les limites de la citoyenneté, de l’exclusion et de l’apatridie, ainsi que sur leurs conséquences
historiques. 10 En revanche, Laurent Berlant, Kathleen Canning et d’autres chercheurs ont introduit
la catégorie de « citoyenneté molle », une notion plus générale désignant le sentiment
d’appartenance subjectif et performatif. Dans la définition de Canning, cette notion recouvre « le fait
de devenir sujets comme … un [processus] méditatif qui prend en compte aussi bien le pouvoir des
lois […] que les interventions et interprétations de ceux qui les rencontrent, les adoptent et les
contestent. » 11 Récemment, Maura Hametz a plaidé pour une association des définitions « dure »
et « douce », combinant la citoyenneté concrète d’un pays, définie par un État, propre à la
citoyenneté dure, et la citoyenneté molle, avec tous les privilèges et les devoirs qui l’accompagnent.
Hametz étudie à cet égard la situation des femmes et des soldats apatrides dans la ville de Trieste
récemment rattachée à l’Italie à l’issue de la Première Guerre mondiale. 12
Dans cet article, je recours au concept de citoyenneté molle « dans le sens des droits et des
revendications à la participation », 13 considérant les citoyens comme des membres (égaux) d’une
communauté, en l’occurrence celle des habitants d’Europe du Centre et de l’Ouest déportés par les
nazis dans le ghetto de transit de Theresienstadt en raison de leurs origines juives. Cette notion de
citoyenneté molle a pour avantage d’éviter une définition étroite de l’État ; elle est également
largement produite et confirmée par le discours ambiant, tant par les médias que par la culture
populaire et la consommation. Même s’il put arriver à des membres de l’administration juive et à un
certain nombre de détenus d’envisager Theresienstadt comme une polis, le ghetto n’était pas un
État, ce qui nous interdit de lui appliquer la notion de « citoyenneté dure ». Il ne rédigea jamais de
constitution et n’organisa jamais d’élections, actes classiques d’affirmation et d’application des
règles relatives à l’État. 14 L’absence de cadre étatique formel en même temps que l’intérêt d’une
étude approfondie des hiérarchies genrées au sein de la communauté de prisonniers nous conduit à
recourir au concept de citoyenneté « molle ».
Un certain nombre d’historiens se sont penchés sur la question de la « citoyenneté dure » pendant la
Shoah, qui fut souvent un facteur déterminant de la survie ou de la mort. 15 En 1938, les autorités
allemandes expulsèrent vers la Pologne les Juifs de nationalité polonaise, même s’ils avaient passé
toute leur vie en Allemagne. 16 En France, après le début des déportations dans le courant de l’été
1942, le nombre de Juifs « étrangers » déportés fut sans commune mesure avec celui des Juifs
français. 17 Ajoutons que de nombreux Juifs qui avaient obtenu la nationalité française se la virent
retirer. 18 Être citoyen d’un pays neutre ou ami – Suisse, États-Unis, Amérique latine ou Espagne –
permit à certains d’éviter la déportation dans les camps d’extermination et valut même à quelques
centaines de personnes de pouvoir partir pour la Palestine dans le cadre d’un échange. 19 On
connaît bien le onzième décret d’application de la loi sur la citoyenneté du Reich du 25 novembre
1941, qui prévoyait la perte automatique de la citoyenneté et la confiscation des biens des Juifs
allemands définitivement installés à l’étranger. Ce texte préparait ainsi le terrain aux déportations
massives vers les camps et les ghettos d’extermination qui débutèrent peu après. 20 Cependant,
Theresienstadt étant située dans le « protectorat de Bohême Moravie » c’est-à-dire à l’intérieur des
frontières du Reich allemand, le 11e décret ne pouvait pas s’y appliquer. 21 Les autorités
allemandes usèrent d’autres méthodes pour légaliser les déportations de Juifs, dont les plus connues
sont les Heimeinkaufsverträge, ou « contrats d’acquisition d’un lieu de vie », que les Juifs allemands
furent contraints de signer. 22
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Des chercheuses féministes, parmi lesquelles Sybil Milton, Joan Ringelheim, Marion Kaplan, Dalia
Ofer, Lenore Weitzman et Atian Grossman se sont intéressées à l’intersection entre études de genres
et études féminines d’une part, histoire de la Shoah de l’autre. La question clé qu’elles ont posée,
étaient les femmes ?, sert encore de fondement aux spécialistes des études de genre et de l’histoire
de la Shoah. Les historiennes féministes sont parties de l’absence fréquente des femmes des
ouvrages historiques, mais aussi des récits des hommes. Pendant longtemps, jusqu’à aujourd’hui
peut-être, les femmes n’ont pas été présentées comme des personnages historiques importants.
Quand nous aurons réussi à conceptualiser le mécanisme responsable du rôle attribué aux femmes
en tant que citoyennes de la communauté des victimes pendant la Shoah, nous comprendrons
peut-être mieux leur exclusion non seulement du cadre de la Shoah, mais de celui de récits
historiques plus généraux, officiels.
Cet article comporte trois parties : après avoir esquissé une histoire de Theresienstadt et expliqué
comment les habitants du ghetto ont commencé à y voir une polis, j’examinerai la différence de
traitement entre hommes et femmes par l’administration autonome du ghetto. La troisième partie
examinera l’exclusion des protagonistes féminins de certains témoignages autobiographiques
masculins, et son impact.
Terezín : une histoire
Terezín (Theresienstadt en allemand ; j’emploie les deux appellations indifféremment) a été fondé en
novembre 1941 comme camp de transit destiné à tous les Juifs du protectorat de Bohême Moravie.
Cette ancienne ville de garnison est située à mi-chemin entre Prague et Dresde. À partir de juin
1942, la SS y envoya également les Juifs allemands et autrichiens âgés et jouissant d’un certain
prestige (les Prominente). La fonction de Terezín évolua, ce lieu servant à la fois de ghetto pour les
Juifs âgés et de « camp pour les privilégiés ». En 1943, la SS aménagea Terezín pour en faire un
camp modèle présenté à des fins de propagande à une délégation de la Croix Rouge internationale.
Si cet aspect occupe une place prédominante dans l’image publique de Terezín, on ignore
généralement l’effet relativement modeste que cette visite de la Croix Rouge et le film de
propagande ultérieur exercèrent sur la vie quotidienne dans le ghetto. Les prisonniers mouraient de
malnutrition, ils vivaient au milieu de la crasse et de la vermine et sous la menace constante de la
déportation vers l’Est, un risque qu’ils savaient mortel. La SS utilisait Terezín comme camp de
transit 23 : les convois entraient et sortaient. Dans un premier temps, les déportations prirent la
direction du ghetto de Riga, puis celle de ghettos et de centres de mise à mort du district de Lublin,
de Raasiku, Maly Trostenets, Treblinka et Varsovie. À partir d’octobre 1942, les transports au départ
de Terezín se dirigèrent exclusivement vers Auschwitz. Sur les 87 000 personnes déportées à l’Est
depuis Terezín, il n’y eut qu’environ 4 000 rescapés. 24 Près de 34 000 personnes, âgées pour la
plupart, y succombèrent de maladies liées à la malnutrition. Terezín fut le seul ghetto à exister
jusqu’à la fin de la guerre : le 9 mai 1945, près de 15 000 survivants furent libérés.
Au total, 148 000 Juifs furent transportés à Terezín, dont près de 74 000 originaires du Protectorat,
plus de 42 000 d’Allemagne et plus de 15 000 d’Autriche. Ces groupes « importants »
s’accompagnaient d’effectifs plus réduits de Juifs des Pays-Bas (4 900), du Danemark (471),
auxquels s’ajoutèrent vers la fin de la guerre des Slovaques et des Hongrois (respectivement 1 400
et 1 150). Certains déportés étaient apatrides : en effet, parmi les déportés hollandais et danois se
trouvaient également des émigrés allemands, autrichiens et tchèques que l’Allemagne avait privés
de leur nationalité et qui étaient donc apatrides. La citoyenneté ne joua cependant aucun rôle dans
les déportations à Terezín : au Danemark, lors de la rafle de la nuit du 1er au 2 octobre 1943, des
Juifs danois aussi bien qu’apatrides furent arrêtés et déportés à Theresienstadt. 25 Dans le camp de
transit de Westerbork, des Juifs hollandais aussi bien qu’allemands et autrichiens pouvaient remplir
les conditions requises pour être envoyés à Theresienstadt, un camp considéré comme privilégié par
rapport à la « Pologne », autrement dit Auschwitz et Sobibór. 26
À Theresienstadt, les familles étaient séparées, hommes et femmes occupant différentes salles,
équipées de lits superposés pouvant contenir entre huit et 200 occupants. La plupart des enfants
étaient logés dans des foyers pour jeunes tchécophones et germanophones. Terezín relevait de
l’autorité de la SS, mais celle-ci était faiblement représentée puisqu’elle n’avait que trente membres
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sur place ; les fonctions de surveillance proprement dite étaient assurées par des gendarmes
tchèques. 27 Les nazis étaient largement absents du paysage du ghetto. Plusieurs détenus ont
remarqué qu’il avait pu leur arriver de ne pas croiser un seul SS pendant plusieurs semaines
d’affilée. La gestion pratique du ghetto était entre les mains de l’administration autonome juive : la
SS contrôlait Theresienstadt, mais les Juifs l’administraient.
Le ghetto était en effet doté d’une administration autonome, regroupant différents courants «
nationaux » (tchèques, allemands, autrichiens, etc.) et « idéologiques » (sioniste, tchéco-juif). Cette
administration autonome était dirigée par un Conseil des Anciens, lui-même présidé par un doyen, le
Judenälteste, le « plus âgé des Juifs ». Cette administration produisit un système complexe de
services distincts. À cet égard, Theresienstadt était plutôt sur-organisé que sous-organisé. À la
différence de Lodz et d’autres ghettos, Terezín ne se transforma jamais en ghetto de travail. En
raison du délabrement de la ville et de l’important pourcentage de personnes âgées, 90 % de la
main d’œuvre étaient employés à l’entretien de l’infrastructure urbaine. 28 Tous les habitants âgés
de 16 à 60 ans étaient soumis à une obligation de travail, malgré une certaine évolution des limites
d’âge pendant la durée de vie du ghetto. L’approvisionnement alimentaire était insuffisant, et
comprenait peu de fruits et de légumes, et peu de protéines. Une majorité des décès au sein du
ghetto était due à des maladies provoquées par la famine. En mai 1942, l’administration autonome
juive mit en place un système d’alimentation classant les gens par catégories en fonction de leur
capacité de travail : les « travailleurs de force » (souvent chargés des tâches jugées indispensables)
avaient droit à des rations supérieures à celles des « travailleurs normaux » et des « non travailleurs
». Hommes comme femmes pouvaient être considérés comme des travailleurs de force. 29 Une
majorité écrasante de ces derniers étaient cependant de jeunes Juifs tchèques.
En dépit de son hétérogénéité ethnique, culturelle, linguistique et générationnelle, la communauté
de prisonniers de Terezín était relativement cohérente, contrairement aux sociétés fragmentées des
ghettos de Lodz ou de Varsovie. 30 Une des raisons essentielles de cette cohérence était l’existence
d’un métarécit unificateur. Celui-ci décrivait Terezín comme un lieu où les Juifs chassés de leurs
foyers et mis au ban de la société se révélaient capables de préserver certaines qualités au sein d’un
environnement uniformément hostile. À Terezín, affirmait ce récit, les Juifs donnaient la preuve qu’ils
pouvaient être d’excellents travailleurs manuels, veiller sur les plus vulnérables (les enfants) et
organiser des manifestations culturelles remarquables. Ce métarécit était directement lié à
différentes perceptions capitales parmi les prisonniers, et plus particulièrement à une solide éthique
de travail affirmant que chacun était responsable du bon fonctionnement du ghetto. 31 À son tour,
ce métarécit a donné naissance à des souvenirs appropriés et, sous une forme modifiée, continue à
façonner notre image du ghetto de Terezín. 32
Citoyenneté
Ce métarécit a engendré l’idée que Terezín était une sorte de cité-État. Il s’agissait là d’une
représentation implicite, et non d’une rhétorique explicite. Cette aptitude à tirer quelque chose de
bon de quelque chose de mauvais en incita certains à considérer cette communauté de prisonniers
comme une forme d’État. Alors que la polis grecque était une structure sociale hiérarchique excluant
de nombreux individus – femmes, étrangers, esclaves –, la polis imaginaire de Theresienstadt était
un modèle ouvert, intégrateur. Cette idée d’intégration séduisit de nombreux prisonniers.
Les témoignages interprétant Theresienstadt comme une polis sont souvent dus à des hommes,
âgés pour une part, qui travaillaient dans l’administration autonome juive de Theresienstadt.
Certains avaient exercé des professions administratives dans leur vie antérieure, d’autres en
revanche appartenaient à une nouvelle génération de sionistes. L’image du ghetto comme camp
d’entraînement pour la Palestine était un élément majeur de la représentation de Terezín en tant
que polis, notamment au sein de la direction sioniste tchèque. Jakov Edelstein, le premier Doyen des
Juifs né à Horodenka, imaginait volontiers Theresienstadt comme un hachshara poussé à l’extrême,
un camp d’entraînement sioniste préparant à l’émigration en Palestine. 33 L’influence des
fonctionnaires sionistes tchèques resta sensible même après la rétrogradation d’Edelstein en janvier
1943. En novembre 1942, le vice-doyen des Juifs, Otto Zucker, les membres du Centre du Travail
(Arbeitszentrale) et d’autres proches collaborateurs de Jakov Edelstein réalisèrent un album
commémorant la première année d’existence du ghetto. 34 Theresienstadt y était représenté
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comme une colonie autarcique, où des gestionnaires sages, supérieurs au commun des mortels (les
fonctionnaires sionistes), dirigeaient les masses pour en faire une ville fonctionnelle, viable. Cet
album présentait les détenus comme des citoyens que l’on encourageait à voir dans Terezín un lieu
où ils avaient ce qu’ils créaient de leurs propres mains. De même, en juillet 1943, Karel Schliesser,
responsable sioniste du service économique, adressa une carte postale à Nathan Schwalb,
représentant de l’organisation sioniste à Genève : « Tout va parfaitement bien chez nous, nous
travaillons avec ardeur pour mener à bien l’œuvre de construction que nous avons commencée ici.
Ma petite femme travaille dans l’agriculture. » 35
Cette mentalité ne touchait pas seulement les administrateurs sionistes ; on relève dans de
nombreuses sources documentaires de Terezín datant de la même époque une indéniable fierté à
l’idée d’accomplir du bon travail, de cultiver la collégialité, la solidarité, et de construire quelque
chose ensemble. En mars 2013, alors que je recherchais la trace de Franz Bass, éminent
gynécologue de Theresienstadt, je me suis rendue à Düsseldorf pour rendre visite à son beau-fils,
dont le père Bedřich (Fritz) Hahn était mort à la fin des années 1950. Fritz Hahn avait été, lui aussi,
détenu à Terezín où, grâce à son expérience de l’ingénierie, il était devenu un des membres
indispensables du bureau de planographie des services techniques. Avec ses collègues, il dessina un
album pour l’anniversaire de leur patron, le sioniste Julius Grünberger. 36 L’album Grünberger, que
j’ai eu entre les mains soixante-dix ans plus tard, montre bien à quel point le personnel était lié aux
réalisations, et plus largement, au monde de Terezín. Les services techniques n’avaient rien
d’idéologique : sionistes, tchéco-juifs et communistes y travaillaient côte à côte. Les dessins des
employés figurant dans l’album Grünberger sont autant de témoignages de l’ardeur qu’ils mettaient
à construire la ville dans laquelle ils vivaient, à faire de leur ghetto un monde en soi.
Terezín possédait une élite sociale de jeunes Juifs tchèques ; arrivés précocement au ghetto, ils
occupaient souvent des postes privilégiés de techniciens, cuisiniers, boulangers, bouchers et
médecins. 37 Leurs conditions de vie à Theresienstadt étaient nettement meilleures que celles des
autres détenus, et ils réussirent à se créer une situation tout à fait supportable, que certains
appréciaient même vraiment. Les membres de ce groupe finirent par considérer à maints égards
Terezín comme leur foyer. Ils étaient fiers de leurs réalisations, approuvaient le métarécit de Terezín
et y apportaient leur contribution. Cependant, ils ne pensaient pas en termes de citoyenneté. Leurs
points de référence étaient Prague et la Tchécoslovaquie, et leurs loyautés allaient en ce sens.
La disparité entre les conditions de vie matérielles de l’élite sociale et des détenus âgés fut l’un des
principaux motifs qui incitèrent ces derniers à s’immerger dans le métarécit de Terezín et, plus
particulièrement, à considérer le ghetto comme une polis. Les personnes âgées (définies comme les
plus de 65 ans) n’étaient pas astreintes au travail, elles touchaient les rations alimentaires les plus
modestes et les moins diversifiées et se voyaient infliger des conditions de logement encore plus
précaires, surtout jusqu’au milieu de 1943, date à laquelle la plupart d’entre elles étaient mortes. Le
traitement discriminatoire infligé aux plus âgés était enraciné dans la mentalité de sélection des
prisonniers tchèques arrivés précocement (les « vétérans »), et entraîna une forte mortalité des Juifs
âgés, aussi bien allemands et autrichiens que tchèques. La grande majorité (92 %) des 33 600 morts
de Terezín étaient des personnes âgées de plus de soixante ans. 38 Par ailleurs, les vétérans
tchèques témoignaient d’un certain scepticisme, de préjugés nationalistes et souvent même de
racisme à l’égard des prisonniers « étrangers ». L’élite sociale de Theresienstadt était constituée,
nous l’avons dit, de jeunes Juifs tchèques, ce qui plaçait les prisonniers allemands et autrichiens
âgés dans une situation difficile. Expulsés de leur pays natal par leurs anciens compatriotes après
plusieurs années de persécutions antisémites, ils se retrouvaient dans un environnement inconnu,
sale, surpeuplé, souffrant de la faim et entourés d’étrangers qui les considéraient souvent avec
mépris et dédain. D’où l’attrait qu’exerçait sur les détenus âgés le métarécit intégrateur sur le plan
ethnique et générationnel qui, au-delà du lieu de souffrance qu’était le ghetto, s’attachait à en
donner l’image d’un centre essentiel de civilisation, et même de construction. Ce métarécit leur
permettait de participer à quelque chose de positif, au lieu de n’être que persécutés. C’était
particulièrement vrai de ceux qui avaient exercé autrefois un emploi important, prestigieux, comme
Rolf Grabower, que nous avons rencontré plus haut.
Dans sa vie antérieure, Grabower avait été un éminent fiscaliste, qui passe, aujourd’hui encore, pour
un des pères de la TVA allemande. 39 Pendant toute la durée de sa détention, il rédigea des
recommandations de restructuration du fonctionnement du ghetto et défendit la professionnalisation
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