Published on Encyclopédie des violences de masse (http://ww
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comme une colonie autarcique, où des gestionnaires sages, supérieurs au commun des mortels (les
fonctionnaires sionistes), dirigeaient les masses pour en faire une ville fonctionnelle, viable. Cet
album présentait les détenus comme des citoyens que l’on encourageait à voir dans Terezín un lieu
où ils avaient ce qu’ils créaient de leurs propres mains. De même, en juillet 1943, Karel Schliesser,
responsable sioniste du service économique, adressa une carte postale à Nathan Schwalb,
représentant de l’organisation sioniste à Genève : « Tout va parfaitement bien chez nous, nous
travaillons avec ardeur pour mener à bien l’œuvre de construction que nous avons commencée ici.
Ma petite femme travaille dans l’agriculture. » 35
Cette mentalité ne touchait pas seulement les administrateurs sionistes ; on relève dans de
nombreuses sources documentaires de Terezín datant de la même époque une indéniable fierté à
l’idée d’accomplir du bon travail, de cultiver la collégialité, la solidarité, et de construire quelque
chose ensemble. En mars 2013, alors que je recherchais la trace de Franz Bass, éminent
gynécologue de Theresienstadt, je me suis rendue à Düsseldorf pour rendre visite à son beau-fils,
dont le père Bedřich (Fritz) Hahn était mort à la fin des années 1950. Fritz Hahn avait été, lui aussi,
détenu à Terezín où, grâce à son expérience de l’ingénierie, il était devenu un des membres
indispensables du bureau de planographie des services techniques. Avec ses collègues, il dessina un
album pour l’anniversaire de leur patron, le sioniste Julius Grünberger. 36 L’album Grünberger, que
j’ai eu entre les mains soixante-dix ans plus tard, montre bien à quel point le personnel était lié aux
réalisations, et plus largement, au monde de Terezín. Les services techniques n’avaient rien
d’idéologique : sionistes, tchéco-juifs et communistes y travaillaient côte à côte. Les dessins des
employés figurant dans l’album Grünberger sont autant de témoignages de l’ardeur qu’ils mettaient
à construire la ville dans laquelle ils vivaient, à faire de leur ghetto un monde en soi.
Terezín possédait une élite sociale de jeunes Juifs tchèques ; arrivés précocement au ghetto, ils
occupaient souvent des postes privilégiés de techniciens, cuisiniers, boulangers, bouchers et
médecins. 37 Leurs conditions de vie à Theresienstadt étaient nettement meilleures que celles des
autres détenus, et ils réussirent à se créer une situation tout à fait supportable, que certains
appréciaient même vraiment. Les membres de ce groupe finirent par considérer à maints égards
Terezín comme leur foyer. Ils étaient fiers de leurs réalisations, approuvaient le métarécit de Terezín
et y apportaient leur contribution. Cependant, ils ne pensaient pas en termes de citoyenneté. Leurs
points de référence étaient Prague et la Tchécoslovaquie, et leurs loyautés allaient en ce sens.
La disparité entre les conditions de vie matérielles de l’élite sociale et des détenus âgés fut l’un des
principaux motifs qui incitèrent ces derniers à s’immerger dans le métarécit de Terezín et, plus
particulièrement, à considérer le ghetto comme une polis. Les personnes âgées (définies comme les
plus de 65 ans) n’étaient pas astreintes au travail, elles touchaient les rations alimentaires les plus
modestes et les moins diversifiées et se voyaient infliger des conditions de logement encore plus
précaires, surtout jusqu’au milieu de 1943, date à laquelle la plupart d’entre elles étaient mortes. Le
traitement discriminatoire infligé aux plus âgés était enraciné dans la mentalité de sélection des
prisonniers tchèques arrivés précocement (les « vétérans »), et entraîna une forte mortalité des Juifs
âgés, aussi bien allemands et autrichiens que tchèques. La grande majorité (92 %) des 33 600 morts
de Terezín étaient des personnes âgées de plus de soixante ans. 38 Par ailleurs, les vétérans
tchèques témoignaient d’un certain scepticisme, de préjugés nationalistes et souvent même de
racisme à l’égard des prisonniers « étrangers ». L’élite sociale de Theresienstadt était constituée,
nous l’avons dit, de jeunes Juifs tchèques, ce qui plaçait les prisonniers allemands et autrichiens
âgés dans une situation difficile. Expulsés de leur pays natal par leurs anciens compatriotes après
plusieurs années de persécutions antisémites, ils se retrouvaient dans un environnement inconnu,
sale, surpeuplé, souffrant de la faim et entourés d’étrangers qui les considéraient souvent avec
mépris et dédain. D’où l’attrait qu’exerçait sur les détenus âgés le métarécit intégrateur sur le plan
ethnique et générationnel qui, au-delà du lieu de souffrance qu’était le ghetto, s’attachait à en
donner l’image d’un centre essentiel de civilisation, et même de construction. Ce métarécit leur
permettait de participer à quelque chose de positif, au lieu de n’être que persécutés. C’était
particulièrement vrai de ceux qui avaient exercé autrefois un emploi important, prestigieux, comme
Rolf Grabower, que nous avons rencontré plus haut.
Dans sa vie antérieure, Grabower avait été un éminent fiscaliste, qui passe, aujourd’hui encore, pour
un des pères de la TVA allemande. 39 Pendant toute la durée de sa détention, il rédigea des
recommandations de restructuration du fonctionnement du ghetto et défendit la professionnalisation
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