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Emmanuel Lanne
dimanche 1er janvier 2006
Rencontre avec Dom Emmanuel Lanne, moine de l’abbaye bénédictine de Chevetogne
Dom Emmanuel Lanne, 82 ans, est moine de l’abbaye bénédictine de Chevetogne depuis 1946.
Sa deuxième vocation, dès l’origine inséparable de la première, est l’unité des chrétiens : il a
ainsi passé près de quinze ans (1956-1971) à Rome au moment du concile Vatican II, auquel il a
contribué en profondeur en tant que membre du Secrétariat pour l’unité des chrétiens,
et co-rédacteur du décret sur l’œcuménisme Unitatis Redintegratio - entre autres.
Il a été longtemps directeur de la rédaction de la revue Irénikon, et responsable des Journées
œcuméniques de Chevetogne, ces rencontres théologiques annuelles qui ont eu tant d’influence sur le
concile. Véritable mémoire vivante de Vatican II, le P. Lanne est toujours membre consulteur du Conseil
pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, et un acteur perspicace et engagé de la recherche de
l’unité. Il a reçu en 1999, avec Olivier Clément, le prix œcuménique Saint Nicolas de Bari.
Père, comment est née votre vocation de moine, et de moine voué à l’œcuménisme ?
Ma vocation, à la fois monastique et œcuménique, a été un don de Dieu, un don gratuit, ou plutôt une
série de dons de Dieu. Ces dons se sont succédés en un temps très bref durant la Seconde Guerre
Mondiale, sans que j’y aie aucune initiative.
Cependant, il y avait eu comme une "préparation" éloignée : en décembre 1930 (j’avais sept ans), mon
père, qui était ingénieur dans la construction de centrales électriques, avait été envoyé en Union
Soviétique pour vendre de la technique et du matériel au gouvernement de Staline. Il avait profité de son
séjour pour entrer en contact à Moscou avec la famille d’un de ses collaborateurs, un Russe émigré, et à
son retour nous avait raconté les terribles persécutions contre la religion. Puis en 1938, notre professeur
d’histoire nous avait parlé de réunions de chrétiens non catholiques qui s’étaient tenues en Grande
Bretagne dans le but de retrouver l’unité de l’Église : il s’agissait des conférences d’Edimbourg pour le
mouvement Foi et Constitution, et d’Oxford pour Vie et Action. De ces deux conférences allait naître le
Conseil œcuménique des Églises. Il y avait donc des chrétiens, orthodoxes, qui n’étaient pas "des nôtres",
mais qui étaient persécutés pour leur foi ; et d’autres, parmi ces protestants que nos livres nous
présentaient comme des hérétiques et des excommuniés, qui s’efforçaient de retrouver l’unité voulue par
le Christ pour son Église... Ces deux informations restèrent enfouies dans un coin de ma cervelle, jusqu’au
jour où mon père prit une initiative inattendue : le dimanche de Pentecôte 1941, il nous envoya, l’aînée de
mes sœurs et moi, à la messe à l’église catholique russe de Paris, desservie en ce temps-là par le
dominicain Christophe Dumont. Mon père pensait que le jour de la Pentecôte il était opportun de prendre
conscience que la foi chrétienne est vécue aussi dans d’autres langues et d’autres traditions. Cette
expérience laissa en moi un souvenir profond, même si je n’ai pas compris grand’ chose à la liturgie,
célébrée en slavon.
Plus tard, à la faculté de théologie de l’Institut catholique dont je suivais les cours, il y avait parmi les
étudiants un moine bénédictin d’une espèce insolite : il était orthodoxe et faisait partie d’une petite
communauté d’origine vieille-catholique qui avait été accueillie par le patriarcat de Moscou. Ce moine, le
P. Jean Damascène est devenu mon ami et m’a fait connaître une paroisse des Russes émigrés qui
dépendait du patriarcat de Moscou [1]. Elle était très pauvre, installée dans un ancien garage, mais avait
de grandes icônes splendides, apportées par les émigrés. J’y ai découvert la liturgie de l’Église orthodoxe
russe, et j’ai été séduit. Je m’y suis lié d’amitié avec le théologien Vladimir Lossky, puis avec sa famille.
Le P. Daniélou avait commencé à enseigner à l’Institut catholique en 1944. Ce fut ma première initiation
aux Pères grecs, et c’était une lumineuse découverte. Le recteur était alors Mgr Jean Calvet, qui avait été
un disciple du P. Portal, l’œcuméniste des Conversations de Malines, lié à la fondation du monastère
d’Amay-Chevetogne. En janvier 1945 dans Paris libéré il décida d’organiser la première Semaine de Prière
pour l’unité dans l’église des Carmes (celle de l’Institut catholique).
J’aimais dessiner et peindre : le vice-recteur me demanda de réaliser l’affiche, ce qui me donna l’occasion
de réfléchir sur le sens de la prière pour l’unité. Le nouveau nonce à Paris, le futur Jean XXIII, avait été
invité à en célébrer l’ouverture, ce fut sa première sortie publique. Mgr Calvet avait également convié
Dom Lambert Beauduin, le bénédictin fondateur d’Amay-Chevetogne, à prendre la parole. Chaque jour
dans l’église une liturgie était célébrée dans un rite oriental différent. Autant de découvertes qui
m’ouvraient les yeux sur l’appel du Seigneur.
J’ai fait ma profession monastique au monastère de Chevetogne en 1947, et j’y ai été ordonné prêtre en
1950. Comme il ressort de ce récit, tout a été pour moi, du début à la fin, un don de la Providence à
travers des circonstances fortuites que je n’avais qu’à accueillir. J’en rends grâce à Dieu jour après jour.
Votre vocation pour l’œcuménisme s’est pleinement révélée au moment de Vatican II : vous avez
été très actif pour la rédaction du Décret sur l’œcuménisme et la naissance du Secrétariat pour
l’unité des chrétiens [2].Unitatis redintegratio a soulevé de grands espoirs, le texte a d’ailleurs
été voté dans un grand élan d’enthousiasme.
Pendant toute la durée de Vatican II, j’étais à Rome au Collège pontifical grec dont j’ai été successivement
préfet des études, vice-recteur puis recteur. J’étais en outre théologien interprète des observateurs non
catholiques (1962) et à partir de 1963 membre du Secrétariat pour l’unité des chrétiens.
Pour l’Église catholique au début des années soixante, l’œcuménisme c’était l’inconnu, la découverte,
avec ce que cela peut avoir d’exaltant ! mais il y avait aussi des inquiétudes. Certains groupes refusaient
absolument cette ouverture. Jean XXIII lui-même avait publié quelques mois avant l’ouverture du concile
une constitution apostolique, Veterum Sapientia (22 février 1962), qui marquait un vrai retour en arrière.
Au cours de la troisième session, encore, juste avant la proclamation d’Unitatis Redintegratio le 21
novembre, nous avons vécu au Secrétariat pour l’unité ce que l’on a appelé la « semaine noire ». Il y a
d’abord eu le 19 novembre un grave incident : la Curie a semblé l’emporter contre le Concile, le texte sur
la liberté religieuse a dû être retiré et refondu — ce qui, avec le recul du temps, n’a sans doute pas été
une mauvaise chose, dans la mesure où l’esprit du texte a pu être conservé, voire renforcé. Puis Paul VI
impose au chapitre III de la Constitution sur l’Église la fameuse Nota praevia qui semble restreindre la
collégialité épiscopale. Et voilà qu’il envoie, sub secreto, deux jours seulement avant sa proclamation, pas
moins de 40 amendements au texte sur l’unité des chrétiens ! Le cardinal Béa nous a alors chargés, Mgr
Willebrands, le père Duprey, le chanoine Thils et moi-même, de voir ceux qui pouvaient être intégrés dans
le texte. Nous avons finalement retenu 19 des 40 amendements proposés, et sommes parvenus à
préserver l’esprit du texte !
Que s’est-il donc passé durant les quelques mois qui séparaient Veterum Sapientia de
l’ouverture du concile ? Comment Jean XXIII a-t-il pu ainsi changer de regard ?
Jean XXIII venait d’un milieu conservateur, mais il était lié d’une grande amitié, depuis le début des
années vingt, avec le fondateur d’Amay-Chevetogne, Dom Lambert Beauduin, avec qui il avait des
contacts réguliers et qui l’a peu à peu convaincu de la nécessité de l’ouverture aux autres traditions
chrétiennes.
Il avait vécu à l’étranger dans les années trente, en Bulgarie, en Turquie : il avait rencontré d’autres
chrétiens. Vous savez, chez Jean-Paul II aussi il y a eu un vrai renversement de perspective quand il est
devenu pape : archevêque polonais, il était "naturellement" opposé aux orthodoxes et même aux uniates.
J’ai beaucoup d’admiration pour ces papes, et pour Paul VI, qui avant, pendant et juste après Vatican II,
ont su écouter, apprendre et faire vraiment confiance.
Qui composait la fameuse « Squadra belga » ?
Sous la présidence du cardinal Suenens, c’étaient Mgr Philips, Mgr Moeller et Mgr Chante (l’évêque dont
nous dépendions à Chevetogne), membres de la commission doctrinale du concile, et Mgr Prignon, recteur
du Collège belge (où le P. Conger habitait, d’ailleurs). Les moines de Chevetogne étaient en lien étroit
avec ce Collège. Il n’est pas exagéré de dire que Vatican II a été fait à 80 % par les Belges !
Quelle a été l’influence spécifique de Chevetogne au concile ?
Dom Lambert Beauduin, fondateur du prieuré d’Arnay (1925) transféré à Chevetogne en 1939, insistait
sur l’étude des premiers conciles, à laquelle il a consacré des années - quand il est mort, il était en train
d’étudier l’un de ces textes. Il estimait que la doctrine sur l’épiscopat qu’ils avaient dessinée était d’une
grande importance pour les recherches ecclésiologiques de notre temps, en lien avec l’unité des
chrétiens.
Il montrait le caractère fondamental du rôle du collège des évêques, contre une conception
ecclésiologique qui les réduisait au rôle de préfets dans une monarchie pontificale absolue. Il insistait sur
la nature sacramentelle propre de l’épiscopat. Il désirait compléter et équilibrer la doctrine sur la
primauté énoncée à Vatican I en rééquilibrant primauté et collégialité. Dès 1927 il avait publié dans
Irénikon un travail intitulé « Infaillibilité du Pape et union » qui mettait en valeur la vraie nature de
l’épiscopat. Pour lui c’était absolument fondamental. Son influence a joué à Vatican II dans bien des
domaines, mais en particulier pour rééquilibrer primauté et collégialité. « Dom Lambert Beauduin s’est
éteint le 11 janvier 1960. II n’a pas vu l’ouverture du concile mais la communauté des moines de
Chevetogne, ses fils, a suivi avec ferveur ses instructions. Dès l’annonce de Vatican II elle a consacré le
meilleur de ses forces à s’y préparer » [3].
Deux moines de Chevetogne ont été consulteurs pendant la préparation du concile : Dom Thomas
Becquet, le prieur conventuel, et Dom Pierre Dumont, recteur du Collège pontifical grec avant moi. Dom
Olivier Rousseau était à Rome en tant que directeur d’Irénikon. Il avait créé un lieu de rencontres
incontournable, le Centre de presse de langue française, où se retrouvaient quotidiennement journalistes,
mais aussi experts et évêques, pour des contacts, ou pour entendre les conférences que Dom Olivier
organisait presque chaque jour, sur un thème ou un autre, en relation avec les débats du concile. Vatican
II avait lancé l’Eglise catholique dans le mouvement œcuménique : dans son sillage, tout au long de ma
vie j’ai participé aux dialogues internationaux de l’Eglise catholique avec les orthodoxes, les anglicans, les
réformés, les coptes, les assyriens. J’ai été membre du Groupe mixte de travail entre Genève et Rome et
vice-président de la commission Foi et Constitution au COE : j’ai été un des rédacteurs du BEM [4].
Vous avez participé à la rédaction du Décret sur l’œcuménisme. De quoi êtes-vous parti ?
C’est la commission préparatoire dépendant de la Congrégation pour les Églises orientales qui avait été
chargée par Jean XXJII de préparer le texte sur l’unité des chrétiens. Ce texte (De unitate Ecclesiae. Ut
unum
sint) était mauvais, il a été rejeté dès la fin de la première session (Ici décembre 1962). C’est devant la
difficulté de cette commission à avoir des contacts avec l’Orthodoxie que Jean XXIII l’obligea à collaborer
avec le Secrétariat pour l’unité et avec la Commission théologique. Le Secrétariat pour l’unité a préparé
trois textes différents, le premier traitant de l’œcuménisme (décret Unitatis Redintegratio, 1964), le
second des relations avec les Juifs et les religions non-chrétiennes (déclaration Nostra Aetate, octobre
1965) et le troisième de la liberté religieuse (déclaration Dignitatis Hurnanae, décembre 1965). Nous
avons tiré quelques idées du premier texte rejeté, et nous avons préparé quelque chose de profondément
différent qui devait aboutir au chapitre III du Décret (« les Églises et communautés ecclésiales séparées
du siège apostolique romain »).
Un verbe composé a fait couler beaucoup d’encre : subsistit in.
La « plénitude des moyens du salut » n’existe donc que dans l’Église catholique romaine ?
J’ai assisté et pris une part indirecte aux débats sur le subsistit in : les Pères voulaient signifier que
l’Église du Christ subsiste dans l’Église catholique, mais qu’elle subsiste aussi, même si c’est de manière
peut être moins parfaite, dans les autres Églises chrétiennes - même les non-épiscopales.
Vous avez dit [5] que l’on ne "pouvait pas confondre purement et simplement l’Una Sancta dans
le plan de Dieu avec ce que nous entendons dans la théologie catholique courante par « Église
universelle ». C’est une position que vous teniez déjà à Vatican II, et que le cardinal Kasper a
également défendue [6] récemment ; elle ne va donc pas de soi ?
On entend parfois l’opinion contraire chez les catholiques... Or il est clair que l’Una Sancta est bien plus
vaste que ce que nous appelons Église universelle : elle est présente dans chaque Église locale, ou dès que
deux ou trois chrétiens "sont réunis en mon nom » (Mat 18, 20). L’Église universelle, c’est l’Église dont le
Pape est la tête. L’Una Sancta, c’est toute l’histoire du salut depuis la Création jusqu’à la Parousie ; c’est
aussi l’Église du ciel unie à celle de la terre. Rappelons-nous que pour saint Thomas d’Aquin, la
circoncision équivalait au baptême... l’Église universelle n’est qu’une manifestation de l’Una Sancta.
Aujourd’hui, les revendications identitaires et les questions éthiques séparent les confessions
chrétiennes alors même que les anciennes divergences théologiques sont parfois sur le point
d’être surmontées. C’est particulièrement vrai avec les anglicans, avec qui la communion
semblait près d’être rétablie, avant l’apparition des tensions liées à l’ordination des femmes et à
celle d’homosexuels déclarés. Comment avancer malgré tout ?
C’est un problème très difficile. Prenons l’ordination des femmes : les arguments avancés pour la refuser
paraissent faibles, sans valeur théologique absolument déterminante, ils ne peuvent convaincre que ceux
qui sont déjà convaincus. Mais en autorisant l’ordination des femmes, on irait vers un schisme certain. Et
nous avons déjà suffisamment de problèmes avec le schisme Lefebvre ! L’unité est un bien trop précieux.
En évoquant le récit de la Pentecôte, qui voit la naissance de l’Église, vous avez rappelé que
Pierre a dit aux Gentils : « convertissez-vous et soyez baptisés » : l’Église naît à ce moment-là,
grâce à tous ces baptêmes.
C’est d’abord le baptême qui fait l’Église : en nous rendant membres du Corps du Christ, il fonde l’Église.
Et cela pourrait être une voie pour rétablir l’unité, en particulier avec les Églises dont les catholiques
n’estiment pas que leur Eucharistie est totalement valide. Ce qui nous attirerait peut-être des ennuis de la
part des orthodoxes et d’autres, d’ailleurs...
Les nouvelles Églises protestantes pentecôtistes et évangéliques nous semblent parfois informes, peu
claires, teintées de fanatisme. Mais si elles engrangent tellement, c’est parce qu’on y trouve une
recherche spirituelle qu’on n’a pas trouvée ailleurs. Parce qu’on y trouve une chaleur spirituelle, à
distinguer de la chaleur psychologique ou sentimentale, qu’on ne trouve pas ailleurs. Il faut aussi
remarquer que plusieurs de ces Églises essaient authentiquement de vivre l’Évangile comme aux premiers
temps de l’Église, dans sa simplicité. Elles évoquent d’ailleurs des manifestations de l’histoire de l’Église
qui vont dans le même sens : les spirituels franciscains des XIII-XIV e siècles : certains ont été condamnés
parce qu’ils critiquaient saint Bonaventure, qui avait « fossilisé » les idées de François d’Assise. On peut
penser aussi à la spiritualité de Charles de Foucauld, à d’autres encore. Il faut tenir compte de leur
témoignage !
Propos recueillis par Catherine Aubé-Elie
P.-S.
Source : revue Unité des Chrétiens, N°141 - janvier 2006
Notes
[1] L’église des Trois Saints Docteurs à Paris (XVe).
[2] Devenu en 1989 Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens.
[3] Communication de Dom Emmanuel Lame le 16 septembre 2005 à Louvain (in Actes du colloque
organisé par la Fondation Suenens, sur « la contribution des Belges au concile de Vatican II »
[4] Le document Baptême, Eucharistie, Ministère publié par Foi et Constitution en 1982.
[5] Discours de réception du doctorat honoris causa à l’Athénée Saint Anselme, Rome, 20 novembre
2003.
[6] « Das Verhaltnis von Universalkirche und Ostkirche », in Stimmen der Zeit (2000).
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