La police allemande dans la ville de l’Escaut.
L’activité de la Gestapo à Anvers
Robby van Eetvelde
En mai 1944, la section anversoise de la Gestapo liquida le réseau
Koninklijke Landmacht Leysstraat. L’information qui a rendu cette action
possible avait été fournie par l’Abwehr, le service militaire de renseignements
de la Wehrmacht, l’armée d’occupation allemande. Une action concertée a
permis une première série d’arrestations et de perquisitions au cours des-
quelles, entre autres, une liste de membres rédigée en écriture chiffrée fut
retrouvée. Sous la pression d’un « interrogatoire poussé » – périphrase pour
désigner la torture –, l’un des détenus en livra la clé, ce qui donna accès à
une mine d’informations. Un interprète amand établit même au cours de
son audition judiciaire après-guerre qu’ « […] il y avait une telle abondance
de pièces à conviction que nous n’avons pas pu mettre cela en oeuvre1 ».
Ceci constitue-t-il un exemple typique illustrant le mode opératoire de
la police allemande pendant l’Occupation ? Cela semble corroborer l’image
à laquelle on assimile communément la Gestapo. Ce mot évoque immédia-
tement l’idée d’hommes impitoyables, insensibles, vêtus d’imperméables
(1) PV 22, 22 janvier 1948, Strafdossier [Dossier pénal] Willy Vandevelde (dorénavant :
WV), F, Archief Militair Gerecht [Archives du Droit militaire] (dorénavant : AMC) ; PV 44,
13 février 1948, WV, F, AMC ; « Uiteenzetting der zaak Willy Vandevelde », [« Déclaration
de l’Affaire Willy Vandevelde »], s.d., AA 310, Centre d’étude et de documentation guerre et
sociétés contemporaines (dorénavant : Ceges).
37La police allemande dans la ville de l’Escaut
en cuir et qui exécutaient méticuleusement la politique raciale du troisième
Reich. La police allemande savait et voyait tout grâce à un vaste réseau
d’espions. Les détenus étaient soumis aux tortures les plus brutales. Quant
au rôle de la Gestapo en Allemagne nazie, il y eut, à partir des années 1990,
un revirement dans la recherche historique à ce sujet : d’une part, l’intérêt
des historiens se déplaça de l’histoire institutionnelle de la terreur nazie
vers son histoire sociale ; d’autre part, la chute du mur de Berlin et du com-
munisme en Europe centrale et de l’Est fournit simultanément l’accès à un
fonds inépuisable de nouvelles sources de matériel. Les interprétations les
plus radicales de cette nouvelle vision furent effectuées par les historiens
allemands Michael Mallman et Gerhard Paul, qui considérèrent la Gestapo
comme un service de police affaibli. D’après eux, la population allemande
s’était en grande partie contrôlée elle-même2.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, la Gestapo fut également
introduite dans les territoires occupés. Sa tâche était d’y maintenir le calme,
ce qui en pratique consistait à combattre les ennemis politiques et raciaux
du troisième Reich : les communistes, la Résistance et la population juive
locale. On a souvent négligé le fait que la Gestapo n’a jamais agi seule en
sa qualité de service de police politique, mais toujours en tant que partie
du conglomérat Sipo-SD. Celui-ci se composait d’une part de la Geheime
Staatspolizei (Gestapo) et du Kriminalpolizei (Kripo), qui formaient
ensemble le Sicherheitspolizei ou Sipo, et d’autre part du Sicherheitsdienst
ou SD, le service de renseignements des SS. Cette combinaison étrange
était le résultat d’une lutte interne de pouvoir visant le contrôle des services
de police allemands. Une lutte qui fut emportée par Heinrich Himmler. En
rattachant la police politique et criminelle à « son » SD, il essaya de fusion-
(2) Robert Gellately, The Gestapo and German Society. Enforcing Racial Policy, 1933-1945,
Oxford, Oxford University Press, 1990 ; Robert Gellately, « Rethinking the Nazi Terror
System. A Historiographical Analysis », in German Studies Review 14, n° 1, 1991, p. 23-38 ;
Claire M. Hall, « An Army of Spies ? The Gestapo Spy Network 1933-45 », in Journal of
Contemporary History 44, n° 2, 2009, p. 247-265 ; Eric A. Johnson, Nazi Terror. The Gestapo,
Jews and Ordinary Germans, London, John Murray Publishers, 2002 ; Klaus-Michael
Mallmann et Gerhard Paul, « Omniscient, Omnipotent, Omnipresent ? Gestapo, Society and
Resistance », in Nazism and German Society, 1933-1945, remanié par David Crew, London,
Routledge, 1994, p. 166-196 ; Klaus-Michael Mallmann et Gerhard Paul, (dir.), Die Gestapo.
Mythos und Realität, Darmstadt,Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2003 ; Klaus-Michael
Mallmann et Gerhard Paul, (dir.), Die Gestapo im Zweiten Weltkrieg. « Heimatfront » und
besetztes Europa, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2000.
38 Les caves de la Gestapo
ner cette police avec la SS. Cela se manifesta entre autres dans son titre de
Reichsführer-SS und Chef der Deutschen Polizei3. La Sipo-SD fut égale-
ment établie dans la Belgique occupée militairement. Seuls les services de
police militaire, la Geheime Feldpolizei (GFP), la Feldgendarmerie (FG), et
le service militaire de renseignements, l’Abwehr, pouvaient formellement
fonctionner dans ces contrées. Himmler réussit cependant à introduire la
Sipo-SD comme cheval de Troie en Belgique occupée, soumise toutefois
au contrôle du commandement militaire de Bruxelles4.
Quelles sont les caractéristiques de l’entrée en scène de la Gestapo dans
la Belgique occupée ? Pour répondre à cette question, une étude locale
est indiquée. Plus spéciquement, je porte mon attention sur le plus grand
Aussendienststelle
en Flandre, celui d’Anvers. Comment la police alle-
mande a-t-elle réussi, malgré une insufsance de force, malgré un manque
de connaissance de la situation locale, à attaquer de manière assez efcace
la Résistance et à déporter la population locale juive ? Trois éléments sont
examinés en particulier. En premier lieu, j’examine les agents allemands :
s’agit-il d’acteurs idéologiques ou de professionnels de la police ? Quel
était le prol de leurs collaborateurs belges, et dans quelle mesure les agents
allemands se aient-ils à leurs collaborateurs belges ? L’attention sera tou-
(3) George C. Browder, Foundations of the Nazi Police State. The Formation of Sipo and SD,
Kentucky, The University Press of Kentucky, 1990 ; George C. Browder, Hitlers Enforcers.
The Gestapo and the SS Security Service in the Nazi Revolution, Oxford, Oxford University
Press, 1996 ; Michael Wildt, (dir.), Nachrichtendienst, politische Elite und Mordeinheit. Der
Sicherheitsdienst des Reichsführers SS, Hamburg, Hamburger Edition, 2003.
(4) Albert De Jonghe, Hitler en het politieke lot van België (1940-1944). De vestiging van
een Zivilverwaltung in België en Noord-Frankrijk, Antwerpen, Nederlandsche Boekhandel,
1972 ; Albert De Jonghe, « De strijd Himmler - Reeder om de benoeming van een HSSPF
te Brussel (1942-1944). Eerste deel : de Sicherheitspolizei in België », in Bijdragen tot de
Geschiedenis van de Tweede Wereldoorlog, n° 3, 1974, p. 9-81 ; Albert De Jonghe, « De
strijd Himmler - Reeder om de benoeming van een HSSPF te Brussel (1942-1944). Tweede
deel: het voorspel », in Bijdragen tot de Geschiedenis van de Tweede Wereldoorlog, n° 5,
1976, p. 5-151 ; Albert De Jonghe, « De strijd Himmler - Reeder om de benoeming van een
HSSPF te Brussel (1942-1944). Derde deel : ontwikkeling van oktober 1942 tot oktober
1943 », in Bijdragen tot de Geschiedenis van de Tweede Wereldoorlog, n° 6, 1978, p. 5-178 ;
Albert De Jonghe, « De strijd Himmler - Reeder om de benoeming van een HSSPF te Brussel
(1942 - 1944). Vierde deel: Salzburg voor en na. Politieke ontwikkelingen van augustus
1943 tot juni 1944 », in Bijdragen tot de Geschiedenis van de Tweede Wereldoorlog, n° 7,
1982, p. 97-187 ; Albert De Jonghe, « De strijd Himmler - Reeder om de benoeming van een
HSSPF te Brussel (1942-1944). Vijfde deel », in Bijdragen tot de Geschiedenis van de Tweede
Wereldoorlog, n° 8, 1984.
39La police allemande dans la ville de l’Escaut
tefois portée sur le rôle joué par la police. Comment la police allemande
réussit-elle à pénétrer dans le milieu fermé de la Résistance et à mener avec
succès des actions de grande envergure ?
Les agents aLLemands à anvers
En août 1940, peu après l’établissement d’un bureau Sipo-SD à
Bruxelles, les premiers agents allemands arrivèrent aussi à Anvers.
Contrairement à la police allemande de la capitale ou de Liège, qui choisit
immédiatement des immeubles de bureaux en ville, la section anversoise
opta dès le début pour une villa située dans un faubourg résidentiel à
Wilrijk, dans la Della Faillelaan. Cette préférence pour une villa éloignée
ne garantissait pas seulement l’anonymat mais relevait en outre d’une
habitude du SD en Allemagne. C’est seulement en octobre 1943 que le
service déménagea dans les immeubles de bureaux de la Koningin Eli-
sabethlei, plus proches du centre de la ville, pour remédier à l’extension
du service5.
Le bureau local d’Anvers était dirigé par un
Dienststelleleiter
, assisté
par un grand nombre d’agents allemands subordonnés, chacun à la tête
d’une section ou sous-section. Jusqu’en avril 1943, la direction était aux
mains de Max Werner, né en 1912 à Dillingen an der Saar. Relativement
jeune, il était de formation universitaire, détenteur d’un doctorat en droit
obtenu à l’université de Rostock en 1935. Il abandonna sa carrière de clerc
le 6 juin 1936 en devenant membre des SS et commença ensuite à travailler
pour le SD à Saarbrücken, près de son village natal. De novembre 1935 à
juin 1936, il avait déjà été membre des Hitlerjugend. À partir de novembre
1948, il travailla comme Kriminal-Kommissar pour la Gestapo de cette
même ville, pour être envoyé à Anvers en 19416. Là, soudainement, le 15
avril 1943, survint la n de sa carrière. Un agent allemand nouvellement
nommé abattit de sang-froid Werner avec son adjoint et se suicida ensuite.
(5) PV 6519, 13 mai 1948, Dossier pénal Von Hören - Pitz - Van Thielen (dorénavant : HPT),
22, AMC ; PV 9432, 28 avril 1949, HPT, 31, AMC ; Browder, Hitlers Enforcers, 109.
(6) « Fragebogen Max Werner », s.d., Rasse-und Siedlungshauptamt (dorénavant : RS),
G5151, Bundesarchiv Berlin-Lichterfelde (dorénavant BArchB).
40 Les caves de la Gestapo
Les circonstances étaient tellement suspectes que la rumeur se répandit
rapidement parmi les collaborateurs belges d’une mort commandée par
Berlin7. Karl Fielitz succéda à Werner. Il s’agissait à nouveau d’un juriste,
en 1908 à Dietenhofen, près de Neurenberg. Il semblait être un national-
socialiste plus convaincu encore que Werner. Il se t membre en 1929 du
Nationalsozialistischen Studentenbund à Göttingen et s’aflia aussi bien
au NSDAP qu’aux SS en 1930, trois ans avant la prise de pouvoir par les
nazis. Après ses études, il travailla d’abord pour le quartier général du SD
à Berlin, pour être déplacé ensuite au bureau local de Neustettin, l’actuel
Szcencinek en Pologne. Sa tâche consistait à transférer les
Volksdeutsche
ethniques de Pologne et de Russie vers l’Allemagne. À partir de février
1940, il travailla pour le SD de Bremen avant d’être envoyé en avril 1943
à Anvers pour succéder à Werner8. Il y acquit rapidement une réputation de
nazi fanatique9. Il est évident que le prol des deux hommes est proche du
stéréotype de l’agent de la Gestapo. Tous deux étaient jeunes, bien instruits
et de politique radicale, avec de longs antécédents dans le mouvement nazi.
Leur loyauté ne les attachait pas tellement à la Gestapo, mais bien au SD
et donc nalement aux SS. Le prol des agents allemands subordonnés
était-il différent ?
En 1940, la Sipo-SD d’Anvers ne comptait que six agents allemands10.
Leur nombre augmenta de manière exponentielle au cours de l’Occupa-
tion. Cela alla de pair avec une croissance institutionnelle de la Gestapo et
la formation de nouvelles sections et sous-sections en réaction à l’activité
croissante due à l’occupation11. Il s’agissait d’un groupe plus âgé, d’instruc-
tion limitée. La plupart n’avaient suivi que l’enseignement primaire ou, au
mieux, quelques années de l’enseignement secondaire. Ils compensaient ce
manque d’éducation par de longues années d’expérience dans divers ser-
(7)
PV 335, 8 janvier 1946, Strafdossier Caenen [Dossier pénal Caenen] (dorénavant : RC), A8, AMC.
(8) « Lebenslauf », 13 janvier 1937, SS-Führer Personalakten (dorénavant : SSO), 206,
BArchB ; « SS-Stammkarte », s.d., SSO, 206, BArchB.
(9) PV 1120, 27 juin 1946, WV, R, AMC.
(10) PV 9432.
(11) Pour un aperçu complet des agents allemands et des collaborateurs belges de la Gestapo
à Anvers, cf. Robby Van Eetvelde, « De Sicherheitspolizei und Sicherheitsdienst (Sipo-SD).
Een microgeschiedenis van Aussendienststelle Antwerpen (1940-1945) », MA, Masters
thesis, Universiteit Gent, 2004, p. 29-44.
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