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la grèce: trois décennies
danesthésiant européen
Georges PRÉVÉLAKIS
Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1)
A  S G , la Grèce appartenait sans aucun
doute aux Balkans. Son niveau de développement économique et le fonctionne-
ment de sa vie politique ne la différenciaient guère des autres pays de la péninsule.
Dix ans plus tard, après la guerre, l’Occupation et la terrible guerre civile, la Grèce
se trouvait dans une situation bien pire que les autres pays balkaniques. Certaines
catégories de la population n’avaient pas les moyens de satisfaire leurs besoins les
plus élémentaires, tandis que le chômage conduisait à une émigration massive.
Européanisation réelle ou illusoire?
Pourtant, la situation n’a pas tardé à changer, grâce d’abord à l’aide américaine
et ensuite à une croissance rapide (au niveau de 7 % par an) qui a permis à la Grèce
de rattraper économiquement son retard par rapport à ses voisins balkaniques, de-
venus communistes. Le parcours de la Grèce pendant les années 1950 et 1960 per-
mettait de parler de « miracle économique grec ». La croissance économique fut ac-
compagnée de changements sociaux et géographiques spectaculaires. La population
s’est concentrée dans quelques grandes villes, et surtout à Athènes ; la montagne et
les îles ont été abandonnées par leurs habitants en faveur des plaines, des villes et de
l’étranger ; enfin une classe moyenne a commencé à voir le jour. La démocratisation
de l’éducation a fait émerger une jeunesse étudiante dynamique et revendicative.
La dictature militaire, qui a duré de 1967 à 1974, a retardé les évolutions poli-
tiques que l’on pouvait attendre comme adaptation aux nouvelles conditions éco-
nomiques et sociales. Un rattrapage était inévitable. Le nouveau régime instauré
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après la chute de la dictature par Constantin Karamanlis a représenté un renver-
sement spectaculaire de valeurs et de règles : légalisation du parti communiste,
abandon de la langue archaïsante dans l’éducation et le fonctionnement de l’État,
diminution du rôle de l’Église et marginalisation politique complète de l’armée. Le
référendum qui a mis fin à la monarchie en 1974 a constitué la clé de voûte de cet
énorme remue-ménage institutionnel et culturel.
Avec Karamanlis, la Grèce sortait ainsi des Balkans et se rapprochait de l’Eu-
rope. Impressionnés par la personnalité du dirigeant grec et convaincus du sérieux
de la nouvelle Grèce qu’il était en train de construire, les chefs de l’Europe lui ont
ouvert la porte de la Communauté économique européenne (CEE). La Grèce est
devenue ainsi le pionnier de l’élargissement européen.
La personnalité de Karamanlis n’est certes pas l’unique facteur explicatif. Il n’au-
rait pas réussi sans un climat politique favorable. Les réformes qu’il a introduites
tombaient dans une société déjà mûre politiquement et culturellement, qui avait
compris le besoin de changer par les chocs successifs de la dictature, des émeutes et
du deuxième coup d’État de 1973 (événements de l’École polytechnique) et surtout
par la crise chypriote qui a conduit le pays au seuil de la guerre avec la Turquie.
Pourtant, cette « débalkanisation » fut superficielle. Avec la perspective de presque
quatre décennies depuis la fin de la dictature, on perçoit les années Karamanlis
(1974-1981) comme une parenthèse de rigueur et de sérieux.
Cette parenthèse a créé l’illusion d’une véritable européanisation de la Grèce.
L’illusion fut entretenue par la suite par une nouvelle classe des politiciens grecs,
polyglottes et ayant effectué des études dans de grandes universités européennes et
américaines (Sorbonne, London School of Economics, Harvard, etc.), qui savaient
convaincre leurs interlocuteurs occidentaux puisqu’ils s’exprimaient dans le même
langage politique avec eux. Pourtant la réalité culturelle profonde restait encore
balkanique.
Le retour aux Balkans
L’année 1981 constitue un tournant : l’année de l’entrée de la Grèce dans la
CEE fut aussi celle de l’élection triomphale du parti socialiste (PASOK) d’Andréas
Papandréou. Comme fatigué par la cure d’européanisation de Karamanlis, le peuple
grec a porté au pouvoir un parti dont le discours « progressiste » cachait une ré-
gression vers le populisme, le nationalisme et l’irresponsabilité économique et bud-
gétaire. Encadré et fortement soutenu par la génération du baby-boom qui avait
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été élevée dans un relatif confort par des parents ayant subi d’énormes souffrances
pendant les décennies précédentes, le PASOK a invité le peuple grec à la dolce vita :
société de consommation, refus de l’effort scolaire et universitaire, clientélisme,
dénigrement de toute forme de réussite économique et sociale, abandon des valeurs
traditionnelles.
Cette politique, dont les résultats deviennent maintenant évidents, a été pré-
sentée par Andréas Papandréou à l’étranger comme la poursuite et l’approfondis-
sement des réformes de Karamanlis, comme des pas supplémentaires sur la voie de
la démocratisation et de l’ouverture d’une société traditionnelle méditerranéenne.
Ses successeurs ont continué à manipuler leurs interlocuteurs occidentaux avec le
même brio. Ainsi, quand on a commencé à constater le désastre grec, à partir de
l’automne 2009, la surprise fut grande.
Pourtant la colère européenne n’est pas justifiée. Les incohérences, les contradic-
tions et divers avertissements auraient conduire à soupçonner ce qui se cachait
derrière la façade. S’il faut exclure l’hypothèse de complicité européenne, force est
de conclure à un impardonnable aveuglement face à la dérive grecque.
En reprenant le fil historique, on rencontre d’abord la docilité européenne en-
vers Andréas Papandréou, élu avec des slogans antieuropéens et antioccidentaux,
dont le premier geste envers la CEE fut un chantage réussi pour obtenir des subven-
tions supplémentaires. Ainsi commença un flot de fonds européens vers la Grèce,
utilisés essentiellement pour alimenter le clientélisme et la corruption politique
grâce auxquels le pouvoir du PASOK a réussi à se consolider.
Malgré ce soutien européen, la politique économique du PASOK n’a pas tardé à
conduire la Grèce au bord du gouffre. La dette publique, de 32 % du PIB en 1981,
monta à 85 % en 1987. L’Europe et le hasard ont évité à la Grèce la rencontre avec
la réalité économique, grâce à laquelle elle aurait pu se reformer avant que la situa-
tion ne se dégrade au point où elle se trouve aujourd’hui.
La fin de la guerre froide a fourni à l’économie grecque l’oxygène dont elle avait
besoin pour rester inchangée. L’arrivée massive de réfugiés économiques (en grande
partie albanais) qui travaillaient au noir pour une bouchée de pain a permis de faire
baisser les coûts et de transformer les ouvriers grecs en intermédiaires entre l’offre et
la demande de travail. Les marchés postcommunistes ont absorbé les stocks d’une
industrie grecque qui ne pouvait plus survivre face à la compétition à cause de la
mauvaise qualité de ses produits. Enfin, la Grèce est devenue un carrefour de ré-
seaux clandestins et criminels développés dans le cadre de l’effondrement du bloc
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communiste et des guerres yougoslaves. Cette fonction de hub du crime organisé a
apporté, elle aussi, des ressources nouvelles.
Il est évident que ces évolutions ont éloigné encore plus la Grèce des normes eu-
ropéennes. Le crime organisé, la corruption, la désorganisation des services de l’État
ont créé une ambiance qui rappelait beaucoup plus ce qui se passait à Belgrade, à
Tirana ou à Sofia qu’à Paris, à Londres ou à Bruxelles. La Grèce se rebalkanisait
rapidement.
À supposer que ces évolutions n’étaient pas visibles par les responsables poli-
tiques européens, peu habitués à « faire du terrain » lors de leurs visites dans les
capitales de la périphérie européenne, comment expliquer le fait qu’ils n’aient pas
été alertés par la résurgence d’un nationalisme typiquement balkanique, qui s’expri-
mait pourtant de manière ostentatoire dans la politique étrangère grecque ? Était-il
vraiment possible de continuer à croire au mythe de la convergence politique et
culturelle de la Grèce, d’entretenir toujours l’illusion de l’européanisation ?
La revanche de la géographie
Et pourtant, en 2000, le gouvernement grec a été récompensé par l’acceptation
de la Grèce au sein de la zone euro. Aucun des critères n’était rempli par l’économie
grecque : ni l’inflation, ni le déficit, ni la dette ne restaient sous le seuil exigé. Il
est maintenant connu que le gouvernement Simitis a triché pour rapprocher les
performances de l’économie grecque des exigences de la zone euro. Il est évident
aussi que la décision d’accepter la Grèce en zone euro fut politique. Est-ce la taille
de l’économie grecque peine 3 % de l’économie de l’Union) qui autorisait ces
largesses envers un pays géopolitiquement et géostratégiquement utile ?
Les gouvernements grecs successifs ont découvert, grâce à l’euro, le moyen de
contourner tout problème politique ou politicien, simplement en distribuant des
fonds, sous divers prétextes. Pour un pays qui était habitué à la pénurie des capi-
taux, pour une génération au pouvoir qui avait encore des réflexes de « sous-déve-
loppement », la facilité de l’endettement que l’euro apporta paraissait comme un
cadeau tombé du ciel. Pendant toute une décennie, la Grèce, au lieu d’essayer de
rembourser les dettes qu’avaient accumulées les gouvernements depuis 1981, s’est
lancée dans la grande fête de la consommation.
Il est évident qu’aucune modernisation ou réforme n’était possible dans ces
conditions. Puisque l’obtention de fonds était facile, les responsables politiques
n’étaient pas motivées pour se confronter avec les syndicats ou même avec les
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réseaux de corruption au sein de l’État, dont les intérêts auraient été menacés par
les efforts de rationalisation. Bien au contraire, ils participaient eux aussi au laxisme
économique pour obtenir leur élection grâce au clientélisme.
Lourdeur de l’État et réseau de corruption
Depuis la création de la Grèce moderne, le principal instrument du clienté-
lisme fut l’embauche des « protégés » dans l’État. La manne venant de l’extérieur
depuis 1981 a permis de gonfler l’État, qui emploie actuellement plus d’un million
de personnes, le quart de la population active de la Grèce. La lourdeur d’un État
encombré de personnes de compétences et de motivations douteuses handicape
son fonctionnement. Aux problèmes liés à sa taille s’ajoute l’existence de réseaux
de corruption qui ont conduit à une « privatisation mafieuse » du secteur public.
La partie du secteur public qui fonctionne dans l’illégalité s’inscrit dans un système
plus large, avec des ramifications dans la presse, le monde des avocats, etc. Le syn-
dicalisme, qui emploie des méthodes souvent très musclées, constitue le bouclier de
ces structures face à tout effort de réforme.
Dans ces conditions, le secteur privé ne peut pas être sain. À la place de lutter
dans un milieu concurrentiel difficile, un grand nombre d’entreprises cherchent à
nouer des relations plus ou moins licites avec les services de l’État. L’importance des
flux monétaires qui viennent de l’étranger sous forme de subventions, emprunts,
etc. rend les entreprises encore plus dépendantes de l’État, qui gère leur distribution.
Un cercle vicieux s’établit ainsi entre le secteur public et le secteur privé : l’un pousse
l’autre dans la complicité et la corruption. Cette économie et cette société rongées de
l’intérieur ont pu continuer à fonctionner grâce à une protection européenne mul-
tiforme, qui s’exerce depuis plus de trois décennies. L’effet anesthésiant de cette pro-
tection a neutralisé tous les efforts, souvent courageux, pour combattre la décadence.
Il est ainsi injuste d’accuser l’ensemble de la classe politique grecque. Le pro-
cessus que nous venons d’évoquer a créé un « terrain de jeu » défavorable aux res-
ponsables politiques sérieux. Leurs appels et leurs efforts provoquaient des réactions
vigoureuses par les réseaux d’intérêts menacés, qui n’ont pas hésité à utiliser la vio-
lence pour les intimider. L’électorat n’a pas soutenu le sérieux et la responsabilité
politiques, puisque aucune conséquence du laxisme n’était visible avant 2009. Bien
au contraire, les électeurs participaient aussi à la « grande fête », financée par des
ressources fictives. Le plus souvent, il n’était même pas nécessaire d’intimider les
responsables politiques sérieux ; leur discours était discrédité par le décalage entre
leurs avertissements et la réalité constatée par les électeurs.
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