L’Encéphale (2011) 37, 18-22 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep Enquête sur le vécu des patients bipolaires P. Courtet*, S. Guillaume INSERM U1061Département d’Urgence et Post Urgence Psychiatrique, Université Montpellier, CHRU Montpellier, Hôpital Lapeyronie, 34295 Montpellier, France Le discours des patients et de leurs familles est de plus en plus pris en compte, en médecine et en psychiatrie, avec des incitations légales et réglementaires, et l’intérêt d’une collaboration avec les associations de patients et de familles devient évident. Pourtant, la littérature concernant le domaine du vécu des troubles bipolaires rapporté par les patients est très peu fournie ; on peut rappeler deux études, l’une américaine [4], l’autre européenne [8,9], réalisées auprès d’associations de patients dépressifs et bipolaires. L’enquête dont les résultats sont présentés ici est l’enquête « ECHO » (perception du vécu chez des patients bipolaires), première étude française de ce type, et qui avait pour objectif d’évaluer le vécu de patients souffrant de trouble bipolaire de type I (de type I uniquement afin d’éviter des interprétations erronées du fait de la grande hétérogénéité du trouble bipolaire) [2]. Au total, 300 patients ont été sélectionnés par la méthode des quotas de représentativité nationale par un recrutement diversifié (psychiatres, médecins généraliste, association, panel d’institut de sondage). Les patients étaient interviewés par téléphone par des interviewers préalablement formés, au cours d’un entretien semi-directif avec un questionnaire de 32 items. Quatre domaines d’intérêt étaient explorés : l’histoire et le vécu de la maladie, les attentes des patients, les relations avec l’environnement social et familial, et la prise en charge. Dans l’échantillon de 300 patients, l’âge moyen était de 40 ans, 67 % étaient des femmes, 50 % vivaient en couple, 74 % avaient une activité professionnelle et 54 % un niveau d’étude supérieure. Rapportées aux connaissances épidémiologiques sur le trouble bipolaire, Correspondance. Adresse e-mail : [email protected] (P. Courtet). © L’Encéphale, Paris, 2011. Tous droits réservés. ces données montrent que l’échantillon n’était pas parfaitement représentatif de la population française des bipolaires, ou du moins des patients auxquels nous consacrons l’essentiel de notre pratique quotidienne. Le retentissement social Tous les indices retenus pour évaluer l’impact social, le « fardeau » de la maladie bipolaire, montre que cette pathologie a un pronostic social très lourd. Ainsi, la majorité des patients considère que le trouble bipolaire est une maladie grave (87 %), qu’il gâche la vie de ceux qui en sont atteints (92 %) ; en conséquence, le diagnostic leur fait peur (88 %). Les patients considèrent que les troubles bipolaires retentissent de manière importante sur l’estime de soi (72 %), sur le bonheur et l’évolution professionnelle (73 %), sur les relations avec la famille et les amis (54 %), sur les relations sexuelles (50 %). Ils ressentent des difficultés à se projeter dans l’avenir (65 %), des difficultés dans les tâches quotidiennes (44 %). L’impact sur la qualité de vie est quantifié en moyenne à 6,4 sur une échelle de 10, et les phases dépressives sont ressenties comme plus gênantes que les phases maniaques (76 % vs 43 %). Un autre aspect du retentissement social, particulièrement mis en évidence dans cette enquête, est le sentiment d’isolement et de stigmatisation. Deux tiers des patients jugent que les troubles sont sources de rejet, et trois quart déclarent avoir déjà été l’objet d’attitudes de rejet ou de discrimination directement liées à leur maladie, de la part de collègues de travail (50 %), de leur employeur (32 %), de Enquête sur le vécu des patients bipolaires leurs amis (44 %), ou de leur famille (36 %). Si l’ensemble des patients disent avoir au moins un interlocuteur pour parler de leurs troubles, il s’agit essentiellement de professionnels de santé (95 %), et encore trop rarement de la famille (43 %) ou des amis (52 %). Ces données sont en accord avec celles de l’étude européenne [8,9], où les patients notaient majoritairement un impact notable de la maladie sur leur vie passée ou actuelle, et relevaient fréquemment des interférences de la maladie avec leurs relations familiales, amicales, conjugales, professionnelles, le trouble bipolaire ayant, pour 30 à 40 % d’entre eux, constitué un handicap pour leur carrière professionnelle. Le devenir fonctionnel doit être in fine notre préoccupation majeure. Ainsi, dans Tohen et al. [11] objectivaient ce retentissement social, en montrant que 2 ans après une première hospitalisation pour manie, si la grande majorité des patients (98 %) étaient en rémission syndromique, et une large proportion étaient en rémission symptomatique (72 %), seuls 43 % étaient en rémission fonctionnelle. Le vécu de la maladie D’une manière générale, les sujets bipolaires ont conscience de la chronicité de la maladie. La majorité d’entre eux pensent que les troubles bipolaires peuvent être soignés (61 %) et qu’ils sont maîtrisables (68 %). Mais une majorité également a peur de la rechute (69 %) et ressent la nécessité d’efforts permanents pour contrôler la maladie (64 %). Même si les patients étaient considérés par leur thérapeute comme en phase d’euthymie pour être inclus dans l’enquête, ils se sentent mal stabilisés dans 42 % des cas, avec une symptomatologie résiduelle surtout dépressive (31 %), mais aussi qualifiée « d’agitation » (11 %) ou proche de « l’agitation » (10 %). En conséquence, l’acceptation de la maladie est difficile ; et 56 % des patients seulement se sentent personnellement bipolaires, 10 % ne se sentant pas bipolaires, et 33 % variant d’opinion selon les jours. Ceci fait écho aux résultats des fameuses études de l’équipe de Judd [5,6], ayant suivi des patients bipolaires I et II durant plus de 10 ans, avec des agendas de l’humeur renseignés de façon hebdomadaire, et qui montrent que les patients passent près de la moitié de leur temps avec des symptômes, le plus souvent dépressifs (32 %, dont 24 % subsyndromiques et 8 % en épisode dépressif majeur). De plus, les patients changent de statut thymique en moyenne 6 fois dans l’année, et changent 3 fois par an au moins de polarité. En dehors des épisodes dépressifs et maniaques francs, visibles, persistent souvent des symptômes : dépression, fatigue, manque d’énergie ou au contraire agitation, excitation. Tout ceci a nécessairement un retentissement sur leur fonctionnement social, professionnel et familial, et ce, dès lors qu’existent des symptômes thymiques, qu’ils soient dépressifs ou maniaques. 19 Dans l’ouvrage de référence sur les troubles de l’humeur et le trouble bipolaire, Goodwin et Jamison [1] résument le pronostic du trouble bipolaire en soulignant que sur le plan des manifestations cliniques, seul un tiers des patients atteint la rémission complète, tandis qu’un sur cinq présente des manifestations de la maladie de façon constante, et la moitié n’est pas indemne de symptôme. Sur le plan du fonctionnement social, les auteurs considèrent que seuls 30 % des patients ont une récupération fonctionnelle complète, tandis que 30 % présentent un véritable handicap social, 40 % présentant un handicap plus modéré mais réel. La persistance de symptômes dits résiduels, après l’obtention d’une rémission de la dépression ou de la manie, constitue un autre enjeu thérapeutique majeur. En témoigne l’étude naturaliste prospective STEP-BD (Systematic Treatment Enhancement Program for Bipolar Disorder) portant sur 1 500 patients, où durant le suivi de deux ans, 58 % seulement des patients sont en rémission, et 49 % ont récidivé, le risque de récidive étant accru en présence de symptômes résiduels [10]. Le moment du diagnostic Parmi les marges de progression dont on dispose pour améliorer la prise en charge des patients souffrant de troubles bipolaires, une diminution du retard au diagnostic est l’une des plus importantes. Dans l’étude ECHO, la quasi totalité des patients a consulté au moins une fois avant l’établissement du diagnostic de trouble bipolaire, pour des symptômes du registre bipolaire : trouble du sommeil, anxiété, troubles dépressifs, fatigue, troubles du comportement (Fig. 1) L’acteur-clé du diagnostic reste le psychiatre : dans la majorité des cas, le psychiatre est l’intervenant de santé qui a posé le diagnostic, alors que 74 % des patients étaient déjà suivis par un médecin généraliste au moment du diagnostic, le diagnostic étant souvent posé à l’occasion de la première hospitalisation. Le trouble bipolaire est un trouble qui se manifeste tôt : dans l’enquête ECHO, l’âge moyen des premières manifestations du trouble est de 25 ans, l’âge moyen au moment du diagnostic est de 30 ans, coïncidant souvent avec une hospitalisation (schéma de la diapositive 18). On peut également relever que près de 40 % de sujets avaient présenté une symptomatologie avant 18 ans, le diagnostic ayant été porté avant 18 ans chez 15 % des sujets. Ces données sont cohérentes avec celles de l’étude européenne [8,9], dans laquelle 33 % des patients avaient présenté leurs premiers symptômes avant 20 ans ; les chiffres nord-américains [4] montrent, même, que les premiers symptômes apparaissaient avant 20 ans chez 50 % des patients. L’enquête ECHO [4] souligne un point essentiel : malgré une communication importante dans le grand public autour 20 P. Courtet, S. Guillaume Une fois Plus d’une fois Des troubles du sommeil 53 Des symptômes dépressifs 52 Des crises d’angoisses 51 10 9 16 Des troubles du comportement tel que irritabilié, agressivité, violence 33 Des troubles alimentaires 30 8 9 41 39 35 63 2 27 71 19 46 Une grande fatigue NSP Jamais 38 60 36 62 2 2 2 57 2 59 2 Figure 1 Les 1ers signes amenant à consulter. 99 % des patients ont consulté au moins une fois pour ces Sp. du trouble bipolaire, le délai moyen entre la première consultation et le diagnostic reste très important en ce début de XXIe siècle : il était de 5,7 ans dans l’enquête européenne, il reste d’environ 5 ans dans l’enquête ECHO. Dans cette enquête, 60 % des patients ont été hospitalisé pour la première fois à l’occasion d’une phase dépressive ou d’une tentative de suicide, ce qui laisse penser qu’on pourrait améliorer le dépistage du trouble bipolaire chez les jeunes sujets admis pour tentative de suicide (Fig. 2). Ainsi, un travail de l’équipe de Montpellier [3] a comparé le risque suicidaire lors d’un épisode dépressif chez des patients bipolaires et chez des patients dépressifs récurrents. Ce travail montre que le diagnostic de trouble bipolaire est associé avec la sévérité de la tentative de suicide et avec l’existence d’une histoire familiale de suicide. L’existence de ces variables doit donc inciter le clinicien a recherche de façon encore plus ardente l’existence d’un trouble bipolaire. La prise en charge En phase dépressive, l’enquête ECHO montre que les patients sont majoritairement hospitalisés à leur demande, alors qu’en phase maniaque ils le sont à la demande d’un médecin, d’un tiers, ou des pouvoirs publics (Fig. 3). Les patients ont un vécu contrasté de leur hospitalisation : si en grande majorité ils se sont sentis aidés et en sécurité à l’hôpital, 52 % se sont sentis enfermés, et 21 % rejetés par l’entourage et le monde extérieur (Fig. 4). Plus surprenant peut-être, 42 % des patients restituent une indifférence vis-àvis de la situation d’hospitalisation qu’ils vivent. Concernant la prise en charge externe, la totalité des patients étaient suivis par un professionnel de santé : 73 % Phase dépressive 41 % Épisode d’agitation et d’exaltation (accès maniaque) 38 % Tentative de suicide 18 % Autre Figure 2 Motif de première hospitalisation. 60 % des patients pour une phase dépressive ou une TS. par un psychiatre – libéral dans 545 % des cas –, 55 % par un médecin généraliste, et 14 % par un psychologue ou psychothérapeute. Plus de 90 % indiquent prendre des médicaments, mais sont capables de citer le nom de ce médicament. La polythérapie est assez fréquente, puisque 24 % des patients prennent deux médicaments, 13 % en prennent 3, et 5 % plus de 3. Alors que les recommandations insistent toutes sur la nécessité d’un traitement thymorégulateur, seuls 34 % des sujets interrogés dans cette enquête déclarent être sous régulateur de l’humeur : lithium, anticonvulsivant, ou antipsychotique de seconde génération. Par ailleurs, 44 % reçoivent un antidépresseur, et 38 % un anxiolytique ou un sédatif. Pour contribuer à l’amélioration de la prise en charge des patients atteints de trouble bipolaire, citons les récentes recommandations formalisées d’experts françaises pour le dépistage et la prise en charge du trouble bipolaire [7]. Concernant les effets indésirables du traitement, 84 % des patients de l’enquête ont ressenti des effets secondaires suite à leur traitement actuel, et 42 % ont ressenti au moins 3 effets secondaires. Les plus fréquemment Enquête sur le vécu des patients bipolaires 21 % patients 65 % pour phase À la demande du patient 5757 % Demande d’un médecin dépressive 37 % Demande d’un tiers (HDT) 78 % pour accès 36 % maniaque Demande des pouvoirs 8% publics (HO) Figure 3 Demande d’hospitalisation… 38 En sécurité 46 9 7 51 13 6 % patients 84 Tout à fait d’accord 30 Aidé 81 Enfermé 29 Plutôt d’accord 27 23 20 1 52 Indifférent Rejeté 19 Plutôt pas d’accord Pas du tout d’accord 28 23 25 NSP 5 42 13 18 33 35 1 21 Base population n = 300 Figure 4 Ressenti des hospitalisations. décrits étaient la fatigue (41 %), la sécheresse buccale (41 %), une prise de poids (35 %), des troubles digestifs (33 %), et des troubles du sommeil (27 %). Conclusion La dernière partie de l’enquête ECHO portait sur les besoins que ressentent les patients atteints de troubles bipolaires : ceux-ci font ressortir un besoin de dialogue, une prise en charge plus personnalisée, qui nécessiterait de mieux prendre en compte l’âge, le sexe du patient, le moment évolutif de la maladie (Fig. 5). Ils demandent également d’être aidés pour retrouver un meilleur fonctionnement psychosocial, et souhaitent une amélioration des représentations sociales de la maladie, une déstigmatisation, qu’ils expriment par la demande de voir diminuer les idées reçues sur le trouble bipolaire dans la société. Autant de défis pour les psychiatres et leurs partenaires naturels, patients et familles. Conflits d’intérêt P. Courtet, S. Guillaume : Enquête ECHO soutenue par les laboratoires BMS. Références [1] Goodwin FK, Jamison KR. Manic-depressive illness : Bipolar disorders and recurrent depression. New York, Oxford University Press, 2007. 22 P. Courtet, S. Guillaume % patients 51 Plus de dialogue avec les professionnels de santé 46 Un travail valorisant 40 Une aide pour gérer la vie professionnelle Plus de soutien des proches 37 Des médicaments avec moins d’effests secondaires 35 Davantage d’explications sur les traitements médicamenteux 34 Une prise en charge plus personnalisé 34 32 Davantage de conseils pratiques, des astuces Moins d’idées reçues sur les troubles bipolaires dans la société 30 4 Autre Aucun 1 Figure 5 Les besoins des patients bipolaires : des perspectives de progrès. [2] [3] [4] [5] [6] Guillaume S, Courtet Ph, Chabannes JP, et al. Prises en charge, besoins et attentes de patients souffrant de troubles bipolaires I’Etude ECHO – France. L’Encéphale (in press). Guillaume S, Jaussent I, Jollant F, et al. Suicide attempt characteristics may orientate toward a bipolar disorder in attempters with recurrent depression. J Affect Disord 2010;122(1-2):53-9. Hirschfeld RM, Lewis L, Vornik LA. Perceptions and impact of bipolar disorder: how far have we really come? Results of the national depressive and manic-depressive association 2000 survey of individuals with bipolar disorder. J Clin Psychiatry 2003;64:161-74. Judd LL, Akiskal HS, Schettler PJ, et al. The long-term natural history of the weekly symptomatic status of bipolar I disorder. Arch Gen Psychiatry 2002;59(6):530-7. Judd LL, Akiskal HS, Schettler PJ, et al. Psychosocial disability in the course of bipolar I and II disorders: a prospective, comparative, longitudinal study. Arch Gen Psychiatry 2005;62(12):1322-30. [7] Llorca PM, Courtet P, Martin P, et al. Recommendations formalisées d’experts : Dépistages et prise en charge du trouble bipolaire. Encephale 2010;36S4:S86-102. [8] Morselli PL, Elgie R. GAMIAN-Europe/BEAM survey I – -global analysis of a patient questionnaire circulated to 3450 members of 12 European advocacy groups operating in the field of mood disorders. Bipolar Disord 2003;5:265-78. [9] Morselli PL, Elgie R, Cesana BM. GAMIAN-Europe/BEAM survey II: cross-national analysis of unemployment, family history, treatment satisfaction and impact of the bipolar disorder on life style. Bipolar Disord 2004;6:487-97. [10] Perlis RH, Ostacher MJ, Patel JK, et al. Predictors of recurrence in bipolar disorder: primary outcomes from the Systematic Treatment Enhancement Program for Bipolar Disorder (STEP-BD). Am J Psychiatry 2006;163(2):217-24. [11] Tohen M, Zarate CA Jr, Hennen J, et al. The McLean-Harvard First-Episode Mania Study: prediction of recovery and first recurrence. Am J Psychiatry 2003;160(12):2099-107.