Schedae 2012
Prépublication n° 1 | Fascicule n° 1
Diane-Gabrielle Tremblay
« Réseaux, clusters et développement local »
Schedae, 2012, prépublication n° 1 (fascicule n° 1, p. 1 - 14)
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Réseaux, clusters et développement local
Diane-Gabrielle Tremblay
Introduction
Les théories sur l’agglomération régionale et les grappes industrielles (clusters) existent
depuis un certain temps, et depuis plus de cent ans si l’on se rapporte au district marshallien.
Toutefois, elles semblent avoir été redécouvertes au cours des dernières décennies. Certains
rattachent la réémergence de la théorie des clusters aux travaux de Porter (1990, 2003), et
d’autres imputent cet intérêt aux districts industriels et aux milieux innovateurs.
Comment expliquer cet intérêt ? Peut-être par l’importance accordée à l’innovation et
à la capacité créatrice à titre de facteurs fondamentaux pour la prospérité et la croissance
dans l’économie du savoir. Au cours des dernières décennies, les théories portant sur les
systèmes d’innovation et les clusters ont énoncé que le territoire joue un rôle important
dans la mise en œuvre des capacités novatrices et créatrices.
Les chercheurs ont mis en lumière, ces dernières années, des éléments favorables au
développement local et à l’innovation, en lien avec ces thèses des clusters ou grappes
industrielles. Dans ce texte, nous présentons d’abord les concepts suivants qui ont beaucoup
en commun : districts industriels, milieux innovateurs, et grappes industrielles (clusters).
Nous passons ensuite aux enjeux de la gouvernance, qui sont importants dans les travaux
sur les clusters. Nous examinons également le concept de proximité car la littérature sur les
grappes entretient l’idée que « la proximité importe » (Gertler et Wolfe 2005).
Districts industriels, milieux innovateurs et clusters
Ces trois concepts sont utiles pour l’étude du rôle des relations interentreprises dans le
développement de l’innovation et dans le développement territorial. En effet, un certain
nombre de théories ont récemment mis en lumière comment la proximité géographique
des entreprises infl uence l’innovation et le développement local, en particulier les études
qui décrivent les nouveaux modes de gouvernance, les milieux innovateurs et les systèmes
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locaux de production (Gertler et Wolfe 2005 ; Ketels 2003, 2004 ; Storper et Scott 1995 ;
Klein et al. 2009a et b, 2008, 2007, 2003a et b ; Fontan, Klein et Tremblay 1999, 2005b,
2007 ; Tremblay et al. 2009) 1 .
Districts industriels
Vers la fi n du XIX
e siècle, Alfred Marshall a formulé le concept des districts industriels (1890-
1920). Dans les années 1980, l’idée fi t surface de nouveau dans les travaux d’économistes
italiens s’intéressant à ce qui fut désigné sous le nom de « Troisième Italie » à propos de
petits territoires très dynamiques et innovants (Garofoli 1985 ; Beccattini 1991 ; Brusco
1994 ; Benko et Lipietz 1992). L’on désigne sous le nom de district industriel un système de
production géopraphiquement concentré, créé par l’effet de la division et de la distribution
du travail dans plusieurs petites entreprises très spécialisées. Cet élément, la division du
travail, est reconnu à titre de caractéristique du district industriel. Ces districts se spécialisent
habituellement dans un domaine d’activité ; en Italie, l’on a d’abord noté le vêtement, le
cuir et l’industrie des céramiques, mais ces secteurs d’activité allaient bientôt être dépassés
par plusieurs autres secteurs plus modernes non seulement en Italie mais aussi en France,
en Allemagne et au Danemark (Benko et Lipietz 1992).
Cette coopération interentreprises suscite un fort potentiel de croissance endogène dans
le système. La croissance est par ailleurs stimulée lorsque les entreprises sont en contact
avec des organisations intermédiaires, comme les associations industrielles ou territoriales.
La coopération peut également reposer sur les compétences et les savoirs particuliers
propres à la population active locale, comme c’était le cas des districts industriels italiens.
Les districts féconds répondent à un certain nombre de principes organisationnels :
(1) échanges commerciaux substantiels dans le réseau des entreprises et avec les associations,
sur la base d’une coopération intensive et sur fond de cohésion sociale ; (2) l’existence
de relations de confi ance aptes à stimuler l’échange d’information et la collaboration
interentreprises ; (3) l’accès continu à un réservoir de travailleurs qualifi és et la disponibilité
de la formation spécialisée ; (4) et la présence d’institutions locales, publiques ou privées, qui
veillent au développement industriel et qui disséminent l’information auprès des entreprises
(Garofoli 1985 ; Beccattini 1991 ; Brusco 1994 ; Benko et Lipietz 1992 ; Klein, Tremblay et
Fontan 2003a et b ; Tremblay et al. 2003, 2002). La main-d’œuvre qualifi ée semble s’inscrire à
titre de ressource clé dans la théorie des districts industriels et dans les écrits d’Alfred Marshall
lui-même. En revanche, la théorie des clusters aura quelque peu négligé la contribution de
Marshall, en particulier cette dimension du capital main-d’œuvre ou capital humain.
La théorie des districts souligne l’importance d’un climat industriel contribuant au
développement des compétences et au soutien à l’entreprise, en plus de favoriser la capacité
concurrentielle, même si la coopération interorganisationnelle et institutionnelle concourt
déjà au succès sur le plan de la compétitivité. Dans la théorie traditionnelle de l’économie
et du commerce, le climat ambiant ou le voisinage ne sont pas vus comme facteurs de déve-
loppement, sauf par quelques économistes institutionnalistes comme Veblen ou Commons
au début du XX
e siècle (Tremblay 2002 ; Julien 2005, 154). L’on considérait généralement le
territoire comme un espace neutre offert à l’intervention des entrepreneurs et des sociétés.
La vision traditionnelle de l’entrepreneurship et de l’innovation considérait les initiatives
de cet ordre comme des phénomènes strictement individuels à l’exception de Veblen et
d’autres qui soutenaient une perspective sociologique et non économique (Fontan, Klein
et Tremblay 2004).
1. Nous reprenons ici des éléments de Tremblay (2008).
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Tout comme Marshall, Thorstein Veblen fait également référence à l’ambiance
économique dans son ouvrage Place of Science in Modern Civilisation (1915). Comme
l’exprime Julien (2005, 154), cette ambiance facilite la formation des idées et le partage
d’informations de sorte que les bonnes idées en circulation se multiplient ; les entrepreneurs
bien intégrés dans cet environnement sont libres de se les approprier. Veblen réfl échit
également aux actifs intangibles présents dans l’environnement, qui peuvent être utiles aux
entrepreneurs et aux grappes ou clusters, et qui sont susceptibles de stimuler l’innovation
et la performance des entreprises (Julien 2005, 154 ; Tremblay 2002, 1995).
John R. Commons aussi rejette le point de vue traditionnel de l’économie à propos de
l’entreprise individualiste et il souligne l’importance des apports institutionnels (Tremblay
2002 ; Julien 2005). Il reconnaît l’importance des normes s’inscrivant à titre de caractéristiques
dans un milieu donné et qui ont pour effet de faciliter l’activité économique et l’innovation
sur le territoire. Comme on est à même de le constater, tous ces éléments s’apparentent
de très près à la notion d’atmosphère industrielle d’Alfred Marshall, ici considérée comme
séminale pour la théorie des clusters ou grappes. Ces perspectives théoriques originales
auront été malencontreusement quasi oubliées pendant une grande partie du XX
e
siècle
jusqu’à leur redécouverte par les auteurs italiens étudiant les districts industriels de leur pays
(Garofoli 1985 ; Beccattini 1991 ; Brusco 1994 ; Benko et Lipietz 1992).
La théorie des clusters-grappes se concentre un peu plus sur l’innovation technologique
et la performance des entreprises, mais des travaux plus récents soulignent les compétences
et la main-d’œuvre à titre de dimension déterminante dans les processus d’innovation
technologique ou dans la création de nouveaux produits. La théorie des districts industriels a
l’avantage d’appuyer cette dimension et les tenants de la théorie des clusters y ont consacré
un peu plus d’attention ces dernières années.
Systèmes locaux de production et milieux innovateurs
Contrairement aux théories des districts industriels, les théories traitant des systèmes locaux
de production (Courlet 1994) ou des milieux innovateurs ne se limitent généralement pas
à un seul secteur comme le font les grappes industrielles et les districts industriels. De la
même façon, les systèmes locaux de production soulignent l’importance des relations
formelles et informelles pour la circulation de l’information, ce qui encourage en retour le
développement des compétences et de l’innovation. En effet, les échanges d’informations
jouent un rôle essentiel dans l’innovation et donc dans les milieux novateurs. La théorie des
milieux innovateurs développée par les chercheurs du GREMI (Groupe de recherche européen
sur les milieux innovateurs, université de Neufchâtel, Suisse ; voir Julien 2005 à ce sujet), met
l’accent sur l’aspect socioculturel plutôt que sur les compétences, bien que les compétences
et la main-d’œuvre apparaissent comme prépondérantes pour le développement des milieux
novateurs dans des territoires spécifi ques. Ces théories suggèrent aussi que les régions (à
différents niveaux géographiques) sont des actrices dynamiques et non pas des réceptrices
passives de l’activité économique, et que la proximité intensive des intervenants accroît leur
capacité d’apprentissage et donc les possibilités d’innovation (Veltz 1996).
Cependant, la théorie des milieux innovateurs du GREMI met l’accent sur les facteurs
socioculturels et elle a connu davantage de succès dans l’espace européen et francophone,
alors que les clusters focalisent sur les dimensions technologiques et la performance, dans
les études anglo-saxonnes. De plus, le souci de développer une typologie de la gouvernance
et de la proximité est plus présent chez les auteurs européens et francophones, alors que la
gouvernance et la proximité sont généralement considérées comme les bases institutionnelles
et organisationnelles des grappes industrielles (voir Gertler et Wolfe 2005).
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Clusters ou grappes industrielles
Les grappes industrielles (à secteur unique) et les milieux innovateurs (multisectoriels) sont
constitués d’entreprises et d’organismes de soutien géographiquement concentrés ; les
entités sont « en confi ance » et les échanges de savoirs sont fréquents. La théorie des milieux
innovateurs met l’accent sur le rôle du voisinage en tant que source d’innovation et de
croissance industrielle : la proximité des compétences encourage la création de nouvelles
entreprises innovantes (Aydalot 1984).
Le modèle canadien des clusters (élaboré par le Conseil national de recherches du Canada
et par l’Innovation Systems Research Network) se focalise sur la notion de la performance des
entreprises et tente de comprendre les différents facteurs explicatifs de cette performance.
Comme cela se vérifi e pour les autres concepts mentionnés précédemment, les entreprises
sont au centre du modèle, s’agissant des entreprises qui font partie du cluster. La performance
du cluster serait dépendante de celle des entreprises individuelles, et cette performance
serait pondérée par l’état des conditions du cluster et par l’environnement des entreprises.
Parmi les facteurs considérés comme ayant un impact sur les entreprises, mentionnons le
capital humain et social, la recherche, les capacités et l’infrastructure de la recherche et
développement (R&D), l’infrastructure informationnelle, les ressources collectives et le soutien
de la collectivité, ainsi que les politiques et programmes gouvernementaux. Ce modèle est
présenté sous forme de schéma (fi gure 1) par Cassidy et al . (2005), et de nombreux auteurs
ont présenté un modèle similaire (Julien 2005 ; Holbrook et Wolfe 2002 ; Padmore et Gibson
1998 ; Wolfe, Davis, et Lucas 2005). Dans sa représentation du modèle, Cassidy met en relief
les divers facteurs compris dans le diamant de la performance de Porter. Cassidy souligne
cependant que la défi nition des organisations a été élargie de façon à englober les organismes
publics et sociétés à but non lucratif qui soutiennent le développement du cluster ; ce sont
les organismes de soutien. Cette approche est apparentée à ce que l’on a trouvé dans les
travaux sur les districts industriels et les milieux innovateurs, puisque ces études incluent aussi
de nombreux organismes susceptibles d’agir comme des organismes de soutien.
Figure 1 : le modèle des clusters
(source : Cassidy et collab. [2005, 7] ; traduction reprise de Tremblay [2008])
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Dans les travaux sur les grappes industrielles, l’on reconnaît que le développement
des clusters est un processus à long terme soutenu par la mobilisation des principaux
intervenants dans la collectivité, c’est-à-dire sur le territoire local ou régional. Cassidy et al .
(2005) identifi ent quatre stades : latence, développement, établissement et transformation.
Alors que la terminologie utilisée pour évoquer les concepts varie selon les publications et les
études, plusieurs observateurs ont retenu que les clusters en sont à des stades d’évolution
différents, et en particulier que de nombreux clusters en sont au stade de latence ou au
stade de développement, par exemple dans l’industrie des nouveaux médias au Canada (voir
Britton et Légaré 2004 ; Smith et al . 2004 ; Tremblay, Chevrier et Rousseau 2004 ; Tremblay
et Rousseau 2005a, b et c ; et aussi, de façon plus générale, Gertler et Wolfe 2005).
Il est également intéressant de voir comment les concepts évoqués dans la théorie
des clusters ont été différemment opérationnalisés selon les études. L’Innovation Systems
Research Network (ISRN) est probablement la source la plus riche en recherche opéra-
tionnelle sur le thème des clusters au Canada (Holbrook et Wolfe 2002 ; Wolfe, Davis, et
Lucas 2005), et un groupe de chercheurs de l’ISRN s’est penché plus particulièrement sur
les clusters des nouveaux médias au Canada (Britton et al ., 2009 ; Britton et Légaré 2004 ;
Smith et al . 2004 ; Tremblay, Chevrier et Rousseau 2004 ; Tremblay et Rousseau 2005a, b
et c). Alors que dans l’ensemble, les travaux sur les milieux innovateurs sont moins axés
sur l’opérationnalisation du concept, ceux de Julien (2005) se focalisent principalement sur
l’opérationnalisation du concept de développement endogène et sont très proches des
travaux présentés par le groupe ISRN sur les systèmes d’innovation, et par Cassidy (2005).
Le tableau élaboré par Cassidy résume très bien les différents concepts et construits du
modèle des clusters et nous l’incluons ici.
Concepts Construits Sous-construits* Indicateurs
Conditions
Facteurs Ressources
humaines
Accès à du personnel qualifi é.
Sources de personnel qualifi é.
Distance des sources du personnel qualifi é.
Transport Qualité des infrastructures du transport local.
Accès au système de transport national et
international.
Climat d’affaires Qualité de vie locale.
Coût commercial relatif aux régions
compétitrices.
Innovation relative aux régions
compétitrices.
Soutien à
l’organisation
Innovation Contribution du National Research Council
(NRC) au développement des idées, du savoir
et des innovations.
Contribution des institutions locales au
développement des idées, du savoir et des
innovations.
Communautaire Soutien adéquat au développement local.
Fournisseurs Disponibilité locale du matériel et des
équipements.
Services Disponibilité des services d’affaires locaux.
Finances Disponibilité des capitaux fi nanciers locaux.
Compétiteurs Éloignement avec les plus importants
compétiteurs.
Clients Éloignement avec les plus importants clients.
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