Le rôle de la France dans le déclenchement de la Première Guerre

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Le bouleversement du monde 1914 - 2015
Les 14 et 15 novembre 2015, s'est tenu à Paris un colloque international consacré à la guerre
de 1914-1918, avec ses antécédents et ses conséquences au cours du XXème siècle. Il a
commencé au matin qui a suivi les événements tragiques qui ont frappé la capitale à travers
les forces vives de la jeunesse qui y vivait. Dès le début de la manifestation, prenant la mesure
de la gravité des circonstances, nous avons voulu nous recueillir à la mémoire des victimes de
cet assassinat sans précédent dans notre pays. Au cours du colloque, les événements du passé
ont résonné tout autrement qu'ils ne l'auraient fait sans cette attaque. Ainsi des accords
Sykes-Picot de 1916, par lesquels l'Angleterre et la France se sont octroyé secrètement des
zones d'influence au Proche-Orient, ou de la déclaration Balfour de 1917 par laquelle
l'Angleterre envisageait favorablement la création d'un foyer national juif en Palestine. Tout
d'un coup, sur fond d'évènements dramatiques, l'histoire vivait au présent et jouait un rôle
d'éveil non seulement à la compréhension de ce qui s'était passé, mais encore à la
responsabilité de chacun dans l'histoire de l'humanité en cours.
Sur le colloque lui-même, figurent ci-dessous un aperçu d'ensemble d'Aurélie Bourdot suivi de
la contribution d'Antoine Dodrimont.
L’histoire
présent
avait
rendez-vous
avec
le
Par Aurélie Bourdot
Week-end du 14 et 15 novembre 2015. Tandis que les projecteurs se braquent sur Paris suite
aux attentats, un colloque intitulé « Le Bouleversement du monde » et précisant « 1914 –
2015 » doit avoir lieu dans la capitale.
Maintenu malgré tout ? Une évidence sans doute pour les 150 participants et les
organisateurs. Voilà que ce colloque d’histoire arrivait en des temps où une compréhension
et un certain recul peuvent être acquis en étudiant ce passé source du présent. 100 ans après
nous retrouvons deux même zones de tension géopolitique : du côté de l’Europe centrale avec
l’Ukraine, et au Proche-Orient avec la Syrie. Pour ce colloque, Antoine Dodrimont et le comité
de la Société anthroposophique en France avaien invité deux spécialistes, l’un de l’histoire de
l’Europe centrale : Markus Osterrieder, l’autre de l’impérialisme britannique : Terry
Boardman.
Les origines de la première guerre mondiale sont complexes, diverses. Les propos étaient
riches. Aussi j’exposerai ici seulement certains aspects, qui m’ont frappée. J’invite le lecteur à
compléter cet article en relisant ceux publiés dernièrement sur le sujet1.
1
Voir « L’Assassinat du 28 juin 1914 », Antoine Dodrimont, Nouvelles de septembre-octobre
2014 ; « Comprendre la première guerre mondiale », Antoine Dodrimont, suivi de
l’interview de l’un des conférenciers du colloque, Terry Boardman : « La responsabilité de
2
Visions
La vision de l’humain, de ses interactions avec les autres au sein d’un territoire est centrale.
Au XIXe siècle, sur le territoire de ce qui deviendra l’Allemagne, ce qui prédomine ce n’est pas
être allemand de façon nationale. C’est la question d’être humain, et ce que cela signifie. Pour
Schiller, la grandeur de l’Allemand c’est de pénétrer dans le royaume de l’esprit, de dépasser
les préjugés. On trouve aussi dans la réflexion de l’époque une dimension cosmopolite,
comme avec Novalis : « Être allemand, c’est être un individu avec du cosmopolitisme. »
Cette façon de voir, humaniste, sera rattrapée par le matérialisme, qui se saisit des idées de
Darwin. Brooks Adams, par exemple, illustre cette conception matérialiste. Vers 1890 il
développe dans un ouvrage2 l’idée que toute civilisation est une centralisation, toute
centralisation une économie. Toute civilisation serait la survie de ce qui est le plus
économique.
Quand la vision darwinienne appliquée à la vie sociale – le darwinisme social – rencontre le
nationalisme, cela peut conduire à des nettoyages ethniques, avec des déplacements de
population ou des massacres.
Lorsque l’Europe assiste en 1815 à la chute de Napoléon, une nouvelle configuration des
rapports géopolitiques s’annonce. Pour certains Britanniques bien placés, le danger est à
présent la Russie. Et en particulier, la coopération de l’intelligence allemande avec la force et
les ressources russes. Cela, il faut absolument l’empêcher. L’avenir des marchés est en Asie :
il faut aussi éviter que la Russie ne s’y installe. Cette conception des rapports géopolitiques
est toujours prédominante dans la vision américaine, comme l’a déclaré explicitement en
février 2015 George Friedman, lors d’un colloque sur le thème « Europe : destined for
conflict ? » au Chicago Council on Global Affairs (CCGA).3
Les Britanniques, nous a expliqué Terry Boardman, ont une certaine connaissance occulte de
l’avenir, et tentent d’organiser les choses à leur avantage. Dans cette optique ils ont été
amenés à s’associer aux États-Unis.
l’Angleterre dans le déclenchement de la première guerre mondiale », Nouvelles de
janvier-février 2015.
2
Adams Brooks, The Law of civilisation and decay, 1895, États-Unis. Les Lois de la
civilisation et leur déclin, édité en France en 1899 chez Félix Alcan. Texte consultable sur
le site Gallica de la BNF.
3
George Friedman, fondateur de STRATFOR, société de renseignement et de prospective,
responsable d’un thinktank sur le business. On trouvera la conférence intégrale sur internet,
ainsi qu’une sélection des passages les plus percutants, sous-titrés en français sur ce site :
http://www.solidariteetprogres.org/actualites-001/ukraine-l-imperialisme-decomplexe.html
3
Rassembler, diviser, et réunir encore… Gestes de la géopolitique en Europe du centre
Au début du XXe siècle, l’Empire russe a besoin d’un accès au Pacifique dans une mer qui ne
gèle pas. Les Britanniques font alliance en 1902 avec le Japon, puis l’incitent à entrer en guerre
contre les Russes, guerre financée
par les Britanniques et les
Américains. L’objectif est de forcer
les Russes à se détourner du Japon
et à transférer leurs forces en
Europe, afin de les empêcher de se
saisir des marchés asiatiques. Le
succès est au rendez-vous, la
guerre bien menée est courte.
C’est la guerre russo-japonaise de
1904-1905.
À l’Ouest, Czartoryski, conseiller du
tsar Alexandre au début du XIXe
siècle, soutient une politique
panslaviste. La Russie veille sur les
pays slaves d’Europe centrale. Par
Un des projets de 1’Intermarium : 1919 – 1920 Union démocratique d’États
la guerre russo-turque de 1877proposée par le Maréchal Jozef Pilsudski. Une fédération de nations entre
1878, elle a permis l’indépendance
l’Allemagne et la Russie basée sur l’auto-détermination.
de la Serbie, du Monténégro, de la
Roumanie et l’autonomie de la Bulgarie, qui étaient alors partie intégrante de l’Empire
ottoman.
Les pays allemands se sont unifiés pour former l’Empire allemand en 1871, puis cet empire
s’est rapproché par une entente de la double monarchie austro-hongroise. Sur les territoires
de cet empire vit une mosaïque de peuples. Dans une même famille, on parle souvent
plusieurs langues, ne serait-ce que par les origines diverses des membres.
À ce geste de rassemblement à travers des empires coloniaux, ou des idéalismes identitaires
(les « pan- »), s’ajoute un geste de dissociation par les nationalismes. Giuseppe Mazzini (18051872) a joué un rôle important à ce niveau. Pour lui, il s’agissait de faire tomber les empires
pour les remplacer par des républiques, au moyen de l’éducation et l’insurrection. Son
mouvement, baptisé Giovine Italia4 [Jeune Italie), est à l’origine de nombreuses insurrections
en Italie. Pourchassé, il se réfugie notamment en France et en Angleterre, fonde Giovine
Europa en 1834, et de ce mouvement découlent plusieurs autres « Giovine » nationaux en
Europe, mais aussi en Turquie avec les Jeunes Turcs.
En 1914 a lieu l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand par Gavrilo Princip, qui appartenait
au mouvement Jeune Bosnie, mais qui n’avait certainement pas conscience de qui il était
vraiment l’outil, ne serait-ce que par le fait que cette organisation ne permettait pas à ses
membres de connaître leurs supérieurs. Derrière se cachaient des réseaux diplomatiques mais
aussi souterrains, dont le Grand Orient de Paris et de Bruxelles.
Les causes de la première guerre sont multiples. Il y a des facteurs politiques, économiques...
Il y a des groupes occultes aussi, avec une personnalité comme Papus qui suit l’idée de
4
C’est-à-dire Jeune Italie.
4
Mazzini5, de morceler les anciennes monarchies en États nationaux, puis de les assembler à
nouveau par le biais d’alliances. On ne peut pas réduire les causes à l’une ou l’autre dimension.
Quoi qu’il en soit, après la première guerre la double monarchie austro-hongroise et l’Empire
allemand sont démembrés. Les pays slaves en sont extraits au nom du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, sans tenir compte de la réalité sociale : différents peuples
cohabitaient. Cette bande de pays d’Europe centrale qui porte le nom de Panslavie lorsqu’elle
est regardée depuis la Russie, et de « cordon sanitaire » lorsqu’elle est considérée par
l’alliance américano-britannique, et à soustraire tant que possible de l’influence russe.
Peut-être l’enjeu de cette partie d’Europe centrale est-il d’être « dans le milieu » ? Là où
l’Europe rencontre la Russie ?
Au Proche-Orient
1821 marque le début du
démembrement de l’Empire
ottoman, avec la déclaration
d’indépendance de la Grèce.
Suivront ensuite la Serbie, le
Monténégro, la Roumanie et la
Bulgarie. C’est dans ce contexte
que les Jeunes Turcs vont
renverser le sultan Abdülhamid II
en 1909, et cela avec l’appui de
toutes les populations vivant en
Turquie. Le mouvement est né
dans des écoles militaires
dispensant un enseignement
occidental, et c’est empreints de
ces idées qu’ils la conduisent,
comme celle du darwinisme
social qui considère les peuples
Accords de Sykes-Picot. La carte reproduite ici est originellement espagnole.
sur un même territoire en
concurrence. De plus, il existe un
idéal pantouraniste, c’est-à-dire celui de l’unité entre tous les peuples turcs (Azéris,
Turkmènes…), et il y a au milieu un peuple qui dérange. C’est ainsi, de façon résumée, que les
massacres commencés par le sultan en vue d’éradiquer les Arméniens reprennent, mais de
façon encore plus organisée et systématique, à partir de 1915.
La mise en place d’un État-nation, reposant sur un seul peuple, peut aussi avoir recourt au
déplacement, voire à l’échange des populations indésirables, tels ceux qui font suite au traité
5
Mazzini était lui Carbonaro, une sorte de maçonnerie pas traditionnelle, tandis que Papus,
faisait partie d’autres groupes occultes. Barlet qui a aussi joué un rôle, faisait partie de la
section française de la Fraternité Hermétique de Louxor.
5
de Lausanne en 1922. 1, 2 million de Grecs doivent quitter la Turquie, et 500 000 Turcs la
Grèce…6
À cette époque-là au Proche-Orient, l’Allemagne est l’alliée de l’Empire ottoman. Les
Britanniques, forts d’un immense empire (1/5 des terres émergées du monde), sont aussi
présents dans la région. Avant la première guerre mondiale, du pétrole est découvert du côté
de l’Iran-Iraq. Les officiers britanniques comprennent que pour rester implanté dans le pays,
il faut s’investir dans l’exploitation des gisements. On connaît le colonel Lawrence. Une autre
personnalité a joué un rôle bien plus important, même s’il est peu connu – certainement du
fait de la confusion possible avec son homonyme – William Shakespear. La mission de ces
agents : monter et aider les tribus locales contre l’Empire ottoman – au besoin en soutenant
des tribus adverses – et tout particulièrement la famille des Saoud, qui pratique le
wahhabisme, et d’où découlera le salafisme. Ainsi naîtra l’Arabie saoudite.
Avant même la fin de la première guerre, la France et la Grande-Bretagne s’entendaient sur
l’attribution des territoires au Proche-Orient, jusqu’à signer en 1916 les accords de SykesPicot. L’ « État Islamique » apparu cent ans plus tard a précisément déclaré vouloir révoquer
les frontières qui y ont alors été décidées.
Le site de Markus Osterrieder propose de nombreux articles en allemand :
www.celtoslavica.de, et celui de Terry Boardman en anglais : www.threeman.org.
Quelques ouvrages évoqués durant le colloque :
Les Somnambules. Été 14 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Christopher Clark, éd.
Flammarion
La grande illusion. Quand la France perdait la paix 1914-1920, Georges-Henri Soutou, éd.
Tallandier
L’Europe centrale. Évolution historique de l’idée de Mitteleuropa, Jacques Droz, éd. Payot.
Welt im Umbruch, Markus Osterrieder, Verlag Freies Geistesleben
Le Karma de la non-véracité, tome 1, Rudolf Steiner, GA 173 a, éd. Novalis
6
Le roman graphique Aïvali, une histoire entre Grèce et Turquie de Soloup, témoigne par
exemple de ce dramatique double déracinement. Sorti en France en 2015 aux éditions
Steinkis.
6
Le rôle de la France dans le
déclenchement de la Première Guerre
mondiale et l’action de Jean-Jaurès
Par Antoine DODRIMONT
Pour comprendre la position du gouvernement français, au moment du déclenchement
de la Première Guerre mondiale, il importe, me semble-t-il, de prendre en
considération deux types de faits.
Les premiers concernent les relations franco-allemandes, et les seconds l'alliance
franco-russe, à laquelle il faut adjoindre l'entente cordiale avec l’Angleterre. Ces deux
types de faits, préparés de longue date, convergeront dans l'éclatement de la crise de
l'été 1914. Dans cet exposé, je ne pourrai pas aborder la question de l'Entente cordiale.
I. Relations franco-allemandes
Pour comprendre les relations franco-allemandes, il faut repartir des événements de la
guerre franco-allemande de 1870/71. Cette guerre, voulue par Bismarck, chancelier de
Prusse, en vue d'unifier l’Allemagne, fut déclenchée par la France. Celle-ci fut vaincue,
dut payer une forte indemnité et surtout perdit les territoires de l'Alsace et une partie
de la Lorraine.
Pour Steiner, cette question de l'Alsace-Lorraine est le genre de problème insoluble que
crée l'époque moderne. Bien qu'il n'explique pas son pointe de vue, on peut aisément
comprendre que le problème était insoluble parce que ni l'Allemagne, ni la France, ne
pouvaient renoncer à ces provinces, gagnées par l'une et perdues pour l'autre.
Ceci permet de comprendre l’ambiguïte de la politique française en accord avec
l'opinion du pays au cours des décennies ultérieures. En France, entre 1871 et 1914, il
n'y eut pas volonte de revanche dans le sens que Bertrand Joly donne à ce mot dans ce
contexte, à savoir : « une guerre offensive contre l'Allemagne provoquée par la France
afin de reconquérir l’Alsace-Lorraine7 ».
Mais, cela ne veut pas dire que l'on acceptait en France le fait accompli. Au contraire,
7
B. Joly, « Le souvenir de 1870 et la place de la revanche », in S. Audoin-Rouzeau et J.-J. Becker
(dir.), Encyclopédie de la Grande guerre 1914-1918, Bayard, 1914, p. 108
7
comme l'exprime l’historien François Roth, « le souvenir de l’injustice subie en 1871...
était suffisamment présent dans l'esprit des Français pour empêcher toute
réconciliation avec l'Allemagne ; elle était un obstacle au rapprochement des deux
pays ; mais elle n'était pas un casus belli8 », c’est-à-dire un motif direct d’affrontement
armé : Et Bertrand Joly de préciser : « …l’essentiel se trouve sans doute dans ce constat :
de 1871 à 1914, les opinions publiques, en France et en Allemagne, ont toujours vécu
avec le sentiment implicite et vague qu’il subsistait entre les deux pays un contentieux
non réglé et qu’il était, sinon probable, au moins possible qu’on en arrive un jour à une
explication directe et définitive. Aussi acceptait-on, des deux côtés des Vosges, le très
lourd fardeau humain et financier de la conscription et une course sans fin aux
armements et aux effectifs9. »
Une formule peut résumer la situation en France, c'est celle de Jaurès : «Ni guerre, ni
renoncement », qui montre bien l’ambigüité dont j’ai parlé et que résume l’image de
braises qui couvent sous la cendre.
En fait, la question de l'Alsace-Lorraine a fonctionné comme un contentieux en
suspens, planant comme un nuage sur le pays. Elle représentait une difficulté
permanente. Si des conditions conjoncturelles étaient données, si des circonstances
particulières le permettaient, on pourrait franchement s'affronter et se faire la guerre,
ce qui sera effectivement le cas en 1914.
L’exemple de Renan
Il est très éclairant d’évoquer, à titre de symptôme, des sentiments répandus en France,
l’attitude d’une personnalité d’envergure, d’un grand savant. Il s’agit d’Ernest Renan,
encore connu aujourd’hui par le fait qu’il a écrit une vie de Jésus. Il connaissait
parfaitement la culture allemande, qu’il appréciait. Avant la guerre de 1870, il jugeait
même la culture et le régime politique français à l’aune de l’esprit allemand considéré
comme supérieur.
Cependant, à la suite de la défaite de 1870 et de la perte de l’Alsace-Lorraine, les choses
changent : son nationalisme passe au premier plan. Ceci transparaît dans la
correspondance qu’il a tenue alors avec un autre savant, un allemand du Wurtemberg,
également auteur d’une vie de Jésus : David Friedrich Strauss. Dans une conférence du
17 septembre 1916, R. Steiner déclare qu’il aurait été utile d’imprimer et de
réimprimer cette correspondance au cours des quarante années précédents et de relire
ces lettres « une fois par mois à toute la population pour les lui remettre en mémoire :
on aurait alors pressenti ce qui devait nécessairement se produire. Il suffit de
8
9
F. Roth, « L'Alsace-Lorraine au début du XXe siècle », in Encyclopédie de la Grande guerre 19141918, op. cit., p. 126
B. Joly, op. cit., p. 116
8
mentionner une seule chose d’une lettre de Renan où il exprime son désir de
collaboration avec l’Europe du Centre pour la culture occidentale : c’était une impulsion
venue tout droit des forces éternelles. Alors Renan ajoute tout de suite : ‘… mais cela
contrevient à mon patriotisme. Car si on enlève l’Alsace-Lorraine aux Français, je ne
peux m’exprimer que pour une protection contre la culture de l’Est’. Et Steiner de
commenter ces propos comme suit : « Toute la suite se trouve déjà en germe dans ces
paroles. Cela montre qu’un esprit, fut-il cultivé et éclairé, avoue ouvertement : je peux
admettre où se trouve la voie montrée par les nécessités éternelles, mais je ne peux
l’emprunter car je veux être davantage Français qu’être humain10. » Nous verrons plus
loin combien l’attitude d’un Jaurès sera différente de celle de Renan.
La question coloniale
S'il y eut avant 1914 des raisons de confrontation serieuses avec Allemagne, c'est avant
tout dans les questions coloniales qu'il faut les chercher, essentiellement dans la
volonté de pénétration française au Maroc, contestée par Guillaume II, qui voulait
donner une place au soleil à l’Allemagne en la dotant de colonies. C'est ce qu'on a
appelé la Weltpolitik de Guillaume II, une politique mondiale, qui contrastait
singulièrement avec celle de Bismarck essentiellement préoccupé, lui, de maintenir
l'équilibre entre les puissances européennes.
Deux crises majeures eurent lieu à ce propos en 1905 et 1911, qui furent résolues par
la négociation. Ainsi, en 1911, la France accepta de donner à l'Allemagne des
compensations territoriales en Afrique pour prix de son accord à ce qu'elle ait le champ
libre au Maroc. L'accord donna lieu à un traité (4 novembre 1911) conclu sous le
gouvernement de Joseph Caillaux, un homme politique réaliste et un pacifiste
conséquent dans le contexte d'une possible confrontation guerrière.
Ici, je voudrais faire entrer en scène une personnalité française importante. Il s'agit de
Poincaré, qui sera président du conseil (premier ministre) en 1912 et président de la
République en 1913. C'est un Lorrain de souche, né à Bar-le-Duc dans le département
de la Meuse. Encore enfant, il a connu la défaite de 1870 et vu sa ville natale occupée
par les Allemands jusqu'en 1873. Contrairement à d’autres dirigeants français, Poincaré
était soucieux de la politique étrangère de la France, dans laquelle il s’impliqua
pleinement.
10
R. Steiner, Les arrière-plans spirituels de la Première guerre mondiale (GA 174b), EAR, 2010, p.
50
9
Un changement d’état d’esprit
Il est très important de souligner ici le changement d’état d’esprit qui intervint avec
l’arrivée de Poincaré aux affaires. Un observateur étranger, peu suspect de francophilie,
le baron Guillaume, ministre de Belgique à Paris, envoyait régulièrement des dépêches
à son gouvernement. Parmi d’autres, je citerai celle du 21 février 1913, peu après que
Poincaré, devenu président de le République, eut nommé Delcassé, ambassadeur de
France en Russie, en remplacement de Georges Louis, notoirement pacifiste.
« J’estime qu’il n’a pas déplu à M. Poincaré, le Lorrain, d’affirmer, dès le premier jour de
sa haute magistrature [présidence de la République], son souci de se montrer ferme et
de tenir haut le drapeau du pays.
Dans les moments troublés où se trouve l’Europe, c’est là le danger que présente la
présence de M. Poincaré à l’Elysée. C’est sous son ministère que se sont réveillés les
instincts militaristes – légèrement chauvins – du peuple français. On a vu sa main dans
cette modification…11 »
Par rapport à l'accord précité de 1911, Poincaré s’est engagé pour faire ratifier le traité
entre la France et l'Allemagne au Sénat et, ensuite, il l'a fait appliquer scrupuleusement.
Les dirigeants allemands, Guillaume II en tête, lui en seront reconnaissants et
donneront des assurances d’apaisement. « Poincaré prenait acte de ces assurances
mais restait méfiant, car il savait qu'une rupture de la politique allemande avec le passé
n'était pas possible. A propos de l'attitude du gouvernement allemand, il notait : ‘Il
semble poursuivre avec une obstination inlassable un rapprochement que seule une
réparation complète du passé rendrait possible12.’ » En clair, Poincaré souhaite, et
même attend, de l’Allemagne la restitution de l’Alsace-Lorraine. Comme il ne croyait
pas qu'elle fût possible il se méfiait de l’Allemagne.
Cette attitude de Poincaré éclaire l’infléchissement de la politique extérieure de la
France, en particulier la fermeté qu'il incarna par rapport à l'Allemagne. Ceci permet
de comprendre deux points essentiels de sa politique :
le renforcement de l'armée française en étendant le service militaire à trois ans,
la consolidation de l'alliance franco-russe et de l'Entente cordiale avec l'Angleterre.
II. L'Alliance franco-russe
J'en viens maintenant à l'alliance franco-russe, qui, aux yeux de Steiner, fut quelque
11
12
Cité dans J. Caillaux, Mes mémoires, t. III, 1912-1930, Librairie Plon, 1947, p. 162 sq. D’autres
citations de dépêches du baron Guillaume figurent p. 163 sq.
F. Roth, Raymond Poincaré, Fayard, 2000, p. 224
10
chose de très funeste. Ici aussi il faut revenir aux événements de 1870/71.
A l’issue de cette guerre victorieuse pour l'Allemagne, Bismarck s'efforça d'isoler la
France pour que celle-ci ne puisse pas prendre sa revanche. Il y parvint grâce à
différents systèmes d'alliance, principalement la Triple Alliance, d'abord avec
l'Autriche-Hongrie (1882) et ensuite avec l'Italie, mais aussi par un traité avec la Russie,
en sorte que l’Allemagne pouvait maîtriser ses relations avec les grandes puissances
continentales.
De son côté, la France chercha à rompre son isolement en s'alliant d'abord avec la
Russie à partir de 1892 et en se rapprochant de l'Angleterre en 1904 (Entente cordiale).
C'est ainsi que se formèrent deux alliances opposées : la Triple Alliance et la Triple
Entente. Cependant, pour la Triple Alliance il y avait un maillon faible, à savoir l'Italie,
quant à la Triple Entente, elle n'a pas été formellement réalisée, l'Angleterre étant
toujours soucieuse de préserver sa liberté d'initiative.
Que prévoyait l'alliance franco-russe ?
C’était au départ une alliance militaire d'aide mutuelle à caractère défensif. La France
n’était tenue d'aider la Russie que si celle-ci était menacée en cas d’attaque venant
d’une autre puissance, en clair l'Allemagne.
Cela n'impliquait nullement que la France soutienne la Russie dans d’autres conditions
que celle d’une attaque directement menée contre elle. Il n’était pas question
d’intervenir en fonction de la politique d’expansion russe en direction des détroits, ni
de son soutien aux pays slaves des Balkans. Donc il n’était pas question de soutenir une
quelconque initiative russe en faveur d’un pays ami contre la Serbie.
En bref, la France n'était pas tenue de prendre en compte l’hypothèse balkanique du
déclenchement d'une guerre.
Changement de politique
C'est précisément à propos de la situation dans les Balkans qu'un changement est
intervenu à partir de 1912 sous l'impulsion de Poincaré devenu Président du Conseil la
même année. Comme le souligne Georges-Henri Soutou dans son dernier livre, « il
introduisit une importante novation dans l'alliance franco-russe en déclarant que la
France soutiendrait la Russie en cas d'attaque allemande, même si la guerre avait pour
origine un conflit balkanique, contrairement à la position adoptée par Paris lors de la
11
crise bosniaque de 1908-190913. »
Dans ce changement, il faut aussi noter qu'ont joué les pressions réitérées de la Russie,
menées notamment par l’Ambassadeur de Russie à Paris, Isvolski, qui en voulait
profondément à l’Autriche parce qu’il s’était senti berné en 1908 quand elle avait
annexé la Bosnie-Herzégovine, sans contrepartie, comme cela lui aurait été promis.
La France a admis, depuis lors, que le statu quo n’était plus de mise dans les Balkans et
que la région pourrait connaître une recomposition territoriale où la Russie aurait son
rôle à jouer. En outre, en France, on considérait que l’Autriche-Hongrie était une prison
des peuples, c’est-à-dire des minorités nationales, et l’on ne voyait pas d’un mauvais
œil la transformation de l'empire multinational.
La France a ainsi accepté peu à peu de cautionner la politique russe dans les Balkans et
donc de soutenir la Russie et son alliée, la Serbie, contre l'Autriche-Hongrie. Tout cela
au nom de « l'alliance indissoluble » avec la Russie.
Incidences européennes
La nouvelle politique régionale des dirigeants français dans les Balkans était en étroite
corrélation avec leur politique européenne. Dès qu'il fut Président de la République, au
début 1913, Poincaré remplaça l'ambasseur de France à Saint-Pétersbourg par
Théophile Delcassé, négociateur de l'entente cordiale avec l'Angleterre (1904) et
adversaire de l'Allemagne. Avec ce dernier, le Président de la République partageait la
conception que s'en était fini de la politique internationale désignée du nom de
« Concert européen », par laquelle au cours du XIXe siècle « les grandes puissances se
concertaient entre elles en permanence pour éviter qu'une crise ne débouche sur une
guerre générale et pour ajuster leurs intérêts14 ». A défaut d'une telle concertation,
« seul comptaient désormais l''équilibre des forces européennes' et les alliances.
L'équilibre était tout au plus un équilibre entre les deux systèmes d'alliances opposés. Il
fallait donc renforcer encore l'alliance avec la Russie... et, à défaut d'alliance formelle
avec Londres, poursuivre avec l'Angleterre les conversations d'état-major commencées
à la suite des crises marocaines. En effet, seule une forte Triple-Entente pouvait
dissuader l'Allemagne de déclencher la guerre. Si celle-ci néanmoins éclatait (et c'était
désormais pour des dirigeants comme Poincaré et Delcassé une éventualité fort
probable), la France ne devrait son salut qu'à ces alliances renforcées et à son propre
effort militaire (passage du service militaire de deux à trois ans en 1913)15. »
13
14
15
G.-H. Soutou, La grande illusion. Quand la France perdait la paix, 1914-1920, Tallandier, 2015,
p. 28
G.-H. Soutou, op.cit., p. 21
G-H. Soutou, op.cit., p. 21
12
Avec Poincaré, deux personnalités ont joué un rôle décisif dans le changement de
politique mené à l'insu de la population et de la représentation nationale : Delcassé
déjà cité et Paléologue. G.-H. Soutou relève le caractère capital de l'existence de ce trio.
« Poincaré et Delcassé se connaissent très bien et se voient très souvent. Poincaré et
Paléologue sont d'anciens camarades de lycée et se tutoient. Palélogue a été le principal
collaborateur de Delcassé au Quai d'Orsay, de 1898 à 1905. En 1913, Poincaré envoie
Delcassé comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Son successeur sera Paléologue.
On peut dire que l'alliance franco-russe est leur affaire et que, de 1913 à 1915, lorsque
Delcassé quitte le Quai d'Orsay, où il est revenu en 1914, toutes les relations francorusses passent par ces trois hommes... c'était une nouvelle orientation diplomatique,
plus dure et plus ambitieuse que la précédente, et qui engageait un groupe étroit et
assez fermé sans que la majorité du personnel politique en eût clairement
conscience16. »
Hypothèse balkanique et politique européenne
La perspective d'une recomposition territoriale en Europe centrale permet de relier la
nouvelle politique balkanique de la France et sa politique européenne de renforcement
des alliances. Il s'agit pour G.-H. Soutou de passer, concernant l'équilibre européen,
« du conservatisme à la révision. En particulier, et c'est un aspect peu voyant mais
essentiel, beaucoup de responsables étaient convaincus qu'à la mort de François-Joseph
l'Empire austro-hongrois disparaîtrait et que les cartes seraient rebattues. L'Autriche
rejoindrait l'Allemagne, et, dans l'esprit de l'‘équilibre européen’..., la France
récupérerait en compensation l'Alsace-Lorraine. Le même genre d'idées de
rééquilibrage entre grandes puissances et de compensations réciproques avait cours
pour l'Empire ottoman, lui aussi considéré comme appelé à éclater rapidement, et à
propos duquel les Français nourissaient également des ambitions, vers la Syrie et le
Liban17. »
Visite à Saint-Pétersbourg
Entre le 20 et le 23 juillet 1914, Poincaré s'est rendu à Saint-Petersbourg, accompagné
du Président du Conseil Viviani. Cette visite est intervenue juste avant la remise de
l'ultimatum de l'Autriche-Hongrie à la Serbie, le 23 en début de soirée. Elle illustre
parfaitement le changement de politique décrit précédemment. Au cours de cette
visite, Poincaré a prononcé les paroles « d'alliance indissoluble » liant étroitement la
France à la Russie. Il montrait par là quelle importance il accordait à cette alliance pour
16
17
G.-H. Soutou, op.cit., pp. 29-30
G.-H. Soutou, op.cit., p. 30
13
les intérêts de la France.
C'est aussi à cette occasion que le Président français aurait prêché la fermeté aux
dirigeants russes. Dans ses Mémoires, J. Caillaux a rapporté à ce sujet les propos tenus
par le tsar Nicolas II à « M. Cruppi, pérégrinant en Russie pendant la guerre pour le
compte du journal Le Matin : ‘J’ai toujours présent à l’esprit, dit l’Empereur, le langage
si ferme que m’a tenu le président de la République le 22 juillet au moment où il quittait
la Russie18.’ » Comme on va le voir, la fermeté en question concernait avant tout
l'Autriche-Hongrie.
En effet, Poincaré n'imaginait pas que l'Autriche pût avoir des griefs légitimes à l'égard
de la Serbie à la suite de l'assassinat du prince héritier François Ferdinand à Sarajevo le
28 juin 1914. Il a ainsi dénié a priori à l'Autriche le droit de réagir à cet assassinat et de
présenter des exigences à Belgrade et bien évidemment d’intervenir militairement à
son encontre.
Ceci explique les propos très fermes que Poincaré tint à l’Ambassadeur d'Autriche à
Saint-Pétersbourg, Szapary, le 21 juillet, tels qu'il les a consignés dans son journal
intime: « Je fais remarquer à l'Ambassadeur avec beaucoup de fermeté que la Serbie a
en Europe des amis qui pourraient être étonnés d'une démarche de ce genre. »
De son côté, l'Ambassadeur de France à Saint Pétersbourg, Paléologue, a noté la teneur
de l’entretien qui eut lieu alors. Aux propos de l’ambassadeur, qui lui disait : « Nous ne
pouvons pas tolérer, monsieur le Président, qu’un gouvernement étranger laisse
préparer, sur son territoire, des attentats contre notre souveraineté », Poincaré
répond : « Avec un peu de bonne volonté, cette affaire sera facile à régler. Mais,
facilement aussi elle s’envenimerait. La Serbie a des amis très chauds dans le peuple
russe. Et la Russie a une alliée, la France. Que des complications à craindre19. »
Nous avons là un déni complet du droit de l’Autriche-Hongrie à réclamer des comptes
à la Serbie. Cet engagement de la France en faveur de la Serbie est confirmé dans un
télégramme du 22 juillet de Sazonoff, ministre des Affaires étrangères russe, à son
ambassadeur à Vienne: « De mon explication avec le ministre français des Affaires
étrangères [Viviani], il ressort clairement que la France, préoccupée de la tournure que
pourraient prendre les rapports austro-serbes, n'est pas disposée à admettre une
humiliation de la Serbie non justifiée par les circonstances20. »
En clair, cela signifie que la France prenait nettement position pour la Serbie contre
l’Autriche, au nom de l’Alliance franco-russe, ce qui allait être lourd de conséquences.
18
19
20
Cité dans J. Caillaux, op. cit., p. 168
M. Paléologue, La Russie des Tsars pendant la Grande guerre, Librairie Plon, 1921, p. 10
Livre noir russe, Sazonoff à Schebeko, cité dans A. Fabre-Luce, La victoire, nrf, 1924, p. 206
14
Les princesses monténégrines
Concernant la visite de Poincaré et Viviani en Russie par rapport à l’alliance francorusse, je voudrais encore citer ici les propos « surréalistes » tenus par deux Grandesduchesses, Anastasia et Militza, filles de Nikita, roi du Monténégro, favorable à la
guerre. Lors d'une réception donnée par le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch, époux de
la première, commandant de la garde impériale, les deux femmes se sont adressées à
l'ambassadeur Paléologue dès son arrivée : « Savez-vous bien que nous vivons des jours
historiques, des jours sacrés !... Demain, à la revue, les musiques ne joueront que la
Marche lorraine et Sambre-et-Meuse. J'ai reçu aujourd'hui de mon père un télégramme
en style convenu; il m'annonce qu'avant la fin du mois nous aurons la guerre...Quel
héros, mon père !...Il est digne de l'Iliade ! Tenez, regardez cette bonbonnière qui ne me
quitte jamais ; elle contient de la terre de Lorraine, oui de la terre de Lorraine que j'ai
prise au-delà de la frontière quand j'ai été en France avec mon mari il y a deux ans. Et
puis, regardez encore, là, sur la table d'honneur... elle est couverte de chardons; je n'ai
pas voulu qu'il y eût d'autres fleurs. Et bien ! ce sont des chardons de Lorraine. J'en ai
cueilli quelques branches sur le territoire annexé; je les ai rapportés ici et j'en ai fait
semer les graines dans mon jardin... Militza, parle-lui encore, à l'ambassadeur; dis-lui
tout ce que cette journées représente pour nous, pendant que je vais recevoir
l'empereur... »
Au dîner, poursuit Paléologue, je suis placé à gauche de la grande-duchesse Anastasie.
Et le dithyrambe continue, entrecoupé de prophéties : « La guerre va éclater... Il ne
restera plus rien de l'Autriche... Vous reprendrez l'Alsace et la Lorraine... Nos armées se
joindront à Berlin... L'Allemagne sera détruite...21 ».
Grâce au livre de Markus Osterrieder, Welt im Umbruch22 [Le monde en
bouleversement], nous savons que les deux femmes, ultranationalistes et panslavistes,
appartenaient à la loge martiniste de Saint-Pétersbourg, une loge fondée sous
l'impulsion de l'occultiste français Papus (le Dr G. Encausse). Là se réunissaient des gens
de l'aristocratie, favorables à l'alliance franco-russe et à la guerre. Markus Osterrieder
évoque aussi les propos tenus par Rudolf Steiner dans deux conférences concernant
ces deux dames, qualifiées de démoniaques. Dans la conférence du 6 février 1921,
Rudolf Steiner parle de leurs déclarations à l’ambassadeur Paléologue lors de la
réception que je viens d'évoquer. Il situe ces propos en lien avec la capacité nécessaire
pour trouver les lieux, les circonstances, en un mot, les bases de la recherche de la
vérité : « On entend de tout de par le monde. Il faut acquérir une sensibilité pour
distinguer où l’on peut recevoir quelque chose de la vérité et où on ne le peut pas. Le
monde ne se présente pas de manière que l’on puisse se satisfaire d’opinions faciles. Le
monde se manifeste de telle manière qu’il faut développer une sensibilité pour les lieux
21
22
M. Paléologue, op. cit,. p. 14 sq.
Markus Osterrieder, Welt im Umbruch. Nationalitätenfrage, Ordnungspläne und Rudolf Steiners
Haltung im Ersten Weltkrieg, Verlag Freies Geistesleben, 2014
15
où en somme la vérité peut se trouver. Le monde sensoriel extérieur est sans doute une
maya ; il est aussi tellement maya au plan moral, éthique et politique que les opinions
de ces deux femmes de mauvais augure que sont Anastasia et Militza, peuvent peser
plus lourd que celles des ministres, des délégués ou autres. Car ce que disaient les
ministres et les généraux en 1914 ne s’est pas réalisé, mais la prophétie de ces deux
démons s’est réalisée : la guerre éclatera avant la fin du mois ; quel héros que notre
père ; il ne restera rien de l’Autriche ; ils reprendront l’Alsace et la Lorraine. » Et Steiner
poursuit : « Le monde est un édifice bien compliqué et pour comprendre la complexité
de qui se présente tout d’abord comme une maya, il faut un réel désir de vérité, une
recherche de la véracité23. »
III. La marche à la guerre
Juste après le départ des Français de Saint-Pétersbourg, le 23 juillet, l'Autriche-Hongrie
remit un ultimatum à la Serbie, un ultimatum si dur que la Serbie ne pouvait pas
l'accepter entièrement, et ce qui devait arriver arriva, elle ne l’accepta pas. Le refus
prévisible de la Serbie devait entraîner la rupture des relations diplomatiques par
l’Autriche (25 juillet) et la déclaration de guerre de l'Autriche à la Serbie (28 juillet). En
agissant de la sorte, l’Autriche-Hongrie jouait manifestement avec le feu. Cependant,
elle ne mobilisa pas directement ses troupes pour entrer en guerre.
Le conflit aurait pu être localisé aux Balkans, ce qui était le point de vue de l'Allemagne.
Mais, pour cela, il fallait que la Russie fît preuve de retenue, mais elle ne le fit pas. En
effet, les 24 et 25 juillet, le gouvernement russe et le Tsar considérèrent que :
« L’honneur de la Russie, sa dignité, sa mission historique, si elle veut conserver son
rang en Europe, exigent qu'elle soutienne la Serbie, et cela, s’il le faut par les armes. »
Autrement dit, la Russie est prête à entrer en guerre, aux côtés de la Serbie, ce qui montre
qu'elle identifie ses intérêts à ceux de son alliée slave.
En dehors de la mobilisation partielle et localisée de l'Autriche-Hongrie sur la frontière
serbe, les événements qui eurent lieu entre le 25 et le 31 juillet montrent que la Russie
a toujours pris l'initiative des préparatifs militaires, déclarés ou clandestins, vis-à-vis de
l'Autriche-Hongrie et de l'Allemagne. C'est ainsi qu'elle fut la première puissance à
effectuer une mobilisation partielle contre l'Autriche le 29 juillet , suivie deux jours plus
tard, le 31 juillet, de la mobilisation générale, c’est-à-dire aussi contre l’Allemagne.
La mobilisation générale russe, la première de toutes, est, d’après l’historien
Christopher Clark, « l'une des décisions les plus lourdes de conséquences de la crise de
juillet. Elle survient à un moment où le gouvernement allemand n’a même pas encore
décrété l’état de guerre imminente, l’équivalent de la période préparatoire à la guerre
23
R. Steiner, L’homme responsable du développement cosmique (GA 203), EAR, 2005, 226
16
en vigueur en Russie depuis le 26 juillet. L’Autriche-Hongrie, pour sa part, est toujours
engagée dans une mobilisation partielle contre la Serbie. Cette situation mettra plus
tard les décideurs russes et français dans un certain embarras. Dans le livre orange,
publié par le gouvernement russe après le déclenchement de la guerre pour justifier ses
décision pendant la crise, les éditeurs antidateront de trois jours l’’ordre autrichien de
mobilisation générale pour donner l’impression que les Russes n’ont fait que réagir à
des développements extérieurs. Un télégramme du 29 juillet de l’ambassadeur
Schebeko à Vienne déclarant qu’un ordre de mobilisation générale autrichien était
attendu pour le lendemain sera antidaté au 28 juillet, et modifié afin qu’on lise ‘l’ordre
de mobilisation générale a été signé’ – en fait, le décret autrichien de mobilisation
générale ne sera pas signé avant le 31 juillet, avec effet au lendemain. Le livre jaune
des Français manipulera encore plus audacieusement les sources, en insérant un
communiqué fictif de Paléologue, daté du 31 juillet, déclarant que la mobilisation russe
a été signée ‘en réaction à la mobilisation générale autrichienne’ ainsi qu’aux ‘mesures
successives de mobilisation prises en secret par les Allemands au cours des six derniers
jours’. En réalité, sur le plan militaire, l’Allemagne est restée une oasis de tranquillité
relative pendant toute la crise24. »
En fait, cette décision de la mobilisation générale russe créait l'état de guerre de la
Russie avec l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne. La suite était prévisible. L'Allemagne
étant directement concernée, d'intenses tractations eurent lieu à Berlin jusqu'à ce que
le gouvernement allemand décrète « l'Etat de danger de guerre », ce qui valait
mobilisation générale, et finisse par déclarer la guerre à la Russie, le 1er juillet, ce qui
entraîna les autres déclarations de guerre.
Que fit la France dans cette situation ?
Au lieu de contenir son alliée russe, de la retenir dans une volonté de paix, elle la suivra
passivement, faisant régulièrement état de sa fidélité à l'alliance, dont elle outrepassait
les dispositions, car elle n'était tenue de soutenir immédiatement la Russie qu'en cas
d'agression de l'Allemagne. Par-là, elle assumait pleinement le risque de conduire à
une guerre européenne pour une question balkanique, qui aurait pu être réglée de
façon localisée. Concernant ce consentement passif de la France, Georges-Henri
Soutou écrit : « Certains comprirent tout de suite qu'en fait Paris avait été à la remorque
de Saint-Pétersbourg. Dans son journal inédit (1914), qui ne fut publié qu'en 1953,
Jacques Bainville, peu suspect de manquer de patriotisme, notait à la date du
5 novembre… ‘Le gouvernement français a été manœuvré par ses alliés, et il n'a pas
donné le moindre symptôme de l'action de son libre arbitre25.’ » De plus, la France agira
sournoisement pour que l'Allemagne apparaisse comme le pays agresseur, avec les
24
25
C. Clark, Les somnambules, Flammarion, 2013, p. 502
Cité dans G.-H. Soutou, La grande illusion, op. cit.
17
graves conséquences que l'on sait.
IV. L'action de Jean Jaurès
Face à cette politique de renoncement des dirigeants français, un homme s'est levé
pour défendre la paix à tout prix. Il s'agit de Jean Jaurès. Jaurès était député socialiste
de la cité ouvrière de Carmaux. Il s'était engagé pour défendre l'honneur du capitaine
Dreyfus. Il était un des cofondateurs du parti socialiste unifié français. Il avait fondé le
journal L'Humanité, où il écrivait régulièrement. Il était aussi membre du bureau de
l'Internationale ouvrière. C'était encore un homme de grande culture qui connaissait
et appréciait la culture allemande. Sa seconde thèse de doctorat en philosophie, dite
thèse latine, portait sur les origines du socialisme allemand. Il y traitait de Luther, Kant,
Fichte ainsi que de Hegel, Marx et Lassalle. (Elle fut publiée en Français dans la Revue
socialiste en 1892.) Jaurès était aussi un socialiste humaniste, préoccupé du destin de
toute l’humanité. Tout le contraire d’un socialiste doctrinaire comme Lénine qui, soit
dit en passant, ne l’aimait pas. Et si Jaurès était internationaliste, il était aussi un fervent
patriote, mais dénué de tout chauvinisme.
Depuis 1905, Jaurès était conscient des menaces de guerre et il menait un combat
résolu pour la paix. Il y développa des idées originales telles que :
1) le refus de la guerre offensive et de la guerre de conquête
2) en cas de conflit, nécessité pour les Etats de recourir à un arbitrage international
3) pour le mouvement socialiste, recherche de réactions unifiées des ouvriers pour
contrer les dangers de confrontations, en particulier le déclenchement de la
grève générale.
Et tout en défendant la nécessité d’avoir une défense nationale adéquate, Jaurès refusa
que le service militaire passe de 2 à 3 ans, d’où son engagement contre le projet de loi
des Trois ans, présenté à la Chambre le 6 mars 1913 et qui finit par être voté.
Compte tenu de ses liens avec l’Allemagne à travers le mouvement socialiste et de son
intérêt pour favoriser de bonnes relations avec l’Allemagne, Jaurès était considéré, dans
les milieux nationalistes français comme un agent de l’Allemagne et de son empereur.
Parmi un ample florilège de textes très agressifs contre Jaurès, on peut donner ici
quelques exemples significatifs.
Citons Maurice Barrès qui, après avoir apprécié Jaurès, plus tard, à l’époque du débat
relatif à la Loi des trois ans, dira26 :
26
Les citations de Barrès, Péguy et de Waleffe sont reprises de J. Rabaut, Jaurès assassiné, Ed.
Complexe, 1984, pp. 38-41. D’autres textes très violents figurent dans ce livre.
18
« Déjà Jaurès a pris ses précautions. Il a quitté à demi la France. Il est citoyen de
l’Europe… Enfin, me dit quelqu’un, il vit de la langue française ? Mais non pas, il est prêt
à vivre de la langue allemande ; Il a parlé à Berlin. Dès maintenant, sa pensée est
allemande plutôt que française… Il peut être député au Reichstag comme au PalaisBourbon. Au milieu d’une France qui se défait, il garde une armée, les troupes
socialistes, pour parer à tous évènements… Fier de savoir si bien l’allemand, de Kant à
Hegel, à Hahn, à Nietzsche, il passe nécessairement aux pangermanistes. »
PEGUY est revenu lui aussi de son admiration dreyfusarde et socialiste pour Jaurès, qu’il
considération comme un « simple et grand ouvrier d’éloquence, de pensée et
d’action ». Au moment de l’affaire d’Agadir [1911], déjà, il avait dit : « Dès la déclaration
de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès, nous n'avons pas
besoin d'un traitre pour nous poignarder dans le dos. »
La discussion de la loi des Trois ans porte ses sentiments à l’exaspération. « Je suis un
vieux républicain. Je suis un vieux révolutionnaire. En temps de guerre, il n’y a qu’une
politique et c’est la politique de la Convention nationale. Mais il ne faut pas se dissimuler
que la politique de la Convention nationale, c’est Jaurès dans une charrette et un
roulement de tambour pour couvrir cette grande voix. »
Ecoutons encore ce que dit Maurice de Waleffe dans Paris-Midi – retenez bien le nom
de ce journal – du 2 avril 1913 :
« M. Jaurès continue de travailler nos soldat. Il s’est juré de donner Paris aux Prussiens,
cet homme […]. Nous aurons cent quatre-vingt-dix mille Prussiens chez nous avant que
nos journaux aient le temps de tirer une édition spéciale, et nous apprendrons du même
coup : la guerre, l’invasion et l’occupation de nos principaux points stratégiques. Bah !
Le généralissime Jaurès se charge de tout. C’est lui qui, à la tête de ses milices, traitera
la capitulation de Paris. Ce jour-là, L’Humanité paraîtra en deux langues, comme elle en
a déjà fait l’essai. Et Paris aura vécu. »
Du même, dans le même journal, 17 juillet 1914 : « Dites-moi, à la veille d’une guerre,
le général qui commanderait à quatre hommes et un caporal de coller au mur le citoyen
Jaurès et de lui mettre à bout portant le plomb qui lui manque dans la cervelle, pensezvous que ce général n’aurait pas fait son plus élémentaire devoir ? Si, et je l’y
aiderais ! ».
On ne peut pas concevoir que de tels appels au meurtre n’aient pas eu des
commanditaires dans les coulisses et n’aient pas eu des effets sur la conscience de
certains ultranationalistes convaincus par-là du rôle néfaste de Jaurès par rapport à
une guerre imminente. Je reviendrai sur cet aspect à la fin de mon exposé.
19
Le dernier combat pour la paix
Quant à la paix, Jaurès a œuvré pour la défendre dans les dernières journées de juillet
1914. Il l'a fait dans trois directions :
1.
2.
3.
au sein du parti socialiste français, dans les réunions du bureau du parti, avec les
dirigeants de la CGT, dans des meetings et ses articles de L’Humanité
auprès de ses collèges de l’Internationale ouvrière
en direction des députés et du gouvernement français
Sur ce dernier aspect, il eut plusieurs rencontres avec des ministres pour la défense de
la paix. Il en retira le sentiment que le gouvernement agissait en faveur du maintien de
la paix.
La confiance de Jaurès dans le gouvernement français était telle que le 29 juillet à
Bruxelles il déclara dans un meeting qu'il se portait garant des intentions pacifistes de
ce gouvernement. Celles-ci lui seront confirmées à son retour de Bruxelles le 30 juillet,
alors qu’il a appris la nouvelle de la mobilisation partielle de la Russie. Dans l’aprèsmidi, il est reçu à la tête d’une délégation socialiste par René Viviani, son ancien ami et
compagnon de lutte politique. Nous sommes alors à un moment décisif dans la
succession des événements. Depuis le 29 juillet, les dirigeants français savent bien,
d'après un télégramme de Sazonoff, que la Russie est prête à « accélérer nos
armements et de compter avec l'inévitabilité probable de la guerre ».
Il s'agit ici de la mobilisation générale russe qui sera décidée le lendemain. Par rapport
à cette situation très grave, Viviani a fait savoir à la Russie qu'il admet les mesures de
« précaution et de défense auxquelles la Russie croit devoir procéder » tout en lui
demandant pudiquement de ne pas offrir de « prétexte » à l'Allemagne « pour une
mobilisation totale ou partielle de ses forces ». Les déclarations faites par le Ministre de
la Guerre à l'attaché militaire russe seront encore plus explicites quant au soutien de la
France aux décisions russes.
Or, que fait Viviani vis-à-vis de Jaurès et de la délégation socialiste ? Le Président du
Conseil temporise, élude le bellicisme des dirigeants russes, et rassure Jaurès comme
ce dernier confie ensuite au député Albert Bedouce qui l’accompagne : « Si nous étions
à leur place, je ne sais pas ce que nous pourrions faire de mieux pour assurer la paix27. »
Quand on a présent à l'esprit ce que Viviani savait des menées de la Russie, on peut
voir qu'il a trompé sciemment Jaurès et ses collaborateurs à un moment décisif.
Ce sera seulement le 31 juillet que les yeux du grand dirigeant socialiste se dessilleront.
Ce jour-là, il apprend la mobilisation autrichienne et l’état de danger de guerre en
Allemagne, qui répondent à la mobilisation générale russe. A défaut de pouvoir
rencontrer Viviani, il est reçu par le sous-secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, Abel
27
V. Duclert, Jean Jaurès. Combattre la guerre, penser la guerre, Fondation Jean Jaurès, 2013, p. 87
20
Ferry. Alors a lieu l'entretien mémorable qui sera seulement révélé en 1957 lors de la
publication des Carnets secrets d'Abel Ferry.
« Le sous-secrétaire Abel Ferry écoute Jaurès accompagné des députés Bedouce,
Cachin, Longuet et Renaudel. Jaurès accuse le gouvernement de faiblesse à l’égard de
la Russie qui recherche la confrontation générale. Il faut, insiste Jaurès, que les Russes
et les Allemands acceptent la médiation proposée par les Anglais. ‘Là est le devoir, là
est le salut’. Abel Ferry élude. Puis il demande ce que feront les socialistes en cas de
conflit effectif. ‘Nous continuerons notre campagne contre la guerre’, répond Jaurès.
Ferry lui rétorque : ‘Non, vous n’oserez pas, car vous serez tué au premier coin de rue.’
Jaurès menace : ‘je vous jure que si dans de pareilles conditions vous nous conduisez à
la guerre, nous nous dresserons, nous crierons la vérité au peuple. Vous êtes victimes
d'Isvolski [l’ambassadeur russe] et d'une intrigue russe : nous allons vous dénoncer,
ministres à la tête légère, dussions-nous être fusillés.’ Ce sont les derniers mots de
Jaurès. Au départ de la délégation, Ferry glisse à Bedouce que ‘tout est fini, il n’y a plus
rien à faire28’. »
Dans cette seule phrase de Jaurès, on peut voir la force de la personnalité libre, éprise
de vérité et de paix, qui s’élève du peuple pour défendre la nation et la protéger de la
faiblesse de ses dirigeants. Elle s'oppose solitaire à la mécanique aveugle d'un
engrenage inconscient et fatidique.
On sait qu'après cet entretien avec Abel Ferry, Jaurès devait rédiger un nouveau
« J'accuse » qui, à la manière de Zola dans l'affaire Dreyfus, aurait dénoncé, d’après ses
propres termes, « les causes et les responsables de cette crise » et par là même
occasion aurait dégagé le mouvement ouvrier de toute responsabilité par rapport à la
guerre. Mais il n'en eut plus le loisir car, à 21h40, il était assassiné par Raoul Vilain, un
jeune homme fragile qui, manifestement, était manipulé par les ultranationalistes, en
particulier de l’Action française. Au soir du 31 juillet, il justifia comme suit son geste :
« Si j'ai commis cet acte, c'est parce que Monsieur Jaurès a trahi son pays en menant
sa campagne contre la Loi des trois ans. J'estime qu'on doit punir les traîtres et qu'on
peut donner sa vie pour une cause semblable29. »
Rudolf Steiner a parlé à deux reprises de l'assassinat de Jaurès en mars 1916. Il le situe
dans un contexte d'actions apparemment occultes, mais qui viennent au grand jour.
Ainsi, dans la conférence du 12 mars, il évoque les prédictions d'une médium française,
Madame de Thèbes. Dans les almanachs de 1912 et de 1913 qu'elle publiait, cette
dame avait annoncé la mort du prince héritier d'Autriche-Hongrie, François-Ferdinand,
qui sera effectivement assassiné à Sarajevo le 28 juin 1914. Or cette soi-disant
prédiction arriva sur les pages d'un journal parisien de grande diffusion Paris-midi,
28
29
Id., p.90 sq.
V. Duclert, op. cit., p. 7
21
celui-là même que j'ai cité tout à l'heure. Et Steiner de poursuivre : « Pourquoi y a-t-il
également dans le même journal, alors qu'on était en plein débat sur les trois ans de
service militaire en France, une parole cynique pour dire que si la France devait se
mobiliser, le premier à être assassiné serait Jaurès ? Pensez-vous, mes chers amis, que
ce sont-là des prophéties ? J'aimerais vous montrer que je ne suis pas de ceux qui
prennent cela pour des prophéties. Tout cela montre les dessous profonds et inquiétants
de la manipulation abusive, de la charlatanerie et d'un occultisme proprement
dangereux pour l'humanité tout entière30. »
En évoquant cet occultisme dangereux, Steiner vise un type d'ordre qui, sous couvert
d'occultisme, mène, dans les coulisses de l'histoire, des actions politiques d'envergure,
qui conduisent à des assassinats lourds de conséquence, et à des guerres...
Si nous en revenons à la mort de Jaurès, dès le lendemain de son assassinat, « l'Union
sacrée » sera réalisée pour conduire le peuple français dans une guerre absurde. Et la
mémoire de Jaurès sera utilisée pour faire le contraire de ce qu’il avait désiré
ardemment, c’est-à-dire pour faire l’union de tous les Français en vue de l’entrée en
guerre de la France. Et cela, c’est la signature évidente du Prince du mensonge, qui
tourne en leur contraire les idées les plus généreuses pour assurer le triomphe de ses
desseins.
Et je terminerai mon exposé par les propos visionnaires d'une personnalité peu
suspecte de pacifisme, le Général Lyautey. A l'annonce du déclenchement de la guerre,
il explosa devant ses officiers, leur disant : « Ils sont complètement fous ! Une guerre
entre Européens, c'est une guerre civile ! C'est la plus monumentale ânerie que le
monde n’ait jamais faite31. »
Antoine Dodrimont
30
31
R. Steiner, Les arrière-plans spirituels…, op. cit., p. 174 sq,
Cité dans G.-H. Soutou, op. cit., p. 64
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